Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XIV

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CHAPITRE XIV

LA COUR D’ASSISES


i. — la justice d’autrefois.

Le Palais. — La table de marbre. — Le parlement au Palais. — Incendie de 1618. — Souvenir de la Fronde. — La galerie — Boutiques supprimées en 1842. — Reconstruction du Palais. — Le donjon. — La chambre de saint Louis. — Le tribunal révolutionnaire. — La question. — Serment des accusés. — Accusés jugés sans être défendus. — Jugements sur pièces à huis clos. — Justice royale. — Idéal poursuivi. — La tradition juive. — Disproportion entre le crime et le châtiment. — Cadavres salés. — Amende honorable. — Justices seigneuriales et ecclésiastiques. — Les justices de Paris. — La Tournelle. — Le Châtelet. — Une audience sous Louis XV. — Révision. — Duport. — Le jury. — Loi du 9 juin 1853. — Loi du 28 avril 1832. — Tâtonnements. — Création du système actuel. — Cours et tribunaux. — Cour de cassation. — Magistrature debout. — Magistrature assise. — Inamovibilité. — Intégrité.


Toutes les résidences souveraines, même lorsqu’elles sont situées au sein des villes, sont désignées en France sous le nom de château ; seule, par suite d’une tradition que rien n’a pu affaiblir, la vieille demeure des Capétiens s’appelle encore le Palais, par excellence, et cependant la royauté l’a cédé depuis longtemps à sa sœur aînée, à la justice. Ce fut réellement le roi Robert qui le commença, et c’est dans une des salles du Palais que, dînant en public un jour de Pâques, il rendit la vue à un aveugle en lui jetant de l’eau sur le visage. Le luxe de l’ameublement ne devait pas être excessif, car les chambres de Philippe Auguste étaient, en guise de sièges, garnies de bottes de paille.

Saint Louis augmenta le Palais ; la tour carrée qui fait le coin du quai de l’Horloge et la Sainte-Chapelle furent bâties par lui. La grand’salle date de Philippe le Bel et fut élevée par les ordres d’Enguerrand de Marigny. C’est là que siégeaient les maîtres des requêtes et les notaires royaux ; là s’étalait la table de marbre qui est intimement liée aux origines de notre théâtre, car elle servait de scène aux représentations des clercs de la basoche ; dans certaines occasions, elle voyait s’asseoir la connétablie, l’amirauté, les eaux et forêts de France, tribunaux spéciaux qui jusqu’en 1790 gardèrent collectivement le nom de table de marbre ; contre les murailles se dressaient les statues des rois de France, et au plafond pendait une sorte de crocodile empaillé, dragon horrifique dont une légende attribuait la mort à Godefroy de Bouillon :

Illic sunt etiam monimenta insignia palmæ
Quum tulit ex victo Gothofredus fortior angue[1].


Le dernier roi qui habita régulièrement la Cité fut Charles V ; Charles VI alla cacher sa démence dans les jardins de l’hôtel Saint-Paul, et Charles VII, en 1431, abandonna définitivement le Palais au parlement[2].

En 1618, un incendie resté célèbre dans notre histoire urbaine détruisit la grand’salle ; le feu avait pris dans les combles construits en charpente ; tout fut brûlé. L’on vit disparaître ainsi un des lieux de réunion chers aux habitants de Paris, qui, dans les heures de troubles, d’inquiétudes, de disette, allaient là pour échanger leurs impressions et parfois concerter quelque mouvement séditieux. Pendant le siège soutenu contre Henri IV, « au Palais ne se trouvèrent plus, dit P. de l’Estoile, que ligueurs et fourbisseurs de nouvelles. » Les désastres causés par l’incendie de la grand’salle furent promptement réparés ; dès 1622, Salomon de Brosse[3] avait terminé la salle des Pas-Perdus. Les images royales qui l’ornaient ont disparu, et, seule sur son piédestal, dans une pose à la fois emphatique et médiocre, on aperçoit la statue de Malesherbes, le défenseur de Louis XVI.

Il y eut là d’autres combats que ceux de la parole, d’autres luttes que celles de l’éloquence. Pendant la Fronde, ce fut littéralement un champ clos pour le prince de Condé et le cardinal de Retz ; celui-ci, le cou pris entre deux battants de porte poussés par la Rochefoucauld, faillit, le 21 août 1651, terminer d’une façon aussi brusque que ridicule sa médiocre carrière ; plus tard, de moins hauts personnages s’y rencontrèrent ; le 13 août 1663, les clercs et les laquais s’y livrèrent une bataille en règle. De telles aventures n’arrêtaient point la bonne compagnie qui fréquentait le Palais avec assiduité, non point pour suivre les procès, solliciter les juges et entendre les avocats du roi, mais pour se promener, se divertir et faire des emplettes. Le lieu était tellement à la mode, qu’il servit de prétexte à une comédie : qui ne se souvient de la Galerie du Palais de P. Corneille ? En effet, dans la galerie où s’ouvre la voûte qui conduit au parquet du procureur général et dans le vestibule, s’allongeait une série d’échoppes qui offraient aux passants les marchandises les plus recherchées. Les marchands de dentelles, d’étoffes, de parfums, établis dans les entre-deux des piliers, dans les fausses portes, dans les renfoncements réguliers de la muraille, appelaient les chalands et mêlaient leurs cris à la rumeur de la foule ; « on y trouve quantité de boutiques rangées aux deux costés, dont les marchands sont les plus rusés et les plus adroits de toute la ville, » dit Villiers dans son Voyage à Paris. La baraque de Barbin devait se trouver à l’endroit même où les costumiers sont installés ; on peut du moins l’inférer d’un passage du Lutrin :

Par les détours étroits d’une barrière oblique.
Ils gagnent les degrés et le perron antique
Où, sans cesse étalant bons et mauvais écrits,
Barbin vend aux passants des auteurs à tous prix.


De tout cela il ne reste plus trace. À voir cette large galerie sonore, cette immense salle des Pas-Perdus, coupée aujourd’hui par des refends de planches placardées d’affiches, ce vestibule un peu froid où passent les avocats faisant voltiger la toge noire, les avoués embarrassés de paperasses, des gardiens à épaulettes rouges, et quelques gendarmes désœuvrés debout devant des entrées interdites, qui n’affirmerait que les fameuses boutiques du Palais ont été enlevées il y a bien longtemps ? Oublieux que nous sommes ! En 1840 on y vendait encore des pantoufles, des joujoux et des livres ; elles n’ont été supprimées que vers 1842, lorsque l’on a exproprié les maisons qui s’élevaient dans la cour de la Sainte-Chapelle, maisons occupées en partie par des orfèvres et qui ont été jetées bas pour faire place aux chambres du tribunal correctionnel.

On profita des ravages causés le 10 janvier 1776 par un nouvel incendie, pour remanier le Palais et lui donner la disposition que nous avons connue ; mais par ses dimensions restreintes il était devenu absolument impropre à l’administration de la justice ; depuis quelques années, on l’agrandit, on le modifie de façon à le mettre autant que possible en rapport de capacité et de distribution avec les nombreux services auxquels il doit suffire. Lorsque les constructions, bien lentes à s’achever, seront enfin terminées, ce quartier de Paris aura un aspect qui ne fera pas regretter ce qu’on y voit aujourd’hui. Les bâtiments vermoulus de la préfecture de police auront été emportés dans le tombereau des gravatiers et le Palais s’ouvrira par une façade monumentale élevée devant la place Dauphine transformée en square. Elle existe déjà, cette façade, mais les perrons, à peine indiqués, ressemblent à deux gros moignons de pierre ; elle est encore presque entièrement dissimulée derrière les cahutes de planches et de torchis où la police est réduite à loger ses employés. Telle qu’elle est néanmoins, elle a une grandeur froide bien appropriée à la sévère idée de la justice, et elle est moins banale que la plupart des architectures dont il est de mode de nous encombrer aujourd’hui. Le monument sera de proportions très-vastes, car il doit contenir non-seulement le Palais, mais aussi la préfecture de police, le Dépôt et la Conciergerie. Malgré ses larges dimensions, ne sera-t-il pas promptement trop étroit pour abriter de si multiples services ? On peut le craindre et regretter que le Palais, prenant d’une part jour sur le quai des Orfèvres, n’ait point, de l’autre, absorbé la plus grande portion de la place Dauphine.

Du vieil édifice où logèrent les rois de France il ne reste que peu de vestiges apparents : les trois tours de la Conciergerie et la tour carrée du coin où, pour la première fois, en 1370, on vit fonctionner la grosse horloge de Henri de Vic. Cette tour servait de beffroi, et la cloche qu’elle renfermait mêla sa voix au tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois pendant la nuit du 24 août 1572 ; ce souvenir était resté très-présent dans la mémoire du peuple de Paris, et, dès les premiers jours de la révolution, la cloche fut brisée. On croit assez généralement que Montgomery fut enfermé dans la Tour du Coin ; c’est une erreur ; ce fut le donjon détruit en 1778, situé à peu près à l’endroit où s’élève la nouvelle cour d’assises, qui lui servit de prison, et après lui à Ravaillac et à Damiens. La vraie relique de ces temps passés est une vaste salle qui, selon une tradition à laquelle il ne faudrait peut-être pas croire aveuglément, fut la chambre à coucher du roi saint Louis. Jusqu’à Louis XII, elle a servi de salle de cérémonie dans les circonstances solennelles ; plus tard, devenue la grand’chambre du parlement, elle vit les lits de justice et les rois siégeant « sur les lis ».

La Fronde en sortit en 1648 à la suite des assemblées du parlement, de la cour des comptes et de la cour des aides ; c’est là que Louis XIV, tout botté et fouet en main, inaugura ce glorieux règne qui devait finir par tant de misères ; ce fut là que la justice, supérieure à la royauté, se rappelant qu’on avait annulé le testament de Louis XIII, brisa celui de Louis XIV, à la grande joie de Saint-Simon, qui raconte si naïvement les expansions de son orgueil comique à la vue des robins inclinés devant lui. Il devait y avoir là bien autre chose que des luttes puériles de mesquines prérogatives, car, le 2 avril 1795, on y installa le tribunal révolutionnaire[4]. Aujourd’hui la cour de cassation y siège au civil, et, comme un cénacle de sages revenus des choses de ce monde, discute la valeur des axiomes qui sont le langage même du Droit.

Si le temple a été modifié, que dire de la déesse elle-même ? Elle s’est rajeunie en vieillissant ; à mesure qu’elle a pris des années, elle s’est débarrassée de l’attirail à la fois grotesque et terrible dont le moyen âge l’avait affublée. Elle ne ressemble plus, grâce à Dieu, à cette furie implacable devant laquelle nos pères ont tremblé. Au lieu de considérer l’accusé comme une chair à torture et à billots, elle voit en lui un homme et l’entoure de garanties qui lui permettent, par un combat publiquement contradictoire, de prouver son innocence ou d’être accablé par les preuves discutées de sa culpabilité. Ce grand travail de civilisation ne s’est point fait en un jour. Il a fallu bien des années, bien des controverses entreprises par des intelligences supérieures ; il a fallu surtout la Révolution française, qui, dans son ardeur pour l’équité, a jeté bas l’échafaudage sanglant de nos vieilles coutumes judiciaires pour y substituer ces prescriptions préservatrices, ces lois longuement élaborées qui font de nos codes français un ensemble qu’on perfectionnera encore sans aucun doute, mais devant lequel on peut dès à présent s’incliner avec respect.

À regarder de près comment la justice était administrée jadis en France, on serait tenté de croire que les juges, résolus à condamner toujours et quand même, mais voulant néanmoins mettre leur conscience à l’abri, cherchaient de toute manière à provoquer les aveux des accusés. De là ce luxe effroyable de tortures que, par une sorte d’euphémisme, qui révèle le but poursuivi, on appelait la question. Ce n’est pas le lieu de décrire ces supplices savants qui tenaient aux coutumes des diverses provinces, jalouses de les conserver et de les appliquer exclusivement : l’eau, l’estrapade, les brodequins, les chevalets, le tour, les mèches, les œufs brûlants glissés sous les aisselles, sont connus, et jadis ne révoltaient personne ; cela faisait partie de la justice et de son appareil. Les hommes les plus intègres, les meilleurs, les plus sages, ordonnaient la torture sans même penser qu’ils commettaient un crime ; il n’y avait pas que le Dandin des Plaideurs qui pouvait dire :

Bah ! cela fait toujours passer une heure ou deux !

Nul n’y échappait dans les causes criminelles, ni les innocents, ni les coupables. Suffisait-il à un accusé de faire des aveux pour être exempté de ces « préliminaires » ? Non pas ! Il y avait deux sortes de questions parfaitement distinctes, et que bien souvent l’on a confondues l’une avec l’autre. La première, la question préparatoire[5], était infligée à tout accusé, afin d’obtenir de lui les détails du crime qui lui était reproché ; la seconde, la question préalable, était indistinctement appliquée à tous les condamnés à mort, afin de les forcer à nommer leurs complices. Supplice non-seulement barbare, mais inutile, ainsi qu’on l’a si souvent constaté, car presque tous les aveux de complicité ont été murmurés au pied même de l’échafaud, de la potence ou du bûcher, sous l’influence amollissante du prêtre, loin des salles de la torture, et lorsque le souvenir de celle-ci était affaibli dans l’âme du malheureux qui allait mourir[6]. Cependant, par suite d’une contradiction qu’il est bien difficile d’expliquer, et contre laquelle Lamoignon s’élevait déjà vainement de son temps, l’accusé, malgré les tortures inévitables qui l’attendaient, était tenu de prêter serment de dire la vérité ; cet usage impie, par lequel on forçait un homme à déposer contre lui-même ou à devenir parjure, fut maintenu jusqu’à la Révolution ; l’Assemblée nationale l’abolit ; par décret du 8 octobre 1789, elle détruisit aussi la question préalable, que Louis XVI avait déjà provisoirement supprimée par sa déclaration du 1er  mai 1788 ; quant à la question préparatoire, elle n’existait plus depuis le 24 août 1780.

L’accusé, pris entre son serment et la question comme dans un étau d’où il ne pouvait échapper, avait-il, sinon le droit, du moins la possibilité de se défendre et d’appeler près de lui un conseil qui l’aidât à réfuter l’argumentation dirigée contre lui ? Nullement. Richelieu, par une seule phrase, a pénétré d’un jour singulièrement douloureux la justice de son époque. « L’éclaircissement de l’accusation par témoins et par procès irréprochables doit être communément préalable à toute chose, écrit-il ; mais il y a telle accusation où il faut commencer par l’exécution. » De pareils principes, lorsqu’ils sont appliqués, équivalent à l’assassinat. Dans l’affaire du comte de Bonnesson, huguenot normand, qui fut décapité à la croix du Trahoir[7], le 15 décembre 1659, « l’accusé porta les prétentions, pendant son procès, disent les correspondances officielles du temps, jusqu’à demander un avocat. » L’accusé était définitivement jugé sur pièces, à huis clos ; il ne comparaissait devant ses juges que pour être interrogé, et c’est alors qu’il était placé sur la sellette, petit siège extrêmement bas, sans dossier, et qui lui mettait « les genoux dans le menton ». Les motifs que l’on invoquait pour refuser à tout individu compromis dans une affaire capitale le droit de se faire assister d’un avocat reposaient sur une argutie au moins étrange. Comme il ne s’agit ordinairement, dans les procès criminels, que de faits que personne ne connaît mieux que l’accusé, le conseil qui lui serait donné ne pourrait servir qu’à lui suggérer des moyens propres à atténuer la vérité de ces mêmes faits et à éloigner la punition du crime[8]. »

Non-seulement la justice semblait n’avoir nul souci de l’accusé, mais il arrivait que ses formes étaient jugées trop lentes, ou qu’elles paraissaient trop indulgentes encore ; car il n’est pas sans exemple que le roi, évoquant une affaire près de lui, l’ait résolue seul, de sa propre autorité. Dans son intéressant ouvrage, M. Berriat Saint-Prix cite plusieurs ordonnances royales, en vertu desquelles le roi commandait de « pandre et estrangler » certains criminels, comme on fait abattre un cheval vicieux ou un chien enragé. Les peines infligées correspondaient à cette absence des formes les plus élémentaires ; elles étaient naïvement violentes, sans proportion avec les fautes, enlaidies par des raffinements de cruauté auxquels on serait tenté de ne pas croire, si les preuves n’étaient là pour convaincre les plus incrédules. La volonté de mettre l’expiation en rapport avec le crime ne dominait pas seule les faibles esprits de ce temps ; il s’y mêlait je ne sais quelle étrange intention d’épuration morale par la souffrance, et d’idéal divin qui, pour ainsi dire, donne un corps aux tortures imaginaires que les prêtres se plaisaient à détailler, lorsqu’ils parlaient de l’enfer. Aussi, dans tous les supplices que nos pères eurent à connaître, le feu, comme épreuve judiciaire ou comme instrument définitif de la mort, joue le principal rôle. Il anticipe sur la damnation éternelle et la commence dans cette vie même ; l’homme, dans sa folie orgueilleuse et impitoyable, se substitue à Dieu et croit se grandir en voulant participer à l’œuvre du souverain juge.

En réalité, c’est le culte sans pardon des juifs, c’est la tradition du Moloch dévorateur qui, maintenus dans la religion, se sont glissés dans la justice. Ainsi, pendant bien des années, sous les rois les plus différents, au milieu des circonstances les plus diverses, l’usage, — ce grand mot qui a servi d’excuse à tant de sottises barbares, — persiste. La justice répudie toute commisération, toute intelligence de la faiblesse humaine ; elle ne veut point amender et ne sait que punir ; elle poursuit une sorte de pureté abstraite et mystique, en dehors de laquelle il n’y a point de salut ; il faut être ainsi qu’elle veut, ou mourir ; les lois civiles, les lois criminelles, les lois religieuses, semblent aboutir toutes à la peine sans rémission, à celle qu’on nomme par excellence l’acte suprême de la justice. Cette tradition sans merci pèse sur la France du moyen âge et de la Renaissance ; Richelieu, Mazarin, Louis XIV, l’acceptent sans hésiter ; le dix-huitième siècle, malgré les encyclopédistes, ne peut la briser ; la Révolution la reçoit tout entière, recule d’épouvante en l’étudiant, se laisse dominer par elle, et lègue à l’histoire le souvenir de la Terreur[9].

Des femmes étaient enfouies toutes vives pour des crimes qui aujourd’hui mériteraient au plus quelques années de prison ; tout individu qui faisait « plaies de loy ou plaies de banlieue », blessures saignantes et ouvertes, était puni de mort : les dénonciateurs calomnieux étaient brûlés ; un homme enlève une fille, il a les oreilles coupées et est frappé de bannissement ; un autre enlève une femme mariée, il est traîné sur la claie et ensuite décapité. Dans le cas de régicide, la répression devient de la folie. Pierre Châtel et Denize Hazard, père et mère de Jean Châtel, sont forcés d’assister à la mort de leur fils ; les parents de Ravaillac, plus tard ceux de Damiens, sont chassés de France sous peine d’être pendus et étranglés s’ils y rentrent. Il est difficile de lire jusqu’au bout le récit du supplice de Damiens et de ne pas jeter le livre de dégoût et d’horreur.

Les lois les plus insensées ont traversé des siècles sans être modifiées et sont venues mourir à l’Assemblée nationale. Henri II, par un édit de février 1556, ordonne que toute fille enceinte aille faire sa déclaration devant le juge, sous peine d’être punie de mort si son enfant vient à mourir ; celle loi odieuse fut en vigueur jusqu’en 1789. Quant aux gens de lettres et aux imprimeurs, qu’on n’a dans aucun temps traités avec une douceur exemplaire, ils étaient pour libelle diffamatoire condamnés au fouet, et, s’ils recommençaient, à mort. François Ier « le père des lettres, » promulgua, le 15 janvier 1534, un édit qui défend « sous peine de la hart que nul n’eust dès lors en avant à imprimer ou faire imprimer aucuns livres en ce royaume. » Cela n’est que cruel et coupable ; mais voici qui est grotesque : les cadavres des suicidés ou des criminels morts pendant l’instruction étaient jugés, condamnés, exécutés. Il y en eut qu’on sala[10], qu’on empailla, pour les mettre à l’abri d’une décomposition menaçante, et qu’on fit comparaître. Tous les supplices étaient précédés de l’amende honorable : le condamné, à genoux, pieds nus, corde au cou, tenant en main une torche en cire d’un poids déterminé par le jugement, demandait, devant une église désignée, pardon de ses crimes à Dieu, cérémonie à la fois humiliante et théâtrale, qui était une aggravation de la peine. Le dernier malheureux qui fit amende honorable fut Mahi de Favras, le fameux complice de Monsieur, le 19 février 1790. Une telle brutalité dans la répression indignait-elle les hommes d’intelligence ? — Tant s’en faut ! Collé raconte dans ses Mémoires qu’il a vu une entremetteuse promenée dans les rues de Paris, fouettée et marquée, et il s’étonne qu’elle n’ait point été condamnée à mort.

Si telle était la justice du parlement et du roi, on peut imaginer ce que valaient ces justices seigneuriales, prévôtales, ecclésiastiques, qui pendant tant d’années s’exercèrent sans contrôle, comme un droit supérieur transmis par la naissance, la charge exercée ou la tradition. Ce fut Louis XIV qui hardiment poussa du pied toutes les petites potences qui se dressaient autour de celle de la royauté ; il ne voulut plus à Paris qu’une seule loi, la sienne, et, sans le prévoir, obéissant à un idéal de grandeur monarchique, il rendit plus faciles les réformes qui devaient atteindre la justice française et en préparer l’unité[11]. Lorsque l’édit de 1674 supprima d’un seul coup toutes les justices de Paris, il existait dans la capitale trente juridictions différentes : huit d’essence royale, telles que le parlement, le Châtelet, la cour des aides, la connétablie ; six particulières, dont les deux principales étaient celles du prévôt des marchands et du grand-maître de l’artillerie ; seize féodales, représentées par l’archevêque de Paris au For-l’Évêque, par l’officialité à l’archevêché, le chapitre de Notre-Dame, trois autres chapitres et onze abbayes ou prieurés.

Les justices féodales furent réunies à la juridiction du Châtelet, mais il fallut composer avec l’archevêque de Paris, le prieur de Saint-Martin des Champs et l’abbé de Saint-Germain des Prés. Ces justices s’étendaient sur des quartiers sévèrement limités qui relevaient féodalement des établissements religieux ou des institutions civiles : ainsi l’archevêque de Paris avait la juridiction sur cent soixante-quatre rues ; l’abbé de Saint-Germain des Prés jugeait une trentaine de rues et le faubourg Saint-Germain ; l’abbé de Saint-Victor, vingt-cinq rues et le faubourg Saint-Victor ; l’abbé de Sainte-Geneviève, cinquante-quatre rues et le faubourg Saint-Marceau ; le prévôt des marchands avait cinquante rues voisines de l’Hôtel de Ville. À parler le langage usité aujourd’hui en pareille matière, on peut dire qu’à l’époque où Louis XIV réforma les tribunaux, la ville était divisée en trente ressorts.

Au moment de la Révolution, les causes criminelles étaient jugées — sauf les cas spéciaux qui appartenaient à des tribunaux d’exception — par le parlement et par la Tournelle, chambre considérée comme tribunal ordinaire, et ainsi nommée parce que les conseillers au parlement y faisaient le service à tour de rôle. Les affaires correctionnelles étaient confiées au Châtelet et jugées sous la présidence du prévôt de Paris. C’est là qu’on expédiait, comme aujourd’hui dans les sixième et septième chambres, les menus délits commis par le peuple parisien : escroqueries, mendicité, vagabondage, injures. Les salles du Châtelet ne chômaient guère, pas plus que ne chôme notre police correctionnelle.

M. Ch. Desmaze, conseiller à la cour impériale, possède un très-curieux tableau du temps de Louis XV représentant une audience au Châtelet, et qu’il a bien voulu me permettre d’étudier. Sous un dais, qui est un attribut royal, le prévôt siège en robe noire, en rabat blanc, en longue perruque poudrée. Le banc sur lequel il est assis, le dais qui l’abrite, sont en étoffe bleue à fleurs de lis d’or. Un christ est placé au-dessus du principal personnage, avec lequel un magistrat, qui n’est autre que son lieutenant, semble se consulter. À la gauche se tiennent quelques seigneurs, occupant des places privilégiées, et qui sans doute sont venus voir comment on administre la justice au bon peuple de Paris. À droite, le procureur du roi parle et requiert l’application de quelque caduque ordonnance. C’est là le fond du tableau, le tribunal proprement dit, qui est élevé sur une estrade de quelques marches. Plus bas, de plain-pied avec la foule des assistants, s’étend une large table sur laquelle deux greffiers écrivent. Là, séparés du public par une barrière à hauteur d’appui, s’entassent les prévenus gardés par quelques soldats de la maréchaussée : ce sont des filles, des cagoux, des riffodés, des mendiants, de faux pèlerins portant la coquille à l’épaule, de petits laquais à mine de chafouin, des béquillards vêtus de guenilles, tourbe ramassée la nuit dans les cabarets, dans les mauvais lieux, et fort semblable, sauf la différence des costumes, à ce que nous pourrions voir aujourd’hui. Tous les inculpés sont mêlés ensemble, et il n’y a point apparence d’avocat. L’audience est publique ; dans le groupe qui représente les curieux et qui est au premier plan, on remarque quelques commères, des oisifs, des domestiques et même un nègre. Près du procureur du roi, l’huissier à verge est debout, il touche de sa baguette noire, pour constater sa prise de possession, une fille qui, venant d’être condamnée, s’engage dans un couloir conduisant à la prison, dont la porte est surmontée des attributs ordinaires de la justice, la main, le glaive et les balances. Rien n’est plus intéressant que ce tableau qui, permettant de saisir sur le vif une de ces audiences populaires dirigées au Châtelet par le prévôt de Paris, nous rend contemporains de faits indécis que l’histoire a consignés sans prendre la peine de les décrire.

Dès le commencement de la Révolution, les membres de l’Assemblée constituante, qui pour la plupart savaient par expérience combien la justice était incomplète en France, renversèrent le vieil édifice et résolurent de le reconstruire. Jusqu’à cette époque, on ne s’était occupé que des juges, de leurs prérogatives et de leurs privilèges ; on prit à tâche alors de protéger l’accusé, qui, enfin jugé publiquement, put faire comparaître les témoins à l’audience et être assisté d’un avocat ; mais l’innovation la plus grave, celle qui devait donner à la justice un caractère social qu’elle n’avait point encore connu, ce fut l’institution du jury, que les législateurs empruntèrent aux coutumes anglo-saxonnes. Adrien Duport, ancien conseiller au parlement et membre de l’Assemblée nationale, fut le vrai réformateur de la justice ; à force de bon sens et de logique, il fit admettre en principe la création du jury, si contraire à nos traditions et à nos usages[12].

Émise le 29 mars 1790, la proposition, après avoir été l’objet de discussions approfondies, fut adoptée et convertie en loi dans les séances des 16 et 29 septembre 1791 ; une ordonnance royale la promulgua le 15 janvier 1792, et un décret du 9 février de la même année la rendit immédiatement obligatoire pour Paris. Depuis, la législation a singulièrement varié sur la question d’unanimité, de majorité, de division des voix. La matière est actuellement réglée par la loi du 9 juin 1853, qui n’exige que la simple majorité pour donner toute valeur à une déclaration. En reconnaissant au jury le pouvoir d’accorder aux accusés ce qu’on appelle le « bénéfice des circonstances atténuantes », la loi très-humaine et très-juste du 28 avril 1832 lui a confié de fait le droit d’appliquer la justice, car, s’il ne prononce pas lui-même la peine, il en détermine la portée par son verdict. Le principe en lui-même est excellent. La société lésée délègue par le sort quelques-uns de ses membres, qui doivent, connaissant de tous les incidents produits, apprécier le préjudice causé, peser les motifs, examiner les circonstances et, dans le fort intime d’une âme livrée à elle-même, prononcer sur le sort de l’accusé. C’est là une admirable institution, et quoiqu’elle n’ait encore été appelée à fonctionner que dans les causes criminelles, elle a déjà rendu d’inappréciables services à la justice, pour qui elle est à la fois un frein et une garantie. Avec ce système, c’est la société elle-même qui devient responsable des actes de la justice, puisque celle-ci est forcée de mesurer le châtiment d’après la conviction exprimée par la conscience publique représentée par le jury[13].

Si, depuis son installation primitive, le jury a vu varier ses prérogatives en ce qui concerne le nombre des voix exigées pour former une majorité déterminante, la justice, dont les œuvres sont si multiples, si compliquées et d’une importance sociale si prépondérante, n’a pas non plus rencontré d’emblée et sans tâtonnements son organisation complète. On a fait bien des essais pendant la Révolution et le Consulat. On multiplia les tribunaux, on tenta de remplacer les magistrats par de simples juges de paix ; mais on n’arriva à rien de très-sérieux ni de satisfaisant. La justice, telle qu’elle est réglée aujourd’hui, est une création de l’Empire, et jusqu’à présent elle paraît suffire à tous les besoins. La France est divisée en vingt-huit cours impériales qui ont une cour d’assises dans chaque département ; de plus, il existe un tribunal de première instance par arrondissement et une justice de paix par canton. La cour impériale a été substituée aux parlements et à la Tournelle ; le tribunal de première instance a pris la place du Châtelet : celui-ci prononce en premier ressort et dans les cas correctionnels ; celle-là juge au criminel, en appel et en dernier ressort.

Au-dessus du tribunal et de la cour impériale plane la cour de cassation, créée par la loi du 1er décembre 1790. C’est là que siègent les magistrats vieillis dans la pratique des affaires et l’étude du droit. Ils ne s’inquiètent ni du crime commis, ni de la personne des condamnés. Ils sont au-dessus des choses humaines et ne prononcent que sur des abstractions. Ils ont à décider si toutes les formes minutieuses qui tracent à la justice une route inéluctable ont été observées, si la loi n’a pas été violée, si l’application qu’on en a faite est précisément celle qui convenait à l’espèce, si nulle interprétation n’a été détournée du sens précis qui lui a été attribué. Là le droit est dégagé du fait à ce point que, dans le pourvoi plaidé au nom de madame Lafarge et dans l’explication des dix-sept moyens de cassation invoqués, le nom de la condamnée ne fut même pas prononcé.

La magistrature française se divise en deux catégories distinctes : l’une est dite magistrature debout ; ses membres sont amovibles et peuvent être destitués. Ils correspondent à ce qu’on nommait jadis « les gens du roi », qui servaient d’intermédiaires entre le souverain et les parlements. Ils émirent parfois la prétention de rester assis pendant qu’ils parlaient ; il y eut même conflit à cet égard le 21 mai 1597 ; mais les chambres assemblées décidèrent que les gens du roi ne pourraient, en audience, prendre la parole que debout. Cet usage ne s’est point éteint, et le nom est resté. Ils composent ce qu’on appelle le ministère public ou le parquet, autre surnom qui vient de ce que la place réservée aux gens du roi dans la grand’chambre était entourée de petites barrières de bois à hauteur d’appui, et formait ainsi un « petit parc en menuiserie ». Ce sont eux qui réclament, au nom du souverain, l’application des lois et requièrent les peines contre les accusés : ils sont la parole de la justice. Le parquet des cours impériales est dirigé par un procureur général, personnage fort important et dont les fonctions touchent de près à la politique. Le parquet est indivisible, et pour le prouver, dans les audiences solennelles, tous les membres du ministère public se lèvent en même temps que leur chef, le procureur général. Au-dessous de lui et comme collaborateurs il y a les avocats généraux, qui portent la parole dans les diverses chambres de la cour, et les substituts, qui s’occupent plus spécialement de l’administration intérieure de la justice. Près de chaque tribunal de première instance ressortissant à la cour impériale à laquelle il appartient, il est représenté par un procureur impérial, qui lui-même est aidé par des substituts. La magistrature debout de la cour impériale de Paris, qui a dans son ressort sept départements[14], est placée sous la direction d’un procureur général accosté d’un premier avocat général, de six avocats généraux et de onze substituts. Le parquet du tribunal de première instance relève d’un procureur impérial, qui a vingt-deux substituts sous ses ordres. Le procureur général et le procureur impérial ne portent ordinairement la parole, chacun en ce qui le concerne, que dans les affaires d’une gravité exceptionnelle.

Les magistrats chargés d’appliquer la loi représentent la magistrature assise, parce que les membres qui la composent ont le privilège, emprunté aux anciens usages du parlement, de rester assis lorsqu’ils parlent. Ils sont inamovibles, et le chef de l’État n’a pas le pouvoir de les destituer, à moins qu’on n’ait obtenu contre eux un jugement pour cause de forfaiture. Ce n’est pas d’hier que date cette inamovibilité ; on la retrouve énoncée tout au long dans une ordonnance de Louis XI, en date du 21 octobre 1467. Compromise un instant pendant la Révolution, elle fut rétablie dans la constitution de l’an VIII et elle a traversé nos commotions politiques sans être ébranlée[15]. Tout exceptionnelle que soit une telle mesure, elle paraît indiscutable à ceux qui ont quelque peu approfondi la question, car seule elle garantit l’intégrité du magistrat, puisqu’elle le soustrait aux influences qui sans cela pourraient décider de son sort. Le jour où le juge serait menacé dans sa position, où il ne se sentirait pas maître absolu de sa destinée, la justice recevrait une blessure mortelle, et, d’abstraite qu’elle est, elle deviendrait tellement relative qu’elle n’inspirerait plus ni confiance, ni sécurité.

On dit d’un magistrat qu’il s’est assis, lorsque, quittant le parquet, il a été appelé à siéger au tribunal ou à la cour comme juge ou comme conseiller. La magistrature française est justement célèbre par sa probité ; il ne vient à personne l’idée qu’une somme, quelque considérable qu’elle soit, pourrait la faire dévier du droit chemin. Si Ronsard vivait de nos jours et s’il refaisait son hymne sur l’or, il n’écrirait plus ces deux vers qu’Étienne Pasquier admirait tant :

Et mesme la Justice à l’œil si renfrogné
Non plus que Jupiter ne l’a pas desdaigné.

Il faut savoir le reconnaître et le dire, presque tous ceux qui remplissent parmi nous la plus haute mission sociale qu’il soit donné à un homme d’accomplir ici-bas, sont pauvres. Ils vivent dans une sorte de médiocrité qui jure avec la grandeur de leur rôle et qui ne les rend que plus honorables. Lorsqu’ils ont franchi tous les degrés hiérarchiques de la magistrature debout et de la magistrature assise, lorsque, après une longue et très-pénible carrière, parvenus à siéger à la cour de cassation, ils atteignent la limite d’âge, fixée dans ce cas à soixante-quinze ans, lorsque, ayant ainsi consacré cinquante années de leur existence à prononcer sur des différends où des fortunes immenses étaient en jeu, ils prennent enfin leur retraite et rentrent dans la vie privée, ils se retirent avec une pension de 6 000 francs, pension à peine suffisante pour subvenir aux besoins de la vieillesse, souvent alourdie par des infirmités. Il est triste de penser que la France est trop pauvre pour entourer de bien-être dans leurs derniers jours ceux qui, mieux que tous autres, constituent son honneur même.

ii. — l’instruction.

Le petit parquet. — Navette. — Interrogatoire. — Les sauterelles. — Fins de paroles. — Loi du 20 mai 1863. — Ses bons et ses mauvais côtés. — Statistique. — Les crimes. — Code d’instruction criminelle. — Moutons. — Les pantoufles. — La souricière. — Chez le juge d’instruction. — Luttes de finesse. — Patience. — Procès-verbal. — Ignorance des criminels. — Le prix du pain. — Confrontations. — À la Morgue. — Femmes du monde. — Lettres saisies. — Commissaire aux délégations. — Article 71 du code d’instruction criminelle. — Merlin. — Conséquences de l’article 71. — Desideratum. — Le tribunal termine son œuvre.


Tout individu inculpé de crime ou de délit et détenu au dépôt de la préfecture de police est conduit dans les vingt-quatre heures qui suivent son arrestation au petit parquet, pour y être interrogé par un des deux substituts du procureur impérial qui y sont quotidiennement de service, et, au besoin, par un juge d’instruction, si la cause offre quelques difficultés. Le petit parquet est situé dans un obscur renfoncement, à côté de la Sainte-Chapelle, qui projette une ombre froide sur tout ce qui l’environne. Les chambres fort étroites et très-mal éclairées où se tiennent les magistrats de la première information ressemblent à des caves. C’est la misère humide et glaciale. Le papier, un horrible papier de tenture à raies verdâtres, moisi, piqué par des efflorescences de salpêtre, se détache des murailles toujours mouillées. On y grelotte en plein été, et il faut un certain courage, à ne rien dire de plus, pour loger là des hommes chargés de rendre la justice ; des inspecteurs de prisons trouveraient certainement ces lieux trop malsains pour permettre qu’on y enfermât des condamnés.

Un couloir tellement sombre, que le gaz n’y est jamais éteint, contient les détenus qu’on doit interroger et les gardes de Paris qui les accompagnent. C’est entre le dépôt et le petit parquet une navette incessante ; de l’un à l’autre conduit un corridor où les dalles sont usées par le va-et-vient perpétuel ; un poste de vingt hommes commandés par un brigadier fait ce service, qui, sans être fatigant, ne laisse cependant pas une minute de repos. Au fur et à mesure que les inculpés arrivent, ils sont introduits, chacun d’eux escorté par un gendarme, auprès du substitut. Celui-ci, ayant devant lui une vaste table couverte de dossiers et où un greffier a pris place, les interroge. Les pièces envoyées par la préfecture, les procès-verbaux des commissaires de police, le relevé des sommiers judiciaires, ont déjà donné au magistrat de précieux renseignements. Il connaît non-seulement l’état civil de l’individu, mais ses antécédents et le fait qui lui est reproché.

Le pouvoir confié aux magistrats du petit parquet est considérable, il a même un côté discrétionnaire dont on pourrait facilement abuser s’il n’était exercé par des hommes pour qui les prescriptions du code d’instruction criminelle sont une inexorable loi. L’interrogatoire est rapidement mené, car la foule attend à la porte, et les heures passent vite. Pour un inculpé intéressant qui de loin en loin apparaît devant le substitut, ce qu’on voit là est le ramassis de toutes les misères et de tous les vices : vagabonds, mendiants, filous, escrocs, tapageurs, filles à demi folles, garnements de toute espèce, polissons de toute venue, insoumis de toute origine. C’est vraiment l’inverse du tonneau des Danaïdes ; on a beau les jeter à la police correctionnelle et dans les prisons, on en retrouve toujours autant, sinon plus. Cette mauvaise herbe pousse sur le pavé de Paris comme l’ivraie dans les champs abandonnés. Un juge qui a habité l’Algérie me disait : « Ce sont des sauterelles ; ils gâtent tout et ne servent à rien. » Il y en a de fort jeunes encore qui déjà ont une telle habitude du petit parquet, qu’ils y arrivent comme chez eux ; ils entrent, s’assoient, jettent un regard circulaire pour voir si rien n’est changé depuis la dernière fois qu’ils ont comparu, répondent sans qu’il soit besoin qu’on les interroge, signent le procès verbal, et s’en vont en disant : « Au revoir ! »

Du reste, les questions et les réponses varient peu : « Pourquoi couchez-vous dehors ? — Je n’ai pas d’ouvrage. — Pourquoi avez-vous frappé les agents ? — Je ne sais pas, j’étais ivre. — Pourquoi vous êtes-vous enfui de chez le marchand de vin sans payer ? — Je ne sais pas, pour rire. » Et ainsi depuis le matin jusqu’au soir. Parfois on a devant soi une vieille femme que l’alcool, la misère et le reste ont abrutie. Il n’y a pas à craindre que celle-là réponde : « Je ne sais pas ; » au contraire, elle sait tout, ce qu’on lui demande et ce qu’on ne lui demande pas. C’est une écluse dont on a levé les vannes ; le flux de paroles coule d’une façon monotone et régulière. Elle n’écoute pas ce qu’on lui dit et croit répondre parce qu’elle parle. Rien ne l’arrête, ni les observations, ni les menaces. Au bout d’une demi-heure de ce verbiage, on la renvoie au Dépôt, et elle s’éloigne, grognant, grondant, piaillant, parlant toujours et se plaignant qu’on n’ait pas voulu entendre ses explications.

Lorsque le délit reproché est insignifiant, l’inculpé est immédiatement mis en liberté avec quelques bons conseils, dont le plus souvent il ne tiendra compte. Si au contraire le délit est grave, formel, tombe sous l’application d’un des articles du Code et est avoué par l’individu qui l’a commis, ce dernier est traduit sans délai en police correctionnelle. La loi du 20 mai 1863 impose aux magistrats l’obligation de faire passer tout de suite en jugement les personnes arrêtées en flagrant délit ; or, que le flagrant délit soit révélé par des témoins ou reconnu par le coupable, il n’en est pas moins constaté, et dès lors il donne à l’inculpé les bénéfices de la loi. Ainsi un vagabond arrêté le 31 mai 1868 à huit heures du soir, interrogé le 1er juin au petit parquet, a été jugé le 2 à la septième chambre. Un vol simple a été commis le 27 mai, il a été déclaré le 28 ; le 29 on a arrêté le coupable, qui, livré le 31 au petit parquet, y a comparu le 1er  juin pour être envoyé le 2 en police correctionnelle. Il est difficile d’aller plus vite.

L’intention de cette loi est extrêmement libérale, car elle a pour but d’éviter à de pauvres diables, souvent aux trois quarts innocents, les lenteurs parfois cruelles, toujours préjudiciables, d’une information étendue qui, en cas d’aveu, aurait dû être supprimée depuis longtemps ; elle abrège la captivité préventive, qui est une peine réelle ; enfin, elle désencombre les prisons et active l’œuvre de la justice. Elle a cependant un côté défectueux qu’il est équitable de signaler : ne tenant compte que de l’inculpé et nullement des nécessités de la justice, elle expose bien souvent celle-ci à commettre des erreurs, en lui laissant à peine, comme l’on dit, le temps de se reconnaître. La préfecture de police, réduite, en vertu de la loi, à une précipitation excessive, ne peut souvent pas réunir matériellement toutes les preuves nécessaires à la constatation si importante des identités ; grâce à la rapidité imprimée aux services de la préfecture et du petit parquet, qui se complètent l’un l’autre, bien des pseudonymes ne sont point démasqués, bien des coupables qu’il faudra rechercher plus tard sont relâchés, et plus d’un mauvais gars arrive devant ses juges sans avoir un dossier qui les édifie suffisamment sur sa moralité. Si la loi a un défaut, c’est celui-là ; elle désarme l’autorité en ne lui laissant pas le loisir de faire toutes les recherches indispensables.

Lorsque l’inculpé nie le délit que constatent les procès-verbaux, lorsqu’il y a contestation sérieuse, il est renvoyé devant le juge d’instruction siégeant au petit parquet, ou, s’il y a lieu, devant le procureur impérial pour plus ample informé. L’activité qu’il faut déployer dans ces mauvaises petites chambres, dont le séjour est rendu plus pénible encore par le contact perpétuel avec des gens dépenaillés, sales et pouilleux, est extraordinaire. En 1868, le petit parquet a renvoyé à l’instruction 1 573 affaires, et en a livré 10 590 à la police correctionnelle ; 887 ont été l’objet d’une ordonnance de non-lieu, et 13 414 ont été classées, c’est-à-dire ayant été, après examen, jugées sans gravité, n’ont été l’objet d’aucune poursuite ; 30 956 individus de tout âge et de tout sexe se sont assis dans le couloir obscur entre les gendarmes qui les gardaient et ont été interrogés ; sur ce nombre, qui donne une moyenne de près de 85 inculpés par jour, 14 253 ont été relaxés par les substituts de service, 942 par le juge d’instruction et 15 861 ont dû aller répondre de leurs faits et gestes devant les tribunaux compétents.

On ne procède avec rapidité, il est aisé de le comprendre, que dans certains cas, les plus nombreux fort heureusement, cas délictueux, qui n’ont causé à la société qu’un préjudice sans importance. Lorsqu’un méfait sérieux a été commis, lorsqu’un crime a été découvert, il convient d’aller lentement, de multiplier les interrogatoires, les confrontations, les enquêtes, de façon à dégager la vérité entière et à remettre tous les coupables aux mains de la justice. Dans les vols qualifiés, les faux, les assassinats, c’est la préfecture de police, qui, ayant constaté le crime, recueilli les plaintes, interrogé sommairement l’inculpé, fait perquisition chez lui, groupe toutes les pièces probantes, y réunit celles qui sont de nature à éclairer les magistrats, et leur livre le coupable. Le petit parquet informe alors le procureur impérial, qui, par un réquisitoire prescrivant les poursuites, commet un des vingt juges d’instruction du tribunal de première instance pour faire l’information. Grâce au Code d’instruction criminelle, qui fut mis en vigueur le 1er janvier 1811, la route à suivre est tracée avec une telle rectitude, qu’il est impossible de s’en écarter. Le coupable a quitté le Dépôt et a été transféré à la prison de Mazas, où le plus souvent il est au secret et seul dans sa cellule. Cependant lorsque c’est un être dangereux, que son crime est d’une nature grave, qu’il est soupçonné d’avoir des complices ou qu’il se refuse aux aveux, le directeur de la prison a soin de lui donner un ou deux compagnons, détenus comme lui, mais appartenant à la catégorie des coqueurs, dont j’ai parlé précédemment.

Ces hommes-là sont surnommés les moutons ; tout en causant avec l’inculpé, en faisant les bons apôtres, ils tâchent de lui arracher son secret, qui ne tarde pas alors à parvenir aux oreilles de la justice. « Je me moque du curieux, disait un individu, accusé de vol, en parlant du juge d’instruction ; il a beau me retourner, je n’en dirai pas plus que mes pantoufles. » Le propos fut rapporté ; on fit visiter les souliers que cet imprudent bavard avait le jour où il entra en prison, et dans une paire de vieilles savates, entre la semelle et l’empeigne, on retrouva 1 500 francs en billets de banque, représentant exactement la somme qu’on l’accusait d’avoir volée.

Toutes les fois que le juge d’instruction veut interroger un détenu, il fait un mandat de comparution. Le coupable, extrait de Mazas en voiture cellulaire, est amené au Palais de Justice et enfermé dans une salle spéciale située sous les chambres correctionnelles et qu’on nomme la souricière. C’est une série de cabanons isolés, clos de fortes portes armées de serrures qui sont peu faciles à crocheter, et dont l’aspect général a quelque ressemblance avec les cabines des écoles de natation. Lorsque le moment de comparaître est venu, l’inculpé, surveillé de près par deux gardes de Paris, qui ne le quittent point, est conduit dans le cabinet du juge d’instruction, petite pièce très-modestement meublée de casiers, d’une table, de quelques sièges et d’une affreuse pendule à colonnettes d’acajou. L’homme s’assied, et un gendarme entré avec lui, mettant sa chaise contre la porte pour déjouer toute tentative d’évasion, laisse pendre son sabre entre ses jambes et s’ennuie.

Là rien de solennel, c’est une causerie plutôt qu’autre chose ; encore faut-il que le juge d’instruction la varie et la module suivant l’individu qu’il a devant lui. Si les crimes ont peu de différence entre eux, les caractères de ceux qui les commettent en ont beaucoup. Sur ces claviers si divers, si peu sonores parfois, il est bon de savoir quelle touche on doit attaquer. C’est là ce qui rend cette fonction particulièrement délicate. Presque toujours on n’a affaire qu’à des brutes, masses de chair si violentes, qu’elles neutralisent l’âme, et que l’intelligence atrophiée ne peut se faire jour à travers les obstacles matériels qui l’enveloppent ; mais dans certaines occurrences il faut lutter contre des esprits retors, rapides à la riposte, ne se laissant point démonter et trouvant réponse à tout. L’habileté la plus aiguë, la connaissance approfondie du cœur humain, l’art de dérouter les mensonges et de ressaisir le fil indicateur au milieu d’un tissu d’allégations fausses, mais plausibles, toutes les ressources d’un cerveau cultivé ne sont pas de trop pour amener à résipiscence ces êtres fourbes et rétifs. Dans le huis clos de ces interrogatoires préliminaires, il y a eu des batailles de finesse et d’arguties à rendre jaloux les Grecs du Bas-Empire.

Les criminels familiarisés avec la justice savent bien qu’en réalité leur sort est entre les mains de cet homme vêtu d’une redingote et qui, les mains dans ses poches, se promène de long en large, tout en faisant des questions, dont l’apparente bonhomie cache peut-être un piège. Ils savent que plus tard, lorsqu’ils arriveront aux solennelles audiences de la cour d’assises, ils pourront rétracter ce qu’ils ont dit dans le cabinet du juge d’instruction, mais ils savent encore que tout aveu fait en sa présence sera opposé à leurs dénégations et que dans ces sortes de drames le dénoûment est contenu en germe dans l’exposition. Aussi ils discutent, ils regimbent, et, bien plus encore que devant le jury, affirment leur innocence. Il est bien rare cependant qu’on n’arrive pas à les vaincre et à les accabler sous des preuves tellement évidentes, qu’ils sont forcés d’avouer. Il faut, lorsque l’on rencontre de ces natures si profondément rebelles, une persistance invincible, il faut surtout ne jamais se laisser emporter ; un acte de colère, ne se trahirait-il que par un mot, est une preuve de faiblesse, dont le criminel sait bien vite s’emparer. On parle de la patience des anges, je doute qu’ils en aient autant que les juges d’instruction. À force d’obsessions, d’adjurations de dire la vérité, de questions incessamment répétées sous toutes les formes, ils parviennent quelquefois à ouvrir une âme qui paraissait hermétiquement fermée. « Eh bien, oui, j’ai fait le coup, dit un assassin auquel on ne pouvait arracher un aveu. J’aime mieux être guillotiné tout de suite que d’être embêté comme ça ! »

On n’en finit pas en un jour avec les criminels, et quelques-uns d’entre eux ont fait de bien fréquentes stations dans le cabinet du juge. Chaque fois que celui-ci a terminé un interrogatoire, il le résume et le dicte à son greffier. Ce dernier le lit alors à l’inculpé, qui le signe, s’il y trouve le sens précis de ses réponses exactement reproduit. Quand ces malheureux apposent leur signature au bas du procès-verbal, il est curieux de constater, à leur application, la difficulté qu’ils sont à écrire, à maintenir une plume entre leurs doigts roidis et comme ankylosés par le travail ; ce n’est pas sans commisération qu’on voit de tels efforts qui sont une preuve douloureuse de leur ignorance et peut-être, après tout, de ce qui leur a manqué pour vivre honnêtement.

C’est là un fait auquel il faut donner la plus sérieuse attention et que les documents statistiques accusent avec une singulière énergie : le défaut d’instruction est proportionnel aux crimes commis. Sur 4 607 individus traduits en France devant le jury dans le cours de l’année 1867, 1 681 (36 pour 100) ne savaient ni lire ni écrire : 2 068 (45 pour 100) lisaient et écrivaient imparfaitement ; 638 (14 pour 100) savaient lire et écrire au point d’utiliser ces connaissances ; 200 (moins de 5 pour 100) avaient reçu une instruction supérieure[16]. Ainsi, parmi les criminels, 81 pour 100 sont illettrés ou à peu près. Il faudra aussi retenir cet aveu quand on se décidera enfin à résoudre après tant d’autres peuples la question de l’instruction obligatoire. Il est une autre considération dont il faut tenir grand compte, si l’on veut apprécier impartialement les divers mobiles qui pervertissent tant de pauvres gens : le nombre des attentats contre la propriété augmente ou diminue, selon que le prix du pain est plus ou moins élevé. Le rapport est constant et presque en proportion mathématique. En 1845, l’hectolitre de froment vaut 19 francs 76 centimes ; sur 10 000 habitants, le nombre des condamnés est de 10,818 ; en 1847, il vaut 29 francs 01 centime, on compte 17 condamnés 567 ; de 1856 à 1859, le prix du froment descend de 30 francs 75 centimes à 16 francs 74, le nombre des condamnés tombe de 18,222 à 14,655. En 1861, l’hectolitre monte à 24 francs 55 centimes, le chiffre des condamnés s’élève immédiatement à 16,518. Ainsi les deux causes prépondérantes du crime sont l’ignorance et la misère ; ne serait-ce donc que dans l’intérêt de sa propre sécurité, toute nation doit rechercher avec ardeur les moyens de combattre efficacement ces deux vices sociaux qui détournent les hommes de la voie légitime et sont les grands pourvoyeurs de la prison[17].

À mesure que l’information avance, les faits principaux deviennent de plus en plus nets, et l’accusation se serre autour du coupable de façon à ne plus lui laisser une issue par où il pourrait échapper. On lui présente les pièces à conviction, on lui montre le couteau encore maculé de tâches noirâtres, la casquette oubliée, la fausse clef qui a ouvert les portes, la pince qui les a brisées. On le confronte avec les témoins, et alors éclatent parfois des scènes d’une violence sauvage — injures, serments, affirmations, dénégations — au milieu desquelles le juge d’instruction, impassible, cherche à saisir une lueur qui éclaire la vérité. Cette confrontation entre les vivants n’est pas toujours la seule qui soit nécessaire, et il survient souvent telle occurrence qui force à mener l’assassin devant le cadavre de sa victime. Conduit à la Morgue par les gendarmes en présence du juge, il est contraint de voir, de regarder les restes inanimés de ce qui fut un homme et que nul bruit, nul regard, ne troubleront plus désormais.

Dans une salle froide, très-claire, où sur des dalles abritées d’un large couvercle de zinc reposent les cadavres, on découvre le corps nu, roidi, dont la blessure est visible et béante. Le misérable a beau se reculer et détourner la tête, il lui faut contempler cette face livide et modelée par la mort, ces orbites où l’œil s’est fondu, ce ventre déjà gonflé par la météorisation. On lui dit : « Le reconnaissez-vous ? » Il est rare qu’à voix très-basse et sourde il ne réponde pas : « Oui ! » Quelques-uns, s’armant d’impudence et d’une énergie factice, affectent de rester impassibles ou d’éprouver une impression douloureuse ; d’autres, semblables à des égouts qu’une cause fortuite fait déborder, dégorgent leur crime tout à coup.

Firon, une des âmes les plus bassement féroces que j’aie vues défiler devant moi pendant que j’étudiais cet épouvantable monde, lorsqu’on lui montra le cadavre de sa seconde mère qu’il avait froidement assassinée pour voler ensuite plus facilement, essaya de paraître ému et dit : « Pauvre femme ! » Philippe, l’horrible maniaque qui coupait le cou aux filles publiques, confronté à la Morgue avec sa dernière victime, fit un violent effort pour demeurer calme ; mais, pris d’un tremblement subit et pleurant à sanglots, il s’écria : « C’est moi ! c’est moi ! » Troppmann fut d’une froideur inexprimable ; il regarda les cadavres et les nomma. Lorsque, selon l’usage prescrit, on lui fit signer le procès-verbal de confrontation, il s’assit tranquillement à la table du greffier, chassa, en soufflant, quelques grains de poussière qui étaient tombés sur le papier, essaya la plume sur son ongle avant de s’en servir, écrivit son nom, fit un paraphe, secoua la plume et la remit sur l’encrier. Le cœur en levait à ceux qui le voyaient faire. Mais que penser de deux femmes du monde, ou se disant telles, qui ont assisté à cette scène et se sont tenues près de l’assassin pendant qu’il contemplait les six cadavres déjà décomposés ?

Lorsque le juge, pendant l’instruction, estime qu’il y a lieu de s’emparer à la poste des lettres adressées à l’inculpé, il rend une ordonnance qui délègue un commissaire de police ; celui-ci se transporte à l’administration des postes, y saisit les lettres désignées et dresse procès-verbal de son opération. Les lettres cachetées sont déposées entre les mains du juge instructeur, qui, ayant fait extraire l’inculpé de prison, lui remet les lettres intactes, les lui laisse ouvrir et ne les annexe aux pièces que si elles ont une importance quelconque pour la cause. De même le juge ordonne des perquisitions dans tous les endroits où il pense pouvoir découvrir des preuves affirmant le crime dont il recherche l’origine et les circonstances. Un commissaire de police spécial, dit commissaire aux délégations, est attaché au Palais de Justice comme auxiliaire du procureur impérial.

Telles sont les différentes phases de l’instruction qui, entre les mains d’un homme habile, peut être fort complète. Cependant le code d’instruction criminelle, malgré les précautions avec lesquelles il a été rédigé, contient une lacune regrettable et qu’il serait facile de faire disparaître. Il s’agit de l’audition des témoins. « Le juge d’instruction, dit l’article 71, fera citer devant lui les personnes qui auront été indiquées par la dénonciation, par la plainte, par le procureur impérial ou autrement, comme ayant connaissance soit du crime ou délit, soit de ses circonstances. » Ainsi qu’on le voit, si le texte est formel en ce qui touche les témoins à charge, il reste muet quant aux témoins à décharge ; en un mot, il est léonin pour l’accusation, et nul pour la défense.

Toute information à décharge consentie par un juge d’instruction est de sa part une concession courtoise ; nul n’a le droit de l’y contraindre, et l’accusé en sa présence est tellement désarmé par la loi, qu’il ne peut même pas faire insérer aux procès-verbaux d’information qu’il a demandé l’audition de tel témoin pouvant prouver les faits justificatifs allégués par lui. Ainsi la loi, qui a multiplié à l’audience les garanties autour de l’accusé, les lui a déniées toutes dans le cabinet du juge d’instruction. Celui-ci peut sans doute faire comparaître les témoins appelés par l’accusé ; mais rien ne l’y contraint, et la loi doit toujours être impérative. D’où vient cette restriction apportée dès le début à la défense ? De ce que les codes ont continué les errements de l’Assemblée constituante. Adrien Duport, substituant la procédure orale et publique à la procédure écrite et secrète, ne s’était préoccupé que de l’audience et avait négligé l’instruction, qui à son époque était faite par les juges de paix. Merlin, jurisconsulte éminent, mais théoricien impitoyable, ainsi que le prouve la loi des suspects dont il fut le rapporteur, établit comme un principe l’omission que Duport avait laissée subsister ; il a dit et soutenu « que les juges d’instruction non seulement ne pouvaient, mais ne devaient pas informer à décharge, soit sur des faits justificatifs, soit même sur des faits péremptoires qui pourraient amener la conviction de l’innocence du prévenu[18]. » Le résultat d’un tel état de choses est assez singulier : tout le monde y perd, les inculpés et la justice.

Si l’accusé manque de lumières, ce qui se rencontre presque toujours, si son avocat manque de savoir, ce qui se rencontre souvent, il arrive à l’audience sous le poids de l’acte d’accusation rédigé d’après les témoignages à charge ; ahuri par toutes les phases de la procédure qu’il a déjà traversées, s’étant vu refuser des témoins dans le cabinet du juge d’instruction, il imagine qu’il est interdit de les invoquer, et il perd ainsi le bénéfice des assertions désintéressées qui pourraient proclamer son innocence ou du moins diminuer la gravité de son crime. Si, au contraire, l’accusé coupable est intelligent, si son conseil prend chaudement son affaire en mains, il aura grand soin de garder pour l’audience publique les témoins à décharge dont on n’a pas le loisir de rechercher la moralité et les pièces de justification dont la sincérité n’a pas été vérifiée. Il prend ainsi l’accusation à l’improviste, il la déroute, il trouble la conscience du jury, si facile à effrayer, et enlève bien souvent un de ces acquittements scandaleux qui sont un outrage à la conscience du pays, une sorte d’encouragement tacite donné aux criminels. Un simple paragraphe ajouté à l’article 71 du code d’instruction criminelle, et portant que « toute information aura lieu tant à charge qu’à décharge », mettrait fin à un ordre de choses qui a souvent provoqué des résultats regrettables.

Lorsque le juge a terminé son instruction, il la communique au procureur impérial, qui, après avoir examiné la procédure, le requiert d’envoyer l’inculpé devant le tribunal compétent. Le juge d’instruction ordonne alors que « les pièces de l’instruction, les procès-verbaux constatant le corps de délit, et un état de pièces à conviction soient transmis au procureur général près la cour impériale, pour être ultérieurement procédé ainsi que de droit. » Le tribunal de première instance a terminé son œuvre ; la cour impériale va commencer la sienne.

iii. — l’audience.

La cour impériale est saisie. — Chambre des mises en accusation. — Tirage au sort du jury. — Transport de l’accusé à la Conciergerie. — Avocat d’office. — Cas de nullité. — La salle des assises. — Aménagement défectueux. — Défaut de niveau. — Le public. — Les femmes. — Souvenir de l’affaire Troppmann. — Un distique de Santeul. — Le christ. — La barbe de Troppmann. — La chambre du conseil. — Le jury. — Serment. — L’acte d’accusation. — Interrogatoire. — Déglutition. — Illusion. — Contradiction. — Le gendarme. — Les témoins. — Les pièces à conviction. — Le médecin légiste. — Médecine légale. — Contre-expertise. — Suspension d’audience. — Brouhaha. — Le ministère public. — La défense. — Résumé du président. — L’accusé dans sa geôle. — Le verdict. — L’arrêt. — idée de justice. — Statistique.


Lorsque le procureur général a pris connaissance de l’affaire, il en fait rapport à l’une des chambres de la cour impériale, dite chambre des mises en accusation. Non-seulement les séances de celle-ci ne sont jamais publiques, mais le procureur général ou son substitut, après avoir lu son rapport, dépose ses réquisitions sur le bureau du président avec les pièces du procès, et se retire ainsi que le greffier. Les conseillers doivent alors délibérer sans désemparer, et il leur est rigoureusement interdit de communiquer avec qui que ce soit. Après examen, ils rendent un arrêt ordonnant un supplément d’information, si celle-ci ne paraît pas suffisamment complète, ou renvoyant devant la cour d’assises l’inculpé, qui dès lors prend le nom d’accusé. On signifie à ce dernier l’acte de renvoi, il reçoit copie des pièces et peut communiquer avec l’avocat qu’il a choisi. L’accusé est toujours libre de se pourvoir en cassation contre l’arrêt qui le traduit en cour d’assises ; mais il est assez rare qu’il use de ce droit, à moins qu’il n’ait un intérêt direct à gagner du temps et à reculer l’heure solennelle qui le verra paraître devant ses juges.

À Paris, où malheureusement les crimes ne chôment guère, la cour d’assises tient deux sessions par mois ; or, le même jury ne pouvant siéger qu’à une seule session, on désigne les jurés tous les quinze jours. Cette opération est entourée de garanties, car c’est d’elle que dépend la sincérité des jugements futurs. Deux mille deux cents noms composant les listes annuelles dressées par le préfet de la Seine, inscrits sur autant de bulletins, sont enfermés dans deux urnes scellées « à cire ardente » par le premier président de la cour impériale. En séance publique, celui-ci brise les scellés, agite les urnes et en extrait quarante bulletins ; trente-six désignent les jurés titulaires, quatre les jurés suppléants ; à haute voix, on appelle le nom des personnes à qui incombe l’honneur de faire partie du jury de la session, et chacune d’elles est prévenue à domicile par les soins du préfet de la Seine. Le premier président rend alors une ordonnance qui fixe le jour où les assises devront s’ouvrir.

Tous ces longs préliminaires de la justice touchent à leur fin ; on a remis au détenu copie de l’acte d’accusation dressé par le procureur général, formalité nécessaire, mais bien souvent illusoire, puisque, nous l’avons vu plus haut, sur 100 criminels, 81 ne savent ni lire ni écrire ; on le rapproche du lieu où il doit être jugé ; il quitte Mazas et est écroué à la Conciergerie, qui est « la maison de justice ». Là, le président des assises, accompagné d’un des greffiers de la cour, se rend près de lui et lui demande s’il a reçu signification de l’arrêt qui le met en accusation, s’il connaît les faits qui lui sont reprochés, s’il persiste dans ses déclarations et s’il a fait choix d’un avocat. Dans le cas où à cette dernière question il répondrait négativement, le président nomme d’office un membre du barreau pour assister l’accusé pendant les débats et lui servir de conseil. La loi, à cet égard, est très-prévoyante, car, en souvenir des abus commis jadis en France et de l’abandon criminel où les accusés étaient maintenus, elle a inscrit à l’article 294 du code d’instruction criminelle la prescription suivante : « L’accusé sera interpellé de déclarer le choix qu’il aura fait d’un conseil pour l’aider dans sa défense ; sinon le juge lui en désignera un sur-le-champ, à peine de nullité de tout ce qui suivra. »

La salle où la cour impériale tient ses assises est de construction récente ; c’est un carré long très-vaste et offrant un emplacement suffisant au public, aux témoins, aux avocats, au jury et aux juges. Si on enlevait les bancs, ce serait aussi bien une salle de bal qu’une cour d’assises. De l’or partout, des peintures, une ornementation qui ne semble guère justifiée par la destination de ces lieux redoutables. Le plafond, composé de soffites encadrant des fleurons très-saillants, est extrêmement riche, mais il rend la salle trop sourde. La voix monte, se niche, s’éparpille dans d’innombrables petites cavités formées par les sculptures, ne redescend pas et plane ainsi au-dessus du public sans parvenir distinctement jusqu’à lui. La façade, qui par un escalier à double rampe s’ouvre sur la grande galerie, est de haut style ; mais les dégagements intérieurs qui sont destinés à faciliter le service même de la cour, le passage des magistrats, celui des jurés, sont une série d’échelles de meunier. Pour se rendre à la salle des délibérations, le jury doit gravir un escalier de trente-deux marches ; du reste, à parcourir l’intérieur du Palais de Justice tout entier, on serait tenté de croire que l’idéal poursuivi et trop souvent atteint par l’architecte a été la différence des niveaux. L’on descend et l’on monte sans cesse. La chambre du conseil, admirablement tendue d’étoffes magnifiques, d’où sort la cour pour entrer en séance, le palier que traverse le jury pour se rendre à son banc, ne sont pas de plain-pied avec la salle des assises. Celle-ci est précédée, à toutes les portes qui y donnent accès, par ce petit degré traître et funeste qu’on appelle un pas, et contre lequel chacun butte en entrant. Les mauvais plaisants disent qu’il doit en être ainsi, puisque en toute circonstance la magistrature doit avoir le pas ; c’est fort bien, mais un coup de rabot qui nivellerait tout cela vaudrait beaucoup mieux[19]. La vieille cour des assises, abandonnée aujourd’hui et dont le beau plafond s’écroule sous le poids des combles remplis d’archives, n’offrait point de tels inconvénients ; on y circulait facilement, sans avoir des marches inutiles à franchir, et la parole y trouvait d’excellentes conditions d’acoustique et de sonorité. Les façades sont fort importantes en architecture, j’en conviens, mais la distribution logique et bien appropriée du monument leur est supérieure.

À Paris, où les distances sont énormes, les audiences de la cour d’assises ne commencent guère avant dix heures et demie. Ordinairement elles sont peu suivies ; la partie de la salle réservée au public est assez restreinte et n’est guère occupée que par des désœuvrés ou des voleurs qui viennent étudier là sur nature les mystères du code pénal ; mais lorsqu’une affaire importante est inscrite au rôle, toutes les places sont envahies de bonne heure ; on arrive là comme à une représentation extraordinaire, comme à un drame, dont le héros, loin de réciter des phrases de convention, luttera pour défendre sa propre vie et subira un dénoûment qui n’aura rien de fictif. Dans ce cas-là, les femmes, celles du meilleur monde mêlées à de petites bourgeoises curieuses, se glissent avec des sourires entre les bancs des témoins, s’insinuent près des avocats et prendraient d’assaut jusqu’au siège du président, si on les laissait faire. Elles sont déplaisantes à voir, et la prétendue sensibilité dont elles aiment à se vanter ne s’accommode que bien difficilement avec une curiosité si âpre et si malsaine. Parfois elles tombent sur des magistrats d’humeur peu accommodante. On se rappelle ce joli mot d’un conseiller qui, présidant les assises dans une affaire très-scabreuse et voyant un grand nombre de femmes installées dans le prétoire, dit : « La cause que nous allons entamer contient des détails inconvenants ; aussi j’engage les honnêtes femmes à se retirer. » — Personne ne bougea ; il reprit : « Audiencier, maintenant que les honnêtes femmes se sont éloignées, faites sortir les autres. »

Au point de vue de la curiosité indécente, les audiences des 28, 29 et 30 décembre 1869, pendant lesquelles on jugea Troppmann, furent un véritable scandale. La salle était comble ; toute place avait été envahie ; l’atmosphère lourde et chaude ressemblait à celle d’une étuve ; les filles célèbres du mauvais monde parisien, les actrices en renom, s’étaient faufilées entre les rangs pressés des avocats, parmi les jurés de session qui n’étaient point du procès ; toutes, invariablement, elles portaient des vêtements noirs, et par ce costume convenable ajoutaient encore à l’inconvenance de leur entassement dans un pareil lieu et pour un pareil motif.

En attendant que la cour prenne séance, on chuchote, on regarde les ornements de la salle, les emblèmes de terreur qu’on donne encore à la justice, le buste du souverain, l’horloge au-dessus de laquelle on lit ce distique, qui, je crois, est de Santeul :

Judicis humani leges posuere tribunal ;
Est Deus et sonti conscia mens sceleris.

Sur la muraille, au fond même, derrière l’estrade où siègent les conseillers et ne pouvant être vu par eux, un Christ étend ses bras sur la croix. C’est là une erreur inexcusable. L’image du Christ doit être placée sous les yeux mêmes des juges, comme un avertissement sans cesse renouvelé, car elle représente un innocent injustement condamné et qui maintenant est le souverain juge.

Cependant l’accusé, à la Conciergerie, se prépare à comparaître devant le jury et à jouer cette dernière partie dont sa tête est peut-être l’enjeu. Il quitte le costume obligatoire de la prison et revêt ses habits les meilleurs, car tous, sans exception, cherchent à avoir, pour cette heure terrible, ce qu’on appelle une tenue décente. Le jour où, selon l’expression consacrée, Troppmann « monta » à la cour d’assises, il se passa un fait curieux qui prouve, une fois de plus, combien la confusion des idées est profonde dans ces cervelles malsaines. Depuis son arrestation au Havre, il n’avait point été rasé ; on craignait tout de son énergie, on redoutait qu’il ne se jetât sur le rasoir et ne se fit une blessure mortelle. Son avocat demanda qu’il parût devant le jury tel qu’il était le jour du crime et, par conséquent, qu’on lui enlevât la barbe, qu’il ne portait pas alors. Après quelques difficultés, on fit droit à cette exigence, dont le but se devinait aisément ; en effet, Troppmann, dont l’apparence trompeuse était chétive et grêle, avait l’air d’un enfant de quinze ans lorsqu’il était rasé, et l’on pouvait essayer de démontrer aux jurés qu’un si faible jeune homme n’avait jamais pu commettre tout seul les crimes qu’on lui imputait et que du reste il avait avoués à ses compagnons pendant son séjour à Mazas. Pour le raser on prit toutes les précautions imaginables, on le revêtit d’une camisole de force, on l’attacha sur une chaise et l’on plaça des agents à sa droite, à sa gauche, derrière lui, de façon à le saisir et à l’immobiliser s’il faisait un mouvement trop vif en sentant le rasoir glisser sur son cou. Avec sa figure impudente et ironique, Troppmann souriait de la défiance dont il était l’objet, et il n’était pas sans ressentir quelque orgueil d’être un si important personnage. Haussant dédaigneusement les épaules et dirigeant vers moi ses petits yeux verdâtres, il me dit : « Malgré toutes leurs simagrées, j’aurais bien pu mourir, car j’ai des inventions qu’ils ne connaissent pas ; mais je n’ai pas voulu me tuer, pour ne point déshonorer ma famille. »

Les cérémonies sont moins longues pour un accusé vulgaire. Lorsque l’heure est venue, il se met en marche sous la conduite d’une escorte de gendarmes de la Seine ; il a gravi le long escalier tournant qui aboutit directement de la prison à la cour d’assises ; accompagné de son avocat, il est conduit dans la chambre du conseil, où sont réunis les membres du jury, le président, les deux conseillers qui lui servent d’assesseurs, l’avocat général et le greffier. En sa présence, on tire au sort les douze jurés qui doivent prononcer sur lui. Il peut, ainsi que le ministère public, exercer contre eux un droit de récusation qui est péremptoire. Dès que cette première formalité est accomplie, l’accusé est amené à son banc.

Lorsque le crime est grave, il y a toujours à ce moment une rumeur parmi les assistants, qui se lèvent, se pressent pour voir le visage de ce malheureux. Soyez certain qu’il se trouvera dans la salle un curieux qui, se penchant vers son voisin, lui dira : « Vilaine tête, monsieur, et qui tient mal sur les épaules. » Les jurés entrent ensuite un peu pêle-mêle et vont prendre leur place dans l’ordre même du tirage. De cet instant, ils ne peuvent plus communiquer avec personne, ni laisser échapper leur impression par une parole ou par un geste. Dans l’affaire de Philippe, on avait à constater la similitude de deux serviettes, dont l’une avait été trouvée chez la victime et l’autre saisie chez l’assassin ; l’expert les montrait aux jurés, l’un d’eux dit : « Elles sont pareilles. » Immédiatement il fut expulsé de l’audience, remplacé par un des deux jurés supplémentaires, et l’avocat de l’accusé avait le droit, dont il n’usa pas, de faire renvoyer le procès à une autre session. Les jurés, placés au-dessous des fenêtres qui éclairent l’accusé en plein visage et permettent de ne pas perdre un de ses mouvements, ont devant eux des plumes, de l’encre, du papier et des flacons de vinaigre, précaution que l’exhibition de certaines pièces à conviction ne rend pas toujours superflue. Celles-ci, scellées et munies d’étiquettes indicatives, sont déposées sur une large table au-dessous de l’estrade où la cour va venir siéger.

Un audiencier frappe vivement contre une porte et annonce : « La cour, messieurs ! » tout le monde se lève. Le président, les deux conseillers, l’avocat général, vêtus de la grande robe rouge à plis flottants, l’hermine à l’épaule, entrent lentement. Cela est d’une majesté vraiment imposante. Le président, s’adressant aux jurés, les invite à s’asseoir, et l’audience est ouverte. Son premier soin est de constater l’identité de l’accusé en lui demandant son état civil ; puis il rappelle à l’avocat qu’il ne peut rien dire contre sa conscience ni contre le respect qui est dû aux lois ; ensuite il lit la belle formule du serment imposé au jury, qui l’écoute debout, et chaque juré individuellement nommé dit en levant la main : « Je le jure[20]. »

Le président avertit l’accusé qu’il ait à être attentif, et le greffier, à très-haute voix, lit l’acte d’accusation, avec ces inflexions monotones et traînantes familières à ceux qui répètent pour la millième fois peut-être des formules dont ils savent tous les termes, ensuite on fait l’appel des témoins, qui sortent immédiatement de la salle d’audience et sont enfermés dans une chambre qui leur est spécialement réservée. L’accusé se lève sur l’ordre du président, et l’interrogatoire commence.

Il est rare que l’accusé, qui a eu de longs jours de solitude et de réflexion pour se préparer à subir cette terrible épreuve, ne fasse bonne contenance ; mais un phénomène physique qui se produit invariablement indique à des yeux exercés la force des sensations qu’il cherche à dominer. Toute émotion déprimante agit directement sur les glandes salivaires, dont elle neutralise en partie les sécrétions ; dès lors elle provoque un mouvement de déglutition répété et qu’on peut suivre sur le cou de l’accusé par le va-et-vient perpétuel de la pomme d’Adam. Cet os hyoïde, qui descend et remonte sans cesse, qui semble faire un effort pour arrêter les paroles au passage, est parfois si violemment agité qu’on le dirait pris de convulsions.

Quel que soit le crime qu’un homme ait commis, quelles que soient les charges qui l’accablent, il garde au fond de lui-même une espérance invincible ; toute parole douce, toute preuve, je ne dirai pas d’intérêt, mais seulement d’humanité, lui paraît une promesse d’indulgence. J’en ai vu un, bandit médiocre et assez retors, qui avait à répondre d’une accusation d’enlèvement de mineure dans des circonstances de fraude et de mensonge révoltantes ; il était vêtu d’un double paletot et souffrait visiblement de la chaleur ; l’avocat général, mû par un bon sentiment, lui fit signe d’ôter son pardessus. De ce moment, son attitude ne fut plus la même ; il saluait les juges avec un sourire de remercîment ; son visage rayonnait ; on peut affirmer qu’il était certain d’être acquitté ; aussi, lorsqu’il entendit porter contre lui une peine assez grave, il regarda l’avocat général avec stupeur, comme pour lui dire : Vous m’avez trompé.

Bien souvent l’accusé se met en contradiction flagrante avec les déclarations qu’il a faites dans le cabinet du juge instructeur ; on le lui fait remarquer ; il hausse les épaules et répond toujours : Je ne sais pas comment ça peut se faire. Les vieux routiers, ceux qui viennent s’asseoir sur le banc pour la troisième ou la quatrième fois, nient imperturbablement tout, l’évidence même, la preuve palpable ; chez eux, c’est un système dont rien ne les fait départir ; ils se disent : On ne sait pas ce qui peut arriver. Un des personnages les plus curieux du drame, c’est le gendarme ; il soigne son accusé, il lui dit : « Levez-vous, asseyez-vous, » en temps opportun. S’il prend du tabac, ils échangent une prise, sans cérémonie, à la bonne franquette ; mais où il se distingue surtout, c’est lorsque le président se permet une plaisanterie ; il éclate de rire alors, et l’on a parfois quelque peine à calmer son hilarité, qui pour lui n’est qu’un acte de politesse et de déférence dû à un supérieur.

Le débat est non-seulement public, mais il est contradictoire ; aussi les témoins sont appelés un à un. Ils prêtent serment « de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité » ; ce serment n’est point toujours facile à obtenir d’eux, car ils sont en général tellement ahuris qu’ils ne comprennent rien aux paroles qu’on leur adresse. Après chaque déposition, l’accusé interrogé est libre de la réfuter. Les témoins disent-ils toujours la vérité ? On doit le croire, puisque leur serment les engage ; mais les vieux juges expérimentés ne s’y laissent pas prendre, et ils savent qu’il y a des signes extérieurs qui sont souvent un indice de mensonge : l’homme bien élevé tousse, l’homme commun fait effort pour cracher. L’observation est moins spécieuse qu’elle n’en a l’air ; j’ai pu, en suivant les sessions de la cour d’assises, le constater plusieurs fois.

Selon les besoins de l’interrogatoire, on montre les pièces à conviction, qui, une à une, sont présentées à l’accusé, à qui l’on demande s’il les reconnaît. On voit apparaître alors dans leur muette éloquence ces témoins terribles qui, mieux que tout langage, racontent les péripéties du drame : nippes sanglantes, couteaux rouillés, fioles encore à demi pleines de poison, instruments de crime, vêtements des malheureux qu’on a jetés violemment dans la mort. Lorsqu’on fit voir à Philippe la robe que portait la dernière femme assassinée par lui, robe si imprégnée de sang qu’elle en était roide, la salle entière jeta un cri d’horreur.

Il est un témoin qui est toujours attendu avec impatience et écouté avec un soin religieux, c’est le médecin légiste. Dans plus d’un cas d’empoisonnement ou de meurtre mal défini, c’est bien réellement lui qui détermine le verdict du jury. Il accomplit là une mission redoutable, car il tient dans ses mains la vie de l’accusé et l’acte même de la justice. Un magistrat doit avoir une somme de connaissances générales qui lui permettent de démêler toutes les difficultés spéciales qu’il peut rencontrer ; mais on ne peut exiger de lui qu’il fasse des expertises chimiques ou des autopsies. La justice délègue donc un praticien, qui dès lors et dans l’espèce désignée devient son auxiliaire, dégage la vérité et fournit les preuves scientifiques sur lesquelles une conviction sérieuse peut s’établir.

La médecine légale doit dater du temps qui a vu disparaître les épreuves. Ambroise Paré parle « des rapports en justice », et antérieurement à lui on trouve un texte du 14 septembre 1390 qui prouve qu’à cette époque « le cirurgien juré du roy » constatait devant les juges du Châtelet les blessures qu’il avait été chargé d’examiner. L’importance d’une telle science n’échappa point aux réformateurs de la justice française, et une loi de frimaire an III institua dans toutes les Facultés une chaire de médecine légale. Il n’y a qu’à se rappeler les noms de Devergie, d’Adelon, d’Orfila, d’A. Tardieu, pour comprendre que la science, dans ce qu’elle a de plus élevé, vient en aide à la justice. Quand l’accusé fait faire pour sa part une contre-expertise, lorsque de la lutte scientifique engagée nulle lumière suffisante n’a pu jaillir, lorsqu’il reste des doutes dans l’âme des jurés, on appelle pour terminer le débat, comme une sorte de tiers arbitre destiné à résoudre la question, un de ces hommes éminents dont la parole seule fait loi et qu’on nomme, un peu prétentieusement, les princes de la science. C’est ainsi que, dans le procès Lafarge, Orfila fut mandé, et par son rapport entraîna la condamnation. Dans l’affaire La Pommeraye, en présence de l’accusé et d’un expert choisi par lui, qui repoussaient à outrance les conclusions formelles et lumineuses de M. Tardieu, on invoqua l’opinion de M. Claude Bernard ; elle rassura la conscience du jury, et les circonstances atténuantes furent écartées.

Toutes les fois qu’un meurtre est commis, le procureur impérial désigne un médecin pour faire l’autopsie du cadavre, retrouver les traces du crime et déterminer dans quelles circonstances particulières il a été commis. Quelques savants sont arrivés, à force d’intelligence et d’observation, à une perspicacité extraordinaire, et ils peuvent si bien reconstruire les faits dont ils n’ont sous les yeux qu’un témoignage inanimé, que des accusés, stupéfaits de cette sorte de double vue, ont renoncé au mensonge et ont fait les aveux les plus explicites.

Entre une heure et deux heures généralement, l’audience est suspendue pendant quelques minutes pour que le jury puisse prendre un peu de repos, car l’attention finit par s’émousser à suivre les mille détails, insignifiants en apparence, à travers lesquels la cause se développe. L’accusé est emmené dans la petite geôle annexée à la cour d’assises ; les juges rentrent dans la salle du conseil, les jurés gravissent le haut escalier qui mène à leur appartement, où ils trouvent un goûter préparé pour eux et dont ils font les frais. La salle, si calme et si recueillie tout à l’heure, devient insupportablement bruyante ; on dirait que les assistants, comme des écoliers enfin débarrassés de leur maître, se vengent du respect qu’on leur a imposé ; on va, on vient, on parle très-haut, on remplit l’hémicycle, on touche avec une certaine bravade aux pièces à conviction ; c’est un brouhaha des plus irrévérencieux ; sauf que l’on ne crie pas : orgeat, limonade, des glaces, c’est absolument une salle de théâtre pendant un entracte ; j’y ai vu vendre des brioches et de la bière. Un coup de sonnette abat le tumulte et l’audience est reprise.

On a épuisé la liste des témoins, toutes les confrontations ont été faites, tous les replis d’une mauvaise conscience ont été mis à nu ; la parole est au ministère public ; un grand silence se fait et l’on écoute. L’avocat général, placé tout près du jury et le dominant, s’est levé et parle au nom de la société outragée. Il raconte le crime, en fait ressortir les côtés odieux, groupe les preuves, s’empare des contradictions, les heurte entre elles pour en faire jaillir la vérité et soutient l’accusation. Plus son discours est simple et dénué de fleurs de rhétorique, plus il est doux dans l’expression et modéré dans la forme, plus il produit d’effet. Ceci est indiscutable. L’emportement, l’emphase, le geste théâtral, ne sont point de mise dans ces questions de vie et de mort ; il faut avant tout être très-clair, très-sincère, peu dogmatique, très-humain, très-calme, sinon on s’expose à indisposer le public et à mécontenter le jury. C’est un admirable instrument que le jury ; mais il est si délicat que la plus légère maladresse peut le fausser. Il suffit de vouloir lui souffler la leçon pour qu’il regimbe et fasse diamétralement le contraire de ce qu’on lui demande avec trop de vivacité. Il est libre, absolument libre, il ne relève que de sa propre conscience, il le sait, et ne veut sous aucun prétexte avoir l’air de céder à une pression. Bien des acquittements sont venus de ce qu’on avait sans mesure cherché à l’exciter vers un verdict trop rigoureux, et la violence obsédante de certains avocats généraux a fait acquitter plus de coupables que l’éloquence de tous les avocats réunis.

Debout et invoquant la loi, l’avocat général est à ce moment armé d’une puissance sans limite, car il lui suffit, si sa conscience l’y convie, d’abandonner l’accusation, pour que le misérable surveillé par les gendarmes et assis sur le banc d’infamie soit immédiatement rendu à la liberté. C’est là un des plus nobles privilèges de cette grande fonction. Quelques-uns de ces magistrats ont porté l’amour de la justice plus loin qu’on ne pourrait imaginer ; on a gardé très-vivant au palais le souvenir d’avocats généraux, M. Plougoulm[21], M. Glandaz, qui, se trouvant en face d’un avocat dont l’inexpérience laissait péricliter la défense de l’accusé, se sont levés pour répliquer, et ont fait valoir, tout en requérant l’application de la loi, les causes qui pouvaient mériter au coupable l’indulgence du jury. Pendant que le ministère public parle, l’accusé, abritant presque toujours son front dans sa main, ne le quitte pas des yeux ; il est manifestement sous le poids d’une obsession des plus pénibles, il espère que tel fait ne sera pas rappelé, que tel autre passera inaperçu ; son anxiété augmente et ne cesse qu’avec le discours.

C’est le tour de l’avocat. En cour d’assises, il n’y a guère de milieu, on a affaire à « une des lumières du barreau » ou à un débutant qui a été désigné d’office. Je ne voudrais point paraître faire des paradoxes : je ne les aime guère et la matière n’y prête pas ; mais dans les causes criminelles je préfère le débutant à l’avocat célèbre. Savoir qu’on défend un sacripant fieffé, connaître les détails du crime et en être révolté, avoir plongé, par des conversations confidentielles, au fond d’une âme où grouillent tous les vices, ne chercher dans un acquittement improbable qu’un succès oratoire, un accroissement de réputation et affecter tous les dehors de la conviction la plus inébranlable, ce n’est point là une tâche aisée, il faut en convenir. Aussi, qu’arrive-t-il ? Plusieurs, et parmi les plus renommés, s’échauffent à froid et le laissent voir, car leur situation même les domine. Ils ressemblent alors à ces acteurs du boulevard qui enflent leur voix, exagèrent leurs gestes, sortent de toute vérité, sans parvenir à exprimer des sentiments qu’ils ne ressentent pas et ne comprennent peut-être pas davantage. On peut s’écrier, en montrant un parricide âgé de trente ans : Quoi ! cette jeune tête tomberait sur l’échafaud ? Ah ! tout mon cœur se révolte à cette pensée ! — On a fait preuve d’une éloquence médiocre, on a menti, et l’on n’a point ému les jurés. Aussi les grands avocats, réservant leur talent pour les causes civiles et ne parlant en cour d’assises que dans certaines circonstances exceptionnelles, dédaignent ces luttes théâtrales où les ressources variées de leur parole sont vaincues par le bon sens le plus vulgaire. Il est un homme pourtant qui, dans l’auditoire, ne perd pas un mot de ce que dit l’avocat : c’est l’accusé. Son visage trahit ses émotions, il se reprend à l’espérance, et sur ces flots d’éloquence dont il est le prétexte, il voit surnager la barque du salut. Chose étrange, si dans sa plaidoirie le défenseur parle des premières années de son client, de l’époque de pureté où l’idée même du crime lui était inconnue, il est sans exemple que le coupable, fût-il trois fois meurtrier, ne laisse tomber sa tête entre ses mains et n’éclate en larmes.

Pendant tout le temps que les voix de l’accusation et de la défense se font entendre, chaque juré, immobile comme un sphinx d’Égypte, est resté impassible, sentant bien souvent sa conviction fortifiée par les tentatives mêmes qu’on a faites pour l’ébranler. Le président demande à l’accusé s’il a quelque chose à ajouter, car la dernière parole qui doit être entendue est celle de l’homme que menace la loi, puis il clôt les débats[22] et les résume en s’adressant au jury ; il lui rappelle les charges de l’accusation, les moyens de défense, et, avant de le convier à se retirer dans la salle des délibérations, il l’adjure de songer à la haute mission qui lui est confiée et de la remplir avec sincérité.

Le jury se retire, et l’audience est suspendue. Il est tard, les lustres pesants qui tombent du plafond sont allumés, l’atmosphére est énervante, cela sent à la fois la poussière et la foule ; il y a moins d’animation que dans le milieu de la journée ; on comprend que la fatigue a saisi tout le monde, mais la curiosité subsiste, et l’on reste pour connaître le dénoûment encore incertain.

L’accusé est dans sa geôle, et généralement il éprouve une sorte de mouvement de détente qui se produit par de la gaieté. Il a fini de jouer son rôle, il peut ôter le masque de convention qu’il a gardé si longtemps ; c’est pour lui presque une heure d’expansion ; il cause avec ses gardes et il leur fait d’étranges confidences. « Je n’aurais jamais cru, disait Firon, qu’on pût trouver tant de choses à dire pour ma défense. » Troppmann dissimulait mal l’anxiété qui le poignait ; interrogé sur ce qu’il augurait de « son affaire », il répondit : « Rien de bon ; tous ces gens-là m’en veulent, je ne sais pourquoi, car je ne leur ai jamais rien fait. »

Parfois un coup de sonnette retentit. C’est le jury qui mande le président pour lui adresser quelque question. Tout ce qui se passe dans la chambre des délibérations du jury doit rester secret. Des hommes, momentanément investis d’une puissance souveraine, représentant à la fois la conscience du pays et celle de la justice, discutent entre eux, dans la forme qui leur parait le plus convenable, sans autre responsabilité que la plus grave de toutes, celle que l’on garde vis-à-vis de soi-même. Ce qu’ils ont dit, nul ne doit le savoir, et seule leur déclaration collective peut être connue. Lorsqu’ils se sont mis d’accord, que les réponses aux questions posées par le président ont été inscrites et signées sur une feuille qui restera annexée aux pièces du procès, le jury rentre, la cour revient prendre séance immédiatement, et alors, au milieu d’un silence sans pareil, le chef du jury, debout, la main posée sur son cœur, dit à haute voix : Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la déclaration du jury est… » Cela est très solennel, et les jurés sont parfois fort émus. Un acteur populaire à Paris, où il jouait depuis plus de vingt ans sur un théâtre très à la mode, étant chef du jury[23], fut tellement troublé au moment de faire connaître le verdict, qu’il ne put jamais lire la déclaration.

On fait amener l’accusé, auquel le greffier donne lecture du verdict du jury ; puis, sur le réquisitoire de l’avocat général et après avoir demandé à l’avocat s’il a quelque chose à dire, le président lit les articles du code pénal prévoyant le crime commis, et prononce contre l’accusé la peine mentionnée par la loi. Si l’accusé est déclaré non coupable, il est acquitté ; tout ce qui vient de se passer n’a été qu’un mauvais rêve, il doit rentrer indemne et sans flétrissure au sein de la société. Si le crime ne tombe pas sous le coup d’un des articles du code, l’accusé est simplement absous. La cour d’assises juge sans appel ; mais, comme il peut s’être glissé quelques erreurs de forme dans la procédure, le président prévient le condamné qu’il a trois jours pour se pourvoir en cassation. Les gendarmes emmènent celui-ci, qui descend l’escalier en vrille où le bruit des pas retentit lugubrement, et il reprend sa place dans une cellule de la Conciergerie.

Si criminel que soit un homme, l’idée de justice est très-vivante en lui lorsqu’il s’agit de son propre intérêt. On avait jugé en même temps que Firon un marchand de vins nommé Rezet, auquel il avait confié un coffret renfermant les billets de banque volés avec effraction dans le secrétaire de M. de Tessan. Rezet, sachant que son ami était arrêté, brisa la boite et mena joyeuse vie avec l’argent qu’elle contenait. Accusé de complicité par recel, sans que le président ait pensé à poser la question de violation de dépôt, Rezet fut acquitté. Le premier mouvement de Firon arrivé dans son cachot, au moment où l’on allait le revêtir de la camisole de force, fut de la colère : « J’ai mérité mon sort, dit-il, mais qu’est-ce donc qu’un jury pareil ? Est-ce que Rezet ne m’a pas volé, moi ? Pourquoi donc ne l’a-t-on pas condamné ? »

Il est certaines villes privilégiées où parfois la cour d’assises ne siège pas, car nulle affaire n’est inscrite au rôle de la session ; il n’en est pas de même à Paris, où le crime est toujours sur pied. En 1868, la cour d’assises de la Seine a jugé 489 affaires qui concernaient 657 accusés, dont 534 hommes et 123 femmes ; 143 ont été acquittés et 504 ont été atteints par des condamnations : 14 ont entendu prononcer contre eux la peine des travaux forcés à perpétuité ou celle de la réclusion perpétuelle ; les autres, selon la gravité des crimes qu’ils avaient à se reprocher, se sont partagé 873 années de travaux forcés, 636 années de réclusion et 908 années d’emprisonnement. Total, 2 417 années de prison ; nul accusé n’a été frappé de la peine capitale. On peut voir avec quel soin et quelle science les débats sont conduits : sur 489 affaires, 100 ont donné lieu à un pourvoi devant la cour de cassation, qui en a rejeté 99. Ainsi une seule décision a été cassée pour vice de forme.

iv. — la conciergerie.

La maison de justice. — La salle des gardes. — Souvenirs de la Révolution — Le quartier des cochers. — Prison du prince Louis-Napoléon. — Statistique. — Dépôt des greffes. — 1 500 kilogrammes de fausses clefs. — Archives. — Sacs à procès. — Richesses historiques inutilisées. — Sécurité de la justice française. — Devoir de toute génération.


Il est d’autres drames tout aussi poignants, mais plus humbles d’allure, dont le Palais de Justice est le théâtre ; ils appartiennent à l’élément civil, qui ne peut entrer dans le cadre de cette étude ; pour que celle-ci soit complète, il me reste à parler sommairement de la Conciergerie et des dépôts des greffes du tribunal de première instance et de la cour impériale. La Conciergerie, la plus vieille prison de Paris, celle qui, avec ses trois tours saillant sur la façade, a encore une haute mine féodale, s’appelle la maison de justice, car c’est là qu’on enferme les accusés avant qu’ils comparaissent en cour d’assises et les condamnés avant qu’ils aient signé leur pourvoi en cassation.

La grande salle d’entrée, où l’on pénètre en franchissant deux fortes grilles et en descendant quelques marches, est extrêmement belle ; d’architecture ogivale, soutenue par de fortes colonnes sur le chapiteau de l’une desquelles on peut voir le plus sérieux épisode de l’histoire d’Héloïse et d’Abeilard, très-vaste dans ses dimensions, elle a grand air et rappelle à la mémoire les vieux contes de chevalerie. La prison en elle-même est assez exiguë, car elle ne contient que 76 cellules, qui en temps normal suffisent au service ; elles ont, pendant l’année 1868, abrité les détenus qui étaient attendus à la cour d’assises ou avaient interjeté appel à la suite d’une condamnation correctionnelle. La partie de la prison réservée au service de la cour impériale se nomme la Conciergerie neuve, parce qu’elle a été reconstruite en partie et aménagée selon le nouveau système pénitentiaire.

La vieille Conciergerie a des souvenirs qui ont leur importance dans l’histoire : là est le cachot où fut enfermée Marie-Antoinette[24], celui qui vit passer Danton, le caveau où Robespierre blessé fut déposé, la salle où les accusés s’entassaient avant de monter au tribunal révolutionnaire. Cette dernière salle sert de chapelle aux prévenus ; le cachot de Marie-Antoinette est orné de peintures et d’inscriptions commémoratives. Les bâtiments qui l’avoisinent sont destinés à disparaître bientôt pour faire place à des constructions plus amples et mieux appropriées ; mais la cellule où la reine de France attendit la mort sera religieusement conservée. À quoi bon perpétuer de telles reliques, à quoi bon rappeler toujours à une nation les fautes qu’elle a commises et ne pas rejeter au néant ces souvenirs lugubres, inutiles témoignages de haines qu’il faut s’efforcer de faire oublier ?

Un autre corps de logis, passablement lézardé et sentant le vieux, est appelé le quartier des cochers. Il est destiné à recevoir les individus qui, par jugement du tribunal de simple police, ont un ou deux jours de prison à faire ; comme les cochers sont plus que personne exposés à ces condamnations insignifiantes, on a donné leur nom au préau et aux bâtiments où ils viennent purger leur peine. C’est là aussi que se trouve l’infirmerie, chambre carrée, fort modeste, chauffée par un poêle de faïence, et qui ne mériterait guère qu’on en parlât, si, du 12 août au 20 septembre 1840, elle n’avait eu pour hôte le prince Louis-Napoléon Bonaparte, pendant que la cour instruisait le procès de Boulogne.

Le mouvement des prisonniers à la Conciergerie est important, car en 1868 il a été de 5 289 entrées et de 5 287 sorties. Au 31 décembre, la prison renfermait 91 détenus. Si quelques condamnés obtiennent de faire leur temps dans la maison de justice, c’est par faveur exceptionnelle et seulement dans le cas où ils ne sont frappés que d’une peine légère. Le service des détenus entre la prison et le Palais de Justice est confié aux gardes de Paris et à la gendarmerie de la Seine. La surveillance est assez bien faite pour qu’on n’ait relevé aucune évasion depuis plusieurs années.

C’est dans la Conciergerie que la justice garde ses accusés, c’est dans le dépôt et les archives des greffes qu’elle conserve les objets saisis et les pièces des procès. Le tribunal de première instance et la cour impériale ont des greffes séparés, mais dont l’aspect est presque identique et qui n’ont entre eux que des différences de détail. Dans les dépôts sont placés, étiquetés, tous les objets saisis chez les criminels ou qui ont servi de pièces à conviction ; il y a là une collection curieuse de monseigneurs, de pinces, d’instruments de toute sorte, propres aux effractions ; les outils de l’assassinat y sont en grand nombre, couteaux, pistolets et gourdins ; les fausses clefs y sont en quantité suffisante pour ouvrir les serrures de Paris entier. Tous les cinq ou six mois, les greffiers livrent les objets non réclamés au Domaine, qui les fait vendre à son profit. Par suite d’une erreur, on était resté quelques années, au greffe de première instance, sans faire la remise réglementaire, et l’on trouva plus de 1 500 kilogrammes de fausses clefs accumulées dans un coin.

Les objets appartenant à des personnes en absence ou contumax sont gardés pendant dix ans, et j’ai aperçu là, rangés avec soin, dans un casier numéroté, les livres de correspondance saisis, il y a longtemps déjà, chez le directeur d’une agence matrimoniale ; toutes ces paperasses ficelées et scellées contiennent bien des romans. Parfois, en se promenant dans ces longues galeries qui occupent les combles du palais, on aperçoit, sous la poussière et les toiles d’araignées, quelque maisonnette de bois blanc qui ressemble à un joujou ; on s’approche, on regarde, et l’on reconnaît le modèle d’une maison où un assassinat célèbre a été commis. Le fac-similé minuscule de la maison de Donon-Cadot est encore au greffe de la cour impériale. La garde de toutes ces impures défroques exige une comptabilité des plus étendues ; quant à la surveillance, elle est confiée à des chats.

Les archives sont d’un aspect triste et terne : des dossiers, des dossiers et encore des dossiers ; du papier gris servant d’enveloppe à des papiers blancs couverts d’écriture ; et ainsi dans des salles qui se succèdent les unes aux autres, sans caractère spécial, avec une monotonie que rien n’interrompt. Au greffe du tribunal de première instance, on pourrait croire que Petit-Jean a déposé le gros sac de procès qu’il traîne en paraissant sur le théâtre : vieilles procédures aux formes compliquées, qui dorment là dans leur vêtement de grosse toile et que nul doigt de procureur ne feuillettera plus. Quelques-uns de ces sacs, bourrés jusqu’à l’ouverture, sont plus amples que ceux où les paysans enferment le blé ; d’autres, fort modestes, ressemblent à des sacs de 500 francs. Près de ces débris d’un autre âge, j’aperçus une lourde liasse isolée, sur laquelle je pus lire : Liste générale des émigrés.

Le greffe de la cour impériale est riche en causes criminelles. Il existe là, dans ces vastes greniers, au milieu de ces monceaux de paperasses, rangés avec un ordre minutieux, des richesses historiques sans prix, auxquelles nul ne peut toucher, car les recherches sont sévèrement interdites aux greffes du palais. Bien des énigmes ont là leur solution, perdue dans le fatras des dossiers ; bien des pièces autographes et curieuses sont annexées aux mémoires à consulter ; bien des lettres de hauts personnages sont mêlées aux requêtes grossoyées. Est-ce que tout cela restera éternellement enfoui dans les greniers du Palais de Justice, et les archives de l’empire ne devraient-elles pas rendre à l’étude et mettre en circulation tant de documents inédits, inconnus et intéressants[25] ?

J’ai essayé de raconter les rapports qui existent entre la justice et les coupables, limitant mon étude à la cour d’assises, afin de ne point toucher aux choses de la vie privée et de mieux mesurer la profondeur de l’abîme que la loi a franchi depuis la Révolution française. Aujourd’hui, grâce à des formes très-lentes, — Thémis est boiteuse, disaient les anciens, — à des prescriptions minutieuses, grâce aux garanties qui à l’audience entourent l’accusé, grâce au fonctionnement régulier et obligatoire du jury, grâce à la probité des magistrats et aux progrès incessants de la médecine légale, la justice offre chez nous toutes les conditions de sécurité désirables. Est-ce à dire pour cela qu’on ne commette point d’erreurs judiciaires ? Je voudrais pouvoir l’affirmer, mais des exemples restés dans toutes les mémoires, et qu’il serait facile de citer, prouvent que les magistrats et les jurés sont des hommes, et que, malgré la ferme volonté de bien faire, il est dans la nature humaine de se tromper ; néanmoins on peut croire que le nombre de ces erreurs, déjà peu fréquentes, tend chaque jour à se restreindre encore.

L’ensemble de nos lois pénales et d’instruction criminelle est bon ; ce serait exagérer que de le déclarer parfait. Nos codes seront améliorés, il n’en faut point douter ; on en a déjà arraché les feuillets où étaient inscrits les sinistres articles de la marque et de l’exposition publique ; d’autres peines trop violentes et disproportionnées iront rejoindre le fer rouge et le carcan. Toute génération doit travailler à donner de la justice une idée plus haute et plus abstraite, à prouver que la modération des châtiments amène l’adoucissement des mœurs et à faire triompher les nobles principes d’équité, qui sont la gloire d’une nation ; espérons que la nôtre ne faillira pas à ce grand devoir.

Appendice.En 1873, 22 402 individus ont été livrés au petit parquet ; 7 224 ont été relaxés par les substituts ; 1 363 par le juge d’instruction et 13 518 ont été placés sous mandats de dépôt. Le nombre total des affaires entrées au petit parquet a été de 20 593, sur lesquelles 6 903 ont été classées ; 2 756 renvoyées à l’instruction ; 7 705 adressées au grand parquet, 1 942 soumises à la police correctionnelle, 81 au tribunal de simple police ; 1 206 ont été l’objet d’une ordonnance de non-lieu.

Dans la même année, la cour d’assises de la Seine a prononcé sur 605 affaires criminelles concernant 851 accusés, dont 735 hommes et 116 femmes ; 174 accusés ont été acquittés, et 677 ont été condamnés, dont 2 à la peine capitale. Sur 157 pourvois en matière criminelle formés près la cour de cassation, 4 seulement ont été admis.

Le mouvement de la maison de justice (Conciergerie) en 1873 a été de 6 762 entrées, 6 703 sorties ; au 31 décembre, 77 détenus étaient présents dans les cellules.



  1. Éloge descriptif de la ville de Paris, en 1451, par Antoine Astesan. Dans son livre, Methodus apodemica, publié à Basle en 1577, Théodore Zvinger donne une autre légende et dit : « Quand on jeta les fondements du Palais du roi, on trouva dans les cloaques un serpent semblable à un crocodile ; c’est celui dont on voit aujourd’hui la dépouille dans la grand’salle. »
  2. Voy. Pièces justificatives, 2.
  3. De Brosse, l’architecte de Marie de Médicis, avait pour prénom Salomon et non Jacques, comme l’ont dit tous ses biographes. Le véritable prénom de ce grand artiste a été retrouvé dans un compte des bâtiments de la reine pour l’année 1616 (arch nat. : K. K. 193), et sur un état des gages des officiers du roi Louis XIII pour l’année 1624. Au surplus, il existe au cabinet des estampes, dans l’œuvre de Michel Lasne, une grande pièce gravée, destinée à conserver le souvenir de Grégoire XV, qui est signée ainsi qu’il suit : Salomon De Brosse inuen., Micael Asinus sculp. (Communiqué par M. A. Lance, architecte.)
  4. Ce n’est pas là, comme on le croit habituellement, que Danton fut jugé. La salle d’où il faisait entendre sa forte voix aux groupes réunis sur le quai était située au-dessus de la Conciergerie, et a été détruite pour faire place à de nouvelles constructions.
  5. Voir Pièces justificatives, 3.
  6. « La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible et sauver un coupable qui est né robuste. » La Bruyère : De quelques usages.
  7. La croix du Trahoir était située au point de jonction de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue Saint-Honoré ; une fontaine en a pris la place aujourd’hui.
  8. Cf. Pothier, cité dans des Tribunaux et de la procédure au grand criminel au dix-huitième siècle, etc., par M. Ch. Berriat Saint-Prix, conseiller à la cour impériale.
  9. Par ce qui s’est passé à Paris au mois de mai 1871, par le massacre froidement médité, froidement accompli des hommes de bien et de vie irréprochable qu’on a appelés les otages, on peut voir que cette tradition de meurtres prétendus juridiques n’est pas encore près de prendre fin et qu’on ne saurait trop réagir contre des doctrines si arriérées, si dangereuses, si profondément criminelles.
  10. « 10 janvier 1658 : Un nommé Deck, Hollandais, établi à Paris, assomme deux ou trois personnes à coups de pilon de fer et se tue ensuite lui-même en s’ouvrant la gorge. — 23 janvier : Nous apprîmes de plus que le corps de Deck avait été salé et qu’on le gardait pour faire justice exemplaire et le traîner par la ville, au cas qu’il soit bien avéré qu’il se soit tué lui-même, comme il n’en faut point douter. — 30 janvier : Ce mesme jour il fut donné arrest au Châtelet, par lequel il fut ordonné que le corps de Deck serait traîné par la ville, pour estre ensuite attasché au gibet. » Villiers, Voyage à Paris, p. 290 et passim.
  11. Nul doute que Louis XIV n’eût voulu agir ainsi pour toute la France ; mais pendant la guerre qui suivit la paix de Ryswick, il avait vendu les justices de la plupart de ses domaines. Dès lors il ne pouvait les supprimer, à moins qu’elles ne fussent rachetées, et le maintien de ces justices royales aliénées entraînait celui des justices seigneuriales, féodales et prévôtales qui, couvrant le royaume, y commettaient des abus sans nombre et sans nom.
  12. Au début, l’ensemble des jurés composait le juré, locution vicieuse qui entraînait à bien des confusions. Par un esprit étroit de patriotisme, on repoussait le mot anglais et l’on proposait jurande. Le bon sens populaire a dédaigné ces arguties, et jury a enfin prévalu.
  13. On peut croire que le jury ne s’établit pas, en France, sans froisser bien des préjugés ; un homme d’un grand esprit et qui, en plusieurs circonstances, a été doué d’une prévision extraordinaire, écrivait, au mois de février 1805, à Napoléon Ier : « L’institution du jury est si mal combinée jusqu’à présent, qu’il est encore douteux qu’elle s’unisse à nos mœurs. Dans le cas contraire, il n’y aurait donc que des juges votant la mort, à tant par an. Cela répugne à toutes les idées morales et généreuses. » Correspondance et relations de J. Fiévée avec Bonaparte, Paris, 3 vol. in-8o ; 1837, t. II, p. 80.
  14. Aube, Eure-et-Loir, Marne, Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Yonne.
  15. De tous les gouvernements qui se sont succédé en France, la Restauration est celui qui respecta le moins le salutaire principe de l’inamovibilité. À la fin de 1815 et au commencement de 1816, plus de trois cents conseillers de cours royales furent brutalement destitués, parce qu’ils étaient soupçonnés d’être bonapartistes. Récemment, après la journée du 4 septembre, un ancien avocat, nommé ministre de la justice par quelques-uns de ses amis, essaya d’attenter à l’inamovibilité de la magistrature ; ses décrets de destitution, qui restèrent naturellement à l’état de lettre morte, furent rapportés aussitôt que la France eut reconstitué une forme gouvernementale.
  16. Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1867 ; rapport viii.
  17. Dans ses Mémoires tirés des archives de la police (tome IV, p. 117), Peuchet fait une observation analogue, lorsqu’il dit : « La prostitution et le vol augmentent dans les époques de disette et les hivers rigoureux. » Ce fait n’infirme en rien ce que j’ai dit plus haut, dans le chapitre xii, où je n’ai voulu parler que des malfaiteurs de profession et non pas des gens qu’une circonstance impérieuse et pénible a entraînés hors de la voie régulière.
  18. Répertoire, 5e édition, Faits justificatifs, § iii.
  19. Nous ne demandions qu’un coup de rabot pour niveler ces inégalités : l’incendie les a détruites ; le feu allumé par les gens de la Commune n’a laissé debout que les gros murs du Palais de Justice. Il ne reste rien des aménagements intérieurs. On peut espérer qu’en les reconstruisant l’architecte saura cette fois les disposer selon les besoins des services auxquels ils doivent satisfaire.
  20. Voici la formule ; si je ne me trompe, elle a été libellée par Duport : « Vous jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre N… ; de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine, ni la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. « (Inst. crim., 312.)
  21. On se rappelle encore au Palais une affaire dans laquelle il s’agissait d’une accusation d’assassinat ; il y avait des présomptions accablantes ; étaient-ce des preuves de nature à entraîner un verdict de culpabilité ? M. l’avocat général (Plougoulm) doutait, mais il avait dû mettre les présomptions en relief, et il les livrait, avec son doute, à l’appréciation du jury. C’était à la défense de parler. Le défenseur se troubla, soit inexpérience, soit timidité d’un début, il ne défendit pas, et il se pouvait que sa parole incomplète fût, dans la pensée du jury, l’impuissance de la justification elle-même. M Plougoulm se leva avec une émotion profonde pour dire qu’il allait défendre l’accusé. Il était, disait-il, non un instrument d’accusation, mais un représentant de la loi ; la loi ne voulait pas qu’un accusé fût jugé sans qu’il y eut à côté de lui une défense complète, car c’était le droit de défense qui seul pouvait imposer le respect de la chose jugée, et, dans un résumé saisissant, il démontra le doute en présence duquel se trouvait le jury. » (Gazette des Tribunaux, 6 mars 1862 ; art. de Paillard de Villeneuve sur les Œuvres politiques de Démosthènes, traduites par M. Plougoulm)
  22. Lorsque l’affaire est scandaleuse, elle est jugée à huis clos. Aussitôt après lecture de l’intitulé de l’acte d’accusation, l’avocat général requiert qu’on fasse retirer le public, qui ne rentre dans la salle qu’au moment où le président commence son résumé. Lorsque l’on traverse le Palais de Justice, il est facile de reconnaitre s’il y a un huis clos, car dans ce cas l’escalier qui conduit à la cour d’assises est fermé par une barrière mobile.
  23. Le chef du jury est le juré dont le nom sort le premier de l’urne lors du tirage fait par le président de la cour d’assises dans la chambre du conseil.
  24. Voici la copie de la levée d’écrou de la reine : Du vingt-cinquième jour du premier mois de l’an deuxième de la république française une et indivisible :

    « La nommée Marie-Antoinette, dite de Lorraine d’Autriche, veuve de Louis Capet, a été, à la requête du citoyen accusateur public du tribunal révolutionnaire, extraite de cette maison et remise à l’exécuteur des jugements criminels et conduite à la place de la Révolution pour y subir la peine de mort à laquelle elle a été condamnée par jugement du tribunal révolutionnaire en date de ce jourd’hui par nous huissier audiencier au dit tribunal soussigné,

    « Happier. »
  25. De tant de richesses il ne reste plus rien. Les envieux malfaisants qui ont cru pouvoir neutraliser l’œuvre de la justice en brûlant les greffes ne se doutent pas qu’ils ont causé un préjudice irréparable à l’histoire, dont du reste ils ne se soucient guère. L’incendie du Palais de Justice et de tous les documents qu’il renfermait nous fait amèrement regretter que ceux-ci n’aient point été, comme nous le demandions, rassemblés aux Archives, qui du moins ont été épargnées par les fous de la Commune.