À valider

Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/V

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Seine à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE V

LA SEINE À PARIS


i. — généralités.

Indifférence des Parisiens. — Importance de la Seine. — Sièges et famines. — Au dix-neuvième siècle, la Seine perd de son importance. — Origine du nom. — Nantes. — Inscription. — Hanse. — Armes de Paris. — Guerres civiles. — La Tour de Nesle. — Inondations. — Étiages. — Dimensions. — Eau potable. — Seine et Marne. — Les provinciaux et l’eau de Paris.


Le Parisien qui traverse les ponts et passe sur les quais est, depuis son enfance, tellement accoutumé au spectacle qui se déroule sous ses yeux, qu’il ne pense guère à s’en rendre compte. Il sait vaguement qu’il y a des navires au port Saint-Nicolas, que pendant l’été on peut prendre des bains de rivière ; parfois il lit dans son journal qu’un train de bois s’est brisé contre une des piles du pont au Change ; par curiosité il entre à la Morgue, et souvent il regarde les pêcheurs à la ligne assis dans les bachots amarrés à la berge. La Seine ne lui offre rien de particulier ; elle a pourtant une importance majeure, car elle est une des grandes voies par où la capitale s’approvisionne ; elle complète l’ensemble de nos organes de communication, et de plus elle a une existence spéciale, représentée par les industries qui vivent sur elle et par elle.

L’écrivain qui raconterait l’histoire de la Seine pendant les seize premiers siècles de la monarchie française serait bien près d’avoir fait une histoire complète de Paris. Grâce aux routes d’abord et ensuite aux chemins de fer, elle n’a plus cette utilité redoutable qui en rendait la libre possession si précieuse ; elle n’est plus la clef de la famine ou de l’abondance. Pour apprécier le rôle qu’elle jouait encore dans des temps relativement rapprochés de nous, il faut se rappeler ce que dit Pierre de l’Estoile : « Le samedi 7 avril 1590, la ville de Melun fut rendue au roy par composition. La prise de cette ville avec celles de Corbeil, Montereau, Lagny et autres passages de rivières saisis en mesme temps, qui estoient les clés des vivres de Paris, avancèrent fort le dessein du roy, qui estoit de faire faire une diette à ceux de Paris, qui peust tempérer l’ardeur de leurs résolutions et frénaisies. » On sait l’épouvantable famine qui suivit cette conquête de la Seine, car trois mois après « on entendit aucuns deviser sur la mort d’une dame riche de plus de trente mille écus, laquelle ne trouvant pas avec argent de quoi vivre, et voyant deux de ses petits enfants morts de faim, les avoit cachés et fait saler par sa servante, et l’une et l’autre s’en sont nourries au lieu de pain. » À ce moment tous les yeux sont tournés vers la Seine, du haut des clochers on en interroge le cours aussi loin qu’on peut en suivre les méandres ; c’est par elle seule que peuvent arriver les vivres si douloureusement attendus ; aussi quel désespoir lorsque « le dimanche 28 du présent mois d’avril 1591, la flotte de Meaux et de Château-Thierry, conduisant à Paris jusqu’à quatorze cents muis de bled en cent quinze basteaux, est arrestée et prise par les gens du roy. »

S’il en était ainsi au temps de Henri IV, qu’était-ce donc sous les rois de la première et de la seconde race ? Ces dures époques sont aujourd’hui passées pour toujours[1], mais elles ont laissé des traces profonds qu’on retrouve à chaque page dans les vieux mémoires. Dès que la navigation de la Seine est interdite, Paris s’émeut, s’affaisse et se désespère. C’était le fleuve nourricier par excellence, et jusque sur les marchés publics il déposait le blé, le vin, le bois et les fruits. Quand son cours était interrompu, il n’apportait plus que la famine, la contagion et la mort. C’est alors que le Bourgeois de Paris se lamente et accuse la dureté des temps : « Environ sept ou huit jours en mars (1415) fut Seine si cruel à Paris que un moulle de bûches valait neuf ou dix sols parisis. »

La Seine n’a réellement perdu son antique et considérable importance que dans ce siècle-ci ; pendant les jours troublés de la Révolution, quand le peuple affamé faisait queue à la porte des boulangers, c’est par elle que presque tous les subsides, vivres et munitions, arrivaient à Paris. Qui ne se rappelle l’anecdote racontée par Dussaulx ? Un bateau chargé de poudre de traite[2] arrive au port de la Grève ; le peuple lit poudre de traître sur le billet signé par le commandant Lassale et veut massacrer ce dernier immédiatement. Par le sang froid de La Fayette et non sans peine, ce malheureux fut sauvé.

D’où vient ce mot : la Seine ? Du celtique, dit-on. Squan, serpent ; sin-ane, la lente rivière ; sôgh-ane, la paisible rivière ; les Romains l’ont latinisé, selon leur habitude, et en ont fait Sequana. A-t-elle été une divinité ? On pourrait le croire, puisque le Tibre fut un dieu. Ceux qui la possédaient et en avaient la navigation exclusive étaient de grands personnages, les plus riches et les plus considérables de la Cité ; il y a longtemps que les nautes étaient célèbres, et le plus ancien monument de Paris leur appartient. Lorsque, en 1711, Louis XIV fit changer le maître-autel de Notre-Dame, dans les fouilles qu’on opéra au milieu du chœur de la vieille basilique, on rencontra les débris d’un autel élevé autrefois par nos pères ; sur une de ses faces on lisait et on peut lire encore au musée de Cluny : tib : cæsare aug. jovi optumo maxsumo… m. nautæ parisiaci publice posuerunt ; — sous Tibère César Auguste, à Jupiter très-bon, très-grand, les navigateurs parisiens publiquement consacrèrent… — Ces nautœ, désignés plus tard sous le nom de mercatores aquœ, furent la souche de notre administration municipale ; ils furent la hanse ; leur chef, d’abord prévôt de la marchandise d’eau, devient prévôt des marchands, puis maire de Paris et enfin préfet de la Seine. C’est à cette origine, et non pas à la forme problématique de la Cité, — jadis composée de trois îles, — qu’il faut attribuer les armes de Paris, la nef et la devise : Fluctuat nec mergitur, que Philippe Auguste donna à notre ville, au moment où il commençait la construction de la grosse tour du Louvre dont relèvent tous les châteaux de France ».

La Seine a connu toutes nos discordes civiles et, si je puis dire, elle y a pris part. Les Normands l’ont envahie sur leurs barques d’osier recouvertes de peau[3] ; elle a reçu le corps de Louis de Bois-Bourdon, l’amant d’Isabeau de Bavière : « Laissez passer la justice du roi ! » elle s’est refermée sur les cadavres des Armagnacs, lors du grand massacre de 1418 que commandait Capeluche ; à la Saint-Barthélémi, pendant que Charles IX,

 Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier,
Giboyait aux passants trop tardifs à noyer,


elle a charrié dix-huit cents huguenots vers le quai des Bons-Hommes ; de nos jours, elle a porté jusqu’à la mer les livres, les manuscrits, les vêtements sacerdotaux, les vases de l’Archevêché, et pendant nos insurrections elle a roulé le corps de plus d’un combattant. Elle a sa légende amoureuse et sinistre ; sans Villon nous ne la connaîtrions guère :

 Semblablement où est la royne
Qui commanda que Buridan
Fût jette en ung sac en Seine ?…
Mais où sont les neiges d’antan ?


La tour de Nesle a fait place à l’hôtel des Monnaies, et les maris sont assez accommodants aujourd’hui pour que les grandes dames n’aient plus à faire jeter leurs amants à la rivière.

Ses inondations jadis ont été fréquentes et souvent terribles. La plus considérable dont l’histoire ait gardé le souvenir est celle de 1176 ; elle emporta tout, les deux ponts qui la traversaient alors, les moulins, les barques, les berges, les piles de bois et les maisons ; elle noya les troupeaux qui paissaient dans les îles. La population consternée se tourna vers le ciel, et l’évêque de Paris, suivi de tout son clergé, de tous les moines, du roi Louis VII accompagné de sa cour, vint solennellement sur la grève étendre les mains au-dessus de la rivière rebelle et lui montrer un clou qui avait percé les mains du Christ ; puis il lui dit : « Que ce signe de la sainte passion fasse rentrer les eaux dans leur lit et protège ce misérable peuple ! » La crue s’arrêta et la ville fut sauvée. Plus récemment, en 1740, à Noël, Paris fut littéralement inondé. On allait en barque dans toutes les rues, « et, dit Barbier, c’est un concours de bateaux comme en été au passage des Quatre-Nations. » La place du Palais-Royal, la place Maubert, la place Vendôme, les Champs Élysées, étaient sous l’eau. Des maisons furent renversées, une entre autres rue Saint-Dominique. Pour porter remède à tant de désastres on découvrit la châsse de sainte Geneviève[4].

On a maintenant des moyens plus certains pour resserrer la Seine et l’empêcher de courir la prétantaine à travers Paris ; nos ingénieurs des ponts et chaussées n’emploient guère de reliques, mais il faut croire que leurs procédés ne sont pas mauvais ; car, malgré les déboisements imprudents qui ont dénudé les montagnes voisines de ses rives, elle est assez paisible maintenant et ne franchit plus le rempart de ses quais ; ce qui ne l’empêche pas du reste d’être sévèrement surveillée : chaque jour sa hauteur est relevée, enregistrée, et tous les ans le tableau de ses variations est envoyé à l’Académie des sciences, à l’Observatoire, à la Préfecture de police, à l’Hôtel de Ville, au ministère de l’Intérieur et à celui des Travaux publics.

Il y a deux étiages à Paris, celui du pont de la Tournelle et celui du pont Royal. Chacun sait qu’un étiage est le niveau de la rivière pris à ses plus basses eaux ; ce sont celles de 1719 qui ont servi de point de départ. Pour avoir la hauteur exacte de la rivière depuis le fond jusqu’à la superficie, il faut ajouter 0m,45 pour le pont de la Tournelle et 0m,85 pour le pont Royal ; le zéro de l’échelle du premier est donc marqué à 0m,45 au-dessus du sol même de la rivière ; le zéro de l’échelle du second à 0m,85. Ce calcul n’est pas d’une certitude absolument rigoureuse, car le lit de la Seine subit parfois des tassements et des ensablements qui peuvent modifier son niveau. Pour la Seine comme pour les hommes, les jours se suivent et ne se ressemblent pas ; les eaux les plus basses qu’on ait jamais observées se montrent le 29 septembre 1865 et laissent apercevoir le sol même de la rivière[5]. En 1866, précisément à la même date, les eaux gagnant pour cette année-là leur maximum d’élévation arrivent à 5m,50, et, par extraordinaire, c’est le 1er janvier que les eaux atteignent leur niveau le plus faible, 0m,20 au-dessus de zéro. Ce fait, qui au premier abord nous paraît étrange, d’un abaissement anormal de la rivière pendant les mois rigoureux, n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire et a déjà été remarqué par l’Estoile : « Le jeudi 3 janvier 1591, qui estoit le jour de Sainte-Geneviève, la rivière de Seine, qui estoit si basse en ceste saison que l’on pouvoit quasi aller à pied sec du quai des Augustins en l’isle du Palais (ce qui n’avait été vu de mémoire d’homme), vint à croistre ce jour, sans aucune cause apparente. »

Si Paris était une circonférence, la Seine en serait l’axe, car elle le traverse dans sa plus grande largeur, sur une étendue de 11 kilomètres et demi ; la vitesse moyenne de son cours entre les quais qui la pressent et accélèrent sa marche est de 0m,65 par seconde, ce qui donne 2 340 mètres à l’heure, un peu plus d’une demi lieue ; une épave abandonnée au fil de l’eau mettrait donc environ cinq heures pour franchir Paris depuis le pont Napoléon jusqu’au pont du Point-du-Jour. À son entrée à Paris, la Seine est large de 165 mètres et de 136 à sa sortie ; vers le pont Saint-Michel, resserrée dans son bras le plus étroit, elle n’a que 49 mètres, mais au-dessous du pont Neuf elle obtient toute son amplitude et parvient à 263 mètres de largeur. Quant à sa limpidité, elle est aussi variable que le temps ; un spécialiste qui fait autorité dans la matière, M. Poggiale, a calculé que la Seine était en moyenne trouble pendant 179 jours de l’année.

L’eau de la Seine est-elle bonne à boire ? Grave question, sur laquelle on a écrit des volumes ; la chimie s’est chargée de répondre, et voici ce qu’elle dit : Dans les temps de pluie et de fonte de neige, le résidu limoneux des eaux de la Seine s’élève à un et deux grammes par litre ; de plus elle contient environ deux ou trois pour 100 de matières organiques ; en général, dans la saison normale, l’eau prise au centre de Paris renferme par litre seize centigrammes de carbonate de chaux, deux de carbonate de magnésie, deux de sulfate de chaux et quelques milligrammes de chlorures alcalins et de nitrates. Certes, une telle boisson est potable au premier chef ; mais est-ce bien l’eau de la Seine qui abreuve Paris ? La question peut sembler puérile ; elle ne l’est guère cependant, et elle a été résolue par M. Robinet[6]. Les Parisiens de la rive gauche boivent l’eau de la Seine, les Parisiens de la rive droite boivent l’eau de la Marne. Des expériences sérieuses et concluantes ne laissent aucun doute à cet égard. Les deux rivières se côtoient sans se mêler pendant qu’elles traversent Paris entre les mêmes bords, sur le même lit ; c’est en vain qu’elles se heurtent contre les piles des ponts, qu’elles sont agitées par les bateaux à vapeur, elles se conservent presque pures malgré leur contact forcé. Il faut qu’elles soient attirées et comme barattées dans le grand coude que la Seine fait en face de Meudon pour perdre leurs qualités distinctes et devenir réellement unies. À Sèvres seulement le mélange est complet et l’eau est enfin absolument homogène.

Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que l’eau de Paris, Seine ou Marne, à une exécrable réputation. Cette mauvaise renommée, contre laquelle maintenant rien ne prévaudra, elle la doit aux provinciaux et aux étrangers. Ils viennent à Paris, vont au spectacle, se couchent fort tard, dînent chez les restaurateurs, y soupent quelquefois, se truffent tant qu’ils peuvent, ne boivent que du vin pur, et finalement retournent chez eux avec l’estomac délabré et des alourdissements. Ils ont la mine piteuse, le teint jaune, l’œil plombé, et quand on leur demande la cause de leur malaise, ils répondent : « C’est l’eau de Paris ! »


ii. — les iles et les ponts.

Topographie. — Modifications successives. — L’île aux Javiaux. — L’île Saint-Louis. — Île Notre-Dame et île aux Vaches. — Île de la Cité. — Île aux Juifs, île aux Treilles, îlot de la Gourdaine. — L’île du Louvre. — L’île de Seine. — L’île des Cygnes. — L’allée des Cygnes. — Paradis des pêcheurs. — Le Grand-Pont. — L’avaleur de nefs. — Les oiseliers. — Le Petit-Pont. — Le pont Saint-Michel. — Le pont Notre-Dame. — Pompe hydraulique. — Suicide. — Débâcle. — Le pont Neuf. — Samaritaine. — Boutiques. — Ponts au dix-septième siècle. — Prix du pont Royal. — Pont de la Concorde. — Statues. — Ponts suspendus. — Péage. — H. Royer-Collard. — Les nouveaux ponts. — Les ponts futurs. — Pêche affermée. — Affiches.


La topographie de la Seine a souvent changé ; je ne parle pas simplement de ses berges, où les quais, commencés en 1312 par Philippe le Bel, n’ont été achevés que de nos jours. La vallée de la Misère est devenue la place du Châtelet, la promenade plantée de saules et chère aux Parisiens est aujourd’hui le quai des Grands-Augustins, l’Écorcherie s’appelle le quai de Gèvres ; en passant devant le quai d’Orsay, bâti en 1802, Néel, à la fin du siècle dernier, pouvait écrire dans son burlesque Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer : « J’estimai que ce que je voyais était ce que nos géographes de Paris appellent la Grenouillère, parce que j’entendis effectivement le coassement des grenouilles. » Les peaussiers, les mégissiers qui, habitant les bords de la Seine, avaient baptisé le quai de la Mégisserie, sont relégués avec les tanneurs dans le faubourg Saint-Marceau, à côté de la Bièvre ; les bouchers ont vu leurs abattoirs, qui jadis ensanglantaient les environs de l’Hôtel de Ville, repoussés vers les quartiers excentriques. Lentement, mais incessamment la Seine s’est épurée ; elle a rejeté loin de ses rives tous les corps d’état malfaisants qui les encombraient ; elle est aujourd’hui exclusivement réservée à la navigation, à la batellerie et aux industries spéciales qui vivent forcément sur l’eau. Mais ce ne sont pas seulement les rivages de la Seine qui ont subi des modifications ; ses îles non plus n’ont pas été épargnées ; au gré des besoins successifs, on les a reliées entre elles ou rattachées à la terre ferme.

Dans tout le cours de la Seine parisienne, on n’en compte plus que deux à cette heure, l’ile de la Cité, l’ile-mère, celle d’où la vieille Lutèce est sortie du fond des roseaux, et l’ile Saint-Louis ; les autres méritent qu’on rappelle ce qu’elles étaient et qu’on dise ce qu’elles sont devenues. Jadis on en comptait dix : c’était d’abord l’ile aux Javiaux ; en 1468, elle prit le nom de Nicolas Louvier, prévôt des marchands, qui la possédait. Au commencement du dix-huitième siècle, elle fut acquise par l’administration municipale sans but déterminé ; elle était louée à des marchands de bois, qui y créèrent des chantiers importants, sorte de docks des bois flottés[7]. C’est ainsi que nous l’avons encore connue : réunie au quai des Célestins par le petit pont de Grammont et n’ayant pour toute maison qu’un poste occupé par des gardes municipaux ; l’étroit bras de la Seine qui la séparait de la ville a été comblé en 1843. Elle resta inhabitée, et en 1848 on y établit des baraquements pour quelques-uns des régiments de l’armée rassemblée à Paris à la suite de l’insurrection de juin. Aujourd’hui l’ancienne île Louvier est bordée d’un côté par le boulevard Morland, de l’autre par le quai Henri IV ; elle porte les magasins généraux de la Préfecture de la Seine et l’on ne se douterait guère à la voir qu’elle était, il y a vingt ans à peine, entourée d’eau de tous côtés[8].

L’ile Saint-Louis, qui de nos jours encore a conservé une physionomie toute spéciale (et qui offre une honorable particularité que Parent-Duchâtelet a fait ressortir), est formée de l’ile Notre-Dame et de l’ile aux Vaches ; en examinant un plan de Paris au seizième siècle, on voit que ces deux îles étaient séparées par un petit canal étroit qui ne pouvait recevoir aucun bateau et qui passait sur l’emplacement actuel de l’église Saint-Louis. Par contrat signé le 19 avril 1614 et enregistré le 6 mai de la même année, elles furent concédées à Christophe Marie, entrepreneur général des ponts de France, et à Le Regrattier, trésorier des Cent-Suisses, à la condition qu’ils réuniraient les deux iles ensemble et les joindraient à la terre ferme par un pont. Grâce aux difficultés élevées par le chapitre de Notre-Dame, qui avait un vieux droit de possession sur ces terrains, les constructions ne furent terminées qu’en 1617 ; la rue Le Regrattier et le pont Marie ont consacré le nom des fondateurs de l’île Saint-Louis.

Dans l’origine, l’Île de la Cité s’arrêtait à l’endroit où l’on a tracé la rue Harlay-du-Palais ; au-dessous d’elle, vers l’ouest, s’étendait l’île aux Juifs, l’île aux Treilles, où furent brûlés le grand maître Jacques Molay et Guy, commandeur de Normandie ; au delà c’était l’îlot de la Gourdaine, ou l’île au Moulin-Buci ; en 1578, Henri III réunit les trois îles en une seule au moment où il faisait commencer la construction du pont Neuf. Henri IV donna tout cet emplacement au chancelier de Harlay, à charge de le couvrir de maisons bâties sur un plan uniforme indiqué par Sully ; l’île aux Juifs est maintenant la place Dauphine et l’île de la Gourdaine est le terre-plein sur lequel s’élève la statue de Henri IV[9].

L’île du Louvre était un simple banc de sable qui a été détruit vers la fin du dix-septième siècle, lorsqu’on construisit le port Saint-Nicolas ; l’île de Seine était séparée de la Grenouillère moins par un bras de rivière que par un marécage peuplé de batraciens ; elle avait une quinzaine d’arpents de longueur et contenait des oseraies ; en 1645, à l’aide d’un barrage en amont, on dessécha le fossé boueux et l’île disparut. L’île des Cygnes, où s’élèvent aujourd’hui la Manufacture des tabacs et le Garde-Meuble, n’a été jointe à la rive gauche que depuis 1820. Son premier nom était fort irrévérencieux ; elle doit le second aux cygnes que Louis XIV avait fait mettre sur la Seine en 1676 et qui allaient chercher un refuge et déposer leurs couvées dans les roseaux dont l’île était entourée ; elle servit de point de mire à bien des faiseurs de projets, et, en 1785, un architecte, nommé Poyet, proposa d’y bâtir un nouvel Hôtel-Dieu qui aurait eu exactement la forme du Colisée de Rome. Son mémoire, accompagné de plans, est extrêmement curieux à parcourir et prouve un homme qui avait des idées aussi grandioses que pratiques[10].

L’annexion de la banlieue a fait entrer une île nouvelle à Paris. Est-ce bien une île ? À la voir, on en pourrait douter : elle ressemble à une étroite jetée qui prolonge la pile médiane du pont de Grenelle ; on la nomme l’allée des Cygnes ; elle ne porte aucune habitation, mais elle est le paradis des pêcheurs à la ligne. Sur ses berges verdoyantes, ils se réunissent attentifs et silencieux ; c’est le petit bras de la Seine, où ne passent pas les bateaux à vapeur, qui est le théâtre de leurs exploits. L’ablette abonde, le goujon donne et parfois même on a la chance d’enlever un barbillon, à la grande jalousie des concurrents voisins.

Il faut aussi parler des ponts, car ils appartiennent à la Seine dont ils joignent les deux rives et dont ils ont singulièrement modifié la physionomie. Dans le principe, quand toute la ville était la Cité, il n’y en eut que deux, le Grand et le Petit, défendus chacun à leur entrée par une forteresse : le Grand-Châtelet, le Petit-Châtelet. Ces deux ponts suffirent aux besoins des Parisiens pendant treize ou quatorze siècles. Dès 1141, le Grand-Pont prit le nom de pont au Change, à cause des changeurs de monnaies qui, sur l’ordre de Louis VII, y avaient établi leurs boutiques[11] ; les eaux, les débâcles de glaces l’ont souvent emporté ; ses maisons furent démolies en 1786, à l’époque où l’on se décida à supprimer les habitations qui encombraient les ponts et les rendaient souvent dangereux. Il a été récemment refait de fond en comble pour continuer l’alignement du boulevard Sébastopol.

Un manuscrit[12] de la Bibliothèque impériale contient une miniature exécutée en 1345 qui représente le pont au Change ; il ne ressemble guère à ce qu’il est aujourd’hui ; ses arches sont embarrassées par des moulins, et ses bords disparaissent sous les masures qui les couvrent. C’était le pont par excellence à cette époque ; Guillebert de Metz en parle avec admiration : « Là demeurent les changeurs d’un costé et les orfèvres d’autre costé. En l’an quatorze cent, et quand la ville estoit en sa fleur, passoient tant de gens tout jour sur ce pont, que on y rencontrait adez ung blanc moine, adez un blanc cheval. » Il appartenait à trois juridictions différentes, qui toutes trois y exerçaient la justice avec cette jalousie inquiète que donnent les privilèges seigneuriaux. La chaussée était au roi, les arches de côté au chapitre de Notre Dame, qui y faisait moudre ; l’arche du milieu au prévôt des marchands : celle-ci était exclusivement réservée à la navigation, mais nul bateau ne pouvait la franchir sans payer un droit fixe à l’avaleur de nefs. Que le lecteur ne voie pas dans ce fonctionnaire une sorte de Gargantua engloutissant les bateaux chargés de vivres et de vins ; son nom à une signification moins redoutable : il avalait les nefs, c’est-à-dire qu’il les faisait descendre, les dirigeait en aval de la rivière. Lorsqu’un roi de France faisait son entrée solennelle dans « sa bonne ville de Paris », il passait sur le pont au Change ; au moment où il y mettait le pied, auprès du Grand-Châtelet, les jurés oiseliers avaient le privilège et l’obligation de lâcher des oiseaux captifs, afin de rappeler au souverain la liberté qu’il devait accorder aux prisonniers. Cet usage symbolique et très-doux ne disparut qu’à la Révolution ; Marais et Barbier racontent que, lors du premier lit de justice tenu par Louis XV et lors de l’entrée de Marie Leczinska, on fit envoler des oiseaux, comme aux beaux jours du moyen âge. Le Petit-Pont est aujourd’hui encore tel qu’il fut rebâti en 1718, après avoir été neuf fois détruit par des incendies et des inondations[13].

Le pont Saint-Michel fut le troisième pont que vit Paris ; il fut commencé en 1378, par ordre de Charles V, et terminé seulement en 1387 ; les vieillards peuvent se rappeler l’avoir vu chargé de maisons, car on ne les enleva qu’en 1808 ; il vient (1867) d’être repris en sous-œuvre et mis en rapport avec le boulevard Saint-Michel qu’il réunit au boulevard Sébastopol. En 1413, pendant une des époques les plus troublées de notre histoire, au moment de cette démence de Charles VI qu’on appelait « l’occupation de notre seigneur le roi de France », on compléta la communication de la Cité avec la terre ferme en construisant le pont Notre-Dame[14], qui ne fut achevé qu’en 1421 et ne dura pas longtemps ; car, grâce aux mauvais matériaux de son appareil, il s’écroula en 1449 ; on le rebâtit, et nous l’avons vu encore embarrassé d’une haute construction soutenue sur pilotis, énorme pompe hydraulique élevée en 1670, refaite en 1708, qui chaque jour distribuait deux millions de litres d’eau aux quartiers environnants. C’était un lieu de repêche pour les cadavres ; tous les noyés de la haute Seine, entraînés par la violence du courant, venaient s’arrêter dans l’assemblage de poutres servant de fondation à cette vaste machine et étaient recueillis par le gardien, qui les faisait porter à la Morgue et retirait quelques bénéfices de cette étrange industrie.

Je me souviens qu’en 1843, par une belle journée d’été, un grand nombre de personnes étaient rassemblées sur le pont Notre-Dame et sur les quais voisins. On regardait un jeune homme vêtu d’une vareuse bleue qui nageait avec une grâce et une habileté sans pareilles en amont de ces forts pilotis où l’eau se brisait. Sa longue chevelure noire flottait ; il descendait, remontait le courant et semblait se jouer des difficultés ; on avait peur, on lui criait : « Prenez garde ! » Deux bateliers se jetèrent dans un canot et se dirigèrent vers lui ; il les aperçut, leva la main comme pour dire adieu aux gens qui le contemplaient, et poussant son bras en avant, enfonçant sa tête dans l’eau, il accéléra son mouvement par une coupe vigoureuse. Le tourbillonnement le saisit et il disparut. Pendant deux heures, la foule resta stupidement, et je restai comme elle, les yeux fixés sur la rivière, espérant toujours qu’elle allait rendre sa proie. C’était un suicide. Je revins chaque jour demander si l’on avait retrouvé ce malheureux. Au bout d’une semaine la météorisation fit son effet ; le cadavre surnagea ; il fut repéché et porté à la Morgue. J’eus la triste curiosité d’aller l’y voir, et j’eus bien de la peine, dans le monstre verdâtre, gonflé et lippu que j’avais sous les yeux, à reconnaître le beau jeune homme qui s’était si élégamment élancé vers la mort.

La pompe avec son enchevêtrement de poutres et de madriers a été enlevée en 1858 ; cette suppression a rendu la navigation plus facile, mais néanmoins par les eaux trop basses ou trop rapides le passage est périlleux sous le pont Notre-Dame, et l’arche du Diable n’a que trop mérité son nom ; elle a vu sombrer bien des bateaux chargés de pierres et se rompre les coupons de bien des trains de bois. Mais la canalisation du petit bras de la Seine parisienne et le barrage écluse de la Monnaie ont ouvert une route meilleure aux mariniers, et le pont Notre-Dame est presque complètement délaissé aujourd’hui. Il était couvert de maisons comme les autres. Mercier raconte dans son Tableau de Paris que, le 2 janvier 1782, une débâcle imprévue entraîna l’énorme patache qui servait de bureau aux douaniers de la Seine ; emportée, elle brisa sur son passage tous les chalands qu’elle rencontra. Les débris se précipitèrent vers le pont Notre-Dame, « on ordonna de déménager sur l’heure. » une subite reprise de gelée sauva le pont et ses habitants. Mercier réclame le déblayage immédiat de tous les ponts. « Quand toutes les cheminées avec les entresols seront dans la rivière, dit-il, il faudra bien d’autres travaux pour décombrer le lit de la Seine. » Il avait raison, et, fait rare, il fut entendu, car on prit enfin la grande mesure réclamée depuis si longtemps, et l’on commença à rendre le passage des ponts sérieusement praticable.

En ce même mois (mai 1578), dit Pierre de l’Estoile, à la faveur des eaux, qui lors commencèrent et jusques à la Saint Martin continuèrent d’être fort basses, fut commencé le pont Neuf de pierres de taille, qui conduit de Nesle à l’école Saint-Germain, sous l’ordonnance du jeune Du Cerceau, architecte du roy. » C’est Henri IV qui devait le voir terminer en 1602. À peine fut-il achevé, que les bouquinistes s’en emparèrent pour y mettre leurs échoppes et leurs étalages ; il ne fallut rien moins qu’un arrêt du parlement pour les en déloger en 1649 ; ils se sont réfugiés sur les quais et depuis lors ils les occupent en maîtres. La construction de ce pont donna lieu à une mesure fiscale qu’il est bon de signaler, car elle prouve que, dès cette époque, on avait compris que les provinces devaient, dans une certaine mesure, concourir aux embellissements de Paris : « Henri III, le 7 novembre 1577, constate la nécessité d’un pont nouveau parce que le pont Notre-Dame, le seul sur lequel on puisse passer avec chariot, coche et charrette, est encombré. Pour les dépenses de ce pont, un sol pour livre est imposé sur le principal de la taille des généralités de Paris, Champagne, Normandie et Picardie, parce qu’elles y avaient intérêt[15]. »

Dans ce temps-là, on n’avait guère de respect pour les nécessités de la navigation, qui cependant était plus considérable qu’aujourd’hui, car le pont était à peine achevé, qu’on élevait sur la seconde arche une pompe qu’on appela la Samaritaine et qui avait son gouverneur comme un château royal ; elle était fort aimée des badauds parisiens, qui venaient en écouter le carillon ; après avoir été reconstruite en 1772, elle fut abattue en 1813. Ce n’était pas le seul édifice inutile qui embarrassait le pont Neuf ; on se souvient encore des vingt boutiques dessinées par Soufflot, qui s’arrondissaient sur le parapet et semblaient prolonger les piles : on y vendait des habits, des chapeaux, des briquets-Fumade ; tout cela a disparu enfin, et au lieu de ces logettes laides et désagréables, on a placé des bancs semi-circulaires qui ne gênent pas la vue, n’entravent pas la circulation et servent aux passants fatigués.

L’accroissement extraordinaire que subit Paris pendant le dix-septième siècle est prouvé par la quantité de ponts qu’on y élève pour mettre les différents quartiers en communication les uns avec les autres, augmenter les facilités de circulation d’une rive à l’autre de la Seine et remplacer avantageusement les bacs, les batelets, dont les derniers ne disparurent cependant que vers 1820. En 1635, le pont Marie est terminé ; le pont de la Tournelle, d’abord bâti en bois en 1620, est refait en pierre en 1656 ; en 1634, on établit le pont au Double, ainsi nommé parce qu’il fallait payer un double denier pour avoir le droit de le traverser. Jusqu’au milieu du dix-septième siècle, on ne communique des Tuileries à la rive gauche que par un bac dont le souvenir est conservé aujourd’hui encore par la rue qui porte ce nom. Vers 1632, le sieur Barbier, contrôleur général des forêts de l’Ile-de-France, fit bâtir un pont de bois qui s’appela le pont Barbier, le pont Sainte-Anne, en l’honneur de la reine, et bien plus communément le pont Rouge à cause de la couleur dont il était revêtu ; d’après le plan de Gomboust, il aboutissait précisément en face la rue de Beaune et était aussi, comme le pont Neuf et le pont Notre-Dame, embarrassé d’une pompe hydraulique. Tant bien que mal il dura une cinquantaine d’années, quoiqu’il ait été brûlé en partie vers 1657, qu’il fût souvent endommagé par les débâcles et qu’il exigeât des réparations continuelles. Le 20 février 1684, une crue plus haute que de coutume se fit sentir en Seine et le pont s’en alla avec elle ; Louis XIV ordonna de le reconstruire en pierres ; l’arrêt du conseil est du 10 mars 1685 ; quatre ans après, le pont Royal était terminé sous la direction de Gabriel[16], et le procès-verbal de réception du 13 juin 1689 constate qu’il a coûté 742 171 livres 11 sols[17].

En 1617, on avait réuni l’île Saint-Louis à la Cité par un pont de bois, dit aussi le pont Rouge, qu’une passerelle remplaça en 1842, et qui, aujourd’hui en bonnes pièces de fonte, s’appelle le pont Saint-Louis. Au dix huitième siècle, un seul pont apparaît, mais c’est le plus beau de Paris ; le pont de la Concorde, commencé en 1787[18], trainait en longueur ; la prise de la Bastille accéléra sa construction en lui apportant les matériaux de la vieille forteresse. Pendant longtemps nous l’avons vu orné de douze statues colossales qui représentaient quelques-uns des héros de l’histoire de France ; mais elles chargeaient trop les piles sur lesquelles elles étaient placées : on craignit un tassement qui aurait pu avoir de graves conséquences, et en 1837 on transporta ces lourds grands hommes dans la cour d’honneur du château de Versailles[19].

Tels sont les dix ponts que le dix-neuvième siècle a trouvés à Paris et qui alors suffisaient aux exigences de la grande ville. Napoléon, la dynastie de Juillet et le second empire ont singulièrement augmenté ce nombre ; Paris compte aujourd’hui vingt-six ponts et même vingt-sept, si l’on compte le pont Saint-Charles, qui sert aux communications des deux rives de l’Hôtel-Dieu. Sous le gouvernement de Louis-Philippe, la mode était aux ponts suspendus ; on en fit beaucoup trop ; outre le très-grave inconvénient qu’ils ont de ne point offrir de passage aux voitures, ils ont prouvé, par l’usage, qu’ils étaient peu solides et résistaient mal au piétinement perpétuel d’une population toujours active et pressée[20]. De toutes les passerelles qui ont été élevées, il y a une trentaine d’années, une seule subsiste encore aujourd’hui : c’est la passerelle de Constantine, qui, livrée au public en janvier 1838, réunit le quai Saint-Bernard au quai de Béthune[21].

La révolution de Février a rendu aux Parisiens le service considérable d’annuler d’un seul coup les péages dont certains ponts étaient grevés ; aujourd’hui toute circulation est libre, et l’État a désintéressé les compagnies concessionnaires. Il existe cependant encore quelques ponts (le pont des Arts, la passerelle de Constantine), qui sont exclusivement réservés aux piétons ; à une époque comme la nôtre, où nos rues sont, à toute heure, encombrées par une quantité extraordinaire de voitures, où, malgré de considérables travaux rapidement accomplis, les débouchés sont encore insuffisants, une pareille anomalie, un tel contre-sens est absurde et devrait disparaître sans délai ; autant il était vexatoire d’avoir à payer jadis sur les ponts d’Austerlitz, d’Arcole, des Saints-Pères, des Invalides[22], autant il est difficile de comprendre qu’on force les voitures à des détours inutiles et préjudiciables, tandis qu’il serait si facile de reconstruire les ponts surannés qui leur refusent le passage aujourd’hui.

Le péage forcé de certains ponts a donné lieu sous Louis-Philippe à un incident comique dont le souvenir est resté populaire dans les traditions de l’École de médecine : M. Hippolyte Royer-Collard venait d’être désigné pour la chaire d’hygiène ; la première fois qu’il se présenta pour faire son cours, il fut outrageusement sifflé. Sa nomination n’avait pas été vue avec plaisir par les étudiants, décidés à lui faire payer cher une faveur qu’il ne devait pas, disait-on, à son seul mérite. Le professeur acheva sa leçon tant bien que mal, et se croyait quitte d’avanies ; mais en sortant il trouva sur la place deux cents carabins qui l’escortèrent et le poursuivirent de leurs huées. Hippolyte Royer-Collard demeurait rue Saint-Lazare ; il avait donc à traverser la Seine pour rentrer chez lui. Il descendit la rue Mazarine, déboucha sur le quai Malaquais et tout à coup obliqua vers sa droite pour prendre le pont des Arts ; chaque étudiant porta la main à son gousset pour voir si sa fortune du jour lui permettait d’aller continuer la manifestation sur l’autre rive de la Seine. Arrivé devant la logette du percepteur, que, selon l’usage, gardait un invalide, Hippolyte Royer-Collard s’arrêta, et mettant vingt francs sur la planchette du péager, il dit : « Ces messieurs sont avec moi. » On se mit à rire ; l’émeute était vaincue. Le professeur put dorénavant continuer son cours et y obtenir un succès que son esprit lui rendait facile. Le second empire a beaucoup fait pour les ponts de Paris ; il en a construit ou reconstruit quinze ; les deux plus importants sont le pont Napoléon, au-dessus de Bercy, et le pont monumental du Point-du-Jour, au-dessous d’Auteuil ; tous deux servent de viaduc au chemin de fer de ceinture, mais ils sont ouverts aussi aux voitures et aux piétons[23]. Certes, Paris a un système de ponts qui est sans pareil au monde, et je ne sais nulle capitale qui sous ce rapport puisse lui être comparée ; cependant il entre dans les projets de l’autorité municipale de rendre ce système plus complet encore, et d’ouvrir entre les deux rives de la Seine des communications plus faciles et plus larges. Le boulevard Saint-Germain, pour aller retrouver la rive droite, franchira la Seine sur deux ponts qui se feront suite à la pointe de l’ile Saint-Louis et mettront en relation directe le quai Saint-Bernard, le quai de Béthune, le quai d’Anjou et le quai Henri IV. La percée de la rue de Rennes entraînera aussi une importante modification : le terre-plein du pont Neuf, prolongé en forme de jetée jusqu’à l’extrémité aval de l’écluse, rejoindra un pont qu’on doit construire entre le quai Conti et le point d’intersection des quais du Louvre et de l’École, de façon à établir un va-et-vient reliant la rue du Louvre et la rue de Rennes, qui, de cette façon, partant de la gare Montparnasse, aboutirait presque en ligne droite au boulevard Poissonnière, si la rue du Louvre est, comme on le dit, poussée jusque-là. Ce n’est pas assez, et une entreprise plus grandiose encore sera mise à exécution lorsque les nouvelles constructions du Louvre seront terminées : un pont de 45 mètres de large, ayant ses trottoirs dans les axes du pavillon Lesdiguières et du pavillon La Trémouille, irait rejoindre le quai Voltaire, où il s’aboucherait avec une place recevant deux vastes voies qui communiqueraient, je crois, avec le boulevard Saint-Germain. Dans ce cas-là, le pont des Saints-Pères et le pont Royal seraient démolis ; en effet, où serait leur utilité en présence du pont gigantesque dont les plans sont déjà arrêtés et qui les remplacera tous deux avec avantage ?

Aujourd’hui tous les ponts sont libres ; leurs arches, désobstruées des constructions sur pilotis qui les encombraient jadis, offrent à la navigation un passage facile ; leurs piles portent à la surface de solides anneaux de fer où les bateaux peuvent attacher un grelin qui leur sert à se hâler lorsque la remonte est trop pénible ; les fondations sont visitées régulièrement ; dès qu’un ensablement se manifeste sous une arche, vite on amène une drague à vapeur et l’on rend à la rivière sa profondeur normale[24]. Quelque rapide que soit encore le courant sous le pont Notre-Dame et le pont au Change, il n’offre plus de danger, et les naufrages sont bien plus rares aujourd’hui qu’autrefois. Faut-il ajouter que les abords des ponts sont encore un rendez-vous pour les pêcheurs à la ligne ? Malgré les bateaux à vapeur qui la fouettent incessamment, la Seine, largement engraissée par les détritus de Paris, est abondante en poisson. On doit le croire du moins, car la pêche au filet depuis Bercy jusqu’à l’ancienne barrière des Bonshommes est affermée annuellement pour la somme de 9 100 francs. Je ne sais si l’État loue aussi le droit d’afficher sur les piles des ponts, mais, au mois de juin 1867, un marchand de papiers peints, voulant sans doute attirer l’attention des personnes qui, sur les Mouches, se rendaient à l’Exposition universelle, avait placardé sur toutes les piles de tous les ponts des pancartes jaunes où il affirmait le bon marché et l’excellente qualité de sa marchandise.

iii. — la navigation.

Affluents. — La Bièvre. — Arrondissements de navigation. — Administration. — La Seine et la France. — Le flottage. — Jean Rouvet. — Les trains de bois. — Le voyage. — Ports au bois. — Arrivages à Paris. — Repêcheurs. — Les flotteurs. — Flotteurs de la Murg. — Charbons. — Les vins. — Tolérance et ivrognerie. — Bercy. — Parfum des futailles. — Céréales. — Fruits. — Flottille. — Matériaux de construction. — Grues à vapeur. — Nombre des bateaux marchands.


À part le canal Saint-Martin, qui s’y jette au bassin de l’Arsenal par un des anciens fossés de la Bastille, heureusement modifié et approprié aux besoins de la vie moderne, la Seine ne reçoit à Paris même qu’un seul affluent ; c’est la Bièvre, triste ruisseau qui tombe en amont du pont d’Austerlitz, un peu au-dessus de la gare monumentale du chemin de fer d’Orléans, qui s’échappe honteusement par une bouche d’égout, qui ressemble à une fontaine à moitié vide et qui cependant était jadis redoutable pour les quartiers qu’il traversait[25]. « La nuit de mercredi 1er avril 1579, dit Pierre de l’Estoile, la rivière de Saint-Marceau, au moyen des pluies des jours précédents, crût à la hauteur de 14 ou 15 pieds, abattit plusieurs moulins, murailles et maisons, noya plusieurs personnes surprises en leurs maisons et leurs lits, ravagea grande quantité de bétail et fit un mal infini. » On sait déjà par quels moyens en ces temps on remédiait aux inondations : trois jours après, on dit une messe solennelle et l’on fit une procession générale « avec prière à Dieu qu’il lui plût apaiser son ire ». Les deux confluents urbains n’apportent pas grande force à la Seine ; en revanche, elle est grevée de quatre prises d’eau, dont trois, celles de Bercy, de Chaillot, d’Auteuil, alimentent les quartiers voisins, et dont la quatrième, celle du Gros-Caillou, desservait jadis la Manufacture des tabacs.

Le département de la Seine est divisé en neuf[26] arrondissements de navigation, dont six appartiennent à Paris : le troisième, qui va des fortifications d’amont jusqu’au pont de Bercy ; le quatrième du pont de Bercy au pont Neuf ; le cinquième du pont Neuf au pont de la Concorde ; le sixième du pont de la Concorde aux fortifications d’aval ; le huitième embrassant le canal Saint-Martin, et le neuvième comprenant le bassin de la Villette, le canal de l’Ourcq et le canal Saint-Denis. Ces six arrondissements contiennent trente ports affectés au débarquement et à l’embarquement de différentes marchandises. Le personnel chargé de veiller au maintien des dispositions qui rendent la navigation facile sur un fleuve aussi encombré que la Seine à Paris, est composé d’un inspecteur général, de dix inspecteurs de première classe, treize inspecteurs de seconde classe et trois commis aux écritures. Ce service appartient à la seconde division de la préfecture de police.

La Seine parisienne est par elle même en communication avec la Champagne et la Normandie ; par les canaux de Loing et du Centre elle se relie à la Loire et à la Saône ; par le canal de Bourgogne, l’Yonne et la Saône, elle touche au Rhône et du Rhône au Rhin ; par le canal de Saint-Quentin et par l’Oise, elle se rattache aux départements du Nord ; par le canal Saint-Denis et le canal de l’Ourcq, elle rectifie et annule les coudes trop accusés de son propre cours, de même que, par le canal Saint-Maur, la Marne évite un détour plein de lenteur et arrive plus vite aux grands entrepôts de Paris. Comme on le voit, par les canaux la Seine a l’est et le nord ; par la mer, le cabotage et son embouchure du Havre, elle a l’ouest, auquel le midi se rejoint par les voies canalisées. Elle est donc en relation avec la France entière. Aussi sa navigation, à Paris même, est-elle très-active et plus importante pour nos besoins journaliers qu’on ne le croit généralement. Les chemins de fer, il faut le reconnaître, lui ont porté un rude coup et lui ont enlevé une partie de son utilité ; mais néanmoins elle offre encore des conditions de sécurité et de bon marché qui la rendent très-précieuse au commerce.

Sauf des exceptions tellement minimes qu’il est inutile d’en parler, tout le bois qui se consomme à Paris, bois à brûler et bois à œuvrer, arrive par la Seine en bûches, en perches, en grume et parfois même en poutres débitées. C’est une industrie bien primitive que celle du flottage, et, à voir son extrême simplicité, on pourrait croire qu’elle a existé de tout temps et qu’elle remonte à l’époque où l’arche de Noé voguait sur les eaux légendaires. Il n’en est rien, et relativement elle est assez récente. Vers 1545, Charles Lecointre, chef des œuvres de charpenterie de la ville, voulut le premier établir le flottage ; mais on ne l’écouta guère, et le pauvre homme en fut pour ses frais de propagande. Un bourgeois de Paris, Gilles Desfroissis, frappé de la justesse de l’idée, voulut la rendre pratique ; il l’appliqua et s’y prit de telle sorte que ses biens furent abandonnés à ses créanciers. L’un d’eux, Jean Rouvet, banquier habile, comprit qu’il y avait là une source de fortune. Il savait que les forêts voisines de la capitale étaient épuisées et que les combustibles n’allaient pas tarder à manquer, car les routes étaient rares à cette époque, il se promit de réussir là où les autres avaient échoué.

On se moqua du bonhomme et on le traita de fou ; il n’en démordit pas, se rendit dans le Morvan, en 1549, acheta une partie de forêt, la fit abattre, la jeta à l’eau, la réunit, en fit des trains et la conduisit triomphalement au quai de la Grève. L’exemple était donné, on l’imita et l’on fit bien. En 1556, un autre marchand, René Arnould, perfectionna la construction des trains, les amena à l’état où nous les voyons aujourd’hui, et obtint dés 1569 un arrêt du parlement, qui enjoignait à tout possesseur de forges et de moulins de laisser pertuis ouvert pour le passage des trains. La cause était gagnée, et pour toujours.

Le bois étant abattu et dépecé à une longueur moyenne déterminée, chaque bûche est timbrée d’une estampille particulière indiquant à qui elle appartient, puis on l’abandonne au ruisseau voisin, auquel on a eu soin de faire un barrage en aval, à l’endroit où il tombe dans une rivière. Là on fait le tri, que les paysans appellent le tric ; les ouvriers chargés de cette besogne se nomment les triqueurs ; on groupe ensemble tous les morceaux de bois appartenant au même individu, et l’on en fait un train, qui est toujours composé d’une façon invariable. On divise le train en 576 parties égales, préparées séparément et qu’on nomme les mises ; on assemble ces mises quatre par quatre, et, ainsi réunies, elles sont des branches ; quand les 72 branches sont faites, on les groupe en 18 portions dont chacune forme un coupon ; 9 de ces coupons rattachés ensemble deviennent une part, la part d’avant et la part d’arrière ; ces deux parts, solidement liées l’une à l’autre, complètent le train qui, ainsi parachevé, est prêt pour le flot. Ainsi un train se compose de deux parts, de dix-huit coupons, de soixante-douze branches et de cinq cent soixante-seize mises ; les cordes en osier qui servent à faire un tout de ces divers éléments s’appellent, comme au temps où Jean Rouvet les employa pour la première fois, des harts. Par suite d’une vieille coutume traditionnelle, tout individu quel qu’il soit, homme, femme ou enfant, qui travaille à trier, à empiler le bois, à confectionner le train, a le droit de brûler sur place ce dont il a besoin pour son usage personnel, tout le temps qu’il travaille ; de plus, chaque soir il reçoit le faix, c’est-à-dire un certain nombre de bûches équivalant à son faix, à ce qu’il peut emporter sous son bras.

Les trains voyagent deux par deux et forment ainsi un couplage. Chacun est dirigé par deux hommes : l’un, le flotteur, qui se tient à l’avant, dirige la navigation, se sert du pieu de nage ou de la perche blanche pour guider son long serpent de bois à travers les méandres du fleuve ; l’autre, qui est un apprenti dont la place est à l’arrière, et qui à cause de cela est surnommé le petit derrière. Quand les trains arrivent vers Paris, on les gare au Port-à-l’Anglais, près de Charenton ; là les conducteurs reçoivent de l’un des inspecteurs des différents ports de Paris l’autorisation d’entrer et de se ranger à l’emplacement désigné où le train doit être tiré. Il est dépecé, détaché bûche à bûche par des ouvriers qui sont des tireurs ; puis le tout est chargé sur des charrettes et conduit aux chantiers, où il attend l’heure d’être vendu. Le bois vert est brûlé après une année de coupe, le bois sec attend dix huit mois ou deux ans.

Les ports de Paris spécialement réservés au tirage des bois sont ceux de la Gare, de la Râpée, le port aux Vins, le port des Invalides et les ports du canal Saint-Martin. En 1867, il est arrivé à Paris 2 030 trains de bois à œuvrer et à brûler représentant l’énorme poids de 561 millions 103 920 kilogrammes. La majeure partie des bois à brûler, 127 millions 396 567 kilogrammes, est venue par l’Yonne et ses affluents, tandis que c’est la Marne qui nous a apporté le plus de bois à œuvrer : 69 millions 283 010 kilogrammes. Il y a des mois pendant lesquels le flottage chôme singulièrement, tandis que, dans certains autres, il semble se multiplier : si en janvier, février, mars, les trains n’arrivent qu’au nombre de 65 — 2 — 29, ils montent en mai, juin, juillet, au chiffre de 474 — 341 — 306 ; à partir de ce moment ils décroissent. Mais l’hiver approche, il faut faire sa provision de bois, les marchands craignent d’être pris au dépourvu : novembre et décembre donnent ensemble 207 trains. S’il arrive qu’un train de bois se détraque en route ou se brise sur une pile de pont, la marchandise n’est pas perdue pour cela. Chaque année, en exécution de l’ordonnance de police du 25 octobre 1840 (art. 194), le préfet de police délivre environ quatre-vingts commissions de repêcheurs de bois à des individus présentés par l’agent général du commerce des bois à brûler.

C’est un dur métier que celui de flotteur ; il faut sans cesse être sur le qui-vive ; la nuit, quand on dort, ne dormir que d’un œil, parer au passage des ponts et des écluses, éviter les courants trop lents ou trop rapides, vivre les pieds dans l’eau et la tête au soleil, devenir une espèce d’être amphibie et connaître, jusque dans leurs détours, leurs caprices, leurs fausses apparences, les rivières auxquelles on s’abandonne. Ces flotteurs, qui nous apportent à Paris notre provision de bois pour l’hiver, constituent une race énergique, rude, un peu brutale parfois, mais d’une probité à toute épreuve. Pieds nus, le pantalon retroussé, la veste de camelot à l’épaule, ils vont, pendant de longues journées mélancoliques, au cours de l’eau qui les emporte, chantant un refrain monotone ou jetant un ordre bref à l’enfant qui est à l’arrière et guide les derniers coupons.

Ils n’ont pas cependant la poésie, la haute saveur de ces flotteurs de la Murg, qui, vêtus de rouge et de blanc, la tête coiffée du bonnet de renard à pasquilles d’or, mènent jusqu’à Dordrecht et Amsterdam, par le Rhin et la Meuse, des trains de bois de construction qui valent souvent quatre ou cinq millions. D’un temps oublié maintenant, ils ont conservé l’habitude de commander : France — Allemagne, — selon la rive du Rhin vers laquelle ils veulent incliner ; quand ils sont arrivés au terme de leur voyage, ils reviennent à pied, en chariot, en chemin de fer, fêtant tous les cabarets qu’ils rencontrent sur leur route, et rentrent dans leurs villages accroupis au pied des montagnes de la Forêt-Noire, en portant sur leur dos les lourds engins qui servent à leur pénible labeur.

Les mêmes rivières, les mêmes canaux qui nous amènent le bois à brûler nous apportent aussi le charbon ; la légèreté de son poids lui permet d’employer les chemins de fer sans que son prix soit augmenté ; aussi la Seine a-t-elle perdu le monopole de ce genre de transport, qu’elle avait d’autant plus autrefois, que jusqu’en 1832 la vente publique du charbon ne fut permise que sur certains emplacements de quais appartenant à l’administration municipale et loués par elle. Cependant, en 1867, il en a été débarqué plus de 46 millions de kilogrammes dans les ports de Paris, venant principalement de l’Aube et de la Loire. C’est en juillet que se fait l’arrivage le plus considérable ; pour ce seul mois, il a été de 12 millions 903 925 kilogrammes. Il y a six ports réservés à la vente du charbon de bois : ce sont ceux de Mazas, de l’île Louvier, des Saints-Pères, d’Orsay, des quais Saint-Bernard et de l’École.

Depuis l’application de la vapeur à l’industrie, le charbon de terre est devenu un objet de première nécessité ; on a cherché à se le procurer au plus bas prix possible : aussi en amène-t-on beaucoup par les voies navigables, et les ports des Miramiones, de Saint-Paul, d’Orsay, des canaux Saint-Martin et de la Villette en ont reçu 856 millions 142 404 kilogrammes en 1867, sans compter 11 millions 031 700 kilogrammes de coke et de tourbe. Toute cette masse, sauf une quantité minime, nous arrive de Belgique par les canaux du Nord et par l’Oise, sur les larges et profondes péniches qui, avant de retourner vers la Sambre et l’Escaut, chargent du savon et des écorces de jeunes chênes pour faire du tan.

Tout le transport du vin se faisait autrefois par eau ; jusqu’à la fin du seizième siècle, il fut même défendu de vendre le vin en gros ailleurs que sur la rivière ; aujourd’hui on confie plus volontiers les vins fins aux chemins de fer, et seuls les vins communs sont réservés à la Seine ; c’est la Bourgogne surtout qui nous en expédie, car sur 397 804 hectolitres 20 litres qui sont entrés à Paris en 1867, elle seule nous en a envoyé plus de la moitié. J’imagine que les mariniers qui nous apportent ces fûts, ces pipes et ces feuillettes n’engendrent pas la mélancolie, car l’usage veut que chaque homme ait le droit de disposer d’un tonneau de vin pendant son voyage. Cela peut sembler excessif, mais sur les rives où ils s’arrêtent afin d’acheter leur nourriture quotidienne, c’est pour eux une monnaie d’échange ; on leur donne du poisson, du pain, de la viande, ils payent en bouteilles pleines. Tout ne s’en va pas d’ailleurs en menue monnaie, tant s’en faut ; un marinier de haute Seine boit facilement dans sa journée, et sans en être troublé, cinq ou six litres de vin. On m’a même assuré qu’un bon tonnelier de Bercy buvait quotidiennement huit à neuf litres. Ces gens-là mangent peu, dorment dès qu’ils n’ont rien à faire et passent leur vie dans une sorte d’abrutissement vague qui leur laisse tout juste assez de lucidité pour accomplir leurs faciles fonctions.

Bercy, chacun le sait, est le lieu principalement réservé au débarquement des vins. C’est un étrange pays qui, par son aspect absolument spécial, a l’air d’être aux antipodes de Paris. Le quai n’a point de parapet ; une simple rangée de bornes écornées par les baquets sépare le port de la chaussée ; derrière les bornes et ne les dépassant jamais sont alignées des espèces de guérites sur lesquelles on lit des enseignes de voituriers. Ce sont les propriétaires d’une charrette, d’un haquet, d’un cheval, qui s’établissent là et sollicitent le charroi des tonneaux que les débitants au détail viennent acheter. Chaque maison à une porte charretière suivie d’une avenue plantée d’arbres qui n’en finit pas et où sont placées côte à côte des régiments de feuillettes. On ne voit que des gens armés d’un poinçon et d’une tasse d’argent ; ils font un trou, reçoivent le vin dans leur coupelle, le hument en pinçant les lèvres, s’en gargarisent, le recrachent, s’essuient la bouche d’un revers de manche, passent à une autre pièce et recommencent. Cela sent partout une fade odeur de lie et de vinasse qui n’est point agréable. Quand on rentre chez soi, cette senteur vous poursuit et l’on est quelques jours à ne boire que de l’eau pour se débarrasser du souvenir de cet insupportable parfum. Là, on crie le vin comme dans d’autres quartiers on crie : Vieux habits ! vieux galons ! C’est un gros commerce cependant et dont il ne faut point médire, car il s’y acquiert d’énormes fortunes ; en 1860, l’enquête de la chambre de commerce constatait que les marchands de vin de Paris faisaient annuellement près de 200 millions d’affaires. Je crois que ce chiffre est tout à fait au-dessous de la réalité.

Les céréales viennent relativement en petite quantité par la Seine ; 1867 en a vu arriver 159 millions 338 682 kilogrammes, sur lesquels les blés et farines comptent pour 98 millions 728 700. L’Yonne et ses affluents en amènent la plus grande partie. C’est encore les chemins de fer qui ont accaparé ce transport, qui jadis appartenait exclusivement aux rivières et aux canaux ; il ne faut pas s’en plaindre : le blé a, dans des wagons bien fermés, moins de chances de s’avarier que dans des bateaux où la plus mince voie d’eau peut pénétrer et où les rats ne se font pas faute d’y faire de larges brèches. Un riche minotier qui a des moulins célèbres sur la haute Seine, aux environs de Corbeil, a fait construire sur le quai d’Austerlitz un vaste débarcadère couvert où les sacs, amenés par une grue pivotante, sont toujours à l’abri de la pluie et du soleil

Dans les débarquements faits aux ports de Paris en 1867, les fruits ne sont représentés que par le chiffre presque insignifiant, eu égard à la consommation parisienne, de 6 millions 256 834 kilogrammes, et encore faut-il en déduire quelques tonnes de quatre-mendiants et de larges pots de raisiné. L’arrivée des fruits varie naturellement selon les saisons : en automne les raisins, et vers le mois de février les pommes, qu’on apporte à la Grève dans des toues profondes où elles sont jetées au hasard comme des cailloux sur une route ; il y a souvent une flottille de plus de quarante bateaux chargés de pommes, symétriquement rangés devant le quai de l’Hôtel-de-Ville, comme jadis la flotte des Grecs sur les rivages de la Troade.

Ce sont de très-forts bateaux, des chalands solides qui conduisent jusqu’à Paris les matériaux de construction dont on fait un si grand usage autour de nous. Le chiffre de cette importation est considérable et s’est élevé pour 1867 à 1 milliard 698 millions 560 090 kilogrammes. Il faut dire que la matière est pesante, et les grues à vapeur du quai d’Orsay, où la plus grande partie des pierres de taille est déchargée, n’ont jamais été à pareille fête ; elles fument jour et nuit et manœuvrent nuit et jour ; autrefois, du temps de la Grenouillère, c’était en face qu’on recevait cette espèce de matériaux, et le quai de la Conférence où s’ouvrait le port de l’Évêque, quand ce dernier avait une ville, est encore désigné dans les plans du commencement de ce siècle sous le nom de Port aux pierres de Saint-Leu. C’est, en effet, des carrières qui bordent l’Oise entre Creil et Saint-Leu que la plupart de ces belles pierres arrivaient ; mais aujourd’hui il s’en fait une telle et si prodigieuse consommation pour les églises, les théâtres, les palais, les tribunaux, les préfectures, les casernes et les maisons nouvelles, qu’on en demande un peu partout et que l’Eure nous en a envoyé, en 1867, plus de 415 millions de kilogrammes. L’Yonne, l’Oise, la Loire, le canal de l’Ourcq ne sont pas restés en demeure et ont rivalisé de zèle avec la rivière normande.

Paris attire et reçoit par la Seine bien d’autres objets qui sont indispensables à la vie quotidienne : des vinaigres, des huiles, des trois-six, des sucres, des cafés, des savons, des fourrages, des poissons, des métaux, des cotons, des faïences, des papiers et des meubles. Tout ce commerce donne à la rivière une activité considérable, mais nous sommes si actifs nous-mêmes que c’est à peine si nous la remarquons, et peut-être le lecteur serait-il étonné en apprenant que les débarquements faits dans le département de la Seine par les 31 308 bateaux ou trains qui ont abordé à ses ports en 1867 représentent un poids de 3 milliards 689 millions 880 579 kilogrammes, dont les deux tiers au moins, sinon les trois quarts, étaient à destination de Paris, et que la même année les embarquements se sont élevés au chiffre de 395 millions 848 576 kilogrammes emportés par 4 788 bateaux vers les pays de haute et de basse Seine. Nos importations, il faut le reconnaître, sont singulièrement plus considérables que nos exportations, mais c’est là un fait qui n’a pas besoin de commentaires.

iv. — les industries.

La remorque. — Le halage. — Le touage. — La manœuvre des toueurs. — Seine-et-Tamise. — Réserve. — Bateaux à vapeur. — Le Corbillard. — Les Mouches. — Maries-salopes. — Ouvriers des ports. — Sabliers. — Déchireurs. — Les indépendants. — Ravageurs. — Tafouilleux. — Carapatas. — Citation de La Bruyère. — Bains froids. — Bains chauds. — Poitevin et Vigier. — Lavoirs. — Le broyeur. — Locations. — Boites de secours. — Principe de la Préfecture de police. — Secours aux noyés.


Tous les bateaux qui font les transports sur la Seine, besognes, lavandières, chalands, marnais, péniches, toues, flûtes et margotats, de 25 à 50 mètres de long, jaugeant de 40 à 450 tonneaux, peuvent aisément descendre la rivière : il ne faut pour cela qu’avoir de la patience et s’abandonner au fil de l’eau ; mais lorsqu’il s’agit de la remonter, c’est une autre affaire, et les difficultés commencent ; la voile est souvent inutile et la rame toujours illusoire. Autrefois c’étaient des chevaux qui, sur les quais mêmes de Paris, halaient les bateaux. Il y a quinze ans, on ne voyait que cela ; le halage était la destinée dernière des chevaux réformés : attelés à la cincenelle, longue corde qui se rattachait au bateau, ils marchaient inclinés par le poids qu’ils tiraient ; parfois la corde, détendue par un rapide mouvement de l’embarcation, se raidissait tout à coup et renversait impétueusement ce qu’elle rencontrait. C’était un moyen lent, dangereux, pénible ; Paris ne s’en est pas encore complètement débarrassé ; pendant l’été, lorsque les barrages fonctionnent, le vieux halage reparaît. Espérons qu’il prendra bientôt fin, car les avantages qu’il offre ne compensent guère les inconvénients dont il est entouré.

Le halage est généralement remplacé aujourd’hui par le touage. Un décret du 4 avril 1854 autorise M. Eugène Godeaux à établir « à ses risques et périls un service de touage à la vapeur sur chaîne noyée au fond de la rivière. » Dans le cahier des charges il est spécifié que ce n’est point un monopole et que tout autre remorqueur aura le droit de naviguer sur les parties de rivière concédées à la nouvelle entreprise. Un tarif rémunérateur sans excès est imposé aux concessionnaires : en remonte, 1 centime par tonne et par kilomètre ; ainsi, par exemple, une péniche chargée de 200 tonnes de houille, partie de la Briche-Saint-Denis et amenée par un toueur à l’écluse de la Monnaie, aura parcouru 29 kilomètres et payé pour le remorquage 58 fr, pour le pilotage 12 fr., pour la location des cordages 5 fr. ; total : 75 fr.

On sait en quoi consiste la force et la manœuvre des toueurs. Chacun a vu des enfants accrocher une corde au bouton d’une porte, la tirer et être précipités en avant avec rapidité. C’est là tout le système. Une chaîne noyée est fixée aux points extrêmes du parcours ; le bateau toueur fait passer cette chaîne sur deux treuils placés au milieu de son pont ; une machine à vapeur met les treuils en mouvement et le bateau se hale lui-même, sans hélice et sans aube, en déroulant vers lui la chaîne sur laquelle il prend un point d’appui qui quadruple sa force de traction. On peut affirmer qu’un toueur armé d’une machine de 50 chevaux égale la puissance d’un remorqueur ordinaire de 200 chevaux. Les premières dépenses d’installation sont assez considérables, car, en dehors de la construction du bateau et de sa machine, la chaîne seule coûte 6 500 fr. par kilomètre. Le touage aujourd’hui est en pleine activité sur la Seine de Paris, et le temps n’est pas éloigné où ce système de halage, préférable à n’importe quel autre, sera appliqué à toutes nos voies navigables, fleuves, rivières et canaux. Un seul toueur peut remorquer à la fois dix et quinze bateaux chargés ; il pourrait facilement en traîner vingt, mais il est arrêté par l’ordonnance de police du 24 mai 1860, qui limite à 600 mètres la longueur des trains de remorque, ce qui déjà est considérable. En 1867, la Société du touage de la basse Seine a remorqué entre Saint-Denis et Paris, soit en amont, soit en aval, 6 100 bateaux vides ou chargés, ayant à bord 765 443 tonnes de marchandises diverses ; la Compagnie du touage de la haute Seine a halé de l’écluse de la Monnaie à Bercy 6 812 bateaux vides ou chargés portant 226 265 tonneaux. Ce service est fait actuellement par 18 toueurs ; ils n’ont rien de commun avec 4 bateaux remorqueurs qui, dans le même laps de temps, n’ont charrié que 22 710 tonnes[27]. Des marchandises (463 986 tonnes) arrivent encore sur nos quais par des bateaux-porteurs à vapeur qui viennent directement de Rouen, du Havre et des canaux du Nord.

« N’avons-nous pas vu, dit Mercier dans son Tableau de Paris, le 1er août 1766, le capitaine Berthelo arriver au pont Royal, vis-à-vis les Tuileries, sur son vaisseau de cent soixante tonneaux, de cinquante pieds de quille et dont le grand mât avait quatre-vingts pieds de hauteur ? » Il en conclut que Paris peut être un port de mer, mais il ne prévoyait pas que la devise du chemin de fer du Havre, sic Lutetia portus, deviendrait si facilement une vérité. Il serait fort surpris sans doute si, comme nous, il voyait ancrés au port Saint-Nicolas les bateaux à vapeur Seine-et-Tamise, qui font un service régulier entre Paris et Londres ! J’aurais voulu donner au lecteur des renseignements positifs sur cette entreprise qui, en germe du moins, est d’une grande importance ; mais les personnes qui la dirigent n’ont pas pensé que le moment fût venu de la révéler au public. En présence des craintes manifestées par une spéculation particulière, j’ai dû user de réserve, ne point insister pour obtenir des documents qu’on paraissait fort peu empressé de me fournir, et n’avoir pas recours aux registres de l’octroi qui m’eussent fourni tous les renseignements désirables. Mais ce que je puis dire, c’est que trois bateaux, accomplissant chacun en moyenne quinze voyages par an, font la navette entre Londres et Paris, que leur tonnage est au maximum de 400 tonneaux, qu’ils sont à hélice et que leur construction spéciale, qui sans doute est à trois quilles comme celle des navires employés à la navigation mixte, les rend propres au parcours des fleuves et de la mer.

Si le halage à l’aide de chevaux a été remplacé par le touage et la remorque à vapeur, les fameuses galiotes et les coches ont disparu pour toujours devant les bateaux à roues et à hélice. Qui n’a entendu parler du coche d’Auxerre qui a tant fait rire nos grands-parents dans les Petites Danaïdes ? Il arrivait et s’amarrait au quai de la Grève ; c’était, dit-on, une arche immense toute pleine de raisiné, de futailles et de nourrices. On n’allait pas vite et l’on s’arrêtait volontiers à tous les cabarets qui bordaient la berge. Il a cédé le pas aux bateaux à vapeur, qui eux-mêmes aujourd’hui ne luttent que bien difficilement contre la redoutable concurrence des chemins de fer. Onze steamers, ayant des départs réguliers et quotidiens, mettent aujourd’hui Paris en communication avec Saint-Cloud, Melun et Montereau ; c’est bien peu pour une ville comme la nôtre et je ne crois pas cependant que ce genre de transport, très-délaissé par les voyageurs, fasse de brillantes affaires. Le bateau qui, allant à Melun, s’arrête à Corbeil, porte encore le surnom qu’on avait donné pendant le seizième siècle au coche qui faisait le même service ; jouant sur le mot Corbeil, on l’appelle le Corbillard. Ce qui prouve qu’une plaisanterie n’a pas besoin d’être bonne pour durer longtemps.

L’Exposition universelle a fait naître à Paris une nouvelle industrie fluviale, celle des Mouches, petits bateaux à vapeur rapides, pouvant contenir cent cinquante passagers, déjà employés à Lyon et usités depuis bien longtemps à Londres. On eût pu croire que ce service n’était que transitoire et simplement appelé à subvenir aux exigences d’une circonstance exceptionnelle ; l’administration a été plus libérale, elle a voulu qu’il fût définitif, et les Mouches ont désormais droit de cité sur la Seine. Une décision du ministre des travaux publics en date du 19 juillet 1866, rendue exécutoire par un arrêté du 10 août 1866 du préfet de police, autorise, pour un délai de quinze ans à compter du 1er février 1867, la circulation entre le pont Napoléon et le viaduc d’Auteuil d’un certain nombre de bateaux pour le transport en commun des voyageurs ; le tarif est fixé, depuis le 28 mai 1867, à 25 centimes par place. Ces bateaux seront à la rivière ce que les omnibus sont à nos rues et à nos boulevards ; ils ont déjà rendu de grands services à la population parisienne qui les a adoptés avec empressement ; pendant la durée de l’Exposition universelle, ils ont depuis le 1er avril jusqu’au 30 novembre transporté 2 656 940 voyageurs, et je lis dans un relevé statistique que le dimanche 30 septembre 1868 ils ont reçu plus de 35 000 personnes. Mais qui veut la fin veut les moyens : pour qu’ils puissent faire en tout temps un bon service, actif, utile, ininterrompu et vraiment profitable à la population, pour qu’ils ne soient pas, comme nous l’avons déjà vu, en partie neutralisés par les basses eaux, il faut que le barrage de Suresnes maintienne la rivière à une hauteur minima invariable ; sans cela les pauvres mouches pourront bien se briser les ailes contre le fond même de la Seine, dont le lit est souvent inhospitalier. Ce n’est pas qu’on ne le surveille avec soin et qu’on ne le cure incessamment pour offrir à la navigation toute la sécurité possible. Dix-huit bateaux dragueurs, de ceux que nos pères appelaient des maries-salopes, se portent partout où il est nécessaire d’enlever un banc de sable inopinément formé, de ramasser des vases accumulées ou de ressaisir les pierres tombées d’un chaland maladroit écrasé contre un pont.

Lorsque j’aurai dit qu’il existe à Paris 929 bachots, canots, yoles, glissoirs, j’aurai parlé, je crois, de toutes les embarcations qui animent la Seine entre Bercy et Auteuil ; mais une partie de la population parisienne vit du travail que développe sur nos ports l’arrivée de tant de marchandises et de tant de bateaux. Indépendamment des mariniers, des pilotes et des conducteurs de trains, il y a des corps d’état qui doivent leur existence à notre marine locale ; il convient de ne pas les passer sous silence. Les coltineurs sont les ouvriers qui, la nuque garantie par un caparaçon de forte toile ou de sparterie, portent sur leur tête ou plutôt sur leur cou les fardeaux d’un navire qu’on charge ou qu’on décharge ; les débardeurs font à peu près le même office et deviennent tireurs lorsqu’il s’agit de dépecer les trains de bois ; les dérouleurs sont ceux qui roulent les tonneaux.

Il y a aussi les sabliers qui, à l’aide d’une drague à main, extraient le sable du fond de la rivière ; ils ne peuvent exercer leur pénible métier que sur permis de l’autorité municipale ; d’après l’article 198 de l’ordonnance de police du 25 octobre 1840, ils sont obligés de se tenir à 50 mètres en amont et à 30 mètres en aval des ponts, à 12 mètres des quais et des berges, à 20 mètres des écoles de natation, restrictions excellentes et qui assurent la sécurité du fleuve. Presque tous les tireurs de sable ont un petit bureau où ils reçoivent les commandes que viennent leur faire les jardiniers de Paris. Cette maigre industrie tend à disparaître ; elle est remplacée par les dragueurs à vapeur qui fouillent la haute Seine au-dessus de Charenton. À l’heure présente il n’y a plus à Paris que dix-neuf tireurs de sable. Les déchireurs détruisent, déchirent les bateaux hors de service ; ils ont des ports spéciaux où se fait la mise en pièces : Grenelle, Bercy, la Râpée, Orsay, et encore, dans ces divers emplacements, un endroit particulier sévèrement limité leur est réservé. L’inspection générale a la direction immédiate des ouvriers de l’Entrepôt, dont le nombre ne peut réglementairement dépasser cinquante, et des forts du port aux Fruits (Grèce), qui ne sont que trente en activité pendant la saison des arrivages.

Les ouvriers que je viens de désigner rapidement constituent ce qu’on pourrait appeler l’armée régulière de la Seine ; mais elle à ses enfants perdus, ses aventuriers, qui sont curieux à regarder de près. Il y avait autrefois à Paris des ravageurs qui s’en allaient dans les rues, fouillant le ruisseau avec une latte, déchaussant les pavés et recueillant les clous échappés aux fers des chevaux ; repoussés de la ville, ils se sont réfugiés sur les berges ; comme les orpailleurs de l’Ariége et du Rhin, ils cherchent l’or et l’argent ; mais ils aiment à trouver l’or façonné en monnaie et l’argent sous forme de cuillers. Les ravageurs connaissent parfaitement les endroits où les tombereaux de la municipalité viennent jeter les neiges pendant l’hiver ; c’est là, aux dix-huit emplacements fixés par l’autorité compétente, sur les bords encore couverts par les amas de neige boueuse qu’on a laissés tomber du haut des quais, qu’ils s’établissent avec leur sébile, semblables aux faveurs de pépites du Sacramento, et finissent quelquefois par découvrir au milieu des immondices une piécette blanche, un bijou perdu, un porte-monnaie suffisamment garni. Ces aubaines-là sont, il faut le croire, moins rares qu’on ne l’imagine, car il y a des gens de rivière qui, à Paris et pendant l’hiver, ne vivent que de cet inconcevable métier.

À côté des ravageurs il faut placer les tafouilleux ; ceux-là sont les chiffonniers de la Seine ; ils sont aux aguets, examinant le courant d’un œil exercé, ramassant la bûche arrachée au train, la pomme tombée du bateau, la serviette emportée du lavoir, la canne de ligne échappée de la main d’un pêcheur malhabile, le chapeau que le vent a jeté à la rivière, tout leur est bon, tout leur est une proie et un profit. Enfin viennent les carapatas. Les noms qui précédent sont faciles à comprendre et s’expliquent d’eux-mêmes en se décomposant ; mais ce dernier est au moins singulier par son origine. Quel bohème ayant traversé la Turquie l’a rapporté parmi nous et en a fait une désignation que les statistiques officielles n’ont pas dédaigné de recueillir ? Kara, noir ; batte, canard. Jamais appellation n’a été mieux appropriée à des gens qui barbottent et pataugent tout le jour le long de la Seine ou du canal Saint-Martin, halant les petits bateaux qui franchissent les écluses, offrant tout service, acceptant toute rémunération, aidant à déchirer les vieilles toues, à tirer le bois flotté, à rouler les tonneaux d’ocre venus de Bourgogne, touchant à tous les métiers et n’en sachant aucun. Quand le carapatas n’est pas ivre, on peut crier miracle. Où couche-t-il ? Dans les bateaux abandonnés, sous la table des cabarets, le plus souvent au poste. Son nom est devenu un terme de mépris, et c’est faire injure à un homme des ports de lui dire : Tu n’es bon qu’à carapater.

Tout ce personnel, tous ces bateaux dont je viens de parler appartiennent aux industries mobiles de la Seine ; elle a aussi ses industries sédentaires, qui sont les bains et les lavoirs. Autrefois le Parisien, moins pudique qu’aujourd’hui, se mettait tout simplement à la rivière et s’y baignait à sa fantaisie : « Tout le monde, dit La Bruyère, connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu’elle vient de recevoir ; les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l’eau, on les en voit sortir ; c’est un amusement. Quand cette saison n’est pas venue, les femmes de la ville ne s’y promènent pas encore, et quand elle est passée, elles n’y viennent plus. » Des ordonnances du prévôt de Paris défendaient, en 1716 et en 1742, sous peine d’emprisonnement, de se baigner sans être suffisamment vêtu ; c’est de cette époque que datent les premiers établissements de bains froids sur la Seine. Pendant longtemps la clôture des bains fut considérée, à l’extrême rigueur, comme un vêtement suffisant pour les baigneurs ; aussi les amateurs de bains à quatre sous ne se gênaient guère et se contentaient du costume primitif dans toute sa pureté. La préfecture de police publia, le 6 juillet 1858, un arrêté qui mit fin à cet abus qu’une trop longue tolérance avait à tort laissé subsister jusqu’à notre époque. Il existe dix-neuf bains froids aujourd’hui, treize pour les hommes et six réservés aux femmes. Depuis les premiers jours de mai jusqu’à la fin de septembre, ils sont en permanence ; pendant la saison rigoureuse, ils sont rangés derrière les garages de Grenelle, de l’île Saint-Louis, de l’Arsenal, au Bas-Meudon et aux îles de Neuilly.

Les premiers bains chauds ont été établis sur la Seine par un nommé Poitevin ; sa veuve, lorsqu’il mourut, épousa son garçon baigneur, Vigier, qui devait donner à ce genre d’industrie une célébrité et une extension considérables. Chacun connaît ces grands bateaux surmontés de constructions plus ou moins élégantes qui stationnent en aval du pont Neuf et en amont du pont Royal. On y a ajouté depuis quelques années un vaisseau qu’on a appelé la frégate-école, qui est resté longtemps inutile dans les eaux de Neuilly et dont on a cherché à tirer un parti quelconque en y installant des appareils balnéaires. Il n’y a maintenant que quatre établissements de bains chauds à Paris, sur la Seine ; mais en revanche il y a vingt-huit lavoirs, dont six sur les canaux et le reste en rivière. Ce n’est pas une mauvaise industrie, quoique les premiers frais d’installation se montent à 46 000 francs pour deux bateaux juxtaposés garnis d’auvents et de séchoirs. Le droit d’y travailler se paye en gros 40 centimes la journée, et en détail un sou l’heure ; le seau d’eau de lessive mesurant 12 litres vaut cinq centimes ; un compartiment de séchoir muni de barres se loue 40 centimes pour vingt-quatre heures. On chôme ordinairement le dimanche et le lundi. Il est superflu de dire que, tout en faisant mousser le savon, en rinçant le linge et en maniant le battoir, on y babille à perdre haleine.

Ces établissements, où l’on a de l’eau courante à discrétion pour une très minime rétribution, rendent d’inappréciables services à la population pauvre de Paris et lui donnent peu à peu des habitudes de propreté qui finiront par entrer dans ses mœurs. Les blanchisseuses n’étaient pas si commodément installées jadis ; elles venaient simplement laver au cours de l’eau, agenouillées sur un peu de paille ramassée au hasard, souillant leur linge aux fanges de la berge et le voyant parfois disparaître emporté par le courant. Lorsque les rives étaient escarpées, on y appliquait des échelles que les pauvres femmes descendaient et gravissaient chargées de leurs fardeaux humides. En voyant ces sortes d’escaliers primitifs installés aux bords de la Seine devant Chaillot, le Parisien de Néel les prend pour les Échelles du Levant et raconte en termes spirituels comment une lavandière lui fit voir qu’il était encore en France. Nul Parisien n’ignore que la mi-carême est la fête consacrée des blanchisseuses et des porteurs d’eau qui, sous prétexte de s’amuser, se fatiguent ce jour-là comme si leur vie n’était pas une fatigue incessante.

Il est encore sur la Seine une autre industrie sédentaire ; elle est représentée par un bateau qui, seul de son espèce, est resté debout comme une protestation vivante et surannée contre tous les essais de nos temps inventifs. C’est le bateau broyeur qui est amarré prés du quai de l’Horloge ; ses quatre roues, lentement agitées par le courant tranquille, tournent pacifiquement et font mouvoir des meules qui écrasent des couleurs. Malgré les nuances criardes dont on a bariolé ses plats bords et sa cahute, malgré les volubilis et les capucines qui grimpent sur le pignon de son toit, il a un air triste, vieillot et délabré. Il est demeuré fidèle aux us et coutumes d’autrefois ; en présence des machines à vapeur qui bruissent de tous côtés et battent la rivière où il clapote avec une si paisible mansuétude, il ressemble à un coucou qui regarderait passer une locomotive[28].

En tant que fleuve, la Seine appartient au Domaine, qui en retire un profit assez médiocre, car les locations faites sur les berges et sur la rivière à Paris ne rapportent guère annuellement plus de 30 000 francs. Les prix sont uniformes : trois francs par mètre carré pour les établissements où il existe une habitation, un franc pour les bateaux à lessive, 25 centimes pour les bains froids. Les exploitations inutiles et tapageuses ne sont même pas surchargées, et le café-concert qui a pris possession du terre-plein du pont Neuf ne paye que 1 200 francs de loyer. Les abreuvoirs sont libres[29] ; il y en a sept où l’on peut aller baigner les chevaux et les chiens. Toutes les industries qui vivent de la Seine ou sur la Seine sont réglementées par l’ordonnance de police du 25 octobre 1840, ordonnance qui, empruntant certains éléments constitutifs à celles qui l’ont précédée sur la matière en 1669 et 1672, est un chef-d’œuvre de prévoyance et de clarté.

La préfecture de police ne se contente pas de veiller à ce que les abords des berges et des ponts ne soient pas encombrés, à ce qu’un espace suffisant soit toujours laissé libre pour la navigation, à ce que les matériaux débarqués soient enlevés dans un délai déterminé ; elle va plus loin, et prend toute sorte de précautions minutieuses pour parer aux accidents individuels qui journellement se produisent sur le fleuve. Elle sait que le Parisien est étourdi, imprudent, ivrogne et bravache, qu’il monte dans les canots dont il ignore l’équilibre, qu’il se baigne sans savoir nager et qu’il s’endort parfois avec insouciance sur les parapets. Aussi a-t-elle fait disposer dans tous les endroits propices des boîtes de secours munies d’un formulaire indiquant l’usage qu’on doit faire des instruments qu’elles contiennent[30]. Ces boîtes précieuses, ces instructions rédigées avec une extrême lucidité, ont servi à rappeler à la vie bien des malheureux déjà aux trois quarts asphyxiés par suite de submersion.

Le principe de la préfecture de police est bien simple : en échange de toute permission lucrative accordée par elle, elle exige un service pouvant s’appliquer à la population qu’elle a mission de surveiller. Dès qu’un individu demande une concession sur la Seine et qu’on juge opportun de la lui octroyer, on lui impose l’obligation d’être utile au public et de reconnaître de cette manière la faveur dont il est l’objet ; c’est ainsi, et grâce à cet excellent système, que tous les postes, bains, lavoirs, bateaux à vapeur, bateaux dragueurs, bateaux loueurs, que toutes les constructions en un mot qui profitent de la Seine ou de ses berges sont pourvues de boites de secours dont la plupart appartiennent à la préfecture elle-même. Une plaque en fonte, portant ces mots écrits en gros caractères : Secours aux noyés, est fixée à demeure, de façon à frapper les yeux, sur le mur des établissements où le dépôt a été fait.

Du pont Napoléon au viaduc d’Auteuil, cent dix-sept boites sont disséminées çà et là et mises à la disposition de tous ceux qui pourraient en avoir besoin. Dans les endroits où la circulation fluviale est permanente, où des marchés sur l’eau sont ouverts, où les débardeurs sont souvent attirés par leur travail, où les abreuvoirs appellent les palefreniers, où les bains sont réunis sur un espace restreint, les boites sont extrêmement nombreuses ; on en trouve presque à chaque pas. Entre le pont Neuf et le pont de la Concorde, où la Seine a une animation souvent excessive, on en compte vingt. De plus, un médecin portant le titre de directeur des secours publics est particulièrement chargé de vérifier si les boîtes sont maintenues en bon état, si l’humidité ne les a pas détériorées, si le linge qu’elles renferment est assez abondant pour répondre aux exigences qui peuvent se produire. Il est inutile de dire, je crois, que ces boîtes ne sont pas exclusivement consacrées aux noyés, et qu’on y trouve de quoi remédier aux mille accidents qui à toute minute peuvent atteindre une population aussi nombreuse que celle de Paris.

Malgré tant de vigilance et de bon vouloir, la rivière voit chaque année se terminer bien des existences. Quand un cadavre est repêché, le commissaire de police le plus voisin de l’endroit où il a été trouvé fait un procès-verbal de la levée du corps, qui à la suite de cette indispensable formalité est envoyé à la Morgue, dont il convient de parler, car ce lieu sinistre est une annexe directe de la Seine.

v. — la morgue.

Le Châtelet. — La Motte aux Papelards. — La Morgue actuelle. — Mesures. — Livre de greffe. — Registre de renseignements. — Dialogues. — Façon de procéder. — Insuffisance des traitements. — Sagacité. — Soins gratuits. — Le nécessaire. — Inhumations. — Souvenir des révolutions. — Accroissement. — Statistique. — Femmes. — Nouveaux-nés. — Carnaval. — Causes. — Morts de faim. — Proportions. — Primes et encouragements. — Sauveteurs. — Héros. — L’évêque Saint-Marcel.


La Morgue était originairement le second guichet du Grand Châtelet. On y gardait les nouveaux prisonniers pendant quelques instants, afin que les guichetiers pussent les morguer[31] à leur aise, c’est-à-dire les regarder attentivement et se graver leurs traits dans la mémoire. Ce fut là ensuite qu’on déposa les cadavres ramassés sur la voie publique ou dans la Seine[32]. Plus tard, en 1804, on construisit sur le quai du Marché-Neuf, à l’angle nord-est du pont Saint-Michel, un bâtiment carré spécialement destiné à l’exposition des corps inconnus. L’ouverture des nouveaux boulevards a singulièrement modifié ce quartier, et la Morgue est aujourd’hui reléguée à l’extrémité de la Cité, sur cet îlot depuis longtemps réuni à la terre ferme et qu’on appelait autrefois la Motte aux Papelards.

La salle d’exposition, garnie d’un vaste vitrage qui permet l’observation la plus attentive, contient douze dalles sur lesquelles les corps sont étendus au-dessous d’un robinet d’eau froide qui les arrose incessamment et en retarde la décomposition. À côté sont le greffe, la salle des autopsies, la salle des morts reconnus ou inconnus qui doivent être enterrés, les magasins où des casiers séparés, numérotés, étiquetés, renferment les vêtements trouvés sur les cadavres ou simplement recueillis dans la Seine, les égouts et les canaux, enfin la salle des gardiens et leur chambre de nuit. Nul cadavre n’est reçu à la Morgue si les gens qui l’apportent ne sont munis d’un ordre de réception délivré par un commissaire de police ; le procès-verbal de la découverte du corps et le rapport du médecin sont directement envoyés au cabinet du préfet.

Le cadavre une fois admis est déshabillé, lavé et exposé. L’énumération des différentes divisions qui servent de titres au livre du greffe explique comment cette lugubre comptabilité est tenue : Numéro d’ordre, — date d’entrée, — heure d’arrivée. — Noms, — sexe, — âge. — Signalement d’identité : lieu de naissance, état civil, profession. — Demeure : rue, quartier. — Vêtements. — Genre de mort. — Temps écoulé depuis la mort. — Suicide ou homicide, — causes présumées. — Envoyé par le commissaire de… — Lieu où le cadavre a été trouvé. — Autopsie. — Date de l’inhumation. — Observations. — Il faut naturellement qu’un corps soit reconnu pour que toutes ces questions reçoivent une réponse.

La Seine rend bien des cadavres, mais elle en garde quelques-uns ; les gens qui périssent par accident ne sont pas tous retrouvés, et il arrive très-souvent que des personnes n’ayant pas vu revenir un parent ou un ami vont le chercher à la Morgue, où il n’est pas. Le greffier alors, avec une perspicacité de juge d’instruction, interroge le réclamant, et sur un registre de renseignements il inscrit la date de la disparition, les nom et prénoms, la demeure, le signalement détaillé, les vêtements, les signes particuliers, sans oublier les tatouages, la marque du linge, les anneaux d’oreilles et certains appareils chirurgicaux que les gens du peuple, accoutumés aux métiers pénibles, sont souvent obligés de porter. Dans ces sortes d’interrogatoires, qui presque toujours s’adressent à des personnes d’une éducation restreinte et d’une instruction trop imparfaite, il faut développer une patience, une sagacité extraordinaire. J’ai entendu là des dialogues inconcevables. — Quelle forme à son nez ? — Ah ! dame ! je ne sais pas. — A-t-il le nez droit, aquilin, retroussé ? — Mais, ce pauvre homme, monsieur, il a un nez comme tout le monde. — De quelle couleur sont ses vêtements ? — Ah ! je ne sais pas ; je sais seulement qu’il avait un gilet. — Et de tout ainsi ; ce n’est le plus souvent qu’à force de reprendre les questions sous toutes les faces imaginables, qu’on arrive à découvrir une indication qui permettra d’entreprendre des recherches sérieuses.

Le greffier actuel de la Morgue à la passion de l’identité, et il n’épargne nulle peine pour arriver à reconnaître celle des malheureux qui sont étendus sur les tristes dalles. C’est là en effet le grand but auquel la Morgue doit servir et pour lequel la préfecture de police ne mesure point ses efforts : constater l’identité des cadavres, régulariser leur état civil et donner une dernière et douloureuse satisfaction aux familles. Si les vêtements du mort contiennent des papiers, on écrit en hâte aux personnes qu’ils peuvent indiquer ; si un curieux entré par hasard émet des doutes sur l’individualité des corps exposés, on lui demande de désigner la demeure, les habitudes, les relations du pauvre diable qui n’est plus, et aussitôt une enquête est commencée. C’est ainsi par induction, par interrogatoires répétés, en harcelant les gens de questions et de lettres, en passant du connu à l’inconnu, qu’on parvient, après mille difficultés, à savoir précisément le nom, l’âge et la profession de la plupart de ces êtres informes que la Morgue reçoit tous les jours.

Ce dur métier est mal rétribué : le greffier, sur qui pèse une responsabilité perpétuelle, a 2 100 francs par an ; son personnel, insuffisant aujourd’hui, est composé d’un commis aux écritures, de deux garçons de salle et d’un surveillant, qui touchent chacun 1 200 francs. C’est trop peu, et un si pénible labeur devrait être rémunéré plus largement ; nul travail n’est plus fatigant, plus répulsif. En dehors de la besogne matérielle, qui par elle-même est horrible, il y a un inconcevable déploiement d’activité dans cette recherche permanente, qui le plus souvent ne s’appuie que sur des données incertaines, sinon inexactes. C’est à toute heure qu’il faut être prêt à répondre et à questionner ; chaque nuit un homme veille pour recevoir les corps que l’on pourrait apporter. À force de manier des cadavres, les deux garçons qui sont chargés de les exposer sont arrivés à une indifférence et à une habileté sans égales.

Il faut les voir dépouiller un mort et dicter son signalement avec une précision merveilleuse : — Une blouse bleue raccommodée au poignet gauche avec du fil blanc, la boutonnière du collet est déchirée ; une pièce plus neuve à l’épaule ; une cicatrice de deux millimètres environ au genou droit ; mains calleuses et peu flexibles comme celles des gens qui travaillent à la terre. — Chaque indication est sévèrement vérifiée par le greffier et inscrite au registre. De tels soins ont produit d’excellents résultats, et le nombre des morts inconnus va toujours en diminuant. Il serait moins considérable encore si l’on était parvenu à détruire complètement cette vieille et sotte idée qu’il en coûte fort cher pour reconnaître et retirer un cadavre. Tous les soins, tous les travaux de la Morgue sont gratuits, il devrait être superflu de le dire ; mais bien des gens ne le savent pas encore, et cependant une courte et très-visible inscription, peinte sur la muraille de la salle commune, explique que nulle rétribution n’est jamais réclamée pour aucun des services rendus dans ce lieu. Le préjugé dure depuis longtemps, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on cherche à le combattre, car, le 6 décembre 1736, le lieutenant de police fit faire un cri pour proclamer l’absolue gratuité de la morgue du Châtelet et ne convainquit personne.

Lorsqu’un cadavre est resté exposé pendant les trois jours réglementaires ou qu’on a pu constater son identité, le greffier fait ce qu’en langage administratif on appelle le nécessaire, c’est-à-dire l’acte de décès, puis il demande un permis d’inhumation. La justice est souvent forcée de regarder de près à la Morgue : aussi c’est à elle qu’on s’adresse d’abord. Si elle n’a aucun intérêt à faire conserver le cadavre, l’autorisation est ainsi formulée : « Le procureur impérial près le tribunal de première instance de la Seine, vu le procès-verbal dressé le… par… constatant la mort… n’empêche pas qu’il soit procédé à l’inhumation. » Cette indispensable formalité étant remplie, le permis définitif est accordé en ces termes, par le préfet, sur le verso de l’ordre de réception délivré dans le principe par un commissaire de police : « M. le greffier de la Morgue est autorisé à faire inhumer le corps désigné d’autre part. » Le cadavre placé dans une bière est conduit sur un corbillard spécial au cimetière des hôpitaux, où il est enterré après que le concierge en a donné un reçu. Pour l’ensevelissement et le transport, la Morgue reçoit 6 fr. 50 c. par corps ; le fossoyeur 1 fr. 50 c. pour l’inhumation. Avant la Révolution, le soin d’inhumer les noyés ou les morts inconnus trouvés sur la voie publique appartenait exclusivement aux sœurs de l’hôpital Sainte-Catherine, dont le couvent était situé rue Saint-Denis, à l’angle de la rue des Lombards, et qu’on appelait vulgairement les Catherinettes.

Les registres de la Morgue, qui surtout depuis quelques années sont très-bien tenus, sont extrêmement curieux à parcourir. Sous une aridité apparente, ils cachent les notions les plus intéressantes. Parfois, dans la colonne des observations, on rencontre des naïvetés touchantes, celle-ci entre autres, quoiqu’elle soit écrite en un français douteux. À la date du 9 juillet 1828, à côté de la description détaillée d’un corps de noyé, un feuillet séparé est attaché, sur lequel on lit au recto : « J’apartien à une famille honnette. Je vous prie par raport à eux ne pas donner mon signalement. » Et au verso, de la main sans doute de quelque sergent de ville : « Ce petit livre appartient à un particulier que les vêtemens ont été reconnus pour être logé en garnie et être un marchant forin de la Bourgogne. » Ces registres rappellent d’une façon vivante les batailles de nos révolutions et de nos émeutes : à certains jours les colonnes sont chargées outre mesure, l’écriture du greffier est rapide, on voit qu’il est pressé et qu’il fait une besogne inaccoutumée ; si le 27 juillet 1830 il n’a enregistré que trois corps, dont 2 noyés, le 28 il en a eu 18 ; le 29, 101, tous suivis de l’indication : Coup de feu. En février 1848, le 23, 10 ; le 24, 43 ; le 25, 16. L’insurrection de juin arrive : le 25, 43 ; le 26, 101 ; le 27, 36[33].

Un fait douloureux et que l’état civil de la Morgue constate avec une brutalité saisissante, c’est que le nombre des morts y augmente dans une proportion extraordinaire ; il a doublé depuis dix ans. L’annexion de la banlieue n’y est pour rien, comme on pourrait le croire, puisque le service de la Morgue embrasse tout le département de la Seine ; certes cela tient en partie à ce que les recherches sont plus actives, plus fréquentes, mieux faites, plus encouragées qu’autrefois ; mais cela tient surtout au nombre prodigieux de provinciaux qui viennent chercher fortune à Paris, n’y trouvent pas d’ouvrage, parce qu’ils sont sans relations ou sans habileté, sont pris de découragement et se tuent pour échapper à des difficultés que plus de prudence leur eût fait éviter[34]. Il n’est pas surprenant que les dalles de la Morgue soient si rarement libres. Aussi la foule curieuse se presse-t-elle dans la galerie extérieure ; les gamins, qui y viennent comme à un spectacle, appellent les corps exposés, les artistes ; lorsque par hasard la salle d’exposition est vide, ils disent : Il y a relâche.

La constante progression des réceptions ressort surtout de la comparaison des chiffres pris à différentes époques correspondantes : l’année 1846 envoie à la Morgue 302 cadavres, dont 257 hommes, 45 femmes, plus 78 nouveaux-nés et des fragments ; en 1856, l’augmentation se fait déjà sentir : 312 hommes, 50 femmes, 115 nouveaux-nés, 11 portions de corps ; en 1866, les réceptions arrivent au total énorme de 753, qui se décompose de la manière suivante : hommes 486, femmes 86, nouveaux-nés et fœtus, 146, débris 15. Cette sinistre proportion ne se ralentit pas ; 1867 donne 744 corps ou parties de corps qui se divisent ainsi : hommes 513, femmes 65, nouveaux-nés 89, fœtus 56, débris 21. Ainsi qu’on le voit, les femmes sont bien moins nombreuses que les hommes. Cela se conçoit : elles sont plus patientes que nous ; l’espèce d’infériorité sociale qui pèse encore sur elles les a dès l’enfance façonnées à la résignation ; et puis, dans la bataille de la vie, quoiqu’elles aient souvent la plus mauvaise part, elles n’ont qu’une responsabilité singulièrement limitée qui leur enlève ces grands périls moraux où l’homme le mieux doué succombe parfois. Quant aux nouveaux-nés et à ces êtres embryonnaires qui n’ont encore eu qu’une existence interne et problématique, ils sont nombreux ; produits de la misère et aussi de la débauche, leur entrée à la Morgue correspond invariablement aux dates du carnaval et de la mi-carême.

Si du total général nous retranchons ces tristes avortons (c’est le vrai mot qui leur convient) et les méconnaissables fragments humains, il restera 578 adultes (dont 448 ont été reconnus), qui tous ont péri, presque toujours violemment, par des causes diverses dont je citerai quelques unes : 163 suicides, 135 hommes, 28 femmes ; — 16 homicides, 12 hommes, 4 femmes ; — 114 morts subites, 102 hommes, 12 femmes. La majeure partie de ces malheureux a été repêchée dans la Seine ; 312 en tout, dont 34 femmes et 278 hommes. D’autres se sont pendus, 30 hommes ; se sont brûlé la cervelle, 6 hommes ; se sont frappés d’une arme blanche, 3 hommes ; se sont asphyxiés par la vapeur de charbon, 5 hommes, 4 femmes ; se sont empoisonnés, 5 hommes, 2 femmes ; ont été écrasés par des voitures, 14 hommes, 1 femme ; par des wagons de chemin de fer, 7 hommes, 1 femme ; sont tombés du haut des échafaudages ou se sont jetés par la fenêtre, 21 hommes, 4 femmes. Chose horrible à penser ! dans Paris, dans ce Paris où l’argent roule à flots, un homme et une femme sont morts de misère et de faim en 1867, dans cette année même où l’Exposition universelle attirait au milieu de nous les richesses du monde entier. Parmi les suicides reconnus on a constaté qu’il y avait 76 célibataires, 22 veufs et 49 personnes mariées.

Les mois les plus fertiles pour cette lamentable récolte sont les mois d’été ; c’est le moment où l’on se baigne, où l’on fait des parties de canot et, il faut bien le reconnaître aussi, où le soleil, échauffant les têtes, détermine souvent des congestions cérébrales. Les premières haleines du printemps sont troublantes et malsaines ; la sève monte aux arbres, la vie nerveuse envahit le cerveau, et le mois d’avril donne un contingent de 82 morts ; décembre, où l’on attend avec espérance la nouvelle année qui s’approche, janvier qui est un mois de charité, de bienfaisance et de cadeaux, tombent à 39 et à 58. Paris est fort inégal et, selon ses zones diverses, il fournit à cette sinistre statistique des éléments différents. En 1867 le Xe arrondissement, celui du faubourg Saint-Martin, a eu 35 de ses habitants exposés à la Morgue ; puis vient le Ve, le quartier Latin, pays des amours éphémères, des trahisons faciles, des désespoirs de jeunesse, qui est représenté par 30 ; le XIIe et le XIXe, le faubourg Saint-Antoine et la Petite-Villette, donnent chacun 25. Aussitôt après on tombe assez bas et l’on arrive enfin au IIe arrondissement, quartier riche et remuant groupé autour de la Bourse, qui n’a exposé que 2 cadavres à la funèbre logette de la Cité. D’habitude, c’est le XVIe arrondissement qui, peuplé des petits rentiers paisibles, prudents et rangés de Passy, fournit les chiffres les moins élevés à cette triste nomenclature ; mais en 1867 il ne se présente qu’en avant-dernière ligne, car il est inscrit pour 5 morts sur les registres de la Morgue.

Ce chiffre de 744 morts apportés à la Morgue pendant l’année 1867 parait d’autant plus considérable que le total de 1848, malgré la révolution de Février, malgré l’insurrection de juin, n’a été que de 631 ; mais, sans aucun doute, il serait bien plus excessif encore si la préfecture de police[35], par ses encouragements, ses notes publiques et officielles, ses récompenses, ses médailles, n’excitait sans cesse une précieuse émulation parmi les hommes que leur métier attache plus particulièrement aux bords de la Seine et des canaux. Pour tout cadavre repêché elle donne une prime de 15 fr., et une prime de 25 fr. pour tout individu sauvé. Ainsi les 312 noyés qui en 1867 ont été transportés à la Morgue, ont coûté 4 680 fr. à la préfecture ; dans le cours de la même année, 145 sauvetages accomplis dans la Seine n’ont grevé le budget que de la somme insignifiante de 2 925 fr., car 28 sauveteurs ont délicatement refusé la prime à laquelle ils avaient droit et qui leur était offerte. Les mêmes mois qui voient le plus de morts par submersion, voient naturellement le plus grand nombre de sauvetages ; les mois de fortes chaleurs, juin, juillet, août, septembre, comptent 14, 20, 21, 15 sauvetages ; décembre n’en a que 6, et janvier un seul. Non contente de remettre une prime à ceux qui rendent à la société le service de sauver un de ses membres en péril, la préfecture de police distribue tous les ans des récompenses honorifiques à ceux des sauveteurs qui se sont distingués par des actes renouvelés de courage et d’humanité ; en 1867, pour sauvetages opérés dans la Seine, elle a accordé vingt-six médailles, dont sept en or et dix-neuf en argent.

Cette race vaillante qui habite les ports et les quais n’a du reste guère besoin d’émulation ; elle renferme des hommes intrépides et dévoués, dont le grand et principal souci est de sauver la vie de leurs semblables. Ces mariniers, ces patrons de bateaux à lessive, ces maîtres de bains, ces débardeurs jouent avec la rivière ; ils l’ont en quelque sorte apprivoisée ; ils en connaissent le secret et les périls, qu’ils ne redoutent plus. Au premier cri d’alarme ils sont à l’eau, et il faut des chances défavorables bien exceptionnelles pour que le malheureux qui se noie ne soit pas sauvé. Il est peu de ces hommes qui ne soient décorés de médailles civiques. Sans eux, sans leur abnégation, leur vigilance, leur courage, la Morgue serait trop petite et il faudrait en augmenter les dimensions.

Ils se sont groupés en Société centrale et de secours mutuels des sauveteurs du département de la Seine[36], et tous les ans ils ont une séance solennelle à la salle Saint-Jean ; cette Société compte aujourd’hui trois cent soixante-deux membres titulaires tous médaillés et six cent vingt-trois membres honoraires. C’est une des meilleures et des plus respectables institutions qui existent ; le but qu’elle poursuit a été très-nettement défini dans l’assemblée du 26 novembre 1867, par un des vice-présidents lorsqu’il a dit : « Quelle est notre mission ? Sauver d’abord, partout et toujours, par le dévouement et par l’exemple ! » Ceci n’est pas une vaine parole, c’est un mot d’ordre auquel chaque membre de la Société obéit.

La passion du bien agite invinciblement certains cœurs. Il y a là des héros modestes qu’aucun danger ne fait reculer, qui sont prêts à toute heure et qui ont tous les courages, celui du grand jour et celui de minuit. L’intérêt n’entre pour rien dans le mobile qui les pousse, car un membre de la Société des sauveteurs se croirait déshonoré s’il acceptait la prime offerte par l’administration. Sa seule petite vanité, et elle est plus que légitime, elle est honorable, est dans certains jours de gala de pendre à sa boutonnière trop étroite toutes les médailles qui lui ont été décernées et que son intrépidité lui a values. Il est bon de citer le nom de quelques-uns de ces braves gens, qui ne soupçonnent peut-être pas tout ce que leur existence a de glorieux : Fagret, tailleur, quai d’Orléans, no 6, à la Bibliothèque polonaise, qui, malgré ses soixante-sept ans, a encore arraché à la Seine, il y a peu de temps, un homme qui se noyait ; Metzger, négociant en vins à Bercy ; Lenéru, propriétaire de bains au Pont-Royal ; Cardon, patron de lavoir à l’Arche-Marion ; Henri, maître-baigneur aux bains Henri IV, et enfin Cretté, qui a un bateau à lessive près du pont de Bercy ; celui-là est d’une famille héroïque : ses quatre frères ont été récompensés pour leurs actions d’éclat, et sa vieille mère, âgée de soixante-dix ans, porte la médaille qu’elle a gagnée en opérant elle-même plusieurs sauvetages. Ces braves gens sont connus dans leur quartier ; quand ils passent, on se découvre, et lorsqu’on apprend qu’un malheur est arrivé en Seine, on dit : « Ah ! si un tel avait été là ! »

Paris a le droit d’être fier de son fleuve ; nulle autre capitale, pas même Londres, n’offre un tel cours d’eau si bien aménagé, si dompté, si précieux. Bordé par des quais magnifiques, traversé par des ponts gratuits et monumentaux, pourvu de faciles abordages, sillonné sans cesse par des bateaux nombreux, occupé par des établissements dont l’utilité n’est point contestable, il mêle intimement son existence à la nôtre et nous rend chaque jour d’inappréciables services. Si Paris est sorti de la Seine, il ne l’a point oublié et ne s’est pas montré ingrat, car il l’a ornée et embellie de son mieux. Il a rejeté loin d’elle les égouts qui l’embourbaient ; il l’a contenue dans un lit assez profond pour que toute inondation lui soit désormais impossible. Source de bien-être et de prospérité, la Seine est un des organes constitutifs de la vie même de Paris ; cependant, à en croire les vieux historiens, elle serait bien déchue de son antique splendeur, car elle a perdu le singulier privilège qu’elle avait jadis de se changer en vin lorsqu’un évêque la bénissait, ainsi que cela se voyait au temps du bon saint Marcel.

Appendice.Pendant l’hiver 1872-1873, la Seine est sortie de son lit ; Auteuil a souffert ; le port de Bercy est resté sous l’eau pendant quinze jours ; l’étiage du pont Royal a dépassé 5 mètres. Durant le mois de décembre, l’eau y a atteint son maximum à la date du 18, par 6m,85. Les ponts Saint-Germain, commencés en 1874, doivent être livrés à la circulation le 1er octobre 1875 ; ils traversent la Seine en biais, affleurent la pointe est de l’île Saint-Louis, et établiront une communication entre le boulevard Saint-Germain et le boulevard Henri IV, dont l’amorce tombe au quai des Célestins.

En 1873, 1 415 trains de bois et environ 1 500 bateaux ont déchargé 497 098 000 kilogrammes de bois sur nos ports urbains ; 144 389 000 kilogrammes de bois à brûler sont venus par l’Yonne, et 46 735 000 kilogrammes de bois à œuvrer par la Marne. Paris a reçu, pendant la même année, par la voix fluviale : charbon de bois, 45 587 000 kilogrammes ; charbon de terre, 750 484 000 kilogrammes ; coke, 7 976 000 kilogrammes ; céréales, 79 915 000 kilogrammes ; blé, 62 407 000 kilogrammes ; fruits, 4 117 000 kilogrammes ; vins, 320 000 hectolitres. Les matériaux de construction se sont élevés au chiffre de 1 085 259 000 kilogrammes ; mais l’Oise n’a fourni que 178 857 000 kilogrammes, tandis que la haute Seine donne 398 948 000 kilogrammes ; bien peu de pierres de taille, en revanche beaucoup de sable et de pierres meulières.

Le résumé général constate un débarquement de 2 869 344 000 kilogrammes, opéré par 22 818 bateaux ou trains ; l’embarquement représente 464 122 000 kilogrammes, emportés par 4 528 bateaux.

Sept toueurs de la basse Seine, dont trois entre la Briche et Paris, ont, pendant l’année 1873, transporté 552 599 tonnes et remorqué 4 279 bateaux, dont 2 025 étaient vides ; onze toueurs de la haute Seine, dont trois de la Monnaie à Charenton, ont remorqué 8 748 bateaux jaugeant 1 359 987 tonnes. Diverses compagnies possèdent 14 remorqueurs et 45 porteurs à vapeur, pouvant porter 1 800 000 tonnes. La compagnie anglaise « the Gaudet frères » fait un service de marchandises entre Londres et Paris à l’aide de cinq steamers dont la jauge peut être évaluée à 21 130 tonneaux ; en dehors des bateaux-omnibus, on ne compte que trois vapeurs marchant sur Saint-Cloud ; on peut évaluer à 27 000 le nombre des voyageurs qui en font usage.

Les bateaux-omnibus — les mouches — installés pour la première fois en 1867, ont été très-promptement adoptés par le public ; c’est maintenant une petite flottille composée de 36 bateaux à hélice portant 6m,25 de bout en bout, et 2m,30 de bau ; ils vont jusqu’à Charenton, jusqu’à Suresnes, et ont 14 escales dans l’intérieur de Paris. En 1873, les mouches ont transporté 8 100 755 voyageurs, dont 6 913 525 dans Paris, 871 743 pour la banlieue d’amont, et 315 487 pour la banlieue d’aval. Si les bateaux omnibus ont augmenté, les canots de plaisance ont singulièrement diminué ; on en compte à peine 509 aujourd’hui, dont 12 sont à vapeur. Les tireurs de sable à la main perdent courage en présence des dragues qui font si grosse et si rapide besogne ; cette petite industrie disparaîtra bientôt : 10 hommes seulement l’exercent actuellement.

Les 23 bains froids, dont 16 pour les hommes et 7 réservés aux femmes, ont reçu environ 600 000 baigneurs, en 1873, parmi lesquels les femmes sont au nombre de 120 000. Les quatre bains chauds ont eu 170 000 entrées. Les 28 lavoirs qui existaient en 1867 sont toujours amarrés aux mêmes endroits et comptent environ 3 000 places.

En 1873, la Morgue a eu 679 enregistrements à faire : 400 hommes, 107 femmes, 95 nouveaux-nés, 70 fœtus, 7 débris humains. Parmi les causes qui ont amené la mort des 507 adultes, on trouve 253 suicides, 77 accidents, 55 trépas subits, 17 maladies, 21 homicides, 84 causes inconnues. Les sauveteurs ont continué, comme par le passé, à donner des preuves d’abnégation et d’intrépidité qui sont un honneur pour le peuple de Paris. Parmi ces héros, il convient de citer M. Faivre, actuellement concierge-gardien-chef au Tribunal de Commerce, ancien éclusier de la Monnaie, et décoré pour le courage qu’il a déployé dans plus de cinquante sauvetages.


  1. Pendant la période d’investissement, la Seine fut strictement fermée et surveillée avec soin par les armées allemandes ; dés le mois de février 1871. elle nous apporta de nombreux approvisionnements.
  2. C’était une poudre de qualité inférieure que l’État vendait aux capitaines de vaisseaux marchands qui faisaient la traite des nègres.
  3. Au seizième siècle, les chanoines de Sainte-Geneviève chantaient encore dans leurs litanies :
    A furore Normannorum libera nos, Domine !
  4. « Le 17 ou le 18 de ce mois (mai 1751), la Seine a débordé ; les fossés du Cours et des Champs-Élysées étaient remplis d’eau ; on y allait en bateau. L’inondation a duré jusqu’au 25 ou 26. Je fus, le 20, aux tours Notre-Dame ; le temps, par malheur, était bas et nébuleux, ce qui m’ôta la moitié du plaisir que j’aurais eu à voir pleinement un spectacle aussi beau et aussi singulier. » (Collé, Mémoires, t. 1, p. 302. Édit. Honoré Bonhomme.
  5. « On sait à quel état les sécheresses de 1865 avaient réduit la Seine. La rivière avait pris l’aspect d’un véritable égout, dont les eaux bourbeuses excitaient une vive répugnance. » (Robinet, Sur une application de l’hydrotimétrie.) En effet, le 29 septembre, les observations portent que la Seine descendit à un mètre au-dessous du zéro de l’étiage du pont Royal ; il faut admettre dans ce cas que les fanges du lit de la rivière s’étaient affaissées de 20 centimètres au moins.
  6. Comptes rendus de l’Académie des sciences, 30 janvier 1865.
  7. Ses débuts sous ce rapport ne furent pas heureux. Dans la nuit du 28 au 29 mars 1721, un chantier de bois de charpente y fut consumé par un incendie que trois ouvriers allumèrent en fumant. Ces malheureux, périrent dans les flammes et le dégât dépassa 100,000 francs. Voy. Buvat, Journal de la Régence, t. II, p. 233.
  8. L’établissement du marché au bois de l’île Louvier, supprimé en vertu de l’ordonnance du 10 février 1841, avait été sanctionné par décret impérial du 21 septembre 1807.
  9. Turgot, le prévôt des marchands, qui mourut le 31 janvier 1751, avait fort embelli la Cité en faisant élargir le quai de l’Horloge, auprès du pont au Change. On voulait rappeler ce fait par une inscription latine ; on n’arrivait à rien de bon ; Piron mit fin à tous les projets d’épigraphie en faisant courir les vers suivants :

     Monsieur Turgot étant en charge,
    Et trouvant ce quai trop peu large,
    Y fit ajouter cette marge.
    Passants qui passez tout de gô,
    Rendez grâce à monsieur Turgot !

    Voy. Journal historique de Collé, t. I, p. 280, 281. Édition Honoré Bonhomme.

  10. Mémoire sur la nécessité de transférer et reconstruire l’Hôtel-Dieu de Paris, etc, par le sieur Poyet, architecte et contrôleur des bâtiments de la ville (1785). Ce projet n’était point nouveau, car Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XIV, après avoir raconté l’incendie qui détruisit une partie de l’Hôtel-Dieu au mois d’août 1737, ajoute : « Le public souhaiteroit fort que cet accident donnât lieu à ôter l’Hôtel-Dieu du milieu de Paris pour le transporter dans l’ile Maquerelle, au-dessus des Invalides, attendu que la quantité d’ordures qui sortent de cet hôpital par une lessive continuelle doit corrompre l’eau que l’on puise au-dessous pour boire dans tout Paris. »
  11. Jean de Garlande, dans son Dictionnaire, écrit vers 1090, dit : « XV. Mercatores habitantes super Magnum Pontem vendunt capistra, lumbarias, ligulas, marsupia sive bursas de corio cervino, ovino, bovino, porcino. — XXXVII. Aurifabri sedent ante fornaces suas et tabellas super Magnum Pontem, et fabricant pateras de auro et argento, firmacula, monilia, spinctera et nodulos, et eligunt ad annulos granula et jaspides, saphiros et smaragdos. » — Voy. Paris sous Philippe le Bel (appendice), par II. Giraud, in-4o, Paris, 1837. Collection de documents inédits sur l’histoire de France.
  12. La vie de sainct Denys, ms. no 2 092.
  13. Voir Pièces justificatives, no 11.
  14. « Le mereredy, vigile de l’Ascension, le dernier jour de may, au dit an mil quatre cent treize, fut nommé le pont de la Planche de Mibray le pont Nostre Dame », et le nomma le roy de France Charles ; et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guyenne, son fils, après, et le duc de Berry et de Bourgogne, et le sire de la Trémouille, et estoit l’heure de dix heures de jour au matin. » Journal d’un Bourgeois de Paris, éd. Buchon, p. 613.
  15. Paris, sa population, son industrie, par Aug. Cochin, p. 72, 73.
  16. Ce Gabriel est le père de Jacques-Ange Gabriel, auquel Paris doit l’ancien Garde-Meuble, le Ministère de la marine et l’École militaire.
  17. Delamarre, Traité de la police. t. I, p. 89.
  18. Il y avait longtemps qu’on avait compris la nécessité de faire bâtir un pont en cet endroit ; soixante ans avant qu’on se mit à l’œuvre, on avait pris à cet égard une détermination qui n’aboutit à aucun résultat. En effet, je lis dans les Mémoires de Mathieu Marais, à la date du 12 juillet 1723 : « On a registré, ce jour, des lettres-patentes pour la construction d’un pont de bois à Paris, aux environs de la nouvelle rue de Bourgogne, quartier Saint-Germain, au point de vue du pont tournant des Tuileries. Ce pont est nécessaire pour le dégagement du Pont-Royal, de l’entrée des Tuileries et des guichets du Louvre, et pour la communication du quartier Saint-Germain avec ceux de Saint-Honoré, de la Ville-Lévêque et du Roule. Il est permis à la ville d’emprunter 500 000 livres pour ce pont, et on payera, en remontant la rivière, 12 livres par bateau, comme au Pont-Royal. Cela va mettre bien des ponts et bien des droits. » (Journal et Mémoires de Mathieu Marais, t. III, p. 211, 212, édit. de Lescure.)
  19. Ces statues sont celles de Sully, Suger, Du Guesclin, Colbert, Turenne, Duguay-Trouin, Suffren, Bayard, Condé, Duquesne, Tourville et le cardinal de Richelieu. C’est une ordonnance de Louis XVIII, datée des 19 janvier et 14 février 1816, qui en fixa le choix ; mais ce choix remplaçait celui qui avait été fait par Napoléon six ans auparavant. « Le 1er janvier 1810, etc., avons décrété et décrétons ce qui suit : Les statues des généraux Saint-Hilaire, Espagne, Lassalle, Lapisse, Cervoni, Lacour, Hervé, morts au champ d’honneur, seront placés sur le pont de la Concorde. » Il faut reconnaître que le projet de Louis XVIII est plus général dans son ensemble et historiquement meilleur que celui de Napoléon.
  20. Ils peuvent être excessivement dangereux. Qu’on se rappelle la catastrophe d’Angers : le 16 avril 1850, un bataillon du 11e léger s’engagea sur un pont suspendu et négligea de rompre le pas ; sous ce poids cadencé, les amarres se brisèrent, tout le détachement fut précipité et 223 hommes furent noyés.
  21. La passerelle de Constantine ne subsiste plus ; elle s’est abîmée le 8 octobre 1872, à 4 heures et demie de l’après-midi, par suite de la rupture subite des câbles d’amont. Elle était en réparation ; trois ouvriers reçurent des blessures sans gravité.
  22. Dix ponts à péage avant 1848 : les ponts des Arts, d’Austerlitz, de la Cité, d’Arcole. de l’Archevêché, Louis-Philippe, du Carrousel (Saints-Pères), des Invalides ; la passerelle de Damiette et celle de Constantine.
  23. Il est intéressant de savoir à combien reviennent les travaux entrepris depuis quinze ans pour bâtir ou rebâtir les différents ponts de Paris. Voici les chiffres : pont Napoléon, 2 236 905 fr. ; — pont de Bercy, 1 334 877 fr. 85 c. ; — pont d’Austerlitz, 951 201 fr. 08 c. ; — pont Louis-Philippe, 786 065 fr. 39 c. ; — pont Saint-Louis, 655 669 fr. 75 c. ; — pont d’Arcole. 1 143 000 fr. ; — Petit-Pont, 385 509 fr. 42 c. ; — pont Notre-Dame, 713 356 fr. 37 c. ; — pont Saint-Michel, 743 253 fr. 09 c. ; — pont au Change, 1 272 231 fr. 38 c. ; pont Neuf, 1 687 779 fr. 03 c. ; — pont de Solferino, 1 089 942 fr. 35 c ; — pont des Invalides, 1 053 389 fr. 53 c. ; — pont de l’Alma, 2 075 759 fr. 98 c. ; — pont-viaduc d’Auteuil, 3 463 774 fr. 35 c. — Total : 19 millions 590 816 fr. 60 c.
  24. On lit dans le Moniteur du 22 juillet 1867 : « Une puissante drague, mue par la vapeur, fonctionne en ce moment sans relâche aux abords du pont au Change avec le concours d’une nombreuse équipe de travailleurs. L’opération qu’on exécute sur ce point a pour but d’approfondir le chenal navigable et de débarrasser le lit du fleuve des restes des fondations de l’ancien pont au Change, qui n’ont pu être extraits lors de la construction du nouveau pont. Ce n’est pas sans difficulté qu’on parvient ainsi à retirer de l’eau des blocs de pierre d’un fort volume, d’énormes pilotis. Plusieurs hommes, montés sur le bateau dragueur et sur des batelets de service, surveillent attentivement la marche de l’appareil. Dés qu’un bloc de pierre ou une pièce de bois se montre dans l’eau, soulevés par la drague, on s’en rend maître à l’aide de tout un système d’engins spéciaux, tels que pics, crampons, gigantesques griffes de fer qui font l’office de tenailles, et dont les branches sont reliées par une chaîne à un cabestan installé sur une embarcation. On a pu constater que les pilotis successivement retirés, et qui datent de l’origine du pont, sont dans un parfait état de conservation, après plusieurs siècles de séjour sous l’eau. »
  25. La Bièvre, captée à son entrée à Paris, est entraînée actuellement par le grand collecteur de la rive gauche et jetée à Asnières. — Voir t. V, ch. xxx.
  26. Il est réduit actuellement (janvier 1875) à huit arrondissements.
  27. La tonne métrique équivaut à 1 000 kilogrammes.
  28. Depuis que ce volume est sous presse, le bateau broyeur a été supprimé (1867). En réalité, il ne broyait plus rien depuis longtemps et servait simplement de boutique à un marchand de couleurs.
  29. Ce fut Jehan Popin, prévôt des marchands, qui fit établir le premier abreuvoir à Paris, en 1293.
  30. Malgré tant de soins et de prescriptions, on n’est pas encore parvenu à empêcher qu’on ne suspende les noyés la tête en bas ; cet usage, aussi dangereux qu’absurde, ne date pas d’hier ; je lis dans les Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829 par Champollion le jeune : « C’est au milieu de tout ce peuple amoncelé qu’on aperçoit un groupe donnant des secours empressés à un chef que l’on vient de retirer du fleuve ; on le tient suspendu par les pieds, la tête en bas, et on s’efforce de lui faire rendre l’eau qui le suffoque, afin de le rappeler à la vie. » (Lettre XIV.) Ce bas-relief appartient au Rhamesseum occidental de Thébes et fait partie de la représentation d’une campagne de Sésostris le Grand dans la Bactriane.
  31. Au dix-septième siècle, le verbe morguer était fort en usage : « Guitaut m’écrit de Saint-Ange, à trois lieues de Fontainebleau où il est allé morguer la cour. » (Madame de Sévigné à madame de Grignan, t. VI, p. 495 ; édit. Hachette.)
  32. « Le jour du mardi gras, deux jeunes gens masqués ayant pris querelle au bal de l’Opéra, en sortirent pour se battre ; l’un d’eux, qui était déguisé en femme, fut tué ; sa maîtresse, qui l’avait suivi, le voyant par terre, prit son épée pour venger sa mort et eut le même sort que son galant ; ils furent tous deux exposés à la Morgue du Châtelet en cet état. » (Journal de Buvat, février 1717 ; I, p. 251.)
  33. Les morts par suite de « coup de feu » sont peu nombreux en 1871 ; je n’en compte que 58 sur un total de 711 entrées.
  34. En 1867, qui fut une année d’attrait exceptionnel vers Paris, 744 entrées ; 711 seulement en 1871, qui eut toutes les misères et toutes les violences ; les grands travaux ne sont pas repris en 1873 ; les provinciaux sont, en conséquence, moins sollicités vers Paris ; le chiffre s’abaisse à 679.
  35. Les précautions prises par la préfecture de police pour assurer la sécurité de la rivière sont de plus en plus minutieuses : ainsi l’ordonnance du 13 mai 1867 interdit absolument les pleine-eau, que le nombre de bateaux à vapeur mis en circulation maintenant sur la Seine pourrait rendre dangereuses.
  36. Approuvée par décret du 11 août 1856.