Par nos champs et nos rives/43

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Imprimé au Devoir (p. 113-114).

LE PASSANT


Il fait brun. La maison est dans un demi jour.
Un silence pesant règne sur toutes choses.
Une ombre a remué sous les fenêtres closes,
Et l’on entend les pas d’un homme, dans la cour.

Le vieux chien qui dormait, couché près de la table,
Se réveille, soudain, et se met à japper.
L’homme frappe, entre, et dit : « Puis-je avoir à souper ?
Après, je coucherai sur le foin, dans l’étable. »

C’est un passant, un gueux. D’où vient-il ? Où va-t-il ?
Nul ne sait. Son visage est sombre et son œil terne
Semble cacher la haine, et, bientôt, on discerne
La misère et la faim sur son morne profil.


Son chapeau, ses habits sont couverts de poussière.
Il est noir et le blanc de ses yeux semble noir…
Nul ne lui parle. Il devient las, et, pour s’asseoir,
Il étend, sur un banc, sa main lourde et grossière.

L’aïeule, dans son coin, dit : « Qu’il mange à la fin,
Qu’il mange ! On ne sait pas ce que le temps nous garde ! »…
La fille va chercher du pain. L’homme regarde
De ses yeux éclairés des lueurs de la faim…

La fille, vivement, sur l’ordre de l’aïeule,
Lui met du lait, des œufs, des tranches de pain brun,
Et des morceaux de lard, qu’il avale un à un,
— Tel un amas de grain qui passe sous la meule ! —

Et quand il a mangé le lait, les œufs, le pain,
Et tout ce lard épais à la couenne fleurie,
Il se lève de table en bâillant, et s’essuie
La bouche et le menton du revers de la main.

Puis, il reprend son sac, et d’une voix très forte,
Dit : « Partout, je voudrais en retrouver autant :
Votre lard est bien bon, madame ! » et le passant
Sort, en faisant tourner la « clanche » de la porte…