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Palmira/XVIII

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Maradan (2p. 109-120).


CHAPITRE XVIII.




L’indisposition de Palmira, ainsi qu’on l’avait prévu, ne se prolongea pas ; mais les blessures de son cœur ne purent se guérir si promptement. Sa naissance avait toujours été une corde délicate que l’on ne pouvait toucher sans la froisser. Madame de Mircour, si l’on peut se servir de cette expression, l’avait brisée impitoyablement. Son malheur et sa honte (car elle avait le tort de le considérer ainsi) devinrent un ver rongeur qui détruisit absolument la douce gaieté de sa jeunesse. Plus que jamais le sort de ladi Simplicia, sans exciter précisément sa jalousie, car toute sensation basse était étrangère à son ame, lui fit faire de douloureuses comparaisons, sur-tout quand elle la voyait recevoir une caresse de son père, ou un hommage adressé à son rang.

Ladi Élisa ne s’apperçut que trop de l’état de sa fille. Cette triste observation, le regret qu’elle avait conçu de la perte d’une alliance avec les Mircour, absorbèrent le rayon de santé que quelque temps de bonheur avait fait reluire pour elle. Chaque jour on la voyait dépérir ; elle se reposait sur la protection que les Sunderland accorderaient à sa Palmira ; ce qui adoucissait, à ses propres yeux, l’amertume d’une fin prochaine. Objet des soins les plus recherchés, les plus assidus, elle les recevait avec reconnaissance, mais sans croire à leur heureux résultat.

Jamais on n’avait vu un plus bel été en Angleterre. Les médecins conseillèrent à cette intéressante malade de se renfermer le moins possible. Effectivement, un soir, se sentant la force d’entreprendre une promenade, appuyée sur sa fille et sa nièce, accompagnée de milord Sunderland et de sir Abel, elle parcourut la partie magnifique des jardins qui se trouvent autour du château ; ensuite elle eut l’idée d’aller se reposer dans une île d’acacias, plantés, lui avait-on dit, le jour de sa naissance.

Ils entrèrent tous dans une petite chaloupe, et abordèrent dans l’île, où l’on s’assit sur des bancs de mousse. Vous rappelez-vous, mon frère, dit ladi Élisa avec émotion, que vous aviez nommé cet endroit charmant l’île d’Élisa ? Mortymer, vous et moi, y passions les momens de plaisir de notre enfance. Un jour, j’avais à peine huit ans, en badinant avec vous, je tombai dans le canal. Notre ami Saint-Ange, qui de l’autre bord nous examinait, se jeta à la nage… Il me sauva. Je lui ai dû la vie, et je lui ai causé… Ici un déchirant souvenir effaça l’aimable simplicité du précédent. Elle s’arrêta les yeux inondés de pleurs. Sa nièce, qui voulut l’en distraire, dit à son père : Comme l’aspect de ce lieu est sauvage ! qui croirait que si près se trouve une belle et vaste demeure ? on le croirait plutôt voisin d’Otaïti.

Plaise au ciel ! s’écria Palmira. Mais, ma chère, répliqua Simplicia, je vous ai vu gémir de la solitude d’Heurtal. Je ne connaissais pas le monde alors, répondit la première en soupirant. Mon enfant, dit ladi Élisa, dans un âge si tendre, ne vous livrez pas à la misanthropie : croyez à la vertu, à la bonté ; elles existent sur la terre. Qui pourrait en douter, en vous connaissant ? dit tendrement Simplicia ; et d’ailleurs Palmira elle-même en a la preuve au fond de son cœur. Ces aimables et flatteuses paroles reçurent pour récompense deux baisers de celle à qui elles étaient adressées.

La ravissante clarté de la lune embellit dans ce moment l’île Élisa. Séjour enchanteur ! s’écria Abel, oh ! que ne puis-je y passer ma vie ! et, dans cet instant, il avait les yeux fixés sur miss Harville.

Il faut cependant nous retirer, annonça milord Sunderland ; la fraîcheur de la soirée est contraire à notre précieuse malade ; mais, puisque cette promenade lui a paru si agréable, nous y reviendrons souvent avec vous, chère ladi Élisa. Avec moi ! répéta-t-elle en souriant, et sans moi aussi ; mais du moins avec le sentiment de ma mémoire.

Ô Dieu ! s’écrièrent-ils tous. Mes amis, continua-t-elle, je veux vous habituer à cette idée. Mon frère, mon bon Edward, je vous dois quelques mois de plus d’existence, presqu’éteinte : lorsque nous nous sommes retrouvés, une joie très-vive m’a ranimée et soutenue ; mais il y a bien long-temps que l’arrêt est prononcé, et il faut enfin le subir. Ils pleuraient tous. Elle était presque riante. Adieu, île d’Élisa, dit-elle ; adieu, beaux acacias, vous êtes nés avec moi, mais vous me survivrez. Ce premier rapport rendra, j’en suis sûre, votre ombrage plus agréable, vos parfums plus suaves encore à ceux à qui je fus chère. Elle se renversa sur l’épaule de Palmira. Ménagez-nous, lui dit le désolé Sunderland, et partagez l’espérance qui ne nous a pas abandonnés.

Je dois être plus raisonnable, reprit-elle en se levant. On la soutint jusqu’au bateau, où elle s’assit au milieu de ses amis. On n’entendait que le murmure de l’eau agitée par le mouvement des rames, et quelques sanglots que l’on s’efforçait vainement de retenir. — Ne vous contraignez pas, dit cette femme angélique, il m’est doux de me voir pleurer. On fut bientôt à l’autre bord. Palmira descendit la dernière ; ainsi que les autres, sir Abel la prit dans ses bras pour l’aider à franchir un léger espace dont le passage était difficile. Sir Abel, lui dit-elle alors, ah ! quel fatal isolement me prépare la scène de douleur qui vient de se passer ! — Oh ! si la tendre affection d’Abel, répondit-il… Elle ne le laissa pas achever, et rejoignit promptement les côtés de sa mère, dont les pressentimens n’étaient que trop fondés. Elle ne sortit plus de son appartement. Étant encore sous le poids de l’exhérédation de ses parens, elle ne pouvait disposer de rien ; mais avant que son frère le lui jure, elle ne doute pas qu’il ne fasse jouir Palmira de tous les avantages d’un enfant légitime des Sunderland, et non d’une branche déshéritée.

Néanmoins, malgré cette persuasion, voulant flatter l’humeur indépendante de sa chère enfant, et lui donner personnellement l’assurance d’une aisance honnête, elle lui remit entre les mains la cassette de diamans que lui avait envoyée le feu duc. Elle donna une bague qu’elle portait toujours à sir Abel, en lui disant : Époux de ma Simplicia, vous ferez son bonheur ; je compte de même sur votre appui en faveur de ma pauvre orpheline. Avec quelle énergie sir Abel n’en fit-il pas le serment !

Elle remercia M. Akinson de toutes les preuves d’attachement qu’il lui avait prodiguées. Cet honnête vieillard gémissait profondément de voir la loi de la nature enfreinte, en le faisant survivre à sa noble ladi, qui remit une somme considérable au ministre Orthon pour ses paroissiens. Elle n’oublia rien, son esprit conserva toute sa force, son ame toute sa sensibilité. Elle pardonna à madame de Mircour. Elle bénit Charles, son fils. Les actions qui précédèrent sa fin l’eussent fait adorer, si celles de sa vie entière n’eussent pas commandé cette espèce de respect religieux. Elle expira en posant la main de Palmira sur son cœur, comme pour l’assurer que son dernier soupir était pour elle.

Ainsi périt une des plus belles et des plus intéressantes créatures de l’univers. Une seule faute ternit un si doux et si brillant éclat de perfection. Mais qui oserait s’en rappeler pour la blâmer, connaissant ses malheurs, la pureté, et l’excellence de sa conduite depuis tant d’années ? Elle fut déposée dans le lieu qu’elle avait désigné. Un magnifique monument dut y être élevé en sa mémoire ; mais il l’honora moins sans doute que les éternels regrets qu’elle laissa.