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Palmira/XX

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Maradan (2p. 145-159).


CHAPITRE XX.




Palmira, depuis la scène du matin, se trouvait dans la plus cruelle position ; elle se reprochait d’avoir troublé la paix de Simplicia et les projets de milord Sunderland ; souvent elle croyait qu’ils lui intentaient, d’après les apparences, une accusation de séduction.

Ces anxiétés lui firent former mille projets affreux. Quelques instans, elle voulut aller terminer sa vie sur la tombe de sa mère. Dans d’autres, elle croyait retrouver le repos dans les rochers d’Heurtal, dont la solitude la charmait maintenant autant qu’elle l’avait épouvantée jadis ; mais elle redouta les souvenirs que lui retraceraient ces lieux. C’était là qu’elle avait connu sir Abel. Cependant son parti était pris de ne plus contracter de nouvelles obligations envers milord Sunderland. À force de réfléchir, de penser, elle s’arrêta à l’idée de partir secrètement pour la France ; de s’y retirer dans ces asiles imposans, respectables à ses yeux, parce que, n’en ayant jamais vu de près, elle les supposait uniquement consacrés à la religion et à la retraite. Les diamans de sa mère, vendus même moins que leur valeur, et leur produit sagement placé, lui assuraient une existence aisée et indépendante. Elle ne voyait point d’ingratitude à se dérober ainsi à ses amis. Au fond de son cœur, elle trouvait une sorte d’héroïsme dans une pareille conduite. Tous les sacrifices sont de mon côté, disait-elle ; ils expieront mes torts, et peut-être un jour mon souvenir ne sera plus odieux à Simplicia, à son père.

Le désordre de son ame se calma un peu par ce dernier projet auquel elle s’attacha fortement, en se promettant de ne le découvrir à personne, afin de s’isoler du monde entier. Abusée Palmira, elle espérait ainsi prouver son innocence, et sur-tout échapper à l’opprobre imaginaire qu’elle se figurait attaché à sa naissance dans le lieu où elle était connue.

Ce fut donc avec moins d’émotion qu’elle ne l’avait craint, qu’elle reçut le soir même milord Sunderland et Simplicia, qui venaient lui faire leurs adieux. Milord eut lieu d’être étonné de son maintien calme et assuré, ne pouvant deviner les desseins qui l’animaient ; il sentit une sorte d’indignation.

Qu’elle est loin de posséder l’ame tendre et délicate d’Élisa ! pensa-t-il. M. et madame Orthon entrant presque aussitôt, milord prit la parole, et d’un ton qui exprimait visiblement son embarras : Il serait difficile sans doute de prévoir les motifs qui décident miss Harville à vivre éloignée d’amis qu’elle ne devrait jamais quitter. Une chose peut nous consoler, c’est que nous n’avons nul reproche à nous faire à son égard. Je souhaite que sa conscience soit aussi pure.

Simplicia baissa les yeux, bien fâchée de voir traiter ainsi Palmira. Celle-ci rougit en répondant : Cette conscience sera toujours plus intacte peut-être que les apparences ne sembleront le prouver. Milord eut un mouvement d’impatience ; mais il songea au même instant qu’elle était la fille d’Élisa, et il la recommanda dans les termes les plus touchans à monsieur et à madame Orthon, en les assurant qu’il aurait eu moins de déférence pour la bizarre volonté de miss Harville, s’il ne la laissait pas dans de si excellentes mains. Aimez, soignez, leur dit-il, celle qui fut si chérie de ma sœur ; n’eût-elle que ce droit à réclamer, il doit être sacré pour nos cœurs.

L’horloge sonna neuf heures ; on devait partir le lendemain de grand matin pour Londres, et milord avertit sa fille qu’il était temps de retourner au château. Simplicia se leva lentement de sa place, fit ses adieux à monsieur et à madame Orthon, embrassa miss Poly, puis se précipita dans les bras de Palmira, qui sentit alors toute la puissance d’une si longue et si douce amitié, en songeant que c’était pour la dernière fois qu’elle voyait l’aimable compagne de son enfance. Elle baisait ses joues, son front, ses yeux, avec transport. Qui eût imaginé, en contemplant leurs regrets, leurs caresses, que c’étaient les deux rivales ?

Milord Sunderland ne fut pas insensible à ce touchant spectacle. Ah ! dit-il, en prenant la main de Palmira, consentez à nous suivre, et tout est oublié. — Le meilleur des hommes ! cela est impossible. Adieu, ma Simplicia ! adieu, digne frère d’Élisa Sunderland ! je vous conjure de ne voir jamais dans toutes les démarches de l’infortunée Palmira que des intentions saines et droites, parussent-elles même extraordinaires : mémoire d’Élisa, je t’invoque pour en être la garantie.

Milord la retint encore, en répondant : Hé bien, j’en suis persuadé ; mais vivez près de moi, afin que je sois aussi votre caution dans un monde trop porté à soupçonner la jeunesse et la beauté.

Ce monde, reprit Palmira, ne m’a-t-il pas atteint de la malignité de ses traits, étant sous votre sauvegarde ? et, par une fatalité développée sous tous les aspects, ne suis-je pas coupable envers vous, envers Simplicia ? Adieu encore ; vous avez la générosité de supporter ma vue ; mais je n’ai pas la force de braver vos reproches tacites, qui sont inévitables ; vous vous en défendriez vainement.

Elle embrassa une dernière fois Simplicia, baisa la main de milord Sunderland, et se retira au fond de l’appartement de madame Orthon. Je ne les verrai donc plus ! pensa-t-elle alors, et des larmes abondantes cédèrent à cette réflexion. Elle reconnut bientôt sous sa croisée la voix de Simplicia. Elle l’entr’ouvrit doucement, pour appercevoir encore ses traits charmans. La lune, qui donnait dans toute sa clarté, la servit parfaitement. Elle la vit diriger ses beaux yeux bleus vers le pavillon que miss Harville occupait ordinairement, et entendit distinctement ces paroles : Modeste asile de Palmira, puisses-tu ne retentir jamais de ses soupirs douloureux, et être, tant qu’elle habitera dans tes murs, un séjour de contentement et de paix !

Mais laissons quelques jours miss Harville méditant l’exécution de ses projets, et suivons les habitans du château de Sunderland dans leur retour à Londres.

Sir Abel était parti douze heures à-peu-près avant milord et sa fille : son père était à Windsor. Il trouva ladi Mathilde seule. Une confiance entière les unissant, il lui communiqua les sujets de son trouble, de ses peines profondes, et la consulta sur les moyens de quitter l’Angleterre, en évitant l’éclat, et sur-tout le courroux de milord Alvimar.

Mathilde plaignit miss Harville, et regrettait vivement ladi Simplicia. Il ne faut pas, dit-elle, apprendre, vous présent, une si malheureuse rupture à mon père, ses reproches seraient trop sanglans. Amenons d’abord votre éloignement. Je connais l’extrême bonté de milord Sunderland, il nous servira ; alors on instruira milord Alvimar, si décidément leurs projets ne peuvent plus être réalisés. Elle fit promettre à son frère de respecter la retraite de Palmira. Il répondit en lui demandant si les charmes, les vertus de cette intéressante femme, ne pourraient pas faire oublier l’innocente tache de sa naissance. — Ne vous abusez pas, l’austère Alvimar lui pardonnerait peut-être moins encore de vous avoir enlevé à Simplicia… Simplicia ! aimable créature ! Ô mon frère ! mon frère ! quel trésor vous avez dédaigné !

Abel reprit avec chaleur, qu’il l’appréciait à son immense valeur ; mais que sa grande jeunesse, son ingénuité, malgré ses brillantes qualités, la rapprochaient encore de l’enfance quand il l’avait connue, et avaient laissé à son cœur la facilité de s’embraser pour une autre ; qu’il avouait cependant que, par une incompréhensible bizarrerie, l’idée de renoncer à celle qui lui était destinée l’oppressait et l’affligeait ! ô Dieu ! ajouta-t-il, vivant sans cesse près de Simplicia et de Palmira, avec l’unique titre de leur ami, je pourrais oublier qu’il en est de plus doux, et toute l’étendue de mes vœux serait comblée.

Mathilde ne put s’empêcher de sourire, et de lui demander si c’était au paradis de Mahomet qu’il aspirait. Néanmoins elle démêla avec plaisir que, si miss Harville maîtrisait l’imagination, sa rivale était bien éloignée de ne pas intéresser. Cette remarque dirigea sa conduite. Elle se transporta à Gros-Venor-Square ; elle fut reçue avec les égards qu’elle méritait ; mais elle s’apperçut, à la tristesse de Simplicia, à l’air affecté de milord Sunderland, combien la conduite d’Abel les avait blessés. Elle obtint cependant facilement du bon Edward ce qu’elle desirait, c’est-à-dire de favoriser le départ de son frère, suite indispensable, ajouta-t-elle, de sa coupable erreur, mais trop cruellement puni, s’il était banni pour toujours, comme époux, de la présence de ladi Simplicia. Celle-ci, avec beaucoup de fermeté, déclara qu’elle trouvait convenable et juste que son père cherchât à éviter à sir Abel le mécontentement du sien ; mais… Elle allait jurer de ne jamais lui appartenir, lorsque Mathilde, devinant sa pensée, empêcha son serment, en fermant sa jolie bouche avec sa main, et en lui disant : Ô chère Simplicia, ne dévouez pas le respectable Alvimar, votre Mathilde, et un jour l’insensé Abel, à d’éternels regrets ! Simplicia se tut ; cependant, en posant la main sur son cœur, et levant les yeux vers le ciel, elle sembla affirmer que sa résolution était déterminée de ne point ajouter de nouvelles douleurs à celles qui accablaient déjà sa Palmira. Mathilde vit bien que ce n’était pas le moment d’insister sur ce dernier point, et elle pria milord Sunderland de la ramener chez elle. Ce dernier trouva son vieil ami revenu de Windsor. Après s’être embrassés, il lui dit, non sans quelque embarras, que, ne voulant pas marier sa fille avant deux ans, il croyait indispensable de faire voyager sir Abel pendant ce laps de temps.

Alvimar fut étonné ; mais, subjugué par les raisonnemens et le desir de Sunderland, il finit donc par donner son consentement, et on décida que sir Abel se rendrait en Espagne, près de milord D…, son futur beau-frère.