Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/I

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CHAPITRE PREMIER

LA POSTE AUX LETTRES


i. — les origines.

Souvenir de voyage. — Postes de Cyrus, romaines, de Charlemagne. — Messageries de l’Université. — Service des postes créé par Louis XI. — Un maître général des postes sous Henri III. — Sully ; origine de la ferme des postes. — Richelieu ; premier tarif régulier. — Chamousset, la petite poste. — Poste sous la Révolution. — Premières malles-postes. — Postes modifiées et réorganisées sous le Consulat, sous l’Empire et la Restauration. — Facteurs ruraux. — Réforme postale ; Duclerc et Goudchaux. — Timbres-poste. — Parallèle.


Au mois de mars 1850, un jour que j’étais en Nubie, assis près d’un temple ruiné auquel une avenue de lions sculptés a fait donner le nom de Seboua, je vis un vieillard qui courait sur la berge du Nil. D’une main, il agitait une clochette, de l’autre il soutenait sur son épaule un bâton de palmier au bout duquel pendait un petit sac en peau de gazelle. À son approche, chacun se rangeait avec empressement et le saluait au nom de Dieu clément et miséricordieux. Poussé par la curiosité, je l’interpellai : « Eh ! l’homme ! qui es-tu, et où vas-tu si vite ? — Je suis courrier de la poste du vice-roi, sur qui soient les regards du Prophète ! et je ne puis m’arrêter, » Il continua sa route rapide, et je l’avais déjà perdu de vue, que j’entendais encore le tintement de sa sonnette.

Dans ce pays d’Orient, si paresseux à se transformer, si rebelle, à cause des dogmes fatalistes qui le régissent, aux améliorations que l’Europe tente de lui apporter, la poste locale est restée telle que Cyrus l’a instituée pour la première fois dans le monde, cinq cent soixante ans avant Jésus-Christ. Hérodote et Xénophon racontent qu’il avait divisé son empire en stations calculées sur les forces moyennes d’un cheval, afin de pouvoir être en relations permanentes avec tous les agents de son pouvoir ; cent onze relais séparaient Suse de la mer Égée[1].

L’Égypte n’a même pas gardé intacte cette antique tradition, et, si l’on excepte les rapports presque européens établis entre Alexandrie, le Caire et Suez, la poste, pour toutes les provinces, n’est desservie que par des piétons. Pour un homme accoutumé à la rapidité extrême des postes de Paris, rien n’est plus singulier que ces restes encore vivants des civilisations éteintes et remplacées depuis longtemps. Cette institution, si simple qu’aujourd’hui elle nous parait naturelle, a été lente à s’imposer au monde ancien, et Rome, malgré son incontestable supériorité sur les nations d’autrefois, n’a réellement connu les postes que sous le règne d’Auguste. Suétone ne laisse aucun doute à cet égard lorsqu’il dit : « Voulant que l’on pût connaître promptement tout ce qui se passait dans les provinces, il disposa sur les routes militaires, à de courtes distances, d’abord des jeunes gens, puis des voitures, parce qu’il lui parut plus commode de pouvoir interroger aussi les courriers qui lui étaient dépêchés d’un lieu quelconque, quand les circonstances l’exigeaient[2]. » L’esprit soupçonneux de Tibère et de ses successeurs, le génie organisateur des Romains, ne devaient pas tarder à donner un développement régulier et considérable à ce genre d’administration. Bientôt, en effet, l’organisation postale fut complète et fonctionna dans la plus grande partie de l’empire.

Il n’est pas superflu d’énumérer rapidement les divers services dont elle se composait, car nous les retrouvons plus tard sans modifications essentielles, lorsque nous aurons à parler des postes françaises. Nos inventions n’ont été en majeure partie qu’un retour intelligent aux usages de la Rome antique. Sur ces grandes voies de communication dont les débris font encore aujourd’hui l’admiration des voyageurs, l’empire romain avait établi de distance en distance des hôtelleries (mansiones) tenues par des maîtres de poste (mancipes), et des relais (mutationes) où l’on trouvait des chevaux de rechange. Les messagers spéciaux du gouvernement (cursores regii) couraient à franc étrier sur des equi singulares, qui correspondent très-nettement à ce que nous appelions, il y a peu de temps encore, des bidets de poste. Les voyageurs moins pressés, ou qui redoutaient la fatigue, trouvaient aux stations indiquées des voitures (carpenta, rhedœ) attelées de huit chevaux ou mules, avec renforts de bœufs dans les passages ou les saisons difficiles, et que conduisaient des carpentarii ; il était même possible de se faire précéder par des postillons (cartabulenses) chargés de préparer les relais. Pour envoyer les correspondances par ces moyens expéditifs, il était nécessaire d’être pourvu d’une autorisation particulière (diplomata tractoria). L’invasion des barbares bouleversa l’administration des postes romaines, et il n’en restait plus qu’un vague souvenir lorsqu’on tenta de la restaurer en France.

Ce fut Charlemagne qui l’essaya ; comme Cyrus, il voulut être en rapport facile et régulier avec les provinces les plus lointaines de son empire, et le premier en France il établit un service de courriers royaux. Ce fut en 807 que cette poste commença à fonctionner ; mais elle ne survécut pas à l’empereur qui l’avait fondée. La forte centralisation de Charlemagne s’écroula dès qu’il fut mort ; la féodalité battit en brèche l’autorité royale, renversa tout ce que celle-ci avait établi, et partout se substitua à elle. Les postes sombrèrent dans ce flot de barbarie nouvelle, et durent attendre l’avènement de Louis XI pour reparaître, grandir et s’accroître jusqu’au point où nous les voyons maintenant.

Cependant Paris s’affirmait déjà comme capitale de la France ; il avait pris la tête du mouvement, ainsi que l’on dit aujourd’hui, et l’Université, malgré son esprit étroit et souvent tracassier, sentit le besoin de se mettre en communication avec les différentes provinces qui lui envoyaient le plus grand nombre de ses « escholiers ». Elle organisa un système de messageries qui se chargeaient du transport des voyageurs, des paquets et des correspondances. Ces dernières étaient souvent portées par des « petits messagers » que les vieilles chartes qualifiaient, fort arbitrairement sans doute, de nuntii volantes. Les premiers titres relatifs à ces messageries primitives datent de 1296 et de 1315 ; ce sont ceux par lesquels Philippe le Bel et Louis le Hutin confirment le privilège de l’Université. Si défectueux, si lent, si dangereux même que pût être ce genre de communication, il suffisait, jusqu’à un certain point, aux besoins de l’époque. Il reçut, par la seule force des choses, bien des améliorations successives, et il était même devenu une source de profits importants pour l’Université, lorsque Louis XI, voulant réunir et ramasser dans sa main toutes les forces dispersées de la royauté, créa définitivement les postes. L’édit est du 19 juin 1464[3]. Un grand maître, nommé par le roi, eut sous sa direction des maîtres coureurs royaux ayant à peu près les attributions des maîtres de poste. Le service était fait par deux cent trente courriers. Toute cette administration nouvelle était aux gages du roi, qui, pour subvenir à ces frais considérables, frappa la nation d’un impôt de trois millions de livres. Dans le principe, les courriers ne portaient que les lettres du roi ; mais, autant par tolérance que par nécessité, de spécialement royal qu’il était, ce service ne tarda pas à devenir administratif, sous l’expresse réserve que les lettres avaient été lues et ne contenaient rien qui pût porter préjudice à l’autorité royale. Du reste, Louis XI n’était pas homme à négliger un tel moyen d’informations, surtout au moment où la guerre du Bien public allait s’ouvrir.

Nominalement réservées au roi, les postes, pendant longtemps (jusqu’en 1630), ne servirent qu’à ses officiers, à ses ambassadeurs en pays étranger, à ses délégués dans les provinces, ou à des particuliers qui obtenaient l’autorisation d’en faire usage. Le reste de la nation employait les nuntii volantes de l’Université, qui transportaient non-seulement les correspondances, mais aussi les voyageurs, et les défrayaient en route, à prix convenu, comme les vetturini le font encore dans les provinces italiennes qui ne sont point pourvues de voies ferrées.

En lisant, dans Brantôme, la Vie du maréchal « d’Estrozze » (Strozzi), on peut voir ce qu’était un maître général des postes, à Paris, sous Henri III. Brusquet, dont « il faut dire que ça esté le premier homme pour la bouffonnerie qui fut jamais, n’y sera, et, n’en déplaise au moret de Florence, fut pour le parler, fut pour le geste, fut pour escrire, fut pour les inventions, bref pour tout, sans offenser ny desplaire, » Brusquet avait une centaine de chevaux dans ses écuries, et « je vous laisse à penser le gain qu’il pouvoit faire de sa poste, n’y ayant point alors de coches, de chevaux de relays, ny de louage que peu, comme j’ay dict, pour lors dans Paris, et prenant pour chasque cheval vingt solz, s’il estoit françois, et vingt-cinq s’il estoit espagnol, ou autre étranger[4]. »

Henri III, pressé par des besoins d’argent, refusa de reconnaître à l’Université le droit de messagerie, à moins qu’elle ne prît et payât licence. La vieille institution regimba ; jalouse de ses privilèges, elle défendit celui-ci à outrance, et n’en fut pas moins condamnée à de fortes amendes, que Henri IV, qui voulait se mettre bien avec tout le monde, lui fit restituer en 1597. Sully, qui fut un homme universel, s’occupa spécialement des postes, dont il semble avoir deviné la future importance. Le nombre des relais est considérablement augmenté sous son ministère, les chevaux de poste sont soustraits aux réquisitions, déclarés objets du domaine royal, et, comme tels, marqués d’un II couronné et de la fleur de lis. Un édit du 3 août 1602 introduit de nouvelles améliorations ; des relais sont placés jusque sur les chemins de traverse, chaque ville est autorisée à posséder un dépôt de chevaux de louage, et toute l’administration des postes est confiée à la direction d’un contrôleur général, qui, pour prix de son monopole, verse au trésor une somme de 97 800 livres. C’est de là que date l’origine de la ferme des postes.

Richelieu, comme tous les centralisateurs, s’intéresse vivement aux postes, qui étaient pour lui un moyen d’influence et d’investigation. Dès 1627 (26 octobre), il établit le premier tarif régulier qui frappe les lettres, dont la taxation avait été jusqu’alors laissée à l’arbitraire des commis ; en 1629, il enjoint aux gouverneurs des provinces de n’envoyer d’exprès que dans les cas absolument urgents et d’user habituellement de la poste ; en 1630 enfin, il divise la France en vingt zones postales obéissant chacune à un administrateur particulier qui correspondait avec le surintendant général siégeant à Paris, et ordonne que dorénavant les particuliers soient tenus d’expédier leurs lettres par la poste royale ; en même temps il crée six offices spéciaux pour les correspondances avec l’étranger. De ce jour, les postes deviennent réellement et pour jamais un service public. L’Université réclama encore, plaida, et ne fut déboutée de ses prétentions qu’en 1677, par un arrêt du conseil du roi, qui mit fin à cet interminable procès.

En 1672, l’office des postes est remplacé par la ferme générale des postes, accordée à Lazare Patin pour la somme de 1 200 000 livres ; on peut se rendre facilement compte de l’accroissement extraordinaire que ce service prit en France pendant le dix-huitième siècle en comparant le prix des baux successifs de la ferme : en 1700, il est de 2 500 000 livres ; en 1739, de 4 000 000, en 1756, de 5 000 000 ; en 1764, de 7 000 000 ; en 1777, de 10 000 000. En cent ans, il a presque décuplé, et pourtant, pendant cette période, les départs des courriers de Paris pour la province n’avaient lieu que deux fois par semaine, et en 1720 il fallait trois jours pour aller de Paris à Rouen. On allait en coche, par eau, on allait en carrosse, on allait à cheval, on allait à pied, on allait comme on pouvait pour franchir trente lieues, et chaque soir on s’arrêtait pour faire la nuictée dans l’auberge choisie par le conducteur. La façon dont les lettres étaient expédiées à cette époque se reconnaît encore aux noms traditionnels que les chevaux de diligence ont conservés. Le cheval de gauche s’appelle le porteur ; le cheval de droite se nomme le mallier ; le premier était monté par le postillon ; le second, tenu et conduit à la longe, était chargé de la malle où les dépêches étaient enfermées.

Cependant, malgré tant d’améliorations successives, Paris n’avait point de poste particulière ; il communiquait avec la province, avec l’étranger, mais il ne communiquait pas avec lui-même. Les lettres y étaient portées par « les petits laquais », par les commissionnaires ; nulle administration spéciale ne se chargeait de les recevoir et de les distribuer. Si l’on en croit Loret (Gazette rimée, 16 août 1653), un essai fut tenté qui ne réussit pas ; les « boëtes » placées aux carrefours principaux et dans les rues les plus fréquentées n’eurent pas grand succès : on s’amusait à les remplir d’immondices, et même à y fourrer des souris qui rongeaient les lettres. Furetière en parle avec sévérité et menaces dans le Roman bourgeois. Paris attendit jusqu’à la seconde moitié du dix-huitième siècle un établissement régulier pour l’échange de sa correspondance urbaine. L’honneur en appartient à M. de Chamousset, dont « la tête était toujours en effervescence pour le bien de l’humanité », dit l’abbé de Voisenon. D’après le Journal de Barbier, la déclaration du roi est du 8 juillet 1759 ; elle fut enregistré le 17 du même mois. La nouvelle poste devait être inaugurée le 1er août. Mais, de fait, elle ne commença à fonctionner que le lundi 9 juin 1760. Les lettres devaient, dans le principe, être préalablement affranchies ; on faisait trois distributions par jour ; Barbier dit : « On a des réponses le matin et l’après-dînée[5]. »

Ce fut la poste à un sou d’abord, puis la poste à deux sous, plus communément la petite poste. Accueillie d’abord avec quelques moqueries, elle ne tarda pas à démontrer son utilité et entra promptement dans les usages du public ; plus de 200 facteurs étaient, peu de temps après la nouvelle installation, occupés au transport des lettres dans Paris ; elle resta indépendante jusqu’au 6 juillet 1788, époque où elle se fondit dans la direction générale des postes.

Dès le commencement de la Révolution française, on s’occupa de modifier et de fixer l’administration des postes ; elle avait excité de violents mécontentements, ses abus étaient percés à jour, on en désirait ardemment la réforme ; les cahiers de 1789 en font foi. Les trois services, service de Paris, service de la province, service des messageries, sont réunis sous la direction d’un commissaire général « non intéressé aux produits d’exploitation », et qui doit prêter serment entre les mains du roi (loi du 26-29 août 1790). Cette disposition nouvelle était bonne, car dès l’année 1791 le bénéfice net des postes accuse 11 668 000 livres.

Le Comité de salut public ne devait point respecter cette organisation, qui semblait pourtant répondre à tous les besoins du moment ; une loi datée du 24 juillet 1793 nomme neuf administrateurs choisis par la Convention même pour diriger les postes ; tous les trois ans, leurs pouvoirs expiraient, mais pouvaient être renouvelés. De quinzaine en quinzaine, ils devaient rendre compte de leur gestion à l’assemblée souveraine, qui seule était apte à prononcer sur leur sort. Le peuple, dans les assemblées de district, nommait lui-même le directeur de la poste aux lettres des quartiers et des cantons. Ce fut à la suite de cette loi que fut adopté le modèle des malles-postes, inventées par Palmer, directeur du Post-Office de Londres, et que l’Angleterre employait depuis 1784. Elles devaient partir tous les jours de Paris, marcher nuit et jour, et faire réglementairement une moyenne de deux lieues à l’heure. Elles survivaient encore au temps de notre enfance, ces bonnes voitures jaunes, formées d’un coupé-cabriolet et d’une rotonde ; une large bâche de cuir retenait les paquets des cinq ou six voyageurs qu’elles pouvaient contenir ; quatre chevaux montés par deux postillons les entraînaient à travers la poussière qu’elles soulevaient sur les routes. Elles ont duré en France jusqu’en 1839 et 1840. À cette époque, M. Conte, administrateur fort intelligent, alla lui-même en Angleterre étudier le Mail-coach qui avait succédé depuis longtemps à la patache de Palmer, et la France fut dotée de ces excellentes berlines de poste, de ces briskas rapides et commodes qui firent jadis notre admiration, qui devaient voyager avec une vitesse moyenne de 16 kilomètres à l’heure, et qui n’ont disparu que devant la locomotive des chemins de fer.

Cependant les postes n’étaient point florissantes tant que dura la période de la Révolution : les maîtres de poste, aux trois quarts ruinés, donnèrent leur démission ; mais la terrible assemblée ne plaisantait pas avec les services publics, et un décret du 8 octobre 1793 força les démissionnaires à reprendre leurs fonctions. Comme il y allait de la tête, ou peu s’en faut, ils n’hésitèrent pas et se soumirent. Par décret du 18 octobre 1791, la Convention, fidèle à ses principes, abolit le privilège des messageries et accorda une liberté illimitée à l’industrie des transports. Sans aucun doute, c’était nuire à l’administration des postes ; mais, en les délivrant de leur service le plus encombrant, c’était les mettre à même de pouvoir suffire plus tard à l’extraordinaire accroissement des correspondances, et c’était, œuvre bien plus importante, augmenter par la concurrence des initiatives individuelles les moyens de transport et de communication dans une proportion considérable.

Le service des postes allait mal, la Convention n’en pouvait douter, et elle crut remédier à tous les inconvénients qu’elle connaissait, en portant à douze le nombre des administrateurs (août 1795). Ai-je besoin de dire que cette mesure ne fut d’aucune utilité ? Tout ceci n’était que provisoire, et les tâtonnements n’étaient point finis. Le Directoire, assez bien inspiré cette fois, remit les postes sous la direction d’un commissaire général, et lui rendit les messageries, qu’il ne tarda pas à restituer à l’industrie particulière, à la charge pour celle-ci de verser un dixième de ses bénéfices au trésor public (loi du 9 vendémiaire an VI). Le premier commissaire général aux postes fut Gaudin, que l’Empire fit duc de Gaëte. Bonaparte, par un arrêté consulaire du 4 janvier 1800, fonda l’organisation encore actuellement en vigueur. M. de la Valette, nommé commissaire général en 1801, prend dès 1804 le titre de directeur général, titre qui, après avoir été modifié en 1830 (président du conseil des postes) et en 1831 (directeur d’administration), redevient en 1844 et reste encore aujourd’hui la dénomination officielle[6]

L’Empire et la Restauration ne donnèrent point cependant un bien vif essor aux postes ; j’en trouve la preuve en comparant le nombre des bureaux, qui, en 1791, était de 1 419, et en 1829 n’était encore que de 1 799. Une augmentation de 380 bureaux dans l’espace de trente-huit ans est significative, et indique une médiocre sollicitude. Cependant il ne faut point oublier que c’est le gouvernement de Charles X qui institua l’admirable et démocratique service des facteurs ruraux[7]. Dans la discussion qui eut lieu à ce sujet à la Chambre des députés le 13 avril 1829, le baron de Villeneuve apprend à la France étonnée que « 35 587 communes sont dépourvues de relations directes avec la poste ». Il fallait donc se rendre au chef-lieu de canton, souvent même au chef-lieu d’arrondissement, pour retirer ses lettres. Cet usage déplorable n’est pas encore tombé en désuétude dans la libérale Angleterre, qui devrait bien imiter notre excellente organisation du factage rural. Du reste, avant la révolution de juillet, et même dans les villes, le service était médiocre et n’avait pu se débarrasser d’un certain esprit de privilège qui travaillait encore les administrations les meilleures ; les lettres n’étaient rendues à domicile que dans les villes dont la population dépassait 4000 habitants, et le facteur exigeait, pour ce service spécial, une surtaxe arbitraire de cinq centimes. 1830 fit disparaître ce dernier abus, qui existait encore en 1860 dans une grande partie de l’Allemagne.

Par notre armée de facteurs nous sommes supérieurs à l’action des postes anglaises ; mais, sous le rapport de l’uniformité des taxes, l’Angleterre nous a donné un excellent exemple que nous avons été bien lents à suivre. Le 10 janvier 1810, elle inaugure sa réforme, que nous tentons vainement d’imiter en 1845. À cette époque, la France postale était divisée en plusieurs zones, qui toutes avaient un tarif particulier. Dans la séance du 7 février 1845, il fut démontré à la Chambre des députés que la zone la plus rapprochée, taxée à 20 centimes, produisait 5 500 000 francs ; et que la plus éloignée, taxée à 1 fr. 20 c, rapportait 90 000 francs. Une telle différence, si concluante en faveur de la réforme postale, ne put cependant pas entraîner la majorité ; la Chambre divisa ses voix en deux parts exactement égales, 170 contre 170 ; la loi fut rejetée. Elle fut reprise sous la République, le projet de décret fut présenté le 26 mai 1848, au nom de la commission exécutive, par M. Eugène Duclerc, et, dans la séance du 24 août, M. Goudchaux, ministre des finances, le fît adopter malgré la vive opposition du citoyen Deslongrais, qui n’entendait à rien et voulait imperturbablement rester fidèle aux vieilles zones et aux anciens tarifs. La loi fut votée à une grande majorité : elle fit une révolution réelle dans le service des postes ; car, par l’abaissement de la taxe, elle amena dans les correspondances une augmentation extraordinaire, et par la création des timbres-poste elle rendit possible le travail des employés, qui, sans cela, succomberaient aujourd’hui sous le nombre des objets qu’ils ont à manipuler. Une dernière et équitable amélioration a encore été introduite par la loi du 5 juin 1854, qui détermine la taxe actuelle et accorde à l’affranchissement une prime de moitié du prix de la lettre.

C’est en examinant et en comparant les chiffres qu’on pourra apprécier les résultats obtenus par les différentes mesures qui viennent d’être énumérées. Nous avons déjà dit qu’en 1791 il existait en France 1 419 bureaux de poste, et qu’en 1829 on en comptait 1,799 ; en 1838, le nombre est de 2 595 ; en 1867, il est de 4 876. Le nombre des objets manipulés par l’administration des postes est, en 1825, de 86 542 197 ; en 1845, de 178 374 394 ; en 1867, de 772 199 426. Le produit général de la vente des timbres-poste est en 1849 de 4 446 766 francs ; en 1867, il a été de 68 010 000 francs, sur lesquels la part seule de Paris est de 14 876 115 francs. Enfin, en 1829, il n’existait pas un seul facteur rural ; aujourd’hui la poste en emploie 16 557, qui parcourent chaque jour, sans repos du dimanche, 428 256 kilomètres, c’est-à-dire un espace de chemin égal à plus de dix fois le tour de la terre.

ii. — le cabinet noir.

Inscrit dans l’édit de Louis XI — Fouquet. — Louis XV. — Madame du Hausset. — Façon de procéder. — Le maréchal de Saxe. — Louis XVI. — Les cahiers généraux. — Le 13 juillet 1789. — Serment des employés aux postes. — Opinion de Robespierre. — Aveux de Napoléon. — Restauration. — Révélations après 1850. — Le chef du cabinet noir. — Le cabinet noir existe-t-il encore ? — Législation. — Circulaire du 24 janvier 1867. — Plénipotentiaires de Rastadt. — Un diplomate trop curieux.


L’impulsion donnée à cet immense service part de l’hôtel des postes de Paris ; mais avant d’examiner les différents détails d’une si considérable administration, il n’est pas inutile de revenir en arrière pour un instant et de dire quelques mots d’une institution qui a fait grand bruit jadis, qui a inspiré bien des colères, et qui reste justement flétrie par l’opinion publique : je veux parler du cabinet noir. Il prit réellement naissance en même temps que l’administration des postes ; car, ainsi qu’on l’a vu, Louis XI eut soin de spécifier que les courriers royaux ne transporteraient les lettres que si elles avaient été lues préalablement, et si elles ne contenaient rien qui pût porter préjudice à son autorité[8]. C’est là l’origine de cette institution. Il parait hors de doute que les anciens gouvernements y ont eu recours. Concini, Richelieu, Mazarin, Louis XIV, Dubois, qui, parmi tous ses titres, portait celui de « grand maître et surintendant général des courses, postes et relais de France », n’étaient point hommes à s’arrêter devant le cachet d’une lettre fermée ; mais nul document précis n’existe sur lequel on puisse baser une certitude. Cependant M. Pierre Clément donne de curieux détails sur les précautions prises par Fouquet pour être toujours au courant des affaires des autres et éviter qu’on ne se mêlât trop des siennes. Le surintendant des postes, M. de Nouveau, était une de ses créatures et lui communiquait les papiers dont la connaissance pouvait lui être utile. Fouquet savait à quel point la poste était infidèle, car dans les instructions qu’il trace lui-même pour le cas où il serait arrêté, on lit cette recommandation, qui n’a pas besoin de commentaire : « Prendre garde surtout à ne point écrire aucune chose importante par la poste, mais envoyer partout des hommes exprès, soit cavaliers ou gens de pied, ou religieux[9]. »

Saint-Simon insiste souvent sur ce sujet et ne ménage guère Louvois ; il frappe même plus haut et découvre Louis XIV ; dans ses Additions au journal de Dangeau, il dit : « La plus cruelle de toutes les voies par laquelle le roi fut instruit bien des années avant qu’on s’en fût aperçu, et par laquelle l’ignorance et l’indépendance de beaucoup de gens continue encore trop à l’instruire, fut celle de l’ouverture des lettres ; c’est ce qui donna tant de crédit aux Pajots et aux Rouillés qui en avaient la ferme. » — « C’est à Louvois qu’est dû le fatal décret d’ouvrir toutes les lettres à la poste qui a été si longtemps caché et qui est enfin devenu public[10]. »

Nul n’en doutait, du reste, sous Louis XIV ; madame de Sévigné écrit à sa fille, en date du 18 mars 1671 : « Mais je veux revenir à mes lettres qu’on ne vous envoie pas ; j’en suis au désespoir. Croyez-vous qu’on les ouvre ? Croyez-vous qu’on les garde ? Je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu’ils ont à cette lecture et le chagrin qu’ils nous donnent. Messieurs, du moins, ayez soin de les faire recacheter, afin qu’elles arrivent[11]. »

Un siècle plus tard (1er décembre 1765), Horace Walpole devait écrire : « Bons maîtres de poste, secrétaires d’état ou qui que vous soyez, recachetez promptement cette lettre-ci et envoyez-la : vous garderez la prochaine aussi longtemps que vous voudrez. »

Sous Louis XV, on sait positivement à quoi s’en tenir, et l’on peut même reconstituer assez facilement le mode de procéder. Ce fut ce prince en effet qui organisa le premier et d’une façon régulière « le cabinet du secret des postes ». Ses prédécesseurs, on le sait, ne s’étaient point fait faute de prendre copie des dépêches qu’il leur importait de connaître ; mais c’est à lui que remonte le triste honneur d’avoir définitivement réglé cette étrange administration. Elle avait pour but de découvrir les secrets de la vie privée ; mais il ne faut pas la confondre avec l’agence politique destinée à percer les mystères de la diplomatie, et qui eut pour directeurs en ce temps-là le prince de Conti et le comte de Broglie.

Dans ses curieux Mémoires, madame du Hausset, femme de chambre de la marquise de Pompadour, raconte naïvement ce qu’elle a vu elle-même. Son témoignage est important. « Le roi avait fait communiquer à M. de Choiseul le secret de la poste, c’est-à-dire l’extrait des lettres qu’on ouvrait, ce que n’avait pas eu M. d’Argenson malgré toute sa faveur. J’ai entendu dire que M. de Choiseul en abusait, et racontait à ses amis les histoires plaisantes, les intrigues amoureuses que contenaient souvent les lettres qu’on décachetait. La méthode, à ce que j’ai entendu dire, était fort simple : six ou sept commis de l’hôtel des postes triaient les lettres qu’il leur était prescrit de décacheter, et prenaient l’empreinte du cachet avec une boule de mercure ; ensuite on mettait la lettre, du côté du cachet, sur un gobelet d’eau chaude, qui faisait fondre la cire sans rien gâter ; on l’ouvrait, on en faisait l’extrait, et ensuite on la recachetait au moyen de l’empreinte. Voilà comme j’ai entendu la chose. L’intendant des postes apportait les extraits au roi le dimanche. On le voyait entrer et passer comme les ministres pour ce redoutable travail[12]. »

Ces renseignements sont inexacts, mais ils sont précieux, car ils mettent sur la voie de la vérité. La vapeur d’eau bouillante ne peut amollir que la cire animale et non point la cire-résine qu’on emploie pour sceller les lettres ; ce procédé est bon pour décoller sans lacération les pains à cacheter. Quant à prendre une empreinte avec du mercure, cela est absolument impossible, à moins qu’on n’arrive à le congeler en abaissant subitement la température à 40° au-dessous de zéro ; mais en combinant du mercure et de l’argent on obtient un amalgame très-malléable, qui durcit rapidement, conserve nettes les arêtes d’une empreinte et peut parfaitement servir de sceau pour rétablir un cachet[13]. La découverte de nouveaux métaux a singulièrement amélioré ces procédés primitifs ; certaine cire spécialement préparée suffit au besoin, et l’on pourrait aujourd’hui, si on y avait intérêt, opérer presque à coup sûr et de façon à tromper les yeux les plus défiants.

La lecture des lettres des particuliers était devenue le passe-temps favori de Louis XV, qui trouvait dans la satisfaction de cette malsaine curiosité un aliment et un divertissement pour son esprit corrompu. Les plus hauts personnages n’étaient point à l’abri de ces misérables investigations. Le 16 décembre 1740, Maurice de Saxe écrit au comte de Bruhl : « J’envoie à Votre Excellence le couvert (enveloppe) de sa lettre. Elle verra qu’elle a été ouverte d’une manière assez grossière : c’est apparemment un novice qui a fait le coup. » L’honnête Louis XVI voulut, au commencement de son règne, mettre fin à ces scandales d’indiscrétion, qui n’étaient plus un mystère pour personne, et répudier un tel moyen de gouvernement. Un arrêté du 18 août 1775 déclara que « la correspondance secrète des citoyens est au nombre des choses sacrées dont les tribunaux comme les particuliers doivent détourner les regards ». Cette probité sérieuse ne fut pas de longue durée. On influença la faible volonté du roi en invoquant la raison d’État et le cabinet du secret des lettres fut rétabli ; il fonctionnait activement peu de temps après l’arrêté que nous venons de rapporter.

On peut se figurer à quel point cette question soulevait toutes les consciences en parcourant les cahiers qui contenaient les vœux de la France, au moment où la Révolution allait éclater. Ils sont unanimes pour réclamer le secret des lettres, la suppression du bureau qui, à l’Hôtel des postes de Paris, a le droit d’ouvrir les correspondances, la responsabilité des agents et leur punition sévère en cas de délit. Ils demandent en outre que dans aucun cas, sans exception, une lettre ne puisse devenir un moyen ou un titre d’accusation « pour aucuns autres que celui auquel elle a été adressée ou celui par qui elle a été écrite ». Dès le lendemain de la prise de la Bastille, les vainqueurs pensent au cabinet noir. « À onze heures du matin, le 15 juillet, M. Villain d’Aubigné, du district des Feuillants, partit du Palais-Royal avec une escorte, se rendit à l’hôtel général des postes, où il prit avec le fils de M. le baron d’Ogny les mesures nécessaires pour que les lettres fussent désormais inviolables[14]. »

Les députés aux États généraux ne furent point sourds à l’appel de leurs commettants ; ils s’en firent l’écho. Dans la séance du 8 juillet 1790, sur le rapport d’Armand Gontaut (ci-devant Biron), l’Assemblée nationale supprime les fonds affectés au cabinet du secret des postes ; dans la séance du 22 août suivant, elle décrète, après avoir entendu le rapporteur La Blache, que les administrateurs et les employés des postes prêteront, les premiers entre les mains du roi, les seconds entre les mains des juges, serment de respecter et de faire respecter par tous les moyens en leur pouvoir « la foi due au secret des lettres de toute la correspondance du royaume ».

On pourrait croire d’après cela que le cabinet noir était définitivement fermé, et que les moyens de gouvernement dont usaient « les tyrans » ne pouvaient convenir à un « peuple libre » ; on se trompait. De quelque côté et pour quelque cause que l’on combatte, les armes sont perpétuellement les mêmes. Dès l’ouverture des États généraux, on peut deviner que, si jamais Robespierre arrivait au pouvoir, il ne mépriserait pas ce moyen d’investigation qu’on avait si justement reproché à la monarchie absolue. Répondant à Mirabeau, il dit, dans la séance du 25 juillet 1789 : « Sans doute les lettres sont inviolables ; mais lorsque toute une nation est en danger, lorsqu’on trame contre sa liberté, ce qui est un crime dans les autres temps devient une action louable. Les ménagements pour les conspirations sont une trahison envers le peuple. » Grands mots, derrière lesquels les actes ne peuvent même pas cacher ce qu’ils ont d’odieux. Plus tard, Robespierre parut avoir changé d’avis : le 28 janvier 1791, il monte à la tribune, et à propos des correspondances renvoyées à l’examen de l’Assemblée parce qu’elles attaquaient les représentants du peuple, il dit : « Comment sait-on que ce sont des écrits contre l’Assemblée nationale ? On a donc violé le secret des lettres ? C’est un attentat contre la foi publique ! » Ces paroles contiennent implicitement une promesse que devait démentir le Comité de salut public.

Ce furent les Girondins, lorsqu’ils étaient les plus forts, qui donnèrent le mauvais exemple. Ils ne se gênèrent point pour décacheter les lettres des feuillants, des fayettistes ; la Montagne devait le leur rendre quand son tour fut venu. Elle eut au moins le mérite de procéder ouvertement ; ce ne fut plus une embûche, ce fut une mesure de sécurité publique, et deux membres de la Convention furent délégués pour connaître des correspondances qui pouvaient compromettre le salut du pays. Après le 9 thermidor, on essaya de ramener les postes à un état normal ; on voulut une fois de plus rompre avec la raison d’État et revenir à la probité. Dans la séance du 19 frimaire an III (9 décembre 1794), la Convention décrète « que le secret des lettres ne sera plus violé dans l’intérieur de la république, et renvoie au comité des transports les observations faites sur l’administration des postes. » Je doute que les thermidoriens, dont la moralité n’était point exemplaire, aient tenu grand compte de ce décret, car jamais peut-être la police ne fut plus pénétrante qu’à cette époque : par bonheur pour les intéressés, sa vénalité la rendait peu redoutable, et il était facile de s’accommoder avec elle.

Sous le Consulat et l’Empire, nulle hésitation n’est permise. Desmarest, dans ses Témoignages historiques, a fait un aveu qu’il est intéressant de rapporter ; lorsqu’il raconte ce que devinrent les principaux auteurs de l’attentat de la rue Saint-Nicaise, il dit, à propos de Limoëlan : « Dévot autant que fier, ne voyant dans son action que la volonté de Dieu, il ne voulut pas se soumettre au jugement des hommes. Il s’embarqua simple matelot à Saint-Malo. Qu’il me suffise de dire qu’il s’est retiré du monde. Son parti ignora ce qu’il était devenu ; mais le gouvernement français ne le perdit pas de vue ; dans le couvent lointain où il a reçu la prêtrise, il ne correspond qu’avec sa sœur, et en tête d’une de ses lettres, dont il craignait sans doute l’interception par les croisières anglaises, j’ai lu cette recommandation remarquable : « O Anglais, laissez passer cette lettre ! elle est d’un homme qui a beaucoup fait et souffert pour votre cause. » J’avais bien soin de ces communications, toutes de piété et de famille. » Napoléon, du reste, ne s’en cachait guère, et il parlait volontiers du cabinet noir, à ses compagnons de captivité, à Sainte-Hélène. « C’est une mauvaise institution, disait-il, qui fait plus de mal que de bien. Il arrive si souvent au souverain d’être de mauvaise humeur, fatigué, influencé par des causes étrangères à l’objet soumis à sa décision, et puis les Français sont si légers, si inconséquents dans leurs correspondances comme dans leurs paroles ! J’employais le plus souvent le cabinet noir à connaître la correspondance intime de mes ministres, de mes chambellans, de mes grands officiers, de Berthier, de Duroc lui-même[15]. » M. de Las Cases est très-explicite, il entre même en quelques détails administratifs qui ne sont point sans intérêt : « Dès que quelqu’un se trouvait couché sur la liste de cette importante surveillance, ses armes, son cachet, étaient aussitôt gravés par le bureau, si bien que ses lettres, après avoir été lues, parvenaient intactes, sans aucun indice de soupçon… Ce bureau coûtait 600 000 francs… Quant à la surveillance exercée sur les lettres des citoyens, il (l’empereur) croyait qu’elle pouvait causer plus de mal que de bien[16]. » Un de ses ministres, un homme dont le dévouement n’est point suspect, et qui le servait avec ardeur dans toutes ses opérations secrètes, Savary, blâme énergiquement la violation des lettres, non pas au point de vue de la morale, qui paraît l’inquiéter assez peu, mais uniquement au point de vue de l’utilité qu’on en peut retirer. Il n’hésite pas à dire : « C’est ainsi que plus d’une fois on s’est servi, pour porter le mensonge jusqu’au chef de l’État, d’un moyen destiné à lui faire connaître la vérité. À l’aide de cette institution, un individu qui en dénonce un autre peut donner du poids à sa délation. Il lui suffit de jeter à la poste des lettres conçues de manière à confirmer l’opinion qu’on veut accréditer. Le plus honnête homme du monde peut ainsi se trouver compromis par une lettre qu’il n’a pas lue ou qu’il n’a pas comprise. » Et Savary ajoute ces paroles qui méritent de faire réfléchir lorsqu’on se rappelle les fonctions qu’il a exercées : « J’en ai fait l’expérience par moi-même[17]. » Bourrienne nomme les masques sans hésiter, explique la cause de la disgrâce qui, pendant tout l’Empire, pesa sur le général Kellermann : « M. de la Forêt, directeur général des postes, travaillait quelquefois avec le Premier Consul, et l’on sait ce que cela veut dire, quand un directeur général des postes travaille avec le chef du gouvernement. Ce fut dans une de ces séances laborieuses que le Premier Consul vit une lettre de Kellermann à Lasalle, dans laquelle il lui disait : « Crois-tu, mon ami, que Bonaparte ne m’a pas fait général de division, moi qui viens de lui mettre la couronne sur la tête ? » (Allusion à la bataille de Marengo.) La lettre recachetée fut envoyée à son adresse, mais Bonaparte n’en oublia jamais le contenu[18]… »

Le cabinet noir ne disparut pas avec l’Empire, et il fit beaucoup parler de lui sous les Bourbons. Il coûtait alors, comme sous le régime précédent, 600 000 francs, soldés sur les fonds secrets du ministère des affaires étrangères, et était desservi par vingt-deux employés, dont plusieurs étaient de hauts personnages. En 1828, lorsque M. de Villèle tomba, entraînant dans sa chute le préfet de police Delavau, chute qui nous valut l’étrange publication du Livre noir[19], le nouveau ministère déclara officiellement que le cabinet du secret des lettres n’existait plus à l’administration des postes. C’était une supercherie ; on s’était contenté de le faire déménager. Après la révolution de Juillet, on n’eut pas de longues recherches à faire pour le découvrir et prouver qu’il avait fonctionné jusqu’au dernier moment.

Un procès curieux occupa même l’attention publique dans les premiers mois qui suivirent l’avènement de la maison d’Orléans. Une jeune personne d’excellente famille avait épousé vers 1821 un employé supérieur des postes, personnage important, en relation direct avec les Tuileries et émargeant un gros traitement. Ses fonctions, sur lesquelles il ne s’était pas expliqué, exigeaient presque tous les soirs sa présence à son bureau, et souvent il y passait une partie de la nuit. Après les événements de Juillet, la triste vérité apparut tout entière ; le mari était l’un des principaux membres du cabinet noir. Sa femme, indignée en recevant une telle révélation, à laquelle elle était loin de s’attendre, forma immédiatement près du tribunal civil de la Seine une demande en séparation de corps et de biens. Malgré tout le talent de son avocat, elle perdit son procès ; mais l’opinion du monde était pour elle, et jamais elle ne consentit à revoir celui qui l’avait abusée sur sa situation et l’avait entraînée dans une honte qu’elle ne soupçonnait pas.

Je me souviens d’avoir été conduit, lorsque j’étais enfant, chez un vieillard qui habitait un assez médiocre château dans l’Orléanais. Je vis un homme grand, d’excellentes façons, poudré avec un soin qui ressemblait bien à de la coquetterie, vêtu d’un pantalon à pieds et d’une veste en molleton blanc, aimable causeur, ne regardant guère les gens en face, se disant fort désintéressé des choses de ce bas monde et accusant dans toute sa manière d’être les habitudes d’une société disparue. Il était très-savant, parlait sept ou huit langues, s’occupait de chimie à ses moments perdus et faisait beaucoup de bien autour de lui. Je me rappelle qu’il me montra un gnomon nouvellement établi devant sa maison, et que, par esprit de douce raillerie, il me pria de lui traduire les quatre mots latins qui entouraient le cadran demi-circulaire ; c’était l’inscription de l’horloge d’Urrugne : Vulnerant omnes, ultima necat. Il m’expliqua la légende en la commentant avec une tristesse et un charme que je n’ai pas oubliés. Les vieillards du pays l’aimaient et, à cause de sa bienfaisance, l’avaient surnommé le Saint ; les jeunes gens s’en éloignaient, inscriraient souvent des mots injurieux pour lui sur les murs de sa propriété et l’appelaient l’espion. Je ne l’ai jamais revu, et depuis j’ai appris ce qu’il avait été. C’était le comte de…, ancien chef du cabinet noir sous la Restauration.

Le gouvernement de Juillet recueillit l’héritage que lui avaient légué les Bourbons ; il continua de servir aux anciens agents secrets des postes le traitement qu’ils recevaient pendant la durée de leurs fonctions, et dans les comptes du ministère des affaires étrangères on trouve qu’en 1847 les fonds secrets payaient encore 60 500 francs de pensions aux « employés de l’ancien cabinet noir ».

La période qui commence en 1830 est trop contemporaine pour que l’on puisse se permettre d’en parler. De certains procès politiques où les correspondances saisies et lues à la poste servaient de base à l’accusation, on peut inférer que la royauté de Juillet employa sinon régulièrement, du moins quand elle crut en avoir besoin, cette arme qu’on aurait pu croire brisée pour jamais ; mais rien dans les révélations qui suivirent les journées de Février ne vint prouver que le cabinet noir eût été rétabli d’une façon normale. Ce fut plutôt, je crois, un en-cas qu’une institution, et si l’on en usa, ce fut dans certains moments exceptionnels, qui paraissaient critiques ou dangereux.

Existe-t-il encore aujourd’hui ?

Montaigne eût dit : Que sais-je ? et Rabelais peut-être !

En tout cas, il doit être absolument inutile en présence de l’arrêt que la cour de cassation, toutes chambres réunies, a rendu le 21 novembre 1853. Par cet arrêt[20], la cour reconnaît au préfet de police et aux préfets le droit de se faire délivrer par la direction des postes telles lettres qu’ils déterminent. Un simple commissaire de police peut aujourd’hui, en présentant une délégation ad hoc, se faire remettre contre un reçu les lettres adressées à tel individu désigné ; si plus tard elles sont rendues à l’administration, elles sont frappées d’un timbre particulier qui porte en exergue : ouverte par autorité de justice, et renvoyées au destinataire. C’est brutal, j’en conviens, mais préférable néanmoins aux manœuvres du cabinet noir. La cour de cassation a prononcé en dernier ressort, il n’y a qu’à s’incliner. Cependant je lis dans le code pénal un article 187 ainsi conçu : Toute suppression, toute ouverture de lettres confiées à la poste, commise ou facilitée par un fonctionnaire ou un agent du gouvernement ou de l’administration des postes, sera punie d’une amende de 16 francs à 500 francs et d’un emprisonnement de trois mois à cinq ans. Le coupable sera de plus interdit de toute fonction ou emploi public pendant cinq ans au moins et dix ans au plus. « Ce sont là de ces contradictions que les légistes excellent à résoudre, mais auxquelles nous n’entendons rien.

Au mois de janvier 1867, un incident vint tout à coup solliciter l’opinion publique, appeler son attention sur le secret des lettres et déchaîner une tempête d’une extrême violence. Les journaux s’emparèrent de la question, la discutèrent avec feu, et le Corps législatif, dans la séance du 23 février, eut à se prononcer sur une interpellation très-accentuée formulée par M. Eugène Pelletan. Quel événement avait donc motivé cette juste et légitime émotion ? Le comte de Chambord avait fait autographier une lettre dans laquelle il s’expliquait, je crois, sur la situation intérieure du pays. Cette lettre, mise sous enveloppe, avait été envoyée à un assez grand nombre de personnes en France. Le préfet de police, au lieu de fermer les yeux sur un pareil fait qui n’avait rien d’inquiétant, rédigea, en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 10 du code d’instruction criminelle, une réquisition en date du 23 janvier 1867, pour faire saisir la susdite lettre dans les bureaux de poste. Le directeur général des postes, obéissant à la réquisition du préfet de police agissant comme magistrat, adressa, le 24 janvier, une circulaire à tous ses agents et leur intima l’ordre de saisir, partout où ils pourraient la reconnaître, la fameuse lettre signée Henry[21].

La circulaire fut promptement connue et divulguée par la voie de la presse ; il y eut grand bruit dans Landerneau. La discussion ouverte au Corps législatif sur ce sujet fut instructive, car elle prouva péremptoirement et une fois de plus encore l’inanité de pareilles mesures. Le directeur général des postes avoua avec une bonne foi qui mit bien des rieurs de son côté que les efforts de son administration avaient abouti à faire arrêter cinq lettres qu’on présumait contenir la lettre suspectée. Les cinq lettres, envoyées au préfet de police, furent rendues par lui au service des postes sans avoir été ouvertes et subirent douze ou vingt-quatre heures de retard dans la transmission. Quant au fait en lui-même, régulier en principe, car la loi est malheureusement formelle à cet égard, il était irrégulier dans l’application. Le directeur général, au lieu d’agir sur tous les bureaux disséminés sur le territoire de la France, aurait dû limiter son action au département de la Seine, qui est la circonscription de l’autorité du préfet de police, et attendre la réquisition successive de tous les procureurs généraux pour faire opérer dans le ressort de chacun d’eux. Là était l’illégalité : elle ne fut pas niée par l’autorité compétente. En présence des explications données, la Chambre passa simplement à l’ordre du jour. — La malice française s’en mêla, et pendant longtemps des lettres jetées à la poste portaient ces mots sur l’enveloppe : Rien du comte de Chambord.

Il est à regretter que l’on n’ait pas profité du trouble très-réel et très-explicable qu’un tel incident jeta dans l’esprit de la population, pour demander la révision de la législation en ce qui touche le secret des lettres, et pour faire disparaître de notre code ces articles barbares que nous a légués la vieille monarchie, que tout gouvernement soucieux de sa propre dignité ferait bien de répudier et qui devraient limiter les cas très-rares, exceptionnels, et dans lesquels seulement il serait permis de se faire délivrer judiciairement les lettres adressées aux personnes accusées d’un crime avéré.

L’intérêt extrême que les gouvernements ont à pénétrer leurs mutuels secrets les a souvent entraînés à des actes que la délicatesse et la morale réprouvent. Parfois on n’a pas hésité à commettre des crimes pour s’emparer des dépêches d’un agent diplomatique. Dans ce cas-là surtout, on faisait appel à la raison d’État, et tout se trouvait justifié pour les gens qui s’imaginent qu’en toutes choses le résultat seul est à considérer. Chacun se souvient encore de l’assassinat des plénipotentiaires français, dans la nuit du 9 floréal an VII (28 avril 1799), à deux cents pas de Rastatt, près du pont de Rheinau, sur la route de Plittersdorf. Roberjot et Bonnier furent tués ; Jean Debry, échappé par miracle, reçut treize blessures. Le but de cette agression, dont il faut lire le récit dans le procès-verbal même des ministres plénipotentiaires[22] était tout simplement de s’emparer des papiers que les envoyés français portaient avec eux dans leur voiture. L’Autriche a rougi de cet attentat ; elle a essayé d’en rejeter la responsabilité sur des émigrés français déguisés en hussards hongrois ; on accusa les royalistes, les agents du comte de Provence ; il n’y a pas longtemps que cette thèse a été présentée de nouveau ; elle n’est pas soutenable ; les historiens feront bien d’y renoncer et de ne plus réveiller ces honteux souvenirs.

Un autre fait excessivement grave et beaucoup moins connu s’est passé dans la première moitié du gouvernement de la Restauration. L’ambassadeur d’une très-grande puissance près d’une cour italienne de premier ordre s’aperçut à des indices certains que ses secrets étaient divulgués. Ses dépêches les mieux chiffrées étaient devinées, ses correspondances particulières avec son gouvernement étaient percées à jour, et le ministère d’un pays voisin en avait connaissance. En vain l’ambassadeur avait établi autour de lui une surveillance très-active, en vain il redoublait de perspicacité ; le mystère demeurait impénétrable pour lui. Il était parvenu cependant à découvrir que ces renseignements pleins de trahison partaient de la ville même qu’il habitait, et qu’ils étaient souvent transportés par ses propres agents. Le moyen qu’il employa pour connaître la vérité fut féroce. Un jour que son courrier était parti chargé de ses dépêches, il le fit attendre prés de la ville de T…, à un endroit mal famé du reste et volontiers visité par les coupeurs de bourse. Le malheureux courrier, qui venait de relayer, s’en allait au grand trot, sur le chemin qu’éclairait la lune, lorsqu’il reçut en pleine poitrine un coup de fusil qui le tua roide. Son sac de dépêches, prestement enlevé, fut remis à l’ambassadeur, qui, en l’inspectant, put se convaincre que le traître appartenait à son propre cabinet. Le secrétaire fut destitué sans bruit ; on accusa les brigands d’avoir assassiné le courrier, on donna quelque argent à sa veuve et l’affaire fut étouffée. L’auteur ou plutôt l’instigateur de ce meurtre a vécu fort honoré ; c’était un diplomate habile, et il est mort membre d’une chambre haute. Si secrète que fut tenue l’aventure, on finit par la connaître, et bien des gens qui la racontaient disaient volontiers en terminant le récit : « Certainement le moyen était excessif ; mais, que diable ! l’intérêt de l’État doit passer avant tout. »

iii. — organisation générale.

Les malles-postes de M. Conte. — Les bureaux ambulants. — Trajet annuel de la poste. — Travail dans les wagons. — Minutie des précautions. — Un chargement.Échantillons. — Tortues vivantes. — Encombrement. — Mandats d’argent. — Libéralisme de la loi. — Valeurs déclarées. — Remboursement. — Sous-seings. — Abus permanent. — Origine des franchises dans l’édit du 19 juin 1464. — Système du sous-seing anglais. — Exemple à suivre. — La taxe militaire.


L’établissement successif des chemins de fer a amené une modification essentielle dans le transport des dépêches. Les grandes rapidités si admirées jadis nous feraient sourire aujourd’hui ; les exigences se sont augmentées en raison directe des besoins, et les besoins se sont augmentés en raison directe des satisfactions qu’on leur donnait, Autrefois, dans les plus beaux temps de la direction de M. Conte, quatorze malles-postes attelées chacune de quatre chevaux conduits à grandes guides quittaient Paris à six heures du soir, et allaient porter à la France entière les lettres et les journaux. Chaque matin, entre quatre et cinq heures, quatorze malles postes apportaient à Paris la correspondance des provinces. Ce service était régulier, rapide, excellent. Il a disparu aujourd’hui et pour toujours.

À la place de ces quatorze malles-postes qui traversaient nos rues au grand trot et parcouraient nos routes, où chaque voiture était tenue de leur céder le pavé, vingt bureaux ambulants partent de Paris, amarrés aux wagons qu’entraîne la locomotive ; six employés, montés dans chaque bureau, utilisent le temps du voyage à trier les lettres, à les diviser en paquets destinés aux villes qu’on traverse, à en préparer à l’avance la distribution, qui peut, grâce à ce système, s’effectuer aussitôt après la remise des dépêches. Chaque jour, vingt autres bureaux ambulants arrivent à Paris, chargés des nombreuses correspondances qui y affluent de toutes parts. De plus, chaque train de petite, de moyenne, de grande vitesse, reçoit des courriers chargés de convoyer, distribuer, recevoir les correspondances qui ont été jetées à la poste après le départ de l’ambulant. On peut affirmer avec certitude que les 44 322 boites aux lettres qui sont dispersées sur le territoire de la France sont remplies, vidées, visitées plusieurs fois par jour. On est effrayé quand on pense à la longueur du chemin que la poste aux lettres fait dans notre pays. Annuellement elle franchit sur les chemins de fer 27 730 000 kilomètres et 51 700 000 sur les routes de grande et de petite vicinalité. Quelque remarquable que soit ce service, il ne pourra que s’améliorer encore par l’ouverture de nouvelles voies ferrées, et bientôt sans doute on arrivera à un parcours de 100 000 000 de kilomètres par an.

Chacun a pu, sur les chemins de fer, remarquer les bureaux ambulants, qui sont véritablement les annexes mobiles de l’administration centrale. Le travail y est incessant ; à chaque station, on reçoit autant de dépêches qu’on en délivre ; il faut recommencer le triage, classer de nouveau toutes les lettres, tous les paquets destinés aux localités desservies par le railway, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on soit parvenu au terme du voyage. Lorsqu’on remonte vers Paris, la même besogne recommence, s’activant au fur et à mesure qu’on approche — besogne fatigante, exigeant une rapidité de main extraordinaire, énervant les plus robustes, et rendue souvent très-pénible par la trépidation d’un train lancé à toute vitesse. La poste ressemble fort au tonneau des Danaïdes ; le labeur y est excessif, et il faut toujours le recommencer. Malgré le dévouement des employés, leur extrême habileté et l’espèce d’ardeur fébrile qui est nécessairement devenue pour eux une seconde nature, c’est tout ce qu’ils peuvent faire que d’accomplir régulièrement la tâche énorme dont ils sont responsables.

Pendant l’année 1867, la poste française a transporté 772 199 426 objets, qui tous ont été réglementairement manipulés par plusieurs agents, et dont beaucoup, tels que les chargements et les mandats d’articles d’argent, ont exigé plusieurs mesures de contrôle et d’enregistrement. On ne saurait imaginer quelles précautions minutieuses prend l’administration des postes pour assurer la remise des objets qu’elle transporte. Ainsi, par exemple, une lettre chargée destinée à Marseille et déposée au bureau de la place de la Madeleine à Paris, subit une série d’opérations qui toutes sont vérifiées, et dont la preuve reste entre les mains de l’administration centrale. Le bureau de la Madeleine prend la lettre en charge et en donne un récépissé à l’expéditeur ; il envoie ensuite la lettre au bureau central, qui l’inscrit et en donne reçu ; celui-ci la remet avec les mêmes formalités au bureau ambulant, qui les exige à son tour du bureau de Marseille. Ce dernier la confie contre reçu au facteur, qui ne doit la livrer au destinataire qu’en échange d’une décharge définitive. Six enregistrements différents, six signatures différentes, sont donc nécessaires pour qu’une lettre chargée parvienne de Paris à Marseille ; il est inutile d’ajouter que ces diverses formalités ne doivent causer aucun retard au transport de la dépêche.

Nous avons dit le nombre vraiment extraordinaire et toujours croissant des objets confiés à la poste ; ils se divisent en cinq catégories distinctes, qui sont : les lettres, 341 579 726 ; les chargements, 4 305 120 ; les sous-seings, 116 000 000 ; les journaux, imprimés, échantillons, 305 319 320 ; les mandats d’articles d’argent, 4 995 260. — Chacun sait de quelle façon on procède pour les lettres, pour les journaux ; on vient de voir les diverses phases que traverse un chargement ; il nous reste à parler des échantillons, des mandats et des sous-seings.

La fixation d’un tarif minime pour les objets dits échantillons (loi du 25 juin 1856) a singulièrement favorisé ce genre d’envoi. On pourrait croire que le commerce se contente d’adresser par la poste des fragments d’étoffe, des spécimens qui serviront à déterminer plus tard une commande, et que c’est à cela qu’est limité le droit d’expédition ; pas du tout. Par suite de la tolérance de l’administration des postes, qui en toute chose fait acte de bonne volonté pour se plier aux exigences du public, par suite de cet esprit d’abus qui semblent inhérent aux Français, surtout en présence d’un monopole, les échantillons sont devenus peu à peu de véritables marchandises qui devraient être reléguées dans les wagons de messageries des chemins de fer. Comme les 100 grammes d’échantillons ne sont taxés qu’à 10 centimes, la poste transporte pour 30 centimes des paquets qui pèsent 300 grammes ; chaussures, dentelles, chapeaux, douzaines de paires de gants, s’en vont tranquillement et fort économiquement dans la boîte des facteurs pêle-mêle avec les lettres et les journaux. J’ai vu parmi ces amas d’objets de toutes sortes deux petites tortues vivantes, portant une adresse collée sur la carapace et qui furent transportées comme échantillons, car elles n’outre-passaient pas le poids légal.

Ces facilités sont tellement appréciées par le commerce, que depuis dix ans le nombre de ces prétendus échantillons a quintuplé ; il est devenu aujourd’hui un motif de sérieuses appréhensions pour l’administration. Son service, en effet, son service essentiel et spécial est celui des dépêches, et il est encombré de la façon la plus gênante par tous ces colis qui tiennent beaucoup de place, exigent une manipulation plus délicate, et entraînent une perte de temps précieux. La poste succombe littéralement sous l’amoncellement des lettres, des journaux, des imprimés ; il serait utile, dans son propre intérêt, qui est celui du public tout entier, de la débarrasser d’un surcroît de travail qui trouverait mieux son emploi ailleurs.

Si je blâme les facilités abusives accordées au transport des échantillons, je ne puis qu’approuver les efforts accomplis pour rendre les mandats d’articles d’argent accessibles à tout le monde. Par l’abaissement successif des droits dont ils sont frappés, on est arrivé à les mettre à la disposition des bourses les plus pauvres. La loi du 2 juillet 1862 a abaissé de 2 à 1 pour 100 le droit de transmission ; de plus, la loi du 2 juin 1864 a réduit le droit de timbre de 50 à 20 centimes : aussi dans l’année 1867 l’administration des postes a émis 4 995 260 mandats, qui représentent une somme totale de 146 000 000 francs. Il est facile de faire comprendre à quel point ce service est utile aux petites gens en disant que 15 356 957 francs ont été expédiés en 2 034 261 mandats de 10 fr. et au-dessous. Du reste, les sommes envoyées de cette manière ne sont jamais très-considérables, et le mandat le plus élevé dont on ait conservé le souvenir était d’une valeur de 30 000 francs ; venu de Constantinople, il fut touché à Paris le 11 juin 1863.

Mais, comme l’on sait, la poste se charge aussi de transporter des valeurs déclarées moyennant une prime d’assurance qui est de 1/10 pour 100 ; elle ne reçoit pas de déclaration au-dessus de 2 000 francs, et c’est la somme maxima qu’elle est autorisée à restituer en cas de perte. Lorsque nous nous sommes enquis du motif qui avait fait limiter à 2 000 francs la somme la plus élevée que la poste consentait à transporter dans une lettre, il nous a été répondu qu’elle voulait, par ce moyen, éviter de tenter la cupidité de ses agents. En 1867, 1 648 500 lettres contenant 908 804 000 francs de valeurs déclarées ont été enregistrées à l’administration. Ce total est considérable, et cependant il n’est rien en comparaison des valeurs contenues dans les lettres chargées, valeurs qui ne sont soumises à aucune déclaration préalable, et qui, d’après un calcul approximatif, s’élèvent à plus de trois milliards. Ce chiffre, rapproché du total des mandats et des valeurs déclarées, prouve que la poste transporte annuellement environ quatre milliards de francs.

De telles richesses peuvent tenter bien des agents pauvres, j’en conviens ; mais la surveillance est perpétuelle. À la fois occulte et patente, elle s’exerce jour et nuit, dans les bureaux sédentaires, comme dans les bureaux ambulants. Aussi en 1867, malgré l’énormité des valeurs manipulées par tant d’employés divers, l’administration n’a-t-elle eu à rembourser que 8 020 francs — 500 francs pour dix chargements disparus, à 50 francs l’un, et 7 520 francs pour perte ou détournements de valeurs déclarées. Dans ce dernier cas, l’administration est responsable de la totalité de la somme inscrite sur ses registres ; dans le premier elle ne rembourse jamais plus de 50 francs pour perte d’une lettre chargée, quel que soit le nombre de billets de banque qu’elle contienne. En présence d’une perte si minime qu’elle est insignifiante, comment ne pas admirer le haut sentiment du devoir qui dirige et soutient les 28 422 agents auxquels le soin des correspondances est confié ? Leur responsabilité est permanente, et malgré quelques déplorables exemples, sur lesquels les tribunaux ont eu à prononcer, on peut dire que cette grande armée administrative est un modèle d’honneur et de probité.

À côté des tentations qu’elle repousse, il y a les encombrements officiels qu’elle débrouille avec une sagacité merveilleuse sans permettre qu’ils puissent nuire au service public. Ce qu’on appelle les contre-seings suffirait à occuper toute une administration spéciale ; c’est un abus qui paraît croître dans des proportions telles, qu’il est bon de le signaler. Comme le cabinet noir, il remonte à Louis XI. Dans l’édit du 19 juin 1464, on lit : « Art. 21. Et quant aux paquets envoyés par ledit seigneur (le roi), ou qui lui seront adressés, lesdits maîtres coureurs sont tenus de lui porter en personne, sans aucun délai de l’un à l’autre, avec la cotte cy-mentionnée, sans en prendre aucun payement, ainsi se contenteront des droits et gages qui leur seront attribués. » Sans en prendre aucun payement, ces cinq mots contenaient en germe le contre-seing ou le droit de franchise, que bientôt chacun réclama soit à titre courtois, soit comme privilège de charge exercée, soit enfin pour cause d’utilité publique.

Peu à peu l’abus se propagea de telle sorte et devint si menaçant, que sous la Convention il fut reconnu que plus des trois quarts des correspondances transportées par les postes jouissaient du droit de franchise. Ce ne fut que sous le Directoire (décret du 27 vendémiaire an VI) qu’on osa faire payer régulièrement la taxe à cette innombrable quantité de fonctionnaires de tout ordre qui avaient trouvé moyen de s’en affranchir. Lors de la discussion du 7 février 1845, M. Monier de la Sizeranne demanda hardiment l’abolition de toutes les franchises. Malheureusement, tout en ayant raison, il heurtait tant de petits intérêts qu’il ne fut point écouté. Les contre-seings furent maintenus, et ils existent si bien aujourd’hui qu’ils ont atteint, en 1867, le chiffre de 67 millions d’objets pesant ensemble plus de quatre millions de kilogrammes, qui, taxés selon le droit commun, auraient rapporté la somme approximative de 32 millions de francs. En vérité, c’est trop.

De cette franchise qui, dans le principe, ne devait appartenir qu’au souverain seul, tous les dépositaires, tous les représentants de l’autorité ont demandé leur part. Aujourd’hui cent vingt mille fonctionnaires correspondent franco avec leurs supérieurs, leurs subordonnés et leurs collègues. Toutes les sociétés de bienfaisance, tous les comices agricoles, toutes les compagnies savantes, harcèlent l’administration de demandes et réclament à hauts cris ce bienheureux droit de sous-seing qui embarrasse le service, grève le budget, fatigue les employés et menace de tout envahir. Ai-je besoin de dire que la poste repousse ces prétentions que rien ne justifie ? Elle a eu à lutter sérieusement contre quelques très hauts fonctionnaires qui voulaient envoyer, à l’abri de la taxe, les invitations à diner qu’ils adressaient à leurs amis. Le Moniteur officiel et le Petit Moniteur sont transportés en franchise[23]. Ce seul fait n’est-il pas la condamnation de tout le système des contre-seings et de l’extension arbitraire qu’on lui a donnée ?

La poste a beau se défendre, elle est débordée ; ce ne sont pas seulement des correspondances administratives qu’on lui remet, ce sont des colis de toute sorte, des écharpes municipales, des pains de munition. La gendarmerie a été plus loin : sous le cachet de sa franchise, elle a expédié des bottes à l’écuyère, et elle a même trouvé fort mauvais qu’on se soit permis de lui soumettre quelques observations. Cet abus, qu’il devrait suffire de signaler pour qu’on s’empressât de le faire disparaître, durera-t-il longtemps encore en France ? J’espère que non. C’est l’Angleterre qui a ouvert la voie de la réforme postale, c’est elle aussi qui nous apprend ce que nous avons à faire en présence de ce droit exorbitant.

Dans le Royaume-Uni, la correspondance administrative est frappée de la taxe ordinaire ; la reine elle-même n’y échappe point, et ses lettres sont tarifées comme celle du plus humble de ses sujets. Comme les lettres nécessitées par le service public ne doivent pas toutefois être une charge particulière pour les fonctionnaires, le parlement vote chaque année une somme consacrée à affranchissement des correspondances de chaque département ministériel ; le contrôle parlementaire exerce naturellement sur cet objet une surveillance légitime, il empêche les abus de se produire et n’accable pas les postes sous un fardeau qui, chaque jour, devient plus pesant. Dans l’état actuel des choses, le contre-seing en France est une cause perpétuelle de difficultés pour le service des lettres et de pertes sérieuses pour le trésor public. Il est certain qu’une réforme radicale mécontenterait beaucoup de fonctionnaires qui ne se gênent guère pour faire passer leurs correspondances privées à l’abri de leur droit de franchise ; mais l’intérêt général y gagnerait d’une façon notable, et cela seul est à considérer.

S’il est juste de flétrir l’abus d’un tel privilège, on ne peut qu’applaudir à la mesure en vertu de laquelle le soldat et le marin jouissent d’un bénéfice qui leur permet de recevoir et d’expédier leurs lettres en n’acquittant que la taxe territoriale, même lorsque le corps dont ils font partie est à l’étranger. Ce sont les hommes de la Révolution qui ont décrété cette excellente prescription dans la loi du 27 juin 1792. Aussi, que nos soldats soient en Chine, en Cochinchine, au Mexique ; que nos marins soient sous l’équateur ou sur les côtes de Laponie, ils sont toujours considérés comme étant en France, et cela n’est que régulier, car là où est le drapeau, là est la patrie.

iv. — le service de paris.

Pompe aspirante et foulante. — La poste à Paris. — Division par zones et bureaux. — Formation des dépêches. — Les tilburys. — Classification. — La dépêche de Paris. — Les timbres. — La salle de verre. — Le piquage. — La zone des erreurs. — Appel et rectification. — Le facteur du gouvernement. — Départ pour la distribution. — Le courrier de province. — Entre l’hôtel des postes et les gares. — La dernière minute. — Les déchiffreurs. — Adresses impossibles. — Les rebuts. — Modèles d’adresses envoyés aux écoles prioritaires. — Poste restante. — Amour et mystère. — Un employé spirituel. — Bureau des chargements — Richesse et pauvreté. — La poste à l’Exposition universelle de 1857.

On a comparé le cœur à une pompe aspirante et foulante ; on peut dire la même chose de l’hôtel central des postes : il attire sans cesse à lui les correspondances, et les refoule pour les distribuer dans toutes les directions. Paris est moralement le centre de la France ; c’est de là que la vie s’élance, c’est là qu’elle revient. C’est plus qu’une capitale, c’est un monde, et bien des États n’ont point un mouvement postal semblable à celui de cette seule ville. 329 766 825 objets y ont été manipulés, pendant l’année 1867, par une légion d’employés pour qui les heures, en se succédant, n’apportent que du travail et jamais de repos. Cet énorme labeur, dont on peut dire que le poids augmente en raison de la vitesse forcée, est accompli par 1 921 agents, tels que facteurs et fonctionnaires divers de l’hôtel des postes et des trente-six bureaux qui s’ouvrent dans les principaux quartiers de Paris, l’ancien Paris, j’entends le Paris en dehors des communes nouvellement annexées, et qui est resté jusqu’à présent le Paris postal, il est curieux d’étudier et de raconter comment une telle masse d’objets divers, lettres, imprimés, échantillons, est reçue, réunie, vérifiée, triée, divisée, subdivisée, et enfin distribuée. Du moment où elle est jetée à la boîte jusqu’au moment où elle est remise au domicile du destinataire, une lettre subit une série d’opérations que nous allons essayer de faire connaître.

L’administration des postes, afin de simplifier et d’activer son travail, s’est fait un cadastre municipal fictif, et a partagé Paris en onze zones principales, qui ont chacune un centre autour duquel viennent rayonner d’autres zones moins importantes. Parmi les trente-six bureaux urbains, on en a choisi onze qu’on appelle techniquement bureaux de passe, destinés à réunir dans leur sein le produit des vingt-cinq autres bureaux, à lui faire subir une trituration sommaire et à le diriger, à des heures réglementaires, sur l’administration centrale de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Ce système est la base de toute la division du travail et de la distribution des lettres ; c’est à la fois le point de départ et le point de retour ; en un mot, c’est l’explication de l’énigme, explication sans laquelle il est difficile de se rendre un compte exact de ce mécanisme, à la fois si simple et si compliqué.

Sept fois par jour des facteurs visitent les boîtes dont seuls ils ont la clef ; ils les vident, en rassemblent le contenu qu’ils renferment dans un large sac de cuir clos d’une serrure solide, et vont le porter au bureau qui se trouve dans leur circonscription. Là le sac est vidé sur une table, et des employés spéciaux font un tri préalable ; ils divisent la masse de lettres recueillies en quatre paquets différents ; chacun de ces paquets forme ce qu’on appelle une dépêche. On fait ainsi la dépêche de Paris, la dépêche de la banlieue, la dépêche des départements, la dépêche de l’étranger. Chacune de ces dépêches est ficelée à part et garnie d’une étiquette à gros caractères qui en indique la destination ; puis tous ces paquets, après avoir été désignés sur un registre spécial, sont enfouis dans un sac de toile doublé de cuir, qu’on ferme à l’aide d’une corde, qu’on scelle d’un cachet de cire portant l’empreinte du bureau expéditeur, et auquel on attache un numéro d’ordre qui permet d’en reconnaître immédiatement la provenance. Dès que ce travail est terminé, le sac est déposé dans un tilbury à coffre qui part immédiatement au grand trot et se rend à l’hôtel des postes. À la même heure, les onze tilburys qui ont été relever les dépêches des onze bureaux de passe arrivent dans l’ancienne cour des malles-postes et remettent leur dépôt aux employés qui les attendent.

Les sacs, rapidement montés dans une salle garnie de plusieurs tables, sont reçus par un agent qui, au fur et à mesure qu’il les ouvre, en indique d’un mot l’origine à un employé qui l’inscrit sur un registre. Le sac est non-seulement ouvert et vidé, mais, sous peine d’amende, il doit être retourné de façon qu’on puisse en voir le fond. Avec une dextérité, une rapidité que seule une longue habitude peut donner, l’agent lance les différentes dépêches aux tables où elles doivent être manipulées. Ici Paris, là les départements, plus loin la banlieue, ailleurs l’étranger. La dépêche générale de la province se subdivise en vingt sous-dépêches correspondant aux vingt bureaux ambulants qui voyagent sur les chemins de fer. Ces sous-dépêches sont, en attendant l’heure du départ, déposées dans un vaste casier où chaque compartiment porte un nom indicateur : le Havre, Quiévrain, Strasbourg[24], etc. Les dépêches pour l’étranger sont divisées suivant les offices postaux auxquels elles doivent parvenir. La dépêche pour Paris est dépecée immédiatement ; toutes les lettres qui s’en échappent sont versées en monceau sur une table autour de laquelle une quinzaine d’hommes sont réunis.

En hâte et fiévreusement, car les minutes sont comptées, on divise les lettres en deux parts, celles qui ne sont point affranchies et celles qui le sont. Les premières sont portées à un agent particulier qui en fait onze parts et additionne le total des taxes ; les secondes, poussées sur la table même du tri à des employés qui tiennent deux timbres dans la main droite, sont frappées de deux cachets, l’un qui indique la date du mois et l’heure de la levée, l’autre qui oblitère l’affranchissement. La précision rapide de ce travail est extraordinaire : dans l’espace d’une minute, calculée à l’aide d’une montre à secondes, un de ces hommes a timbré devant moi, sans se douter que je l’examinais, quatre vingt-sept lettres, et encore je dois ajouter que trois fois il a repris des lettres au tas, qu’on augmentait à chaque instant.

Lorsque toutes les lettres ont reçu leur double cachet, elles sont jetées dans des mannes posées sur de petits chariots en fer qu’on traîne dans une autre salle, salle singulière et dans laquelle je n’ai pu me défendre d’un subit serrement de cœur. Il est triste que le droit et le devoir d’une administration soient de toujours soupçonner ses agents ; mais c’est la première loi des services publics, et il serait cruel d’y manquer. Devant de grands casiers en cristal et par conséquent transparents de toutes parts, surveillés de tous côtés, des employés reçoivent les paniers qui contiennent les lettres. Ils prennent celles-ci et les mettent une à une, après en avoir vérifié l’adresse, dans l’un des onze compartiments qui représentent les onze circonscriptions postales de Paris ; sur une large table voisine, onze corbeilles portant des numéros d’ordre sont disposées au-dessous de onze cordons de sonnette.

Un employé va sans cesse visiter les casiers transparents ; il y prend, par exemple, les lettres appartenant la zone no 3, il les dépose dans le panier no 3, et tire la sonnette placée au-dessus du panier. Cette sonnette correspond à une salle voisine, salle immense où douze tables énormes reçoivent autour d’elles chacune quinze facteurs ; la sonnette a retenti précisément au-dessus de la table no 3 ; deux facteurs se lèvent, vont prendre le panier, le rapportent et le vident sur leur table particulière. Alors commence le travail du piquage ; chaque facteur prend dans le monceau de lettres celles qui sont destinées aux rues qu’il dessert, et les dispose selon l’ordre même de sa distribution. Dans cette salle, si curieuse à visiter lorsque cette fourmilière s’y agite silencieusement, il y a une douzième table qui figure une douzième zone ; elle représente un canton fictif le canton des erreurs. En effet, dans la hâte excessive de ce tri, il n’est pas rare et il est fort naturel qu’un employé se trompe, qu’il attribue au district no 7 ce qui appartient au district no 9. Il est presque sans exemple qu’un facteur ne relève pas immédiatement l’erreur ; la lettre qu’on a envoyée à sa table est alors expédiée, séance tenante, à cette douzième table supplémentaire. Là l’erreur est rectifiée, et la lettre est remise aux distributeurs de la circonscription à laquelle elle appartient.

Ce n’est pas tout ; il arrive tous les jours qu’en écrivant une adresse on mette le nom du destinataire et qu’on oublie d’indiquer sa demeure. Toutes les lettres dont l’adresse est ainsi incomplète sont remises à un inspecteur ; il monte dans une petite chaire située précisément au milieu de la salle, et d’où il domine facilement tous les facteurs occupés à leur piquage. Il crie d’une voix haute : Attention à l’appel ! et alors il prononce le nom qui, sur la lettre, n’a été suivi d’aucune indication d’adresse. Le facteur qui est accoutumé à voir ce nom dans son service se lève, donne le renseignement demandé et devient dépositaire de la lettre. Dans un coin, devant une toute petite table, un facteur particulier, dit facteur du gouvernement, ayant comme tel le droit de porter une broderie d’or au collet, un chapeau à trois cornes sur la tête et un portefeuille au lieu de boîte, fait le tri spécial des Tuileries.

Chaque facteur, quand son piquage est terminé, reçoit les lettres non affranchies dont il doit toucher la taxe ; on lui remet en même temps une feuille sur laquelle son compte est écrit et détaillé ; de ce moment, il devient vis-à-vis de l’administration débiteur de la somme notée sur ce bulletin, et il doit en justifier au retour de sa tournée, soit en apportant l’argent qu’il a reçu, soit en rendant les lettres qui le représentaient, si elles ont été refusées par les destinataires. L’opération est terminée ; les facteurs, debout devant leur place respective, attendent le signal du départ. Ils défilent un à un dans un ordre établi d’avance, se rendent dans la cour, montent dans les omnibus qui les attendent, qui les emportent et les déposent au point même où commence leur distribution. Grâce à la régularité des différentes opérations que je viens d’énumérer, une lettre doit être rendue d’un bout de Paris à l’autre dans un laps moyen de quatre heures : trois heures au moins, cinq heures au plus.

Les diverses phases de ce travail se renouvellent sept fois par jour pendant la semaine et cinq fois le dimanche ; mais cette activité remarquable devient littéralement vertigineuse deux fois par jour, le matin à l’arrivée, et le soir au départ des trains de chemin de fer. Lorsqu’on assiste à cette formidable manipulation, on est surpris, non pas que la poste commette par-ci par-là quelque erreur, mais qu’une seule lettre puisse arriver à destination. À cinq heures précises du matin, les employés, les facteurs sont à leur poste ; ils ont devant eux, non plus des paquets, mais des avalanches de lettres, d’imprimés, d’échantillons, représentant non seulement le produit de la dernière levée de Paris et de l’ancienne banlieue, mais tout ce que les départements et l’étranger ont envoyé par les bureaux ambulants. Aussi cette première distribution, dite courrier de province, est la plus considérable ; en outre, elle est la plus importante, puisque c’est par elle en général qu’arrivent les lettres d’affaires ; elle est donc toujours impatiemment attendue, et il a fallu redoubler d’activité pour satisfaire aux exigences du public.

Mettre un facteur de plus dans la salle du piquage est impossible, grâce à l’insuffisance du local ; le personnel qui l’occupe n’y est déjà que trop tassé et trop à l’étroit. Voici par quel procédé ingénieux on accélère cette première distribution sans encombrer l’hôtel des postes. Chaque facteur, en sortant de la salle où le tri s’est fait, emporte avec lui deux boites ; à l’endroit précis où l’omnibus le dépose, il trouve un de ses camarades qui l’attend ; il lui remet la boîte contenant les lettres qu’il doit distribuer, la feuille où sont portées les taxes à percevoir, le carnet des chargements dont il lui faudra demander reçu, et la tournée commence, se dédoublant pour ainsi dire elle-même et arrivant ainsi à être terminée à l’heure normale où les affaires commencent.

Pour obvier à l’encombrement qui risque chaque jour de paralyser le départ du soir, auquel incombent naturellement les dépêches pour la province et l’étranger, l’administration s’est vue forcée de confier une partie du travail aux bureaux ambulants, qui dès trois heures de l’après-midi sont garnis de leurs agents et prêts à fonctionner. D’heure en heure, et quelquefois plus fréquemment, selon les besoins du service, des fourgons partent de l’hôtel des postes et vont verser aux bureaux remisés dans les gares d’énormes quantités d’objets qui déjà ont subi le tri préalable d’une destination générale.

Les rapports journaliers de l’hôtel des postes avec les gares peuvent se résumer par deux cents voyages de fourgons, aller et retour. Les imprimés seuls représentent une moyenne de deux cent soixante sacs plus larges et plus hauts que des sacs de blé. Le 1er et le 15 du mois, ce nombre est singulièrement dépassé. C’est sur des crochets, dans des voitures à bras, dans des tapissières que les recueils périodiques, les brochures, les journaux, sont apportés. Chacun de ces imprimés exige autant de soins, de manipulations, de formalités qu’une lettre : de plus ils tiennent beaucoup plus de place, risquent d’être détériorés par des froissements trop brusques et nécessitent par conséquent des précautions plus minutieuses. Toute la préoccupation de l’administration est de désencombrer l’hôtel des postes et d’alimenter le travail que les six employés de chaque bureau ambulant sont chargés de faire. Aussi on porte réglementairement aux gares à trois heures les imprimés, à quatre heures les paquets pour la province et l’étranger déjà recueillis dans les levées de la journée. À cinq heures, on fait un nouvel envoi de dépêches ; enfin au dernier moment, vers sept heures moins un quart, tout ce qui, apporté par les trains-poste arrivés à six heures, ne fait que traverser Paris et tout ce qu’on récolte dans les boîtes à la dernière limite de temps accordée par la loi est expédié aux gares de chemins de fer par un dernier fourgon.

Les employés, rapides, silencieux, portant des liasses de lettres, charriant des mannes regorgeant de papiers, vont et viennent sans se heurter dans les corridors resserrés ; par de longues trémies aboutissant aux fourgons mêmes, on fait glisser les sacs bourrés de dépêches ; dès qu’une de ces lourdes voitures a reçu son chargement, on l’entend qui s’ébranle, tourne dans la cour et s’éloigne bruyamment vers la gare où elle est attendue.

La grande boîte, celle des dernières levées, et que garde un factionnaire, est vidée de cinq minutes en cinq minutes ; des hommes haletants s’élancent à travers les escaliers, versent les lettres sur la table, où les manipulations dernières sont accomplies avec une rapidité fatigante à voir et plus fatigante à imaginer. L’heure sonne ; un dernier sac est lancé par la trémie, un dernier fourgon résonne sur le pavé : Tout est-il bien ? — Tout est bien !

Les hommes essuient leur front baigné de sueur ; les chefs donnent un dernier coup d’œil ; une inspection générale est faite pour bien s’assurer que nulle lettre ne traîne, que nulle cause d’incendie n’existe ; une voix dit : À bientôt, et surtout de l’exactitude ! — et l’hôtel des postes entre dans sa période de repos, période qui ne doit pas durer longtemps, car de neuf à onze heures il faut préparer le train du Havre. Et ainsi tous les soirs, tous les jours, avec un accroissement quotidien qui ne semble rien au premier abord, mais qui au bout de l’année se compte par 30 ou 40 millions d’objets[25]. Si à cela on ajoute le surcroît de travail de certaines époques exceptionnelles, telles que le jour de l’an, qui apporte à l’hôtel central 3 500 000 cartes de visite, on ne pourra qu’admirer un service qui en est arrivé, à force de soin et de volonté, à ne plus commettre qu’une erreur et demie sur mille objets.

Ce que le public ne sait pas ce qu’il ne peut deviner qu’imparfaitement c’est la constante activité que l’administration déploie pour éviter ou réparer ces inévitables erreurs qu’on lui a parfois reprochées avec une amertume imméritée. J’avoue que j’ai soumis la poste à plusieurs expériences qui toutes ont tourné à sa plus grande gloire. Je me suis fait écrire des lettres dont la suscription était en arabe, en russe, en grec ; je les jetais moi-même à la boite afin d’être bien certain qu’elles n’avaient point été égarées. Elles me sont toutes parvenues — avec un retard de six ou huit heures qui est parfaitement justifiable, puisque, arrivées à l’hôtel des postes, où elles n’avaient pu être déchiffrées, ces lettres avaient été portées aux ambassades de Turquie, de Russie, de Grèce, où la traduction de l’adresse avait été faite. La question fiscale ne pouvait entrer pour rien dans l’ardeur de l’administration à remplir son devoir, car ces lettres étaient affranchies[26].

Dès qu’une lettre porte une adresse illisible, incomplète ou erronée, elle est mise à part et confiée à deux employés spéciaux qui rendraient des points à Œdipe, liraient les tables de Manéthon à première vue, et pour qui nul rebus, si compliqué qu’il soit, ne peut avoir de mystère. Ils sont dans une sorte de cage vitrée appuyée contre une fenêtre bien éclairée, prés d’un casier chargé de dictionnaires, devant une table où reluisent des loupes de toute dimension. Ce sont des déchiffreurs et des devins aussi, car non-seulement il faut déchiffrer, mais encore il faut deviner. L’un d’eux, homme grand, sec, à cheveux blancs et dont les yeux brillent d’une intelligence singulièrement perspicace, s’est composé pour les besoins de sa besogne personnelle un dictionnaire qui est bien la plus étrange œuvre de patience qu’on puisse imaginer. Il a fait le catalogue de tous les châteaux et de toutes les usines ; il en connaît exactement le nombre et le nom des propriétaires ; il sait que les la Rochefoucauld ont vingt-trois châteaux et que les la Rochejacquelein en ont cinq. Bien des gens pensent avoir libellé régulièrement une adresse lorsqu’ils ont écrit : A. M. E. B. en son château. La lettre, mise au rebut provisoire par le manipulateur, est envoyée au déchiffreur : celui-ci consulte ses documents qui lui permettent d’assurer le trajet certain de la dépêche en inscrivant au dos : Trangy, commune de Saint-Éloi, par Nevers, Nièvre. Une lettre simplement adressée à M. F. O. à sa fabrique sera vérifiée, complétée, et partira ensuite sans encombre pour Vernon, Eure. Parfois un mot oublié, le mot principal, celui de la ville même, amène un autre genre de recherches. J’ai vu l’adresse suivante : M. P., négociant, Isère. Immédiatement en interrogeant l’Almanach de Bottin, on apprit qu’il y avait à Grenoble un M. P. qui est marchand de bois. Ceci n’est pas un cas de certitude, ce n’est qu’un cas de probabilité. La lettre sera dirigée sur Grenoble ; si elle y est refusée, on tentera de nouvelles démarches. Il y a des suscriptions qui rendent forcément toute transmission impossible : Mlle Françoise, pour faire parvenir à son père. Lille en Flandre. Ici le mystère est trop profond, et il faut renoncer à le pénétrer.

Une lettre porte à M. N. à la Ferté : il y a en France vingt-neuf villes ou villages de ce nom. Si nul indice particulier ne fait présumer que ce soit pour tel endroit plutôt que pour tel autre, la lettre s’en ira à toutes les la Ferté connues, sera frappée d’un timbre particulier à la poste de chacune de ces localités, et finira par rencontrer le destinataire qui, sans aucun doute, se plaindra du retard qu’aura subi sa lettre, mais ne payera pas un centime de surtaxe pour tous les voyages de découverte que l’étourderie de son expéditeur lui aura fait subir. Le travail le plus pénible est celui qui s’accomplit sur les adresses réellement frelatées à cause d’une orthographe impossible et de désignations improbables. Il faut une sagacité et une patience de Peau-Rouge pour arriver à reconstituer ces lignes hiéroglyphiques près desquelles les palimpsestes d’Herculanum paraissent faciles à lire du premier coup d’œil. Je puis transcrire d’invraisemblables suscriptions que j’ai vues, mais je ne puis en figurer l’écriture titubante, la disposition folle, l’inextricable enchevêtrement ; en voici deux, suivies de la traduction ; il me serait facile d’en citer des milliers : Mansieur Leclusier Dell mannai pour Tiechouraime abord Dasolferino a flouvy Paris Siens. Monsieur l’éclusier de la Monnaie pour remettre à Tiéchour (Aimé), à bord du Solferino, appartenant à Flouvy ; Paris, Seine. — Monneur Clote Baucheron à St-Ouen dhauberville près la marne de ellie à la baulle a rauns. Monsieur Claude Baucheron, à Saint-Ouen-de-Thouberville (Eure), près la mare du sieur Ellie, par la Bouille près Rouen (Seine-Inférieure). Il suffit qu’une adresse soit compréhensible pour éviter les commentaires des déchiffreurs : Aux meilleures rillettes de Tours, Indre-et-Loire ; le facteur est prié de ne point se laisser influencer par ses relations personnelles.

La moyenne des lettres qui exigent un travail de rectification est environ de mille par jour, sur lesquelles on parvient à en placer près de neuf cent cinquante. Celles que la poste est obligée de renoncer à remettre sont renvoyées au bureau des rebuts définitifs. C’est là, dans d’immenses pupitres fermés par un grillage en fil de fer, que dorment ces lettres embryonnaires qui n’ont pas eu la faculté d’arriver à la vie complète. Elles sont en assez grand nombre et composées de lettres refusées à cause de la taxe (c’est la majeure partie), de lettres absolument illisibles, de lettres dont les adresses sont trop incomplètes pour être comprises, enfin de lettres qui n’ont aucune suscription. Si singulier que le fait puisse paraître, il n’en existe pas moins ; j’ai vu un tiroir plein de lettres, affranchies pour la plupart, dont on avait oublié de mettre l’adresse. Il y a des lettres dont la suscription est régulière, mais dont le destinataire est si loin qu’il a été impossible d’arriver jusqu’à lui ; ainsi celle-ci : Pour le bon Dieu dans le paradis (ciel). Une fois apportées au bureau des rebuts, les lettres (non refusées à cause de la taxe) y sont ouvertes pour vérifier si elles ne contiennent pas quelque indice qui permette de les faire parvenir à destination ou de les retourner à l’expéditeur. Cette mesure donne d’excellents résultats, puisque sur 2 066 688 lettres tombées au rebut pendant l’année 1867, on est arrivé à en placer 1 018 206. On pourra s’étonner du chiffre considérable des rebuts, mais il diminuera singulièrement d’importance lorsqu’on remarquera qu’il se rapporte à un total de 341 370 726 lettres, et que beaucoup de personnes refusent les plis non affranchis.

La cause principale des rebuts est sans aucun doute la défectuosité des adresses ; les pauvres gens dont l’instruction n’a été que trop négligée commettent en souscrivant leurs lettres des bévues qu’on ne peut soupçonner. L’administration des postes leur est venue en aide d’une façon ingénieuse, et qui, à mon avis, mérite tout éloge. Elle s’est entendue avec le ministère de l’instruction publique, et a fait distribuer dans les écoles primaires soixante-dix mille cahiers de modèles d’écriture qui contiennent, comme exemples, des adresses de lettres correctes et régulières. Vraiment il est difficile de pousser plus loin la passion du devoir, et il faut espérer que tant d’efforts généreux ne resteront point sans résultat. On comprendra facilement que si la poste conservait indéfiniment tous les rebuts qu’elle recueille, l’hôtel central serait, au bout de peu de temps, encombré de la cave au grenier. Pour éviter cet inconvénient, on détruit au pilon les lettres de rebut, mais graduellement et dans des proportions déterminées par un règlement qui tient compte de toutes les conditions essentielles[27].

Nulle lettre n’est anéantie sans avoir été ouverte. Six employés armés d’une forte serpette sont occupés à cette fastidieuse besogne ; lorsque l’enveloppe a été fendue, la lettre en est extraite, dépliée, secouée, Quand on s’est assuré qu’elle ne contient aucune valeur, soit en billets de banque, soit en effets commerciaux, soit en mandats sur la poste, soit en timbres d’affranchissement, on la jette dans un trou carré, creusé au centre même de la table devant laquelle opèrent les six employés placés face à face, puis elle est emportée pour être réduite en pâte et devenir du papier neuf ou du carton, selon les hasards de sa destinée future.

Un autre bureau fort curieux est celui de la poste restante ; c’est là que se jouent le prologue et l’épilogue de bien des drames et de bien des comédies ; les employés y ont les mains pleines de dénoûments. Trois guichets s’ouvrent du bureau sur la salle d’attente, où le public est toujours impatient et contraste par son attitude avec l’impassibilité des agents chargés de la distribution. C’est là que viennent les étrangers de passage à Paris, les faiseurs de projets imprimés à la quatrième page des journaux, et qui, n’osant avouer leur nom, demandent qu’on leur réponde à des initiales indiquées ; à ceux-là les lettres ne sont remises que sur présentation de la quittance du fermier d’annonces : c’est là le moyen d’éviter les erreurs possibles ou les mauvaises plaisanteries.

Il est une catégorie de personnes qui fréquentent plus spécialement la salle de la poste restante : ce sont les jeunes femmes voilées et parlant d’une voix émue ; ce sont les amoureux traqués par la jalousie conjugale, qui entrent effarés, et regardent s’ils ne sont pas suivis ; ce sont des vieillards soignés, rafraîchis par toute sorte d’artifices, qui redoutent leur femme, se méfient de leur portier et arrivent en chantonnant tout bas : « L’amour est un enfant et Philis est sa mère ! » ce sont des collégiens, frisés chez le perruquier du coin, qui accourent, le dimanche, pour savoir si mademoiselle N…, des Délassements-Comiques, a répondu à leur pièce de vers ; ce sont les amoureux en un mot, et les trois quarts des lettres gardées au bureau restant leur sont destinées. Rien ne serait plus curieux que de passer une journée à examiner ces pauvres victimes de l’éternel vainqueur. La lettre est saisie avec empressement, ouverte d’une main fiévreuse, et alors c’est le rayonnement ou le désespoir ; si le jeune homme s’écrie : Elle est à moi, divinités du Pinde ! la femme tremblante dit avec un sanglot : Je ne t’ai point aimé, cruel ? qu’ai-je donc fait ? Il y a là, chaque jour, dans cette pauvre salle terne, grise, froide, des élans de reconnaissance et des cris de désolation qu’on ne peut soupçonner.

Nul n’a le droit, à moins qu’il ne soit délégué par la justice, de se faire délivrer une lettre qui ne lui est pas adressée ; il y a des maris malavisés et trop bénins qui ont été, avec simplicité, s’informer si la poste restante n’avait point de lettres pour leur femme ; on leur a répondu tranquillement : « Cela ne vous regarde pas ! » Une fois, il n’y a pas fort longtemps, les employés virent entrer dans la salle d’attente un homme visiblement agité et qui traînait, plutôt qu’il ne conduisait, une jeune femme pâle se soutenant à peine. Le monsieur fit la grosse voix et dit : « Avez-vous des lettres pour madame L… ? » L’employé prit le paquet correspondant à l’initiale du nom, le feuilleta avec soin, le referma de ce geste sec, sur et rapide que donne l’habitude, et répondit : « Il n’y en a pas. » Le couple dramatique sortit. Une heure après, la femme revint, seule cette fois et toute tremblante encore. Au premier coup d’œil, l’employé la reconnut, il prit de nouveau la liasse étiquetée L, en tira prestement une lettre et la remit à la malheureuse femme, qui se confondait en remercîments. « Elle était à votre adresse, lui dit l’employé, je ne devais la livrer qu’à vous ! » Je soupçonne cette femme d’avoir gardé une haute opinion des agents de la poste restante.

Vers un autre coin de l’hôtel des postes, et aussi isolé que possible, s’ouvre avec toute sorte de précautions un long cabinet mal éclairé, où le gaz est nécessairement allumé une bonne partie de la journée, cabinet silencieux et presque mystérieux : c’est le bureau des chargements. Vingt-trois employés, assis chacun devant une table spéciale, inscrivent et décrivent sur des registres paraphés à toutes les pages les lettres scellées de cinq cachets dont ils ont la responsabilité, J’ai dit plus haut les formalités vétilleuses que nécessite ce genre d’envoi ; nulle fraude n’est possible, ou du moins celui qui se hasarderait à en commettre une serait immédiatement découvert, car l’état civil d’une lettre chargée est tel, qu’on peut, en le consultant, savoir précisément en quelles mains elle a passé, combien de temps elle y a séjourné, depuis la minute où elle a été déposée à la poste jusqu’à celle où elle est enfin remise au destinataire.

Dans ce bureau spécial, chacun travaille avec une sorte de défiance ; une main écrit, l’autre est placée sur le précieux dépôt. La consigne y est tellement sévère que nul employé ne peut s’absenter pour n’importe quel motif, pour si peu d’instants que ce soit, sans avoir confié les lettres dont il est dépositaire à l’un de ses camarades, qui lui en donne un récépissé. Ce dernier alors prend en charge les dépêches jusqu’à ce que l’absent soit revenu et ait restitué le reçu après vérification. Chaque lettre est l’objet d’un procès-verbal particulier sur lequel sont relatés la date, le poids, la taxe, ainsi que le nombre, la couleur et la devise des cachets. Il faut reconnaître que l’administration des postes a fait tout ce qui était possible pour assurer la régularité de ce service, à la fois si important et si délicat. Quelle valeur représentaient les lettres que j’ai vues dans ce bureau lorsque je le traversais sans que ma présence ait fait seulement lever la tête aux employés ? On peut le dire avec une certitude presque positive.

Le bureau central de Paris reçoit et expédie par an 82 millions de sommes déclarées et une énorme quantité de lettres chargées contenant des valeurs inconnues, mais dont on estime le montant à plus d’un milliard. C’est donc une somme de 2 964 383 francs que j’avais sous les yeux, garantie par une frêle enveloppe de papier et fermée par des cachets fragiles, faible défense contre une telle tentation. Certes les précautions ingénieusement prises par l’administration sont indispensables ; mais la moralité des agents les rend superflues, de même que leur improbité les rendrait illusoires.

Un simple rapprochement de chiffres prouvera de quelle estime et de quel respect sont dignes les hommes chargés de cette tâche, qui serait dangereuse pour toute vertu mal forgée. Le service des chargements de l’hôtel des postes occupe vingt-trois employés sous les ordres d’un commis dirigeant, au traitement de 3 600 francs. L’ensemble des émoluments de ces vingt-trois agents représente 48 800 francs, soit 2 087 francs par tête. Or le travail qu’exige la manipulation des trois millions quotidiens qui passent dans ce bureau est rémunéré par la somme quotidienne de 131 fr. 50. L’écart est profond, si profond, qu’il cause une surprise involontaire ; mais ces hommes dont le salaire paraît dérisoire en présence de ce Pactole qui coule incessamment à travers leurs mains, restent impassibles, fermés à toute tentation malsaine, tant ils portent loin le juste sentiment du devoir professionnel. Je les comparerais volontiers à ces dragons dont a parlé le moyen âge : ils gardent des trésors, les protègent et n’y touchent jamais.

Tous les différents services dont je viens d’essayer d’expliquer le mécanisme ont été établis, en 1867, au Champ de Mars, pendant la durée de l’Exposition universelle. Des cabanes en bois spacieuses, construites dans le jardin, ont servi de bureaux aux employés, qui ont eu 805 962 objets à manipuler. Neuf boites placées sur différents points de l’immense rotonde étaient levées de deux heures en deux heures par dix-sept facteurs qui en opéraient immédiatement la distribution. Les exposants correspondaient entre eux dans l’intérieur même du palais, à l’aide de la poste. Le personnel avait été choisi avec soin parmi les agents connaissant les langues anglaise, allemande, italienne, portugaise, espagnole ; de plus, on avait découvert, je ne sais où, un homme étrange, polyglotte extraordinaire, qui aurait rendu des points à ce cardinal Mezzofanti que ses collègues du Sacré Collége appelaient, en plaisantant, le cardinal Pentecôte ; cet interprète universel avait été attaché au bureau spécial de l’Exposition, où il se tenait à la disposition du public. Cette organisation si rapidement installée et si intelligemment combinée frappa d’admiration les commissaires étrangers ; ils ne purent s’en taire, et s’empressèrent à l’envi de féliciter M. E. Vandal, qui depuis huit ans remplit avec une infatigable sollicitude les fonctions de directeur général des postes.

v. — l’hôtel des postes.

Manifestement trop étroit. — Sa situation depuis 1757. — Craintes d’incendie. — Insuffisance de tous les locaux. — Impossibilités matérielles. — Dédale. — Le portier seul connaît les détours. — Écuries et remises. — Causes d’erreurs. — Projets. — Les postes et le fisc. — Surintendance des postes.

Si je suis arrivé à faire comprendre les avalanches de papier qui chaque jour s’abattent sur le bureau central, on doit se figurer que l’hôtel des postes de Paris est un vaste monument, composé d’un immense rez-de-chaussée où des salles aérées, éclairées, de plain-pied les unes avec les autres, ouvertes de larges débouchés, outillées de tous les ustensiles de la science moderne, entourées de cours spacieuses, précédées de galeries d’attente, salles ventilées ou chauffées selon la saison, offrent au travail cyclopéen qui s’y accomplit toutes les ressources et toutes les commodités possibles. Il n’en est rien. L’hôtel des postes de Paris est un bouge, une superposition de cabanons reliés par des échelles ; quand une fois on l’a parcouru en détail, il est difficile de comprendre qu’un service quelconque puisse s’y faire.

Situé rue Jean-Jacques-Rousseau, s’appuyant sur la rue Pagevin et la rue Coq-Héron, rues étroites et qui ont à peine des dégagements, composé des hôtels d’Épernon et de la Sablière, destiné au service des postes en 1757[28], il n’a reçu depuis cette époque que des accroissements insuffisants. On a eu beau l’agrandir en 1786 et en 1815, y faire quelques constructions indispensables en 1827, louer encore dernièrement trois chambres dans une maison voisine, percer de gros murs, emmancher des escaliers, imaginer de nouveaux expédients, il ne répond en rien aux besoins de l’administration qu’il contient, ou plutôt qu’il étouffe. Dès 1847, le ministre des finances déclarait que la situation était intolérable ; qu’est-elle donc aujourd’hui !

Ces corridors où la lumière du gaz est indispensable en plein jour ; ces escaliers, où deux hommes non chargés ne peuvent passer de front ; ces salles trop étroites, où les employés sont empilés les uns sur les autres : ce dédale de chambres annexées qui ne se commandent pas et ne communiquent que par des degrés construits après coup ; cet outillage suranné, ces paniers qu’on tire à la corde et qui chape-chutent avec tout leur contenu contre les feuillets disjoints du parquet, tout est à refaire, tout est à remplacer, tout est à édifier à nouveau et selon les exigences d’un service qui s’accroît chaque jour dans une inconcevable proportion. Sans cesse et sans cesse on surveille les lampes, les becs de gaz, les calorifères, les poêles, les cheminées, car le feu semble toujours près de saisir ce vieux bâtiment, où les cloisons, les poutres, les escaliers, le faîtage, les lambris en bois rendraient un incendie excessivement dangereux. Le poste de pompiers, qui occupe une partie du rez-déchaussée de l’hôtel, est sans cesse sur le qui-vive. On a mis de l’eau partout où l’on a pu, les pompes sont toujours gréées, les fontaines toujours pleines, les seaux toujours préparés, car tout est à redouter avec un tel amas de matières combustibles dans un local aussi combustible qu’elles.

L’ancien bureau de la poste restante, où, pendant l’Exposition universelle de 1855, il venait plus de deux mille personnes par jour, était précédé par une salle d’attente où quinze individus pouvaient difficilement se trouver réunis ; à côté s’ouvrait la salle des vaguemestres, où se faisait le service de l’armée de Paris ; elle était tellement étroite, que deux hommes assis l’encombraient lorsque je la visitai, et qu’ils ont été obligés de se lever, de se ranger contre la muraille pour me laisser passer. Aussi, voyant venir l’Exposition de 1867 et prévoyant l’affluence extraordinaire d’étrangers qu’elle devait amener à Paris, le directeur général a-t-il abandonné son jardin afin qu’on pût y construire une poste restante plus commode, qui fonctionne aujourd’hui, mais qui est bien loin d’occuper l’emplacement dont un tel service a besoin dans une ville comme Paris,

Le bureau des rebuts, visité chaque jour par un nombre considérable de personnes qui vont faire des réclamations, est situé au second étage, et pour l’atteindre il faut franchir plusieurs escaliers qui s’entrecroisent. Ce qui est plus grave et plus incompréhensible encore, c’est que la grande salle des facteurs, la salle des manipulations constantes, est située au premier étage, qu’il faut y apporter à bras, par des escaliers où l’on ne peut passer qu’un à un, la récolte toujours renouvelée des boites de Paris et le produit des bureaux ambulants de la province. À la fin de la journée, aux dernières limites d’heure, quand on lève la boite de cinq minutes en cinq minutes, il faut, pour porter à la table de trituration ces lettres qui ne peuvent perdre une seconde, traverser trois salles, faire plusieurs détours et franchir quelques marches que le gaz éclaire toujours. Un seul agent, un seul, je ne plaisante pas, connaît aujourd’hui les inextricables détours de ce nouveau dédale : c’est le portier même de l’hôtel de la rue Jean-Jacques-Rousseau ; il arrive souvent que des chefs de service l’ont consulté sur la position d’un bureau où ils avaient des recherches à faire.

Quarante-deux fourgons, onze tilburys, neuf omnibus, faisant quatre cent cinquante et un voyages par jour, deux cents chevaux, sont nécessaires pour le service de la poste. Si l’on ajoute les fourgons qui viennent des ministères et de l’Imprimerie nationale, les voitures particulières, on aura pour l’entrée et la sortie plus de quatorze cents colliers, ainsi que l’on dit en terme de roulage. Or les cours sont insuffisantes, les voûtes sous lesquelles il faut passer beaucoup trop étroites, les écuries trop exiguës et les remises nulles. Dans ce service, où tout devrait être prévu, résolu d’avance, où la régularité nécessaire devrait être assurée par l’emploi d’un outillage perfectionné et par l’amplitude des aménagements, tout se fait par expédient. Qu’on en juge : soixante-deux voitures sont indispensables au service ; l’hôtel des postes parvient à en remiser onze ; vingt-six passent la nuit dans les cours ; les vingt-cinq autres sont gardées par tolérance aux gares des chemins de fer. Les éventualités exigent qu’on ait toujours au moins quarante chevaux sous la main ; l’écurie de la poste peut en contenir dix-huit ; je l’ai visitée, un dix neuvième n’y trouverait pas sa place.

De tout il en est ainsi ; le résultat de l’exiguïté du local amène fatalement l’encombrement ; les hommes et les dépêches sont en nombre beaucoup trop considérable dans un espace beaucoup trop restreint. Il a fallu obvier à cet inconvénient, qui menaçait d’entraver complètement le service et de paralyser des efforts sans cesse renouvelés. C’est alors qu’on a été forcé de donner aux bureaux ambulants une partie du travail qui normalement incombe au bureau central. Or le travail qu’on exécute en chemin de fer, dans une caisse étroite, avec une trépidation que rien n’arrête, avec la préoccupation constante d’avoir terminé avant la minute réglementaire, ce travail est nécessairement défectueux et amène souvent des irrégularités regrettables, dont la responsabilité remonte à l’administration, quoiqu’elle ait fait le possible et l’impossible pour les éviter. Les erreurs commises par la poste sont bien rares, mais on les diminuerait encore et on arriverait à les réduire à néant, si de vastes salles au rez-de-chaussée, desservies par des railways, offraient un emplacement convenable aux agents chargés de tant de manipulations délicates. Est-ce par économie qu’on ne construit pas à Paris un hôtel des postes digne enfin de la capitale de la France ? Je ne le crois pas, car la somme dépensée depuis cinquante ans pour ajouter des appendices aux bâtiments actuels, pour remanier ces derniers et les disposer à des appropriations impérieusement exigées, aurait suffi à édifier un hôtel des postes modèle, armé d’un outillage sérieux et vraiment fait pour l’énorme mouvement de correspondances dont il est le centre.

En 1798 et en 1811, l’abandon de l’hôtel de la rue Jean-Jacques-Rousseau avait déjà été décidé en principe. On a élevé le ministère actuel des finances avec l’intention d’y placer l’administration des postes. En, 1854, on a dû l’établir place du Châtelet, mais deux théâtres ont obtenu les terrains qui lui étaient réservés ; d’autres projets ont été mis à l’étude, le public les connaît, je n’ai point à en parler, non plus que des causes qui les ont fait ajourner. Quand la transformation de Paris atteindra-t-elle enfin l’hôtel des postes ? La situation actuelle crée des difficultés que chaque jour vient accroître. L’homme éminent qui dirige les postes avec une ardeur et une connaissance approfondie de son sujet auxquelles chacun rend justice, épuise son intelligence à chercher des palliatifs, à imaginer de nouvelles combinaisons empiriques, à parer aux dangers que lui apporte sans cesse l’augmentation des correspondances combinée avec l’insuffisance de plus en plus accentuée du local. On a parfois passé des journées entières — je parle sérieusement — à chercher comment on placerait une table dans une salle afin de ne gêner les mouvements d’aucun agent et de pouvoir introduire un employé de plus. C’est puéril, mais désespérant.

Tel est le côté matériel défectueux de l’administration des postes ; quant à ses imperfections d’un autre ordre, elles méritent qu’on en dise un mot. La France est aujourd’hui le seul pays où la poste appartienne à l’élément fiscal : elle dépend du ministère des finances ; elle rapporte des bénéfices fort importants, qu’elle ne peut même pas employer à d’indispensables améliorations. Elle est une source de revenus pour l’État, qui ne fait rien en sa faveur, se déclare trop pauvre pour lui venir sérieusement en aide, et la force à fonctionner dans des conditions désastreuses. Le transport des correspondances est un service public ; s’il couvre ses frais, c’est tout ce qu’on peut en exiger ; il doit avoir le droit de se parfaire avec ses propres ressources, et ne doit verser celles-ci au Trésor que si elles lui sont absolument inutiles. La poste, qui occupe 28 500 employés, qui maintenant par ses paquebots va aux quatre coins du monde, où elle a des agents spéciaux, qui, pendant ces sept dernières années, a fait 448 665 216 francs de recette brute, sur lesquels le Trésor a recueilli un bénéfice net de 91 289 589 francs, mérite d’être indépendante, d’être soustraite à la fiscalité qui en profite sans la secourir, et de devenir enfin une sorte de surintendance placée à côté des ministères et en dehors de leur action immédiate. On la verrait alors se développer, se mettre à la hauteur des besoins qu’elle a mission de servir, appeler à son aide les ressources de la science moderne, et placer enfin son administration centrale dans un établissement digne d’un peuple qui n’hésite jamais à se proclamer le premier peuple du monde.

Appendice.L’investissement de Paris à tout à coup arrêté le fonctionnement de l’administration des postes qui, ne pouvant plus agir normalement hors de la ville close par les armées allemandes, eut recours aux transports aérostatiques pour remédier à cette paralysie forcée et transmettre quelques nouvelles à la province ; elle fit partir 55 ballons chargés de 9 548 kilogrammes de dépêches qui, au poids moyen de 2 1/2 grammes, représentaient 3 819 200 lettres. Aussitôt que les circonstances l’ont permis, la poste a rétabli partout ses services, qui ont, depuis 1867, subi quelques modifications qu’il est bon de signaler.

Les bureaux ambulants voyageant sur les chemins de fer sont actuellement au nombre de 35 ; c’est donc 15 de plus qu’en 1867 ; à cette dernière époque, nous disions que le trajet annuel des bureaux ambulants et des facteurs atteindrait 100 millions de kilomètres. Nos prévisions sont déjà dépassées : les 49 640 000 kilomètres franchis sur les rail-ways, et les 50 370 000 parcourus sur les routes de grande et de petite vicinalité, forment un total supérieur à celui que nous avions indiqué. Le chiffre des boîtes a été augmenté, il est de 49 100, et celui des agents a été porté à 31 500, sans compter 5 500 aides ou courriers non commissionnés ; parmi ces 37 000 employés, il faut compter 18 291 facteurs ruraux, dont le parcours quotidien équivaut à 486 143 kilomètres.

En 1873, la poste a transporté 733 137 194 objets, qui se décomposent ainsi : lettres, 334 478 841 ; cartes postales, 16 451 423 ; chargements, 6 114 633 ; contre-seings, 56 534 520 ; journaux, imprimés, échantillons, 315 361 354 ; mandats d’articles d’argent, 4 196 423 ; ceux-ci représentaient une somme de 120 212 010 francs. La prime d’assurance d’un dixième pour cent des valeurs déclarées a été élevée à 20 centimes pour 100 francs ou fraction de 100 francs par la loi du 24 août 1871 ; une autre loi du 25 janvier 1873 a fixé le maximum de la déclaration à 10 000 francs ; en 1873, la poste a expédié 1 735 413 lettres ou boîtes renfermant 748 034 000 francs de valeurs déclarées. L’administration a eu à rembourser 6 776 fr. pour 14 lettres recommandées et 7 lettres contenant des valeurs déclarées qui ont été égarées ou détournées. Les objets tombés en rebut, sur l’ensemble de toutes les opérations, ont été de 2 168 147, sur lesquels 861 733 ont pu être, après recherches approfondies, remis aux destinataires. La vente des timbres-poste a produit 95 334 669 francs ; la part seule de Paris a été de 20 279 634 fr. 96 cent. Quant aux contre-seings, ils sont plus abondants que jamais.

Le service exclusif de Paris a exigé 1 903 agents, qui ont manipulé 303 628 425 objets ; 3 nouveaux bureaux ont été ouverts, ce qui donne un total de 39, dont 13, dits bureaux de passe, servent de point de départ à 13 lignes de tilburys. Pour désencombrer l’hôtel des postes, que l’accroissement des correspondances rend chaque jour plus étroit et plus impropre au service, on a laissé aux bureaux de passe le soin de classer les lettres destinées à la province, — ce sont les plus nombreuses. Ces bureaux forment la dépêche départementale (divisée en 35 sous-dépêches correspondant aux 35 bureaux ambulants) et la remettent aux tilburys qui, dans la cour de l’hôtel de la rue Jean-Jacques-Rousseau, la versent directement aux fourgons destinés aux gares de chemins de fer ; l’administration centrale n’a donc plus à pourvoir qu’aux manipulations des dépêches de Paris, de la banlieue, de l’étranger, et c’est tout ce qu’elle peut faire dans les conditions déplorables où elle continue à être installée, malgré les plaintes incessantes de tous les intéressés.

Une loi du 20 décembre 1872 a autorisé la circulation de correspondances découvertes sur cartes postales, à taxe inférieure de 10 centimes pour la ville et de 15 centimes pour les départements ; ces cartes, mises pour la première fois à la disposition du public le 15 janvier 1873, semblent avoir été acceptées dans une certaine proportion, car pendant la première année la poste en a transporté 5 156 071 à 10 centimes et 11 295 342 à 15 centimes. On peut regretter que la nécessité de faire face aux exigences financières créées par la guerre ait engagé l’Assemblée nationale à voter la loi du 24 août 1871, qui impose une surtaxe proportionnelle aux objets confiés à la poste ; c’est se mettre en contradiction avec les besoins du public et avec la tendance intelligente des autres nations à pousser la réforme postale jusqu’aux dernières limites ; il faut espérer que cette mesure rétrograde sera essentiellement transitoire, et que la force même des choses nous conduira à un tarif uniforme et très-modéré : 5 centimes pour la ville, 10 centimes pour la province, 15 centimes pour l’étranger. L’accroissement des correspondances comblerait promptement le déficit ouvert par l’abaissement de la taxe, et le fisc, qui continue en France à tirer bon parti de l’administration des postes, n’aurait pas à s’en plaindre.

Malgré la guerre, la Commune, la surtaxe, les postes sont entrées pour une part considérable dans notre budget des recettes ; le produit brut de 1867 à 1873 inclusivement s’est élevé à la somme de 651 895 101 francs, sur lesquels le Trésor a recueilli un bénéfice net de 187 932 740 francs. Il est difficile de comprendre, en présence de pareils chiffres, que l’État ne se décide pas enfin à faire construire un hôtel des postes convenable et approprié aux exigences du service.

  1. La Bible donne quelques détails sur l’organisation postale de la Perse. On lit dans Esther, viii, 9 : « Les secrétaires du roi furent appelés en ce temps, le vingt-troisième jour du troisième mois, mois de Sivan, et il fut écrit selon l’ordre de Mordechaï (Mardochée) aux Jéhoudins (Juifs) et aux strapes, aux pachas et aux princes des provinces, depuis Hodon jusqu’à Couleh, cent vingt-sept provinces, à chaque province selon son écriture, et à chaque peuple selon son langage, et aux Jéhoudins selon leur écriture et selon leur langage. — 10. Et l’on écrivit au nom du roi, on scella de l’anneau du roi, on envoya les lettres par des courriers à cheval sur des coursiers rapides, sur des dromadaires issus de juments. — 14. Les courriers montés sur des coursiers, sur des dromadaires, partirent à la hâte… » (La Bible, trad. Cahen.)
  2. Suét., de Aug, xlix.
  3. Voir Pièces justificatives, 1.
  4. Brantôme, éd. Monmerqué, t. Ier, p. 450 et suiv.
  5. Ce service était distribué en neuf bureaux qui s’étaient divisé tous les quartiers de la ville ; chaque bureau était distingué par une lettre particulière depuis A jusqu’à J inclusivement ; voir Plan d’administration pour la poste de Paris : M.DCC.LX.
  6. Les directeurs généraux de l’administration des postes ont été depuis 1797 jusqu’à nos jours :

    27 novembre 1797, Gaudin, commissaire du Directoire exécutif près la ferme des postes ; — 15 novembre 1799, Laforêt, commissaire du Directoire exécutif près la ferme des postes ; — 17 décembre 1801, comte de Lavalette, commissaire central des postes ; — 19 mars 1804, comte de Lavalette, directeur général des postes ; — 3 avril 1814, de Bourrienne ; — 13 mai 1814, comte Ferrand ; — mars 1815, comte de Lavalette ; — juillet 1815, comte Beugnot ; — 2 octobre 1815, marquis d’Herbouville — 15 novembre 1816, Dupleix de Mezy ; — 26 décembre 1821, duc de Doudeauville ; — 4 août 1824, marquis de Vaulchier ; — 15 novembre 1828, baron de Villeneuve ; — 2 août 1830, Chardel ; — 6 septembre 1830, Conte, président du conseil des postes ; — 5 janvier 1831, Conte, directeur de l’administration des postes ; — 21 décembre 1844, Conte, directeur général des postes ; — 22 juin 1847, comte Dejean ; — 25 février 1848, Arago (Étienne) ; — 21 décembre 1848, Thayer (Édouard) ; — 27 décembre 1853, Stourm ; — 25 mai 1861, Vandal (Édouard). À ces noms il convient d’ajouter aujourd’hui (janvier 1875) ceux de Rampont-Lechin, 9 septembre 1870, et de Le Libon, 9 août 1873.

  7. Un fait, que je trouve dans la curieuse Correspondance secrète publiée par M. de Lescure, semble prouver que des espèces de facteurs ruraux existaient déjà avant la Révolution. Dans une chasse du roi, le cerf étant à l’eau, « l’un de ces facteurs qui portent les lettres dans les villages s’amusait à ce spectacle ; c’était un enfant de quinze ans qui portait en bandoulière la petite boite décorée d’une fleur de lis. Le roi Louis XVI, ignorant l’usage de cette boite, passe derrière l’enfant, la lui ôte légèrement et la jette dans l’eau. » L’enfant se désespère, on repêche la boite et on donne au petit facteur un écu de six livres.
  8. Dans certaines circonstances, on rappelait publiquement ces prescriptions. « L’an 1523 le vingt-huitième jour de juing fut cryé à son de trompe par les quarrefours de Paris, de par le Roy… qu’on ne laissât plus passer nulz courriers ne aultres personnes portans lettres sans être veües et visitées ; et ce sur peine de confiscation de corps et de biens, et fut ce faict par despit de ce que le pape tenoit le party de l’Empereur. » Journal d’un Bourgeois de Paris sous le règne de François Ier, p. 112 et 113.
  9. Pierre Clément, la Police sous Louis XIV, p. 16, 37 et pass.
  10. Journal de Dangeau ; éd. Didot, XVI, p. 43 ; III, p. 366.
  11. Lettres de madame de Sévigné, etc., II, p. 120 ; éd. Hachette.
  12. Mémoires de madame du Hausset ; éd. Barrière, p. 33 et suiv.
  13. Les Lettres de la Palatine confirment le récit de madame du Hausset et prouvent que la façon de procéder ne s’était point modifiée en passant du régent à Louis XV. Elle écrit, en effet, le 2 décembre 1717 : « Il ne sert à rien de cacheter les lettres avec de la cire ; on a une espèce de composition faite avec du vif-argent et d’autres substances qui enlèvent la cire, et lorsque les lettres ont été ouvertes, lues et copiées, on les recachète si adroitement que personne ne peut découvrir si elles ont été ouvertes. Mon fils sait fabriquer cette composition ; on l’appelle gama. » Madame, mère du régent, parlait l’allemand aussi mal que le français ; en allemand, amalgame se dit amalgama ; elle n’a retenu que les deux dernières syllabes. Du reste, dans toute sa correspondance, on trouve incessamment plus que des allusions à l’ouverture des lettres : voir, dans l’édition Rolland, Lettres du 19 février 1682, du 29 août, du 1er novembre 1683 ; dans l’édition Brunet, Lettres du 4 juillet 1698, du 15 mai 1701, du 19 février 1703, du 17 mars 1706, du 18 octobre 1709, du 20 juillet 1711, du 13 juillet 1713, du 18 juillet, du 6 septembre 1715, du 14 juillet 1718, du 2 novembre 1719, du 3 octobre 1720, du 6 mars 1721. Elle sait que toutes ses lettres sont lues, elle en profite pour faire connaître son opinion à qui de droit ; le 19 juin 1721, elle écrit : « L’abbé Dubois m’a fait dire qu’il ne se mêlait nullement de la poste, et qu’elle regardait exclusivement M. de Torcy ; mais ils sont tous deux des œufs pourris et du beurre gâté ; ils ne valent pas mieux l’un que l’autre, et ils seraient tous les deux mieux à leur place à la potence qu’à la cour, car ils ne valent pas le diable et ils sont plus faux que le bois du gibet. S’il a la curiosité de lire cette lettre, il verra l’éloge que je fais de lui, et il reconnaîtra la vérité de notre proverbe allemand : Celui qui écoute aux portes entend dire bien du mal de lui. »
  14. Dussaulx, l’Œuvre des sept jours.
  15. Récit de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène, par M. le général de Montholon, ch. vii.
  16. Mémorial de Sainte-Hélène, t. II, p. 71 et suiv. Édition de 1823.
  17. Mémoires du duc de Rovigo, t. Ier, p. 420 ; 1828.
  18. Bonrrienne, t. IV, p. 90.
  19. 4 vol. Paris, 1829.
  20. Voir Pièces justificatives, 2.
  21. Voir Pièces justificatives, 3 et 4.
  22. Voir Pièces justificatives, no 5.
  23. Ces deux journaux sont remplacés aujourd’hui par le Journal officiel et le Bulletin français, car le Moniteur universel a cessé d’être l’organe officiel du gouvernement depuis le 1er janvier 1869.
  24. Actuellement, pour les motifs que l’on sait, Avricourt a remplacé Strasbourg comme point frontière.
  25. En 1863, la boite de Paris a manipulé 205 833 419 objets ; en 1864, 252 157 238 ; en 1865, 283 595 921, en 1867, 329 766 825. — On peut juger de la progression.
  26. J’ai voulu m’assumer que ce service était toujours aussi bien fait ; le 4 janvier 1875, j’ai jeté à la poste une lettre portant pour suscription : À l’auteur de madame Bovary ; le lendemain, elle était remise à M. Gustave Flaubert.
  27. On détruit, au bout d’un mois plein, plus la fraction du mois pendant lequel elles sont entrées dans le service, les lettres refusées ; au bout de deux mois pleins, plus la fraction du mois, etc. : 1o les lettres adressées à des personnes décédées ; 2o les lettres adressées poste restante ; 3o les lettres adressées sans indication de domicile à des voyageurs, marins, passagers, etc. ; 4o les lettres portant une annotation extérieure qui en indique le contenu. On détruit au bout de trois mois : 1o les lettres adressées à des personnes inconnues ; 2o les lettres adressées à des personnes parties sans faire connaître leur nouvelle résidence ; 3o les lettres sans adresse ou portant une adresse illisible ou incomplète, et celles adressées sous le couvert des agents des postes ; 4o les lettres d’origine française à destination de l’étranger et renvoyées comme rebuts par les différents offices ; 5o les lettres provenant des pays étrangers du continent dont les relations avec la France ne sont pas réglées par des conventions de poste. — On détruit au bout de six mois : les lettres non affranchies à destination des pays de l’Europe pour lesquels l’affranchissement est obligatoire ; 2o les lettres originaires des pays étrangers d’outre-mer, dont les relations avec la France ne sont pas réglées par des conventions de poste, et qui sont apportées dans les ports de France par des paquebots réguliers. — On détruit au bout d’un an : 1o les lettres non affranchies à destination des pays situés hors de l’Europe pour lesquels l’affranchissement est obligatoire ; 2o les lettres originaires des pays d’outre-mer qui ne correspondent avec la France que par la voie des bâtiments de commerce. — Au bout de huit ans, on détruit les lettres renfermant des papiers importants, effets de commerce, timbres-poste, etc.
  28. Avant cette époque, l’hôtel des postes, déjà insuffisant, était situé rue des Bourdonnais. Law, au temps de sa splendeur, avait acheté six maisons de la rue Vivienne, entre le jardin du Palais-Royal et la rue Colbert, pour y faire construire une Bourse et la Poste ; sa déconfiture ne lui permit pas de mettre ce projet à exécution.