Par nos champs et nos rives/50

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Imprimé au Devoir (p. 127-128).

LES DISPARUS


Il faisait presque nuit. Près de l’âtre, en famille,
Et, laissant reposer l’aiguille entre ses doigts,
À la blonde Marie, à l’enfant de sa fille,
Une aïeule parlait des beaux jours d’autrefois :

« Oui, je les revois tous, avec leur bon visage,
« Ma mère qui portait une coiffe de lin ;
« Mon père, le fermier qui, par un saint usage,
« Faisait, en l’entamant, une croix sur le pain.

« Mes frères et mes sœurs, clairs regards, tresses blondes,
« Les joueurs de “pelote” et les coureurs de bois ;
« Les petits braconniers, aux maraudes fécondes,
« Les fileuses de laine, aux pieds lestes et droits…


« François, le bégayeux à la mine hautaine,
« Qui, des champs du voisin se porta l’acquéreur ;
« Jacques, le plus âgé qui se fit capitaine,
« Joseph, « l’avant-dernier », qui devint laboureur…

« Et Louise, la brune, et Mathilde, la rousse,
« Qui maniaient la faux comme des paysans,
« Dont la voix était claire et dont l’âme était douce,
« Et dont les yeux profonds semblaient des feux luisants !…

« Puis, Jean le benjamin, le plus beau de la race,
« Celui que notre mère embrassait, chaque soir,
« Plus blond que les épis, plus blond que la filasse
« Dont nous faisions sécher les brins, sur un dressoir !…

— « Mais pourquoi, demanda l’enfant, avec mystère,
« Pourquoi ne sont-ils plus avec vous, comme alors ?
« Que sont-ils devenus tous ces gens-là, grand’mère ?
« L’aïeule répondit simplement : Ils sont morts ! »…