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Palmira/XXXIII

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Maradan (3p. 142-160).


CHAPITRE XXXIII.




Laissons Palmira passer dans cette retraite un été moins riant pour elle que l’hiver rigoureux qui l’avait précédé, et revenons à sir Abel affligé, avec toute la force dont son ame était susceptible, d’avoir perdu miss Harville pour la vie.

La rencontre de Charles l’avait véritablement saisi, et il ne se trouva à son aise que lorsque celui-ci lui eut appris qu’il partait pour l’Amérique sous peu de jours. Abel n’avait plus la générosité de desirer qu’un autre pût faire le bonheur de sa Palmira, et l’idée mélancolique qu’elle se dévouait à une existence triste et isolée, ne pouvant la partager avec lui, n’était pas sans attraits pour son cœur.

Ils arrivèrent à Londres. Milord Alvimar reçut son fils avec une extrême sévérité. Ladi Mathilde chercha à adoucir le chagrin qu’elle causait à son frère par ses manières aimables et tendres. D’ailleurs il lui ramenait milord D…, ce qui valait bien quelques caresses de plus.

Arthur perdait toujours de sa gravité près de sa jolie future. Cependant il conçut un peu d’humeur en la voyant, le soir même de son arrivée, entourée d’une jeunesse brillante dont elle ne fuyait pas les hommages. Il y a de belles femme en Espagne, lui dit-il ; mais je n’en regardais pas une seule. Elle était un peu coquette, cette charmante Mathilde, et se félicitant du trouble de son sage, titre qu’elle lui donnait souvent, elle ne le ménagea pas. Jamais donc elle n’avait été plus folâtre. Milord D… finit par bouder sérieusement. Abel fut inviter tout bas sa sœur à plus de réserve. Celle-ci le pria de demander à son ami s’il lui avait amené une duegne, et s’il avait oublié, dans un pays inquisitif, que les femmes sont parfaitement libres en Angleterre jusqu’au jour qu’elles se donnent un maître, époque que la moindre apparence de tyrannie lui ferait retarder le plus long-temps possible.

Abel adoucit cette réponse ; mais Mathilde continua d’être gaie et légère, et milord d’être inquiet et sombre jusqu’au départ du cercle. Alors on s’occupa de lui. Il n’y parut pas fort sensible, et répondit très-laconiquement à tout ce que lui adressait Mathilde. Elle vit bien qu’elle avait été trop loin, et se promit intérieurement d’être plus circonspecte à l’avenir, car elle lui était véritablement attachée. Abel, dit-elle à son frère, nous avons l’air de nous ennuyer, allez chercher ma guitare, elle est dans ma bibliothèque.

Comment ! dit milord étonné, les doigts brillans de ladi Mathilde, accoutumés au piano, à la harpe, n’ont pas dédaigné ce modeste instrument ? Abel l’ayant apporté, sa sœur ne répondit qu’en chantant délicieusement un air dont la musique et les paroles étaient espagnoles. Milord, sentant tout le prix de ce procédé, s’écria rayonnant de joie : Qu’il est glorieux pour l’Espagne que vous adoptiez quelquefois son langage et ses usages ! J’ai pensé, répondit-elle en baissant ses grands yeux noirs, que je pourrais y aller un jour.

Son Arthur s’assit à ses côtés ; tout fut oublié, et milord Alvimar en rentrant vit avec plaisir une si parfaite intelligence ; il leur souriait souvent, leur adressait continuellement la parole ; mais, sitôt que son fils se mêlait de la conversation, il affectait de se taire.

Abel, vivement affligé de la conduite de son père, suivit Mathilde lorsqu’elle se retira chez elle, et lui exprima ses chagrins. Mathilde l’assura que le jour où il voudrait bien se décider à faire quelques démarches pour son bonheur, il retrouverait les bontés du meilleur des pères. — Voyez-vous toujours intimement le duc de Sunderland et sa fille ? demanda Abel. — Sans doute ; c’est moi qui ai donné la dernière perfection au chef-d’œuvre d’éducation de Simplicia, en communiquant à cette ame neuve la prudence qui doit la diriger dans le monde. Abel répliqua qu’il était convaincu de l’excellente théorie des principes de sa sœur ; il voulut encore lui parler, mais il n’en put obtenir que des plaisanteries, et il n’était guère disposé à un pareil langage : il souhaita donc à Mathilde une joie plus rassise, et se rendit chez lui.

Le lendemain, il fut présenter ses respects à son père, qui lui dit simplement et avec beaucoup de froideur : Quarante personnes vous ayant vu hier chez moi, votre retour est connu ; je crois donc qu’il est indispensable que vous vous montriez ce soir à Saint-James. Alors il demanda si ses chevaux étaient mis, et sortit sans prononcer une parole de plus.

Un sentiment d’amitié bien tendre appelait Abel chez le duc de Sunderland, mais il n’osait s’y présenter sans quelque autorisation de sa part. D’ailleurs, Mathilde lui dit que le bon Edward était absent de Londres pour quelques jours.

Abel, obéissant à l’ordre de son père, accompagna milord D… à la cour. En y allant, ils se rappelèrent que l’anniversaire de la naissance du roi avait lieu de surlendemain, et ils s’applaudirent de n’avoir pas manqué cette époque brillante. Ils furent très-bien reçus. Ce n’est pas que milord Alvimar fût dévoué au parti ministériel, il en était plus estimé qu’aimé ; mais il ne s’en était jamais montré l’ennemi. Nous jugeons d’après ses hautes vertus que, douze années plus tard, il se sera conduit différemment, et que les Pitt, les Burke, les S…, l’auront vu à la tête de la nombreuse phalange des amis de la liberté ; mais il était encore permis, au temps où cette histoire s’est passée, aux défenseurs de la constitution anglaise d’approcher de Saint-James.

Le jour de la fête de la naissance étant arrivé, après avoir satisfait aux cérémonies d’usage, ladi Mathilde partit pour le bal avec la duchesse de Dewonshire, accompagnées de milord D… et d’Abel. En entrant dans la galerie, où déjà plusieurs danses étaient formées, le premier objet qui frappa les regards de sir Alvimar fut ladi Simplicia, éclatante de parure, et encore plus de jeunesse et de beauté. Elle était assise près de la princesse royale.

Abel ne put se défendre d’une certaine émotion. Ladi Simplicia, jetant aussi les yeux de son côté, le reconnaît, et rougit de la manière la plus marquée. Il la salue ; à peine lui rend-elle son salut, quoiqu’elle en ait bien l’intention ; elle rejette sur son épaule une boucle de ses charmans cheveux blonds qui flottaient sur son sein d’albâtre. Elle casse une rose de son bouquet en voulant l’arranger différemment sans trop savoir pourquoi. Miladi Arabel Cramfort passe, et lui demande comment elle trouve sa parure. Simplicia répond qu’on ne lui avait pas appris son arrivée. Arabel, en riant, lui dit : Certainement vous n’entendez plus l’anglais ? La pauvre ladi, toute décontenancée, s’était imaginée qu’elle l’interrogeait sur ce retour qui la préoccupe tant.

Le maître de cérémonie ne tarda pas de venir dire à sir Abel que la reine desirait qu’il invitât ladi Sunderland pour la danse prochaine. Cet ordre naissait uniquement de l’envie de voir le meilleur danseur de la cour figurer avec la plus parfaite danseuse, Simplicia ayant acquis à juste titre cette réputation. Sir Abel obéit, s’avance vers elle, lui présente ses hommages, et sollicite d’être son partenaire. Elle accepte, ses beaux yeux bleus toujours baissés.

Mathilde les observait, et était enchantée ; son frère ne pouvait revoir Simplicia dans une circonstance plus favorable. Celle-ci se lève, et Abel peut admirer sa taille élégante, moelleuse, qui, depuis un an, s’était perfectionnée comme le reste de sa personne.

La danse commence, on les entoure. On s’imagine voir Zéphire et Flore. La vive imagination d’Abel se montait insensiblement ; et, dans un moment où sa jolie danseuse lui abandonne la main, il ose la serrer un peu. Simplicia rougit encore, manque la mesure, et dégage cette main si doucement pressée. Il lui parle de son père, et demande avec empressement s’il doit bientôt revenir. Elle répond que sous peu de jours elle espère le revoir ; que, pendant son absence, elle est chez la comtesse douairière de Cramfort. L’embarras était presque entièrement dissipé, et ils commençaient à causer avec un si doux accord, qu’ils ne s’appercevaient pas que la musique avait cessé, et qu’ils restaient cependant à leur place. Abel le remarqua le premier, et alors, conduisant sa danseuse près de sa sœur, il fut rejoindre milord D…, qui lui dit aussitôt : Vous m’aviez peint ladi Sunderland comme un enfant charmant à la vérité, mais à peine adolescent, et c’est une jeune personne adorable ! — Mon ami, vous n’avez pas d’idée comme une année l’a formée et embellie. J’en ai été frappé moi-même ; mais convenez, ajouta-t-il en soupirant, que Palmira, dans sa simple robe grise, avec son petit chapeau de paille, à l’ombrage des saules d’Ermenonville, doit paraître aussi belle que ladi Sunderland, entourée de toutes les illusions qui ajoutent à son éclat naturel. — Miss Harville est une superbe femme, mais je vous avoue que ses traits réguliers, sa taille majestueuse, me plaisent moins que la céleste figure de Simplicia, et ses graces aimables et ingénues.

L’idée de Palmira était au fond du cœur d’Abel ; mais ses regards errans sur toutes les femmes du bal, retombaient toujours sur la plus jolie, qui était Simplicia, sans contredit. Il s’en approcha encore, tandis qu’elle était près de sa sœur ; mais, sans affectation, elle se leva, et fut se rasseoir près de la princesse royale, dont elle ne quitta plus les côtés pendant le reste du bal, sinon pour danser. Sir Abel épia en vain les occasions de lui parler. Il ne s’en offrit aucune, et il se retira avec ladi Mathilde, vers quatre heures du matin.

Tout reposait alors à la place de Portland ; mais, en se réunissant à l’heure du déjeûner, Abel fut surpris d’y trouver son père, qui n’y avait pas assisté depuis son retour, et qui, le voyant entrer, lui dit avec une bonté familière : Hé bien, Abel, vous êtes-vous amusé au bal ? Votre sœur m’a parlé de vos succès avec le même enthousiasme que l’on pourrait apporter à vanter une motion éloquente et patriotique.

Abel fut charmé de cet élan de gaieté et d’affabilité, qu’il devait au rapport exagéré de Mathilde, sur ses soins empressés près de ladi Simplicia.

Le moment du déjeûner se passait avec assez de contentement et d’abandon, lorsque milord D… entra avec une lettre de son père, par laquelle il sollicitait vivement la prochaine célébration du mariage de son fils. Mathilde sortit de l’appartement avec un peu moins d’aisance qu’elle n’en avait ordinairement, et l’on fixa à douze jours la conclusion d’un événement tant desiré par Arthur, et nullement redoutable pour son aimable future, qui lui confiait avec assurance le soin de son bonheur à venir.

Milord Alvimar, suivi de son fils, fut lui-même annoncer sa décision à Mathilde, qui lui demanda sur-le-champ un présent de noces. — Que desirez-vous ? ma chère, vous êtes certaine de l’obtenir. — Ô milord ! quelques caresses, bien tendres, bien paternelles pour mon frère. Elle avait à peine achevé ces mots, qu’Abel avait volé dans les bras de son père, qui le repoussa doucement, non sans l’avoir pressé une fois contre son sein, et en lui disant qu’il fallait qu’il l’eût terriblement ulcéré, pour n’avoir pas reçu de lui ce tendre accueil que l’on aime tant à prodiguer à ses enfans après une longue séparation ; mais, ajouta-t-il, quel départ ! quel voyage ! quand un sort si charmant devait vous fixer dans votre patrie !

Ô mon père ! répliqua Abel, il est peu d’exemples d’une jeunesse écoulée sans orages ; du moins la mienne ne s’est point avilie. N’êtes-vous pas assez coupable, reprit sévèrement milord Alvimar, d’avoir détruit des projets de l’accomplissement desquels dépendait le bonheur de ma vieillesse ? Séparé de ma chère Mathilde, dont l’esprit délicat, l’innocente gaieté, savaient agréablement me distraire de mes inquiétudes, de mes travaux politiques ; séparé d’elle, dis-je, que deviendra la joie de ma maison ?

Abel vous rendra d’aussi doux momens, s’écria Mathilde attendrie !… On vint appeler milord et interrompre une scène, qui eût probablement fini par sa réconciliation avec son fils, qui du moins en emporta l’espérance en quittant Londres deux heures après avec son ami Arthur, uniquement par complaisance pour celui-ci, qui allait visiter son aïeul, demeurant à trente milles de Londres, et trop âgé, trop infirme pour se rendre aux noces de son petit-fils.