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Palmira/XIX

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Maradan (2p. 121-144).


CHAPITRE XIX.




La douleur inexprimable de Simplicia avait le caractère le plus touchant. Sir Abel ne put s’empêcher de penser que l’époux d’une femme si aimante et si tendre serait sans doute bien heureux.

Mais le désespoir de Palmira n’était pas expansif comme celui de sa cousine ; rejetant toute consolation, elle pouvait à peine répandre quelques larmes. Le nom d’Élisa lui causait des tressaillemens ; elle ne pouvait supporter la vue de ce qui rappelait sa perte à son ame déchirée : on l’eût tuée en la forçant de résider au château ; elle s’obstina donc à demeurer au presbytère, et y voulut prendre la chambre[illisible] la plus simple. Lord Sunderland et[illisible] sa fille la conjurèrent vainement de ne pas les abandonner un seul moment, de remplacer, près d’eux, leur bien aimée Élisa. Elle fut inflexible aux prières de milord, aux pleurs de Simplicia, qui, ne pouvant se faire au vide affreux que lui causait un tel éloignement, passait ses journées chez M. Orthon. En rentrant le soir, elle trouvait un charme bien doux à revoir son père et sir Abel, dont les soins avaient redoublé avec son affliction : elle l’avait bien remarqué, et cela avait produit la plus vive impression sur son cœur ; elle songeait, avec délices, que son devoir était de le préférer à tout. Quels sont les plaisirs, se disait-elle, que sa présence n’augmentera pas ! quelles sont les peines que ses délicates consolations n’adouciront point ! Quoiqu’elle pût en jouir dans ce moment, l’aspect des lieux où elle avait perdu ladi Élisa, nourrissait sa mélancolie. Mathilde, qui, à son grand regret, ne pouvait aller rejoindre ses amis de Sunderland, les pressait vivement de revenir à Londres. Milord en sentit la nécessité pour sa fille, et le voyage fut décidé.

On redoubla d’efforts près de Palmira pour l’engager à suivre ses amis ; mais elle persista à rester dans sa retraite. Milord Sunderland espéra que le besoin de vivre avec la compagne de son enfance la leur ramènerait, et pour sa satisfaction personnelle, Simplicia adopta cette idée. Sir Abel frémissait de quitter miss Harville : depuis si long-temps il avait pris la douce habitude de la voir ! car, malgré son absence du château, il goûtait ce plaisir chaque matin, en suivant Simplicia au presbytère. Puis souvent, il passait sous les fenêtres du pavillon qu’elle occupait ; il disait : Elle est là, et ce n’était pas le moment le moins heureux de sa journée. Il pouvait appercevoir dans l’avenir considération, fortune, épouse jeune et belle ; mais il n’y voyait pas le bonheur. Le souvenir triste et tumultueux de Palmira couvrait d’un voile sombre une si brillante perspective.

La veille du départ n’arriva que trop promptement pour lui ; il avait été faire ses adieux au duc de Derwind, dont les possessions touchaient à Sunderland. Mais, étant convenu avec Simplicia d’aller la rejoindre au presbytère, il abrégea sa visite, et arriva chez Palmira, croyant de bonne foi que Simplicia devait y être déjà : la première était encore seule, occupée à dessiner. En voyant entrer Abel, elle jeta un cri, et serra précipitamment son papier dans son sein. Il lui demanda pardon de l’interrompre, ajoutant qu’il avait cru trouver sa cousine près d’elle. — Sans doute elle va arriver ; allons à sa rencontre.

Et, avec une extrême précipitation, miss Harville cherchait son schall, son chapeau. Sir Abel la regardait dans ses habits de deuil ; il admirait ses beaux cheveux bouclés naturellement, ses traits si nobles, si réguliers, adoucis depuis quelque temps par l’ombre d’une profonde tristesse. Superbe et touchante Palmira, pensait-il, bientôt je ne pourrai plus contempler tes charmes, ni entendre les accens de ton harmonieuse voix. Il s’avança, l’arrêta, en prenant respectueusement sa main, et lui disant : Attendons plutôt votre amie ici. Nous ignorons si elle viendra par le parc ou d’un autre côté. Ô miss Harville ! demain à cette heure-ci je serai bien malheureux, je serai éloigné de vous. — La pitié, monsieur, se taira devant des sensations plus flatteuses ! — La pitié ! injuste Palmira ! pourquoi désigner ainsi le sentiment le plus tendre, le plus dévoué ? — Je le qualifierais d’un nom moins honorable, lorsqu’il rend vos expressions exaltées ! — Hélas ! comment dire, sans vous offenser, que vous m’êtes si chère, que je ne pourrai accomplir un terrible sacrifice, qu’en espérant d’être regardé par vous comme un frère, un appui ? Ô Palmira ! rassurez ce cœur désolé, et dites-moi que nous nous retrouverons un jour.

Jamais ! jamais, s’écria-t-elle en se couvrant le visage de ses deux mains, et tombant sur sa chaise. — Ah ! si je ne vous étais pas odieux… — Odieux ! Non. — Eh ! je redoute de même votre indifférence, reprit Abel avec feu. Dans cet instant, par un étonnant et fatal hasard, le papier que Palmira avait serré dans son sein s’en échappe. Elle veut le ramasser aussitôt ; mais il a déjà offert, aux regards surpris, enchantés, de sir Abel, sa frappante ressemblance.

Mon portrait ! dit-il, avec transport. J’ai occupé les loisirs de miss Harville ! et il tombe à ses pieds, oubliant l’univers entier, pour ne songer qu’au bonheur d’une telle découverte. — Fuyez ! fuyez ! sir Abel, et respectez le malheur d’un pareil sentiment ! — Ah ! moi, je ne redoute plus de malheur, étant aimé de Palmira. — Insensé ! c’est le comble de l’infortune pour tous les deux !

Non, non, répond une voix émue, qui les fait sortir de leur délire mutuel, et leur offre la vue de Simplicia excessivement pâle, appuyée contre la porte, qu’ils avaient laissée entr’ouverte, et d’où elle avait tout entendu. Sir Abel, confondu, ne fait que se lever des genoux de Palmira, qui reste anéantie. Mais elle balbutie : Amitié de ma Simplicia, ô mon unique bien ! vous allez donc aussi m’être enlevée encore une fois ! Non, Palmira, répète la tremblante ladi, je peux être trompée par mes plus chères affections ; mais je prouverai que le ressentiment ne peut naître de la peine qu’elles me donnent.

Moi seul je suis coupable, reprend Abel ; je n’ai plus qu’à aller gémir loin de deux femmes adorables qui partagent mon cœur. — Eh ! pourquoi, monsieur, réplique Simplicia avec son ingénuité ordinaire, vouloir adopter une conduite qui ferait deux infortunées ? C’est bien assez d’une, continua-t-elle en fondant en larmes ; mais que Palmira soit heureuse ! Généreuse amie ! lui dit celle-ci, c’est vous qui méritez de l’être. Sir Abel reviendra d’un égarement momentané, et sera encore digne de vous. — Ah ! je l’aimais uniquement, et je ne veux point de ce cœur qu’il convient si ouvertement lui-même de partager entre nous deux. Je vais trouver milord Sunderland, lui déclarer que je ne serai jamais la femme d’Abel. Ensuite nous réunirons tous nos moyens pour que vous deveniez la sienne. En finissant ces mots, Simplicia voulut partir aussitôt : sir Abel se jeta à ses genoux, en la retenant. Vous étiez aux siens il n’y a qu’un moment, lui dit-elle en le repoussant doucement ; vous y avez reçu l’aveu de sa tendresse : cela ne m’étonne pas, puisque je… Mais il ne doit plus être question de moi. Je connais mon père ; il fixera bientôt ses idées de bonheur sur votre union avec sa chère Palmira.

Rappelez-vous, dit tristement cette dernière, que miss Harville, dédaignée par la famille Mircour, a juré de n’allier sa honte à personne ; je sais le moyen de me punir d’un instant d’erreur si blâmable : mais j’implore près de vous le pardon de sir Abel. — Je ne lui en veux pas ; il est si naturel de vous préférer à moi ! seulement vous avez tous les deux prolongé bien long-temps mon illusion ; ce sera l’unique reproche de mon père, de milord Alvimar, de Mathilde. Cette aimable Mathilde, répéta-t-elle, qu’il m’eût été si doux de nommer un jour ma sœur ; mais l’élève de ladi Élisa doit connaître la force de faire un grand sacrifice. Elle disparut en disant ces mots.

Suivez-la, s’écria Palmira ; si milord est instruit, je vais fuir aux extrémités du monde. Ah laissez-moi vous y suivre, dit Abel en la pressant dans ses bras, avec un mouvement passionné. Elle se dégage vivement, et court s’enfermer dans la chambre voisine, en lui lançant un dernier regard, exprimant l’amour et le désespoir.

Sir Abel resta un moment immobile à sa place ; mais, réfléchissant qu’une démarche inconsidérée de Simplicia peut priver pour toujours Palmira de la protection de milord Sunderland, il vole sur les pas de la première, la rejoint bientôt, et la conjure de ne point ménager sa colère envers lui, mais de ne point perdre miss Harville. — La perdre ! Dieu, quand je veux assurer sa félicité ! Croyez-moi, sir Alvimar, l’amitié m’inspire mieux que vous ; je parlerai, je le dois. Si je renonce à me marier, hé bien, n’ai-je pas mon père ? un état assuré ? le pouvoir d’exercer la plus active bienfaisance ? Soyez tranquille, les blessures de ma jeunesse se guériront par ces moyens presque certains.

Renoncer à vous marier ! répéta sir Abel. Ah ! Simplicia, n’oubliez pas que vous êtes créée pour le bonheur d’un mortel et le tendre intérêt de tous. Il en vint encore à solliciter son silence sur ce qui venait de se passer. Il ne put l’obtenir. Ame bonne et charmante, elle était bien persuadée qu’en agissant ainsi c’était travailler au bonheur de son amie ; elle ne songeait même pas combien cet effort lui coûterait de regrets et de peines, d’après ses sentimens pour Abel, qu’elle eût jugé le plus perfide des hommes, si ce n’eût pas été pour Palmira qu’il eût trahi des sermens presque prononcés.

Précisément, en rentrant au château, elle trouve son père. Elle commence par lui prodiguer ses tendres et respectueuses caresses. Milord, lui demanda-t-elle avec expression, aimez-vous votre fille ? — Si je vous aime, mon amour ! Et la manière dont il la serrait contre son sein paternel, l’en eût convaincue, si réellement elle en eût douté. — Mon père, alors vous acquiescerez à ma prière, et cette condescendance peut seule préserver du malheur mon existence, que je veux uniquement vous consacrer. Rompez donc vos engagemens avec milord Alvimar ; je ne puis être à son fils.

On ne peut concevoir l’effet d’une si prompte déclaration ; une soudaine colère, presque inconnue jusqu’alors au bon Edward, se manifesta dans sa physionomie ; il répète ces mots : Vous ne pouvez être à son fils ! Mais revenant aussitôt à son indulgence habituelle, il dit presque en souriant à sir Abel, présent à cette étrange scène : Vous avez donc eu ensemble une querelle bien importante ? Mais quel air triste, embarrassé ! Oh ! vous avez l’air coupable, mon jeune ami !

Non, non, mon père, répond vivement Simplicia, c’est que je… je ne l’aime plus. Cela n’est pas naturel, dit milord. Enfin, mon cher, parlez donc à votre tour. Puisque ladi Simplicia, répondit sir Abel, déclare que j’ai cessé d’être digne d’elle, mon rôle est de garder le silence de l’affliction… — Pourquoi le silence ? Il faut donc que je devine. On aura eu, je le parie, la sottise d’instruire ma fille de quelques légères intrigues villageoises qui ne sont pas même vraies ; mais elle est fière, je vous en préviens, avec toute sa douceur. Appaise-toi, mon enfant. Une fois l’époux de Simplicia, je te réponds de la fidélité de sir Abel.

Les roses reparurent un instant sur le visage abattu de l’intéressante ladi. Rien de ce genre, milord, n’a dicté la démarche que je viens de faire près de vous. Ô mon père ! ajouta-t-elle avec le ton le plus touchant, puisque vous attachez tant de prix à nommer sir Alvimar votre gendre, n’avez-vous pas une autre fille ? Palmira, belle, vertueuse, honorerait le rang le plus distingué.

Sir Abel était dans une situation difficile à dépeindre. Milord Sunderland s’écria en appuyant sa main sur son front : Je commence à comprendre. Une expression de sévérité et de mécontentement se remarqua sur sa figure. Simplicia, pour la première fois, trembla devant lui. Abel eût voulu être englouti. Milord marchait à grands pas d’un air agité ; il s’arrêta enfin en disant : Miss Harville et vous, monsieur, auriez dû avoir moins de dissimulation, et épargner cette explication à ma fille. — Ah ! milord, daignez m’entendre, et ne me jugez pas plus coupable que je ne le suis encore. L’amitié la plus tendre, l’admiration la plus sincère, m’attachent à ladi Simplicia ; mais la situation de miss Harville m’inspire une dangereuse pitié. Sa beauté, l’élévation de son ame ont exalté la mienne. Cependant j’ai toujours pensé que, même sans avoir d’autres engagemens, ma famille par un préjugé blâmable, mais qui n’en existe pas moins, ne me permettrait jamais de lui faire porter mon nom. Je cherchais donc à vaincre ce sentiment. Un funeste hasard en a instruit ladi Simplicia ; elle croit pouvoir, et elle veut à l’instant transmettre ses droits à Palmira. Celle-ci les rejette avec horreur. Je tombe aux pieds de votre fille, je lui dis que je vais quitter l’Angleterre, effacer par l’absence une image peut-être identifiée avec la sienne. Tel est effectivement l’unique parti que j’ai à prendre, et je ne rentrerai dans ma patrie qu’avec l’ordre et le pardon de ladi Sunderland. Le ton véridique de ses aveux, l’air affligé avec lequel il les prononça, touchèrent le cœur de milord. Il calculait déjà, si vraiment Palmira était nécessaire au bonheur d’Abel, les moyens de les unir. Mais il en sentit bientôt l’impossibilité d’après le terrible obstacle de la naissance de miss Harville. Il était donc excessivement triste ; il frémissait à la pensée de se voir forcé de renoncer à un projet qu’il avait nourri avec tant de complaisance depuis son retour, et qui était généralement connu et approuvé.

Simplicia lui adressa encore quelques paroles, voulant, lui disait-elle, pouvoir porter de sa part à Palmira quelques mots consolateurs. Il ne répondit rien. Elle crut devoir se retirer. Auparavant, elle dit doucement à sir Abel : Je ne vous en veux pas, je vous le prouverai par l’ardeur que j’apporterai à plaider votre cause. Elle lui tendit la main avec le plus gracieux sourire, et sortit aussitôt.

Il y eut alors une scène vive et touchante entre son père et Abel. Ce dernier persista dans son projet de départ. Je n’ai plus aucun droit, ajouta-t-il, à la main de votre charmante fille ; mais celui qui eut l’honneur de lui être destiné n’appartiendra pas à d’autre avant qu’elle ait disposé d’elle-même. Il annonça qu’il allait retourner de suite à Londres, inventer un prétexte plausible près de son père, afin de justifier la nécessité de son voyage. Oh ! jeunes gens ! jeunes gens ! s’écria milord avec l’accent du regret, combien les passions inconsidérées des premières saisons de la vie ne nuisent-elles pas au bonheur qui pourrait vous accompagner le reste de votre carrière !

Je sens tout l’excès de mes maux, répliqua Abel ; il me serait même impossible de les supporter, si l’estime, l’amitié du meilleur des hommes m’étaient pour jamais enlevées. — Avoir chagriné ma Simplicia ! reprit Sunderland, car ses larmes coulaient tout-à-l’heure, et elles retombaient sur son cœur ; remplir d’amertume et de remords celui de cette pauvre Palmira ! annuller un lien si convenable, si cher à un respectable ami et à moi ! Ô Abel ! vos torts sont extrêmes ! Mais, soyez tranquille, il me serait impossible de vous haïr, ni de vous mépriser. Il était même tenté de le retenir, puis il eut le bon esprit de sentir que son éloignement était indispensable ; mais il se promit d’observer sa conduite à Londres, et d’appaiser son père, s’il pénétrait le véritable motif qui le forçait à quitter l’Angleterre.