Pages intimes 1914-1918/27

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Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 69-72).

LE PARC


______________________Le voilà fermé sous des grilles
______________________Le vieux jardin mis en prison.
__________________________Victor de Laprade,
____________________________Poèmes civiques.



Par les taillis débroussaillés des ronces
On passait mainte et mainte fois le jour,
Et volontiers on faisait le détour
Pour cheminer à travers les quinconces.



Je vous revois, clair et joyeux essaim,
Sur les gazons semés de pâquerettes,
Vous lutinant, garçonnets et fillettes,
Ou folâtrant autour du Grand Bassin ;

Je vous revois en vos exploits nautiques,
Par le temps calme ou les vents orageux,
Mettre à la mer complaisante à vos jeux
Des yachts plus fiers que des transatlantiques.

Je vous entends jaillir dans les massifs,
Frémir d’orgueil, triomphales fontaines,
Accompagner de vos chansons hautaines,
Par les sentiers ombreux, nos pas oisifs ;

De votre écume escaladant les hêtres,
Vous saluiez le fronton du Palais
Où la Justice, à côté de la Paix,
Célèbre encor les vertus des ancêtres.

Bosquets, charmille, et vous, berceaux discrets,
Nous savourions, confidents d’un beau livre,
Sous vos rameaux, la volupté de vivre
En respirant les senteurs des forêts.

Peuple, bourgeois, par les après-dînées,
Fraternisant sous les mêmes couverts,
S’y délassaient aux accords des concerts,
Insoucieux, sûrs de leurs destinées ;

Le soir venu, des plaisirs innocents
Les ramenaient sous les dômes splendides,
Dans les jardins dignes des Hespérides,
Illuminés de fruits incandescents.

Tel en semaine et tel les beaux Dimanches,
Je vous revois, — et par toutes saisons,
Quand le printemps verdissait vos buissons
Ou que la neige alourdissait vos branches.

Parc vénérable, hérité des aïeux,
Legs de leur art, emblème de leur force.
Où circulait dans l’air et sous l’écorce
Un charme épars, subtil, émané d’eux.

Mieux que le bronze au Temple de Mémoire,
Mieux que les vers et que les parchemins,
Les troncs meurtris au creux de ses chemins
Nous racontaient sa glorieuse histoire,

Nous reparlant, en des mots immortels,
De la patrie et de sa délivrance,
Des héros morts, aux jours d’indépendance,
Pour notre sol, nos foyers, nos autels.

Et le voilà, muet, chargé de chaînes !
On le condamne, on le ferme pour nous.
En le mettant ainsi sous les verrous
Espère-t-on emprisonner des chênes ?

Les empêcher de croître en liberté ?
Et quand on a cadenassé la porte
Empêche-t-on que la vie entre et sorte
Par le grillage, au cœur de la cité ?

Il survivra d’une verdeur accrue,
Le Parc antique, en maints attraits nouveaux,
Où des soudards entraînent leurs chevaux
Et contre nous exercent leurs recrues ;

On lavera la trace de leurs pas,
De leurs sabots sur l’allée asphaltée,
Mais au blason de la Ville insultée
L’injure saigne et ne s’efface pas.

On plantera de nouvelles corbeilles
Où fleuriront tantôt nos trois couleurs,
Mais notre haine ainsi que nos douleurs
À tout jamais demeureront pareilles.

Et tant qu’un Belge, un seul, sera debout,
Tant qu’un bourgeon verdira sur un arbre,
Tant que les dieux de leur gaine de marbre
N’auront sorti la main qui vous absout,

N’attendez pas, ô Germains, qu’on oublie
Que vous avez, en campant dans nos murs,
De votre haleine empoisonné l’azur
Et profané le Parc de votre lie !

15 mai 1918.