Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XVIII

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CHAPITRE XV

LA MENDICITÉ


i. — historique.

Dans les pays pourvus d’établissements de bienfaisance, la mendicité est un délit. — À Paris, c’est un métier. — Anciennes corporations. — Le Coësre. — Cagoux. — Orphelins et polissons. — Rifodés. — Marcandiers. — Piètres, malingreux, francs-mitoux. — Sabouleux, batteurs de dig-dig. — Callots, hubains, coquillards. — Courtaux de boutange, narquois. — Le ballet de la Nuit. — La cour des Miracles. — L’enclos Saint-Jean-de-Latran. — Ordonnances coercitives. — Chasse-gueux. — Jean Douet de Romp-Croissant. — Projet pour l’utilisation des mendiants. — Le renfermement des pauvres. — L’hôpital général. — 40000 mendiants. — Les invalides. — Nouvelles ordonnances. — Le Mississipi. — Instructions aux intendants. — Transportation. — Enlèvements. — Bains de sang humain. — Lettre de Louis XVI. — Décret du 20 mai 1790. — Dépôts de mendicité. — Retour au passé ; décret de l’an II. — Efforts de la Convention. — Ineptie du représentant Lelong. — Propositions violentes. — Thuriot. — Arrêté de la Commune. — Le bon temps du Directoire. — Mendiants sinon voleurs. — Arrêté constitutif du 12 messidor an VIII.


« Pauvreté n’est pas vice, » dit avec raison notre vieux proverbe ; mais entre l’indigence qui est un malheur pour celui qu’elle atteint et la mendicité qui est un délit pour celui qui l’exerce, il y a une différence essentielle dont on ne tient pas assez souvent compte. La mendicité est tolérable, et jusqu’à un certain point un cas de légitime défense, dans les pays où nulle mesure collective n’est prise pour porter secours à la misère ; mais dans ceux qui, comme le nôtre, gardent au budget une large part pour les malheureux, qui ont, en dehors d’un système hospitalier complet, des instituts de bienfaisance, des maisons de refuge, des fonds de charité sans cesse renouvelés, qui ont frappé avec raison certains plaisirs d’une taxe spéciale qu’on appelle le droit des pauvres, qui, pour veiller sur les déshérités de la fortune et de la force, ont organisé des administrations habiles et prévoyantes à l’aide desquelles on peut, dans des conjonctures heureusement exceptionnelles, prendre l’homme avant sa naissance même, lui mettre un instrument de travail entre les mains, le conduire, tout le long de la vie, jusqu’à son heure dernière ; dans les pays qui ont inscrit l’assistance dans leurs lois, la mendicité est attentatoire à la liberté générale et elle doit être interdite.

C’est ainsi du moins que le comprend la législation française, et le code pénal l’explique à l’article 274 : « Toute personne qui aura été trouvée mendiant dans un lieu pour lequel il existera un établissement public afin d’obvier à la mendicité sera punie de trois à six mois d’emprisonnement, et sera, après l’expiration de sa peine, conduite au dépôt de mendicité. » À première vue, il peut paraître cruel d’empêcher l’homme dénué qui souffre et qui a faim d’étaler sa misère en plein jour et de dire aux heureux qui passent : « Ayez pitié de moi ! » Mais si l’on a le courage de prendre cette maladie sociale corps à corps, on arrivera vite à cette conviction que, sauf certains cas extraordinairement rares, la mendicité est, pour ceux qui la pratiquent, un métier comme un autre, avec des chances bonnes et mauvaises, avec des chômages, des mortes-saisons ; c’est une industrie aléatoire qui presque toujours assure la subsistance et parfois permet la débauche. Les mendiants qui pendant la journée nous ont fatigués et apitoyés de leurs doléances, le soir connaissent le chemin qui mène aux estaminets impurs de la rue Galande ou de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine ; tel homme arrêté parce qu’il poursuit les passants de son insistance agressive est trouvé porteur d’une somme équivalant à huit ou dix francs ; c’est là l’espèce la plus commune.

Il en est une autre qui se rencontre moins fréquemment, mais qui existe, et de temps à autre fait parler d’elle dans les journaux : c’est le mendiant avare qui thésaurise, se nourrit de rogatons et d’épluchures, amasse les liards et les sous au fond de sa paillasse, et meurt un beau jour sur un capital improductif dont la rente eût largement suffi à le faire vivre[1]. Il ne sera pas impossible, lorsque nous parlerons de l’indigence, de signaler des infortunes réellement imméritées et douloureuses ; mais, en étudiant la mendicité, on se heurte contre des faits de paresse, d’inconduite, contre des habitudes invétérées sur lesquelles viennent échouer la rigueur et la bienveillance, et l’on acquiert la conviction que les mendiants font tort aux pauvres.

Dans notre grande ville, la plaie de la mendicité était autrefois si particulièrement saignante et manifeste, qu’elle a frappé tous les yeux, qu’il n’est pas un historien qui n’en ait dit son mot, et que les documents subsistants, — arrêts de parlement, ordonnances de prévôté, édits royaux, — permettraient d’en écrire une histoire complète, détaillée et même anecdotique. La mendicité était tellement entrée dans nos mœurs, qu’elle fonctionnait régulièrement, comme une sorte d’institution consentie ; le personnel s’en renouvelait perpétuellement par les soldats réformés ou mutilés qui n’avaient plus d’autre aide que le recours à la charité publique. C’était une corporation très-sérieuse, ayant ses coutumes, ses règlements, groupée autour d’un chef électif qu’elle reconnaissait, et qui bien souvent fut assez forte pour se maintenir intacte, redoutée au milieu de la ville, et pour repousser loin d’elle les attaques à main armée dont elle fut l’objet. Sauval nous a précieusement conservé le nom des catégories qui divisaient ce monde étrange en corps de métiers où l’on n’était reçu qu’après apprentissage, épreuves et surnumérariat.

Le chef suprême de ces bandes, qui n’étaient indisciplinées qu’en dehors de leurs repaires, s’appelait le Coësre, mot probablement rapporté des croisades par quelque association de pèlerins mendiants ou emprunté à la langue calo, parlée par les bohémiens, mais venant certainement du nom persan Kosrou, Kosrew, dont les Grecs ont fait Cosroës. Directement au-dessous de lui, grands officiers de cette couronne de méfaits, venaient les cagoux ou archisuppôts, professeurs d’argot, surveillant la rentrée de la taxe imposée à chaque membre de la confrérie au profit de son monarque, détenteurs des secrets du métier, et enseignant aux nouveaux venus la fabrication de l’onguent qui produisait des plaies hideuses quoique insensibles[2]. C’était là l’état-major de l’armée de la fainéantise ; cette malsaine aristocratie était très-fière des fonctions qu’elle s’était attribuées, et elle se nommait volontiers les gens de la petite flambe ou de la courte épée.

La troupe était plus humble, mais elle ne manquait point d’imagination lorsqu’il s’agissait de faire sortir des escarcelles les deniers qu’elle convoitait. Les orphelins et les polissons, réunis en groupes de trois ou quatre, s’en allaient par les rues, grelottants, demi-nus, pleurant et demandant du pain ; les rifodés, accompagnés de femmes et d’enfants qui étaient à eux ou à d’autres, montraient des certificats attestant que leurs biens avaient été détruits par la foudre. Les marcandiers étaient des marchands que l’incendie avait réduits à la misère ; les piètres excellaient à se ficeler les jambes contre la cuisse et à traîner entre deux béquilles leurs membres écloppés ; les malingreux, jaunes et amaigris, étalaient leurs plaies factices ; les francs-mitoux, à l’aide de ligatures, contrariaient si bien le jeu de leurs veines, qu’ils en tombaient en syncope ; les sabouleux se roulaient par terre avec sauts de carpe et contorsions, écumaient, grâce à un morceau de savon placé dans la bouche, et feignaient d’être épileptiques, exactement comme les batteurs de dig-dig que les agents de police ramassent encore sur nos trottoirs.

Quelques-uns se donnaient comme une sorte de miracle vivant, comme une preuve de l’excellence du culte des saints : les callots, qui prétendaient avoir été subitement délivrés de la teigne par un pèlerinage à sainte Reine ; les hubains, que l’intercession de saint Hubert avait guéris de la rage ; les coquillarts, qui vendaient des coquilles bénites aux autels de saint Jacques et de saint Michel. D’autres avaient des habitudes spéciales : les courtaux de boutange ne quémandaient que pendant l’hiver, et les drilles ou narquois, assez semblables au mendiant de Gil Blas, réclamaient l’aumône, le chapeau à la main et l’épée au côté. Telle compagnie parcourant la ville n’était point rassurante ; on ne parait pas cependant s’en être trop effrayé, on s’en amusait même en haut lieu, et Louis XIV ne dédaigna point de danser, en 1653, le ballet de la Nuit, dont l’entrée était la représentation de ces fraudes misérables.

Tous les lieux que les mendiants ont occupés à Paris, et dont successivement, mais non sans peine, on est parvenu à les expulser, se sont appelés la cour des Miracles ; le miracle était que, rentrés à la bauge, ces estropiés et ces mourants étaient subitement remis en santé. Le dernier emplacement où ils se sont vautrés dans la vermine et la promiscuité est encore reconnaissable, et sans peine on réussit à le reconstruire ; il a du reste conservé le vieux nom traditionnel. Sur le plan de Gomboust, on en voit très-exactement la configuration. Ce refuge à truands s’appuyait contre les murailles qui fermaient le jardin du couvent des Filles-Dieu[3], sur lequel, en 1799, on a construit les hideux passages du Caire ; il avait la forme d’un couperet de boucher, dont la cour eût été la lame et la rue Neuve-Saint-Sauveur le manche ; deux petits groupes de maisons parallèles semblent en masquer l’entrée ; dans l’espace laissé vide grouillait pêle-mêle, sous des abris de hasard pendant l’hiver, à la belle étoile pendant l’été, cette population qui mettait au désespoir tous les sergents de la prévôté de Paris.

On nettoya ce cloaque sous Louis XIV, et ce ne fut pas sans peine : trois fois les commissaires au Châtelet et les sergents envoyés par la Reynie furent repoussés avec perte ; il y alla lui-même un matin, à la tête de cent cinquante soldats du guet, d’un demi-escadron de la maréchaussée et d’une escouade de sapeurs ; les murs furent renversés et quelques coups de feu mirent en fuite les truands, que l’on eut grand tort de ne point arrêter, car ils se répandirent dans la ville et allèrent encombrer les enclos du Temple, de Saint-Germain des Prés, de l’hôtel de Soissons, qui étaient lieux d’asile. Ce « nettoyage » ne fut que momentané, car certains lieux et certains hommes paraissent, comme les corps chimiques, doués d’affinités électives, et les sujets du royaume de l’argot, lorsque la surveillance se ralentissait ou que les circonstances le permettaient, se hâtaient de retourner à cette cour des Miracles qu’avaient habitée leurs ancêtres. Jusque sous le règne de Louis XVI ils s’y réunissaient, poussés par une tradition persistante que rien n’avait pu briser. Pour en finir, on voulut utiliser cet emplacement, et des lettres patentes du 21 août 1774 prescrivirent d’y construire une nouvelle halle à la marée et aux salines ; le projet fut bien près d’être mis à exécution, car on le retrouve indiqué avec tous les détails compatibles sur le grand plan que Verniquet termina en 1791.

Aujourd’hui, la cour des Miracles est une sorte d’asile très-calme et très-reposé, ouvert au milieu d’un des quartiers les plus bruyants de Paris. L’ancienne rue Saint-Sauveur, qui en 1503 s’appelait la rue de la Corderie et servait de terrain de filage aux cordiers, est aujourd’hui la rue du Nil ; elle est étroite, mal pavée, et contient, entre autres, quelques hangars où on loue des charrettes à bras ; la cour se dessine dans une forme irrégulière et bossue, côtoyée par une haute maison qui est une école communale, par une imprimerie, par un magasin de vitraux d’église. L’emplacement est assez vaste et sert de remise à des tonneaux de porteurs d’eau ; la place se dégorge dans un petit passage d’aspect misérable, qui aboutit lui-même à l’impasse de l’Étoile, voie biscornue s’embranchant sur la rue Thévenot. C’est là un des restes du vieux Paris ; mais on en trouve de plus curieux lorsque, ayant franchi la rue des Forges, rue en retour d’équerre ouverte sans souci d’aucun alignement, à la suite d’une décision du 2 messidor an VIII, traversé la rue de Damiette, où les ouvriers travaillent dans des caves, circulé dans les méandres du passage du Caire, on arrive rue des Filles-Dieu et devant l’impasse de la Grosse-Tête, qui porte ce nom depuis 1341 ; là, à voir la saleté du sol, les ruisseaux qui passent au milieu de la voie sans trottoir, les masures hantées par ce que la débauche a de moins dissimulé, on se croirait dans le Paris du quinzième siècle, et l’on comprend tout ce qui reste à faire encore pour assainir la capitale inachevée que nous habitons.

De nos jours même les mendiants ont eu une sorte de refuge qui rappelait ceux où ils se plaisaient autrefois : c’était l’enclos de Saint-Jean-de-Latran. Bien souvent je l’ai traversé jadis, lorsque j’étais conduit en promenade avec mes camarades de collège ; je me souviens encore de l’odeur nauséabonde qui sortait des bouges sordides contre lesquels nous passions ; aux fenêtres on ne voyait que des loques ; les habitants de ces tanières semblaient des échappés des grandes truanderies du moyen âge ; l’emplacement, des plus irréguliers, était formé de deux cours en losange accolées par un des angles ; dans un coin s’élevait une sorte de tour carrée, reste d’une commanderie de Malte, le long de laquelle les ravenelles fleurissaient au printemps, et que Bichat avait habitée. S’ouvrant sur la place Cambrai, en face du Collège de France, c’était une sentine où le soir venaient se remiser tous les estropiés, les monstres à face humaine, les bateleurs, les montreurs d’animaux savants qu’à cette époque encore on laissait circuler dans Paris. L’endroit était redoutable ; il ne subsista que trop longtemps ; un rapport de police du 26 février 1849 disait : « L’enclos Saint-Jean-de-Latran renferme une population de mendiants qui lui donne un cachet rappelant les anciennes cours des miracles. » L’ouverture de la rue des Écoles, le percement du boulevard Saint-Germain, ont mis pour toujours ce refuge à néant ; les rues voisines, les rues Galande, des Anglais, de la Parcheminerie, la cité Doré, ont recueilli les épaves du naufrage ; mais aujourd’hui ces insupportables mendiants sont disséminés dans des garnis sévèrement surveillés, et n’ont pu trouver à reconstruire l’espèce de forteresse où ils vivaient en groupe, dans un pêle-mêle singulièrement favorable aux méfaits combinés.

De tout temps on avait essayé d’en purger la ville, pour laquelle ils étaient un danger permanent ; par la violence des mesures on peut juger de la gravité du péril : un édit de 1524 condamnant les mendiants au fouet et au bannissement n’a pas grande influence sans doute, car en 1525 on leur enjoint de quitter Paris sous peine d’être pendus ; en 1532, le Parlement ordonne que, enchaînés deux à deux, ils seront employés à curer les égouts, qui à cette époque étaient à ciel ouvert ; le 23 mars 1534, on fait une proclamation dans Paris pour ordonner aux pauvres « escoliers et indigents » de sortir de la ville et pour leur défendre « sous peine de la hart, de non plus chanter doresnavant devant les images des rues aucuns salutz ». En 1561, une ordonnance de Charles IX édicte contre eux la peine des galères, galères perpétuelles, car en ces temps, lorsqu’on avait été rivé aux bancs de la chiourme, on ne les quittait jamais ; sous Henri III, on ordonne d’enfermer aux petites-maisons ceux qui aiment mieux « bélitrer que gagner leurs vies ou travailler, ne se contentant de l’aumône ordinaire, laquelle ils veulent prendre par forme de prébende et vivre sans rien faire » ; en 1554, en 1607, on établit à chacune des portes de Paris un poste spécial d’archers chargé d’en interdire l’entrée aux mendiants qui se présentent.

Le mal est général, il envahit la France : les provinces ont recours aux moyens les plus étranges pour se débarrasser de cette « teigne ». À Grenoble, la municipalité institue un fonctionnaire dont l’unique mission est de parcourir les rues de la ville et de renvoyer les mendiants ; on le nomme le chasse-gueux, le chasse-coquins[4]. En 1606, un arrêt du Parlement de Paris, en date du 18 janvier, décide qu’ils seront fouettés en place publique par les valets du bourreau ; de plus on leur met une marque particulière sur l’épaule et, en vertu d’une ordonnance de 1602, on leur rase la têle ; cette dernière mesure avait du moins cela de bon qu’elle était hygiénique.

Nous touchons enfin au moment où les dispositions coercitives des ordonnances vont faire place à des mesures préventives dans lesquelles l’humanité aura sa part. Le premier qui semble s’être préoccupé du sort des mendiants et de les utiliser en leur imposant un travail rémunéré est Jean Douet de Romp-Croissant, très-étrange personnage, qui représente le type de ce qu’on appelait alors un homme à projets. Il publia par livraisons, « par cayers, » une série de mémoires adressés à la reine régente et intitulés la France guerrière[5]. En parcourant ce fatras, plein le plus souvent de rêvasseries dont l’application eût été impraticable, on est surpris de trouver le germe d’institutions excellentes ; le premier il proposa d’organiser les monts-de-piété, qui en France ne devaient être ouverts que le 1er janvier 1778 ; enfin, considérant d’une part la saleté des rues de Paris, le danger que les malfaiteurs y font courir aux passants[6], et de l’autre le nombre extraordinaire des mendiants, il imagine d’employer ceux-ci à nettoyer la ville et à protéger les citadins ; pour cela, il les dispose de cinquante pas en cinquante pas dans les rues, armés de pelles et de balais, de façon à enlever les ordures et à pouvoir s’appeler les uns les autres pour aller au secours des personnes attaquées par les voleurs. Ce projet, qui avait un côté pratique et raisonnable, ne reçut même pas un commencement d’exécution, et le sieur Douet de Romp-Croissant en fut pour ses frais de style.

C’est à Louis XIV, ou pour mieux dire à M. de Bellièvre, premier président du Parlement, que revient l’honneur d’avoir le premier agi en cette matière avec un système préconçu, délibéré et fécond. Il procéda à ce qu’on nomma alors « le renfermement des pauvres ». Une déclaration en forme d’édit, datée du 4 mai 1656, créa l’hôpital général, composé principalement de trois maisons : Notre-Dame de la Pitié, la maison de Saint-Denis ou le Petit-Arsenal, dite la Salpêtrière, et Bicêtre, qu’on appelait aussi Saint-Jean-Baptiste ; à ces trois établissements principaux était adjointe la maison Sainte-Marthe ou maison Scipion, qui servait à la fois de boucherie et de boulangerie pour le ravitaillement des refuges obligatoires qu’on allait ouvrir. Si l’on en croit Sauval, le nombre des mendiants à Paris dépassait alors le chiffre de 40 000 ; c’était « un peuple indépendant qui ne connaissait ni loi, ni religion, ni supérieur, ni police ; l’impiété, la sensualité, le libertinage était tout ce qui régnait entre eux ». La mesure était décidée en principe, mais on en redoutait fort l’application ; on craignait de ne pouvoir se rendre maître de cette tourbe de grabataires et de besaciers. Tout cependant se passa sans désordre et avec une facilité qu’on n’avait point prévue. On publia au prône de toutes les églises de Paris que, le 7 mai 1657, l’hôpital général serait ouvert pour les pauvres qui voudraient y entrer, et le même jour on fit un « cri public » qui défendait aux mendiants de ne jamais plus demander l’aumône ; le 13, on chanta solennellement la messe du Saint-Esprit dans l’église de la Pitié, et le 14 on arrêta, pour en faire des reclus, tous les mendiants qu’on rencontra. Un corps nommé les archers de l’hôpital avait été spécialement créé pour cet objet. La mesure parut efficace et radicale ; Paris fut délivré.

On en trouve la preuve concluante dans le récit du séjour que les sieurs de Villiers firent à Paris pendant les années 1657 et 1658 ; ils racontent la visite qu’ils font « au Petit-Arsenal, qu’on a destiné au renfermement des pauvres qui vont truchant par les rues » ; ils s’extasient sur les préparatifs qu’ils voient, sur la dimension des marmites, sur les vastes proportions de l’enclos, et ils terminent par cette réflexion qui mérite d’être retenue, car elle prouve l’excellent résultat qu’on avait atteint : « C’est le plus bel establissement dont on se pût jamais adviser, et c’est une merveille qu’on ne voye à présent pas un mendiant dans Paris, qui en fourmillait autrefois. » L’institution hospitalière fut complétée par l’édification de l’hôtel des Invalides. L’idée n’était point neuve : déjà Henri IV, par ses édits de 1597, 1600 et 1604, avait attribué aux soldats réformés la possession de la maison de la Charité chrétienne (Lourcine) ; Louis XIII, en 1654, avait érigé dans le même but Saint-Jean de Bicêtre en commanderie de Saint-Louis ; de plus, des places de frères lais étaient réservées dans certains couvents aux anciens militaires ; mais ces pauvres diables préféraient sans doute la liberté et les chances de l’aumône, car ils ne se rendirent guère aux maisons qui leur étaient destinées. Un arrêt du conseil, daté du 12 mars 1670, décida la construction de l’hôtel des Invalides, qui était déjà habitable dans les premiers mois de l’année 1674, et cette catégorie de mendiants disparut.

Dans ce temps-là déjà comme dans le nôtre, Paris était pour les malfaiteurs, les vagabonds et les mendiants un centre d’attraction irrésistible. Toute misère y afflue non-seulement de la province, mais de l’étranger. Dès 1688, on est loin de l’époque où l’hôpital général avait refermé ses portes sur les mendiants de la ville, car voilà une ordonnance du 24 mars qui leur commande, sous peine d’être envoyés aux galères, de s’éloigner avant le premier jour du carême prochain ; les mauvaises années arrivent sur la fin du règne, les désastres militaires et les disettes semblent s’être donné le mot pour amoindrir le royaume ; en 1694, on essaye d’installer pour les mendiants des ateliers publics ; les maisons de refuge regorgent et ne peuvent plus recevoir de pensionnaires. La Reynie fait faire, quartier par quartier, le recensement de la population quémandeuse et donne le chiffre de 3 376, y compris les femmes et les enfants[7]. Lister, qui visite Paris en 1698, écrit : « La multitude des pauvres et des misérables est telle, qu’en voiture, à pied, dans une boutique, vous ne pouvez venir à bout de rien, grâce au nombre et à l’importunité des mendiants. »

Deux ans plus tard, ce n’est plus à la mendicité qu’on s’en prend, c’est à la charité ; une ordonnance de 1700 frappe d’une amende de 50 livres toute personne qui aura fait l’aumône à un mendiant[8]. Sous la régence, le grand magicien Law va tout arranger ; il lui suffit d’un coup de baguette pour moraliser Paris, lui enlever ses vagabonds et peupler, par la même occasion, « l’Ile du Mississipi, » comme dit Buvat. Le 12 mai 1719, la compagnie d’Occident est autorisée à prendre les jeunes gens des deux sexes qu’on élève à la Pitié, à Bicétre, à la Salpêtrière, aux Enfants trouvés, et à les transporter dans l’Amérique française ; en une seule fois, on en dirigea cinq cents sur la Rochelle, où ils furent embarqués ; les femmes avaient fait la route en chariot, les hommes à pied, sous l’escorte de trente-deux archers. Pas plus que « l’enfermement » à l’hôpital général, la transportation n’obtint un résultat satisfaisant, car le duc de Bourbon, en 1725, ordonne de saisir, de séquestrer et de marquer d’un fer rouge au bras tous les mendiants venus des campagnes à Paris ; les hospices devaient être trop étroits ; le contrôleur général Dodun n’est point arrêté par la difficulté ; dans ses instructions aux intendants, il écrit : « Devant être couchés sur la paille et nourris au pain et à l’eau, ils tiendront moins de place. »

Encore une fois, la mesure est inefficace : en octobre 1749, en mai 1750, on revient au procédé que Law avait mis en usage. D’Argenson, ministre de la guerre, qui, comme tel, était chargé de la grande police, veut de nouveau débarrasser la France entière des mendiants et les expédier dans nos colonies. Il faut croire qu’en ce temps-là on n’était déjà point trop savant en géographie, car les auteurs de mémoires ne s’entendent guère : ils parlent des Indes françaises, du Canada, de la Nouvelle-France et même de l’Ile de Tabago, qui ne nous appartenait pas, sans trop savoir où sont situés ces pays d’outre-mer. Des exempts déguisés enlevaient les mendiants, surtout les plus valides, les plus jeunes ; les malades étaient traités à l’hôpital général ; puis on faisait partir les convois pour les ports d’embarquement. Quelques servantes rôdant la nuit furent appréhendées et disparurent ; des fils d’artisans eurent le même sort. Paris, si prompt à s’effrayer, si crédule, si facile à accepter les bourdes les plus invraisemblables, fut pris d’épouvante. On se racontait, tout bas d’abord, puis sans contrainte, que Louis XV, dévoré par la lèpre, ne recouvrait la santé qu’en prenant chaque matin un bain de sang humain, et que les enfants enlevés étaient saignés jusqu’à mort au profit du royal malade. Les choses allèrent loin, jusqu’à l’émeute ; le vendredi 22 mai 1750, il y eut du tapage à Saint-Jean-de-Latran, à la porte Saint-Denis, à la Croix-Rouge : on tua des archers ; le 25, on commença à la butte Saint-Roch : un exempt fut mis en pièces et la vie de Berrier, lieutenant général de police, fut plus d’une fois menacée ; des charges de cavalerie dégagèrent les rues. La leçon profita, et, tout absolu qu’il était, le gouvernement renonça à son projet, qui était d’envoyer les jeunes mendiants dans la Louisiane, pour y travailler aux magnaneries qu’on tentait d’y établir[9]. C’est en 1764 que de nouveau on s’occupe des mendiants : tout individu qui sera surpris demandant l’aumône sera marqué au fer rouge d’une M sur le bras gauche et condamné à neuf ans de galères ; à perpétuité en cas de récidive.

Tant de menaces et de peines sévères sont inutiles ; le roi de France lui-même le reconnaît et, dans une admirable lettre citée pour la première fois par M. Amédée Renée, Louis XVI, en date du 8 juin 1777, fait de nouvelles prescriptions qui restent sans résultat. « J’ai été vivement affligé, écrit-il à Amelot, de la grande quantité de mendiants dont les rues de Paris et de Versailles sont remplies… aux valides le travail, aux invalides les hôpitaux, et la maison de force à tous ceux qui résistent aux bienfaits de la loy. » Toute la lettre est fort belle et l’on pourrait, aujourd’hui encore, suivre avec avantage les prescriptions qu’elle indique[10].

La Révolution, comme tout violent mouvement social ou politique, amena dans les affaires, dans le travail régulier de l’industrie, une perturbation extraordinaire et jeta sur le pavé des villes une énorme quantité d’ouvriers, que le chômage forcé maintenait dans une misère augmentée par la grande disette de ce temps-là. Le premier décret relatif aux mendiants est rendu le 20 mai 1790 sur la proposition de la Rochefoucauld-Liancourt. Des ateliers de filature pour les femmes et les enfants, des chantiers de terrassement pour les hommes seront ouverts à Paris ou dans les environs ; les invalides et les infirmes seront traités dans les hôpitaux ; les mendiants étrangers seront expulsés de France, et les mendiants venus de la province seront reconduits au lieu de leur naissance avec un secours de route de trois sous par lieue et l’obligation de suivre un itinéraire indiqué (cette disposition de la loi est encore en vigueur aujourd’hui). Le 11 juin, M. de Necker déclare à l’Assemblée que le roi entretient à Paris des ateliers de charité pour 12 000 personnes, indépendamment des ouvriers qui ont été transportés à Saint-Florentin pour travailler au canal de Bourgogne.

En exécution de ce décret, que le roi sanctionna, la municipalité de Paris fut autorisée à faire évacuer le couvent des récollets du faubourg Saint-Laurent, celui des dominicains de la rue Saint-Jacques, et à les convertir transitoirement en dépôts de mendicité pour les mendiants infirmes et en ateliers de travail pour ceux qui seraient valides. On s’occupe fréquemment de ce sujet à l’Assemblée, on fait des théories qu’il est difficile de réduire en axiomes pratiques. Le 15 juillet 1790, la Rochefoucauld-Liancourt s’écrie : « Si le mendiant dit : Faites-moi vivre ; la société répond : Donne-moi ton travail ; » prémisses redoutables si elles eussent été poussées jusqu’à leur conséquence extrême. En octobre 1791, Peuchet propose de les employer au dessèchement des marais, et l’on peut voir que les mauvais jours approchent, car, dans la séance du 20 janvier 1792, on parle de la destruction du brigandage et de l’extinction de la mendicité comme si c’était une seule et même chose.

On s’irrite évidemment contre l’inefficacité des mesures prescrites et, sans en avoir conscience, on fait un retour violent vers le passé ; on revient à l’ordonnance de 1700, et un décret du vingt-quatrième jour du premier mois de l’an II formule cette énormité : « Tout citoyen qui sera convaincu d’avoir donné à un mendiant aucune espèce d’aumône sera condamné à une amende de la valeur de deux jours de travail ; au double, en cas de récidive. » Puis il ajoute : « Toute personne convaincue d’avoir demandé de l’argent ou du pain dans les rues ou voies publiques sera réputé mendiant et arrêté. » Malgré le dénûment des caisses de l’État, malgré les redoutables exigences imposées par la guerre, la Convention faisait ce qu’elle pouvait, et, le 5 mai 1793, elle décide que la trésorerie emploiera, pour l’année, une somme de 1 200 000 livres à l’entretien des dépôts de mendicité.

On semblait croire qu’il suffisait de décréter l’extinction de la mendicité pour que tous les mendiants disparussent ; c’est là une plaie sociale qui ne peut se guérir que très-lentement, à la suite d’un traitement moral rigoureusement suivi, et l’on ignorait que la loi est sans effet lorsqu’elle est trop exigeante[11]. Il ne manquait pas dans l’Assemblée d’hommes qui voulaient, à tout prix, bannir les mendiants de la société. Dés 1790, dans la séance du 6 juin, Lelong avait dit cette balourdise : « Il ne faudrait même pas accorder le nécessaire à ceux qui refusent de travailler. Je proposerais volontiers de les placer dans un endroit où l’eau viendrait, et où ils seraient obligés de pomper sans cesse pour ne pas être mouillés. » À la fin de 1793, la rigueur domine ; en toutes choses, l’appel à la force est le premier et le dernier argument de la discussion. Il semble que pour atteindre l’idéal de vertu dont chacun parlait, il n’y eût d’autre procédé que celui dont Médée se servit pour rajeunir le père de Jason. Le 11 brumaire, Gouly propose que tous les mendiants soient déportés à Madagascar, où nous possédions trois lieues de côtes ; on les embarquerait à Lorient, où un dépôt serait établi ; le projet de décret est adopté. Le 11 ventôse an II (8 mars 1794), Thuriot demande que le comité de secours fasse dans le plus bref délai un rapport sur les mesures à prendre pour éteindre la mendicité dans toute l’étendue du territoire français. C’est toujours la même erreur, la monarchie semble l’avoir léguée à la république : il est des maux qu’on peut amoindrir, qu’on doit combattre, mais qu’il est impossible d’effacer subitement, d’un seul coup. À la proposition de Thuriot la Commune de Paris répond quatre jours après par un arrêté où il est dit : « Quant aux mendiants valides, lesquels ne peuvent être que fort suspects, les agents nationaux prendront des mesures promptes et sévères pour leur faire cesser leur infâme métier. » C’est là qu’on s’arrêta fort heureusement, car je ne sais jusqu’où l’on aurait été sur cette pente, si les événements, qui se précipitaient avec une violence sans pareille, n’avaient entraîné tous les esprits vers d’autres préoccupations.

Le Directoire ne fut point sévère à la tribu de la mendicité : on lui laissa les allures libres et elle en abusa ; aux carrefours, sur les ponts, à l’angle des rues, au coin de chaque borne, les béquillards et les malingreux tendaient la main, psalmodiant leur plainte monotone comme au bon temps du roi Robert. Délivrée de la rigidité des jours passés, la société française se reprenait à la vie par ce que celle-ci a de plus malsain, les plaisirs faciles, l’immoralité consentie, le jeu, les spéculations hasardeuses ; le marquis de Sade était l’écrivain le plus écouté, et, sous prétexte d’élégance, les femmes se montraient presque nues en public. La sensibilité était plus que jamais à l’ordre du jour ; il eût été cruel de chasser ces pauvres pauvres, comme on disait alors, et on les laissait pulluler dans Paris où, les jours de gala, ils assiégeaient la porte des hôtels qu’habitaient les fournisseurs enrichis. Cependant, lorsqu’ils devenaient trop importuns, lorsque leur nombre s’était augmenté dans des proportions qui menaçaient d’inquiéter la sécurité publique, on les arrêtait par bandes et on les jetait dehors avec une bourrade et le conseil de ne plus revenir. Une fois dans la campagne, ils ne restaient pas oisifs et trouvaient promptement place parmi les rouleurs de plaine, les compagnons de Jéhu, les chauffeurs, qui, sous prétexte de ramener au trône de France les rois légitimes, incendiaient les fermes, arrêtaient les diligences et détroussaient les voyageurs. Ces méfaits de la mendicité ne seront point oubliés lorsque l’on rédigera le code pénal, car l’article 277 édictera la peine de deux ans à cinq ans d’emprisonnement pour tout mendiant qui aura été trouvé travesti ou porteur d’une arme quelconque, d’un instrument propre à l’effraction, quand bien même il n’en aurait pas fait usage ; de plus, sa peine expirée, il sera soumis à la surveillance de la haute police pendant cinq ou dix ans.

Au Consulat, on sortit de l’empirisme dont, faute de mieux, on s’était contenté jusqu’alors. L’arrêté constitutif du 12 messidor an VIII charge une seule autorité de prendre les mesures propres à réprimer la mendicité ; à l’article 5 de la section II, on lit : « Il (le préfet de police) fera exécuter les lois sur la mendicité et le vagabondage ; en conséquence, il pourra envoyer les mendiants, vagabonds et gens sans aveu, aux maisons de détention, même à celles qui sont hors Paris, dans l’enceinte du département de la Seine. Dans ce dernier cas, les individus détenus par son ordre ne pourront être mis en liberté que d’après son autorisation. » L’agrandissement de la maison de répression de Saint-Denis, la création d’un dépôt de mendicité à Villers-Cotterets, les articles du code pénal que j’ai déjà cités, complétèrent l’ensemble des dispositions à la fois préventives et répressives dont l’administration est armée pour refréner autant que possible un mal qui a été inguérissable jusqu’à présent et qui semble inhérent à la nature humaine, car il a existé, il existe sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations.

ii. — les espèces.

Formes de la mendicité. — Drogueurs de la haute. — Certificats. — La petite femme sans jambes. — Une horloge dans le ventre. — Interdiction. — Les mendiants habiles. — Un impotent ; son histoire. — Manger aux casernes est une profession. — Domicile des mendiants. — Les aveugles. — Tradition populaire. — Les aveugles sont très-recherchés en mariage. — Tableaux et inscriptions. — Sur les ponts. — Difficile à nourrir. — En villégiature — Simagrées en cas d’arrestation. — Circonspection des sergents de ville à l’égard des mendiants.


La mendicité est une profession ; mais elle ne s’exerce pas seulement en tendant la main et en murmurant quelques paroles d’un ton geignard, elle a plus d’une forme sous lesquelles elle essaye de se dissimuler sans trop y parvenir : elle ouvre les portières des voitures de place ; elle vend des fleurs, des lacets, des allumettes et du papier ; elle crie au milieu des foules : « Voilà, messieurs, des cigares et du feu ; » sur les boulevards, aux Champs-Élysées, dans le jardin des Tuileries, elle ramasse les bouts de cigares rejetés par les fumeurs, les hache menu et les cède pour un franc la livre aux habitants des garnis mal famés ; elle vend des chapelets et offre l’eau bénite à la porte des églises, dont elle envahit le péristyle aux jours de mariage et d’enterrement, prenant une figure riante ou pleurarde, selon la circonstance ; mêlée à des êtres hybrides et impurs, elle assaille dans les sombres vestibules du passage de l’Opéra les personnes qui sortent du théâtre ; elle tourne la manivelle des orgues retentissantes ; aveugle, elle joue de l’accordéon sur le pont des Arts ; elle chante dans la cour des maisons ; elle attire les petits Italiens pour les jeter dans nos rues ; elle loue, à tant par jour, des enfants qu’elle exhibe avec impudence pour exciter l’attention des passants ; aux heures des fêtes populaires, elle abuse de la tolérance tacite de l’administration pour envahir tous les chemins ; agressive, persistante, odieuse, elle se montre ces jours-là ce qu’elle serait incessamment si l’on n’y mettait bon ordre.

La forme la plus insupportable de la mendicité est celle que lui donnent ces industriels de moralité suspecte, surnommés par les filous, leurs proches parents, drogueurs de la haute ou francs-bourgeois et qui viennent à domicile montrer des certificats d’infortune. Ceux-là sont les pires de l’espèce ; ils sont très-nombreux, et semblent avoir divisé d’un commun accord la population parisienne en catégories distinctes qu’ils exploitent sans jamais empiéter les uns sur les autres. Qui n’en a vu entrer chez soi ? qui n’a remarqué leur mine à la fois insolente et humble, leurs cheveux gras, leurs vêtements qui gardent encore quelques traces d’élégance sous la crasse et l’usure ? qui n’a observé leurs yeux inquiets et fureteurs ? qui ne s’est détourné au souffle chaud de leur haleine chargée d’alcool ? Ils ont l’échine courbée, la voix plaintive, ils énumèrent avec complaisance le nombre des personnages importants qui ont daigné « les honorer de leur bonté ». Ils demandent qu’on veuille bien signer sur le papier qu’ils présentent, afin d’avoir toujours sous les yeux le nom de leur bienfaiteur, nom qu’il faut refuser d’écrire, car il servirait invariablement à faire des dupes.

C’est l’envie, la paresse et quelque vice secret qui les a faits ce qu’ils sont ; un fond d’orgueil a subsisté, et ils viennent tendre la main dans le salon ou l’antichambre au lieu de la tendre au coin des rues. À bien regarder leurs fortes mains où les tendons et les veines forment des saillies vigoureuses, on comprend qu’elles sont aptes non-seulement à empocher l’aumône, à lever le verre sur le comptoir d’étain des cabarets, mais encore à faire lestement sauter la gâche des serrures trop bien fermées. Si on leur dit qu’on prendra des renseignements sur eux, ils s’éloignent en affirmant qu’ils n’ont rien que de très-honorable dans leur passé, mais ils ne reparaissent plus. En effet, il est bien rare qu’on ne trouve à leur compte quelques démêlés avec la préfecture de police, souvent avec les tribunaux correctionnels, parfois même avec la cour d’assises. Les plus malins, ceux qui ont des raisons pour redouter une sorte d’interrogatoire, écrivent, sollicitent une aumône et prient qu’on la dépose chez le portier, où ils reviendront la chercher ; afin de mieux attendrir leurs dupes, ils s’affublent parfois des titres les plus baroques : il en est un qui, portant très-réellement le nom d’un écrivain mort aujourd’hui, signe en manière de protocole : « poëte et membre de l’Académie flosalpine. » C’est un homme de cinquante ans, fort alerte, qui pourrait gagner sa vie en travaillant, mais qui préfère subsister d’aumônes, tout en étant nourri par sa mère, pauvre vieille de soixante dix-huit ans, qui fait le dur métier de marchande des quatre saisons lorsque ses infirmités le lui permettent.

Le drogueur de la haute le plus curieux que j’aie vu était un ancien élève en médecine qui n’avait pu escalader les sommets du doctorat. Il avait bonne tenue, se présentait bien et parlait à voix basse, comme un homme accablé par des infortunes trop lourdes. Fort régulier, du reste, en ses habitudes, il tenait un registre de ses opérations ; c’est ce qu’il appelait son livre d’adresses. Le nom de tous les médecins de Paris s’y trouvait, suivi d’une note très-brève, mais fort explicite : N. blagueur, rien à faire. — X. abord bourru, insister. — Z. naïf et larmoyant, toujours attendri. — P. lui parler de son volume de poésie. — A. lui dire du mal des prêtres. À côté de ces mentions, on lisait une date, celle de la visite faite ; plus loin un chiffre, celui de la somme reçue. Il ne se présentait jamais deux fois dans une année chez la même personne et s’adressait exclusivement au corps médical. Lorsque la préfecture de police intervint et fit cesser cette industrie qui était menée avec une habileté vraiment admirable, on constata que ce franc-bourgeois se faisait un revenu assuré de 15 à 18 000 francs par an. Il vivait d’une façon modeste, mais confortable et avait un domestique.

Jadis les tolérances administratives étaient plus étendues qu’aujourd’hui : on laissait volontiers vaquer par les rues les culs-de-jatte qui se traînaient et sautillaient dans leur écuelle de bois comme des crabes blessés ; les manchots vous mettaient leur moignon sous le nez ; une monstruosité physique était une fortune et rapportait des rentes comme un bon placement sur hypothèque. C’était là un pénible spectacle pour la population, qui ne ménageait point les plaintes ; tous ces malheureux ont été ramassés un à un et distribués çà et là dans les établissements de bienfaisance. Cette mesure, qui maintenant ne tolère plus d’exception, a fait disparaître de la voie publique une femme que la pitié de l’administration supporta longtemps. Elle était fort connue sous le sobriquet de la petite femme sans jambes. C’était un véritable phénomène vivant, elle le disait elle-même et s’en enorgueillissait. Elle n’avait ni bras gauche, ni jambes, ni cuisses ; elle était née ainsi, à l’état de tronc incomplet. Malgré cela fort agile, elle valsait sur un tabouret à la grande stupéfaction des badauds. De plus, à l’aide d’une rétraction volontaire et vivement répétée des muscles du bassin, elle produisait un bruit sourd, régulier et criait : « Écoutez, messieurs et dames, j’ai une pendule dans le ventre. » Les naïfs appliquaient leur oreille sur son dos et disaient : C’est vrai, elle à une horloge intérieure ; on entend le battement du balancier.

Elle faisait des recettes qui parfois n’étaient point légères ; ce n’est pas, du reste, son loyer qui la ruinait ; elle demeurait rue de Charenton dans une voiture à bras couverte d’une toile cirée. Il se trouva un homme pour épouser cet à-peu-près. Sans métier ni profession, il avait compris le parti qu’il pouvait tirer de ce pauvre être si cruellement maltraité par la nature, et pendant qu’il dépensait son argent dans les cabarets, sa femme lui en gagnait d’autre sur les places publiques. Ce moule informe avait gardé la fécondité de l’espèce : la malheureuse eut deux enfants ; elle cachait avec soin les bénéfices qu’elle faisait, afin de pouvoir élever ses fils, car c’était une excellente mère ; ce n’était pas le compte du mari, qui la battait et la dévalisait. 1848 arriva ; le mari, pris de passion militaire, s’engagea dans la garde mobile et abandonna sa femme.

Chaque jour des plaintes arrivaient à la préfecture de police sur la petite femme sans jambes : personne ne comprenait qu’on laissât un tel monstre faire publiquement ses cabrioles. On fit longtemps la sourde oreille, car elle était intéressante : elle descendait d’une bonne famille ruinée par la Révolution et avait fait ses preuves. Il y a une dizaine d’années, les plaintes s’accentuèrent d’autant plus vivement que, malgré l’abandon du mari, un troisième enfant était survenu, qu’elle l’allaitait en faisant ses momeries et que le nourrisson criait à fendre l’âme pendant que la mère se trémoussait et mettait son horloge en branle. Lorsqu’on voulut lui retirer sa permission, elle se démena comme un beau diable ; elle adressa pétition sur pétition au préfet de police, au ministre, à l’empereur ; quelques-unes sont écrites par elle-même et elle soutient qu’elle n’est pas un « ses pétaque » rebutant. L’irritation contre elle était trop vive, l’interdiction ne fut point levée. Qu’est-elle devenue la pauvre créature, qui aimait à s’appeler la belle Césarine ? Je l’ignore et toutes mes recherches pour le savoir sont restées infructueuses. Elle était le digne pendant de cet homme sans bras ni jambes qui se tenait habituellement place Saint-Germain-l’Auxerrois et qui écrivait avec son ventre.

Si, dans un but de moralité publique, on a débarrassé nos promenades et nos rues de tous les écloppés dont l’aspect était repoussant, il n’a pu en être ainsi des infirmes, des invalides, qui, refusant avec énergie d’entrer dans les dépôts de mendicité ou dans les hospices, savent attirer les aumônes sans les mendier et excellent à dépister la surveillance des sergents de ville. Un coup d’œil suppliant, une parole murmurée à voix basse, un geste de prière leur suffisent ; ils n’ont rien demandé, mais ils ne peuvent refuser ce qu’on leur offre, et le temps n’est plus où l’on punissait les personnes charitables. Ils prennent mille précautions pour déjouer les regards trop vigilants des inspecteurs et y réussissent. Un manchot, qui semblait avoir élu son domicile sur le trottoir de la rue de Choiseul, apposait des gens qu’il payait pour l’avertir de l’arrivée des agents. Un mendiant invalide prend matin et soir l’omnibus avec son conducteur, dépense ainsi vingt-quatre sous par jour, et retire, dit-on, encore d’assez bons bénéfices.

Le mendiant le plus habile pour recevoir sans demander que j’aie jamais vu exerce son industrie à Paris depuis longtemps déjà (1870). Il est infirme et ne se meut qu’avec difficulté. Il choisit l’heure où le boulevard des Italiens est encombré de promeneurs, où la rue Vivienne est remplie par les gens qui sortent de la Bourse, pour faire son manège. Longeant les boutiques, s’aidant d’un bâton, gémissant à chaque pas, il s’avance au milieu de la foule, les yeux braqués devant lui, dissimulés derrière de larges lunettes et ne regardant personne ; avec beaucoup de malice, quand il lui faut traverser une rue, il prie un sergent de ville de l’aider. Il est pitoyable à voir ; dans sa main gauche, entr’ouverte et négligement tendue, on glisse quelques sous, parfois des pièces blanches, qui, avec une prestesse extraordinaire, disparaissent immédiatement dans sa poche. Nul ne joue son rôle mieux que lui ; il est passé maître en son art. Qu’on ait la patience de le suivre, on le verra entrer sous une porte cochère, dans une rue peu fréquentée, compter sa recette, puis, si elle lui parait satisfaisante, prendre une allure moins douloureuse et monter dans un omnibus qui le ramènera vers le faubourg Saint-Martin, où il habite.

Si l’on va aux renseignements, voici ce que l’on apprendra : ce mendiant émérite est un Badois réfractaire ; réfugié en France, il a servi en Algérie au titre étranger ; dans un duel, à Bône, il a reçu la blessure qui lui fait la marche si pénible. Revenu à Paris, il a été arrêté le 31 août 1838 sous l’inculpation d’un vol à l’aide de fausses clefs ; une ordonnance de non-lieu, rendue le 22 octobre de la même année, le remit en possession de sa liberté, qu’il ne conserva pas longtemps, car le 31 mars 1839 il était arrêté pour vol et engagement d’une montre au mont-de-piété ; le 16 décembre, il sort de Sainte-Pélagie après avoir purgé une condamnation à six mois de détention. Le 16 octobre 1840, il est arrêté rue de Choiseul au milieu d’un groupe d’une cinquantaine de personnes, devant lesquelles il mange, ou plutôt dévore, un pain avec avidité ; il est coutumier du fait, disent les rapports. Le 14 avril 1841, il est conduit au dépôt comme prévenu de vol et mis à la disposition du procureur du roi, qui le fait relaxer ; condamné à vingt-quatre heures de prison pour mendicité avec insistance, il est, le 6 février 1847, en vertu de l’article 274 du code pénal, mis à la disposition de la préfecture de police, qui l’envoie au dépôt de mendicité, où en neuf mois il se fait une masse de 53 francs. Le 26 février 1849, il rencontre une ancienne concubine dont il ne paraît pas avoir gardé un bon souvenir, car il la roue de coups et lui vole une reconnaissance du mont-de-piété.

On l’expulse de France ; il y revient en 1852 ; il est encore saisi en flagrant délit de mendicité ; on obtient contre lui un arrêté d’expulsion ; la minute porte en marge cette note caractéristique : « Il est réfractaire du grand-duché de Bade ; avoir soin de ne pas le diriger sur la frontière de ce pays. » On le conduit à Boulogne pour qu’il puisse gagner l’Angleterre ; certains plaisirs faciles de Paris l’attirent, il revient encore ; c’est un fait de ban rompu pour lequel il est, le 20 mai 1855, condamné à trois mois de prison ; on lui notifie un nouvel arrêté d’expulsion qu’on n’exécute pas, car le malheureux promet de ne plus mendier. Il a tenu parole : il ne tend pas la main, mais il accepte tout ce qu’on met dedans. En somme, est-ce un impotent qui ne peut travailler et qui, rigoureusement, est excusable de s’adresser à la commisération publique ? Nullement. Il est tailleur de son état, et assez habile même ; il a deux bons bras, deux bonnes mains, mais il trouve plus lucratif d’aller geindre dans les rues et de duper les âmes charitables.

C’est le cas de répéter la vieille citation : Ab uno disce omnes. On peut affirmer d’une manière générale qu’il n’y a pas un mendiant qui soit digne d’intérêt. Du reste, ils ne savent pas pourquoi on les poursuit, et il est très-difficile, sinon impossible, de leur faire comprendre qu’ils commettent un délit prévu et réprimé par la loi. Tout le monde a remarqué qu’aux heures des repas militaires, les casernes sont entourées par des gens déguenillés auxquels les troupiers compatissants donnent le trop-plein de leur gamelle, mais on ne croirait pas que cela est considéré comme une sorte de profession. Un mendiant arrêté en flagrant délit et interrogé par le commissaire de police sur ses moyens d’existence répondit : « Je vais manger aux casernes. » Le mendiant est rarement un vagabond ; ce n’est pas lui qu’on découvre blotti derrière les tas de fagots des fours à plâtre, ou couché dans les conduites d’eau provisoirement déposées sur la voie publique ; en hiver du moins, il a une sorte de domicile, où il dort moyennant quelques sous payés chaque soir. Il y a à Paris neuf garnis où les mendiants simulant des infirmités vont se réfugier la nuit[12]. Comme dans les anciennes cours des miracles, ils y redeviennent parfois plus ingambes qu’on n’imaginerait. En été, quelques-uns ont un autre procédé, qu’ils partagent du reste avec beaucoup d’ouvriers pauvres ou trop économes. Ils vont coucher hors Paris, à Asnières, à Bois-Colombes, dans ces affreuses petites campagnes qui sont aux portes des fortifications. Ils se glissent dans les jardins, s’y tapissent sous les arbres, s’abritent dans les massifs, et lorsque, par hasard, ils y rencontrent une de ces grottes factices chères aux bourgeois parisiens, ils ne se font pas faute d’y établir leur chambre à coucher.

Il est une catégorie qui est plus intéressante, car elle est frappée d’une infirmité cruelle dont cependant la belladone et la fève de Calabar, agissant d’une façon absolument opposée, peuvent donner les apparences : je parle des aveugles. On semble avoir abandonné certains emplacements à ceux qui, reculant devant la discipline fort douce des Quinze-Vingts, préfèrent les hasards de l’indépendance et de la charité ; c’est une croyance dans le peuple de Paris que la plupart des aveugles mendiants sont millionnaires. Autrefois, devant les jardins de l’hôtel Gontaut, qui s’appuyaient contre le boulevard des Capucines, entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix, se tenait un aveugle accompagné d’un caniche ; tous les jours, aux mêmes heures, il arrivait et partait ; assis sur un pliant, la tête couverte d’un bonnet de laine, le corps enveloppé d’un grand carrick à sept collets, il levait vers le ciel des yeux laiteux, sans expression ni regard, et de temps en temps il secouait une tirelire en fer-blanc. Il était de tradition dans le quartier qu’il avait donné 300 000 fr. de dot à sa fille mariée à un notaire, et que le soir on l’avait souvent aperçu dans une loge du rez-de-chaussée à l’Opéra, où il se rendait dans sa voiture. Je crois qu’il faut en rabattre et dire simplement qu’ils ne font pas de mauvaises recettes. Ce qui le prouve, c’est que les aveugles sont très-recherchés en mariage par de jeunes ouvrières, qui trouvent près d’eux une vie abondante et peu surveillée. Debout le long des portes, à genoux quelquefois, ayant soin même, dans certains cas, d’abriter prudemment leurs yeux derrière des lunettes de couleur, ils portent généralement sur la poitrine un tableau qui représente l’accident par lequel ils ont perdu la vue, ou simplement un écriteau, parfois une seule phrase : Si je ne vous vois pas, Dieu vous voit. J’ai lu et retenu l’inscription suivante : Sans fortune et réduit à la plus affreuse misère, ayez pitié d’un pauvre aveugle des deux yeux.

Les plus heureux sont ceux qui se sont emparés, sur un pont, d’une place que l’on consent à ne pas leur disputer, en vertu de l’axiome : Possession vaut titre. Ceux-là jouent de l’accordéon et rassemblent parfois un grand nombre de personnes autour d’eux. Le pont des Arts a été le théâtre de luttes célèbres ; les Apollons et les Marsyas de la cécité tiraient de leur insupportable musique à soufflet des miaulements éperdus, s’injuriaient pendant les entractes, et empochaient des sommes assez rondes. Un jour que je passais par là, j’ai vu une femme, femme de ménage ou femme légitime, qui apportait le diner à un de ces aveugles ; elle lui mit dans la main une gamelle en fer-blanc qu’il déboucha rapidement ; il la flaira et dit : « Qu’est-ce que c’est encore que ça ? — La femme répondit, avec une certaine expression de crainte : Mais c’est un ragoût de mouton aux petits pois. — Eh ! que le diable t’emporte avec ton mouton ! tu sais que je n’aime que le bœuf. » Je retins mon aumône et la gardai pour une occasion meilleure. Celui-là n’était pas seul à tirer bon profit de son infirmité, car je lis dans un rapport du 17 septembre 1853 : « Quelques aveugles viennent à Paris pendant la belle saison et retournent avec des ressources passer l’hiver en famille. »

Ceux dont je viens de parler ont une excuse qu’ils peuvent, au besoin, faire valoir : ils sont invalides et infirmes ; aussi, quoique la mendicité soit, en principe, interdite à Paris, on n’ouvre pas trop les yeux et parfois même on les ferme tout à fait. Le monde des mendiants est du reste assez difficile à manier, volontiers récalcitrant, ne faisant jamais à la force un appel dont il connaît d’avance toute l’inanité, mais cherchant presque toujours, par des doléances et des jérémiades, à attirer l’intervention du public lorsque les inspecteurs apparaissent. Quand ces quémandeurs ne peuvent gagner au pied, ils se laissent tomber à terre, pris d’une insurmontable faiblesse ; si on parvient à les relever, ils ne marchent plus, ils se traînent ; la foule s’amasse ; émue de pitié pour une si manifeste infortune, elle interpelle les agents, leur reproche leur barbarie et jette force petite monnaie au malheureux que l’on entraine. C’est autant de gagné pour adoucir les jours de captivité qui vont suivre. Aussi il faut que le flagrant délit soit bien constaté pour que l’on se résigne à les arrêter dans un lieu public et à courir les chances d’occasionner un rassemblement qui pourrait ne pas montrer une sympathie excessive pour des sergents de ville faisant leur devoir. Les moins à plaindre sont ceux qui, munis d’une autorisation préalable en règle, exercent, sous prétexte de certains métiers qui n’en sont pas, une mendicité déguisée. Cette catégorie, que l’on restreint autant que possible, est encore assez nombreuse ; elle se compose de ce que l’administration appelle plaisamment les quatre mendiants : ce sont les bateleurs, les joueurs d’orgue, les chanteurs et les musiciens ambulants.

iii. — les quatre mendiants.

Jadis la voie publique appartenait au bateleur. — Ordonnance de police du 28 février 1863. — Six cents autorisations réduites en réalité à quatre cents. — Bateleurs. — Pradier le bâtonniste. — Son arrogance. — Physionomies diverses. — Les joueurs d’orgue. — Le Marquis. — Achat et location des orgues. — À l’octroi. — L’homme-orchestre. — C’est un métier. — Les petits Italiens. — Les Pigmontois. — La Basilicate. — La traite des blancs. — Contrats de location. — Il Cieco. — Menaces d’expulsion. — Adresse au peuple français. — Les patrons. — Condamnations. — Mortalité. — Les garnis. — Promiscuité. — La recette. — Chiffre des arrestations. — Expulsion ; retour immédiat. — Impuissance des autorités. — Projet de loi présenté au sénat italien. — Cercle vicieux.


Autrefois les bateleurs s’établissaient partout, sur les places, sur les boulevards, dans les rues, et je me souviens d’avoir vu, dans ma petite enfance, des hommes qui conduisaient des dromadaires montés par des singes parcourir la place Vendôme et la rue Saint-Honoré. Il en était de même pour les autres industriels que je viens de nommer ; la voie publique leur appartenait, et bien souvent les voitures, les piétons étaient arrêtés dans leur marche par un groupe de badauds réunis autour d’un saltimbanque ou d’un chanteur. Plus d’une fois on essaya de remédier à cet inconvénient ; des ordonnances de police furent rendues le 3 messidor an IV, le 3 avril 1828, le 14 décembre 1831, le 17 novembre 1849, le 30 novembre 1853 ; enfin une dernière, promulguée le 28 février 1863, et résumant toutes les précédentes, régla la matière d’une façon définitive.

Les principales dispositions stipulent que tout individu qui veut se livrer à la profession de bateleur, de joueur d’orgue, de chanteur ou de musicien ambulant, doit se munir d’une permission délivrée par la préfecture de police. Pour l’obtenir, il faut être Français, domicilié depuis un an dans le ressort de la préfecture et avoir une moralité suffisante pour résister aux chances d’une enquête. Cette autorisation doit être renouvelée tous les trois mois ; elle est transcrite sur un livret que l’on remet au permissionnaire, et qui, indépendamment de l’ordonnance in extenso du 28 février 1863, contient la nomenclature des soixante-trois emplacements où de tels métiers peuvent s’exercer sans contrainte et sans inconvénients. De plus, le port d’une médaille numérotée est de rigueur.

Il est expressément interdit à ce genre de mendiants de se faire accompagner par des enfants âgés de moins de seize ans, de prêter leur médaille, de deviner, de pronostiquer ou d’expliquer les songes, de se livrer en public à toute opération qui pourrait se rattacher aux professions de pédicure ou de dentiste. Une décision délibérée et prise en conseil d’administration a fixé à six cents le chiffre des autorisations qui pourraient être accordées, cent cinquante aux bateleurs, cent cinquante aux joueurs d’orgue, cent cinquante aux chanteurs, cent cinquante aux musiciens. Ce maximum n’est pas atteint aujourd’hui, et dans chaque catégorie on s’est arrêté à cent. Le nombre en est cependant bien plus considérable. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil dans les cours des maisons, dans les cafés de bas étage ; mais c’est là de l’industrie privée : nul n’a le droit d’empêcher un propriétaire de restaurant, un portier, de laisser entrer chez lui les chanteurs et les musiciens. Ceux que j’ai sommairement désignés peuvent seuls exercer leur métier sur la voie publique. Quelques bateleurs se sont fait une certaine réputation à Paris ; il faut citer en première ligne Pradier, le bâtonniste. C’était un ancien garçon marchand de vin, qui, placé à l’une des mauvaises barrières de Paris, et étant souvent obligé de faire évacuer le cabaret dont il avait la garde, était parvenu à manier la canne avec une adresse redoutable. Par suite d’une très-haute intervention, il était autorisé à exercer ce qu’il appelait « son art » dans toutes les villes de l’empire ; à Paris, on lui avait concédé certains emplacements interdits aux autres saltimbanques, notamment un coin de la place de la Madeleine, la place des Pyramides, la place de la Bourse, le dimanche, et le carré Marigny aux Champs-Élysées : là, il ne resta point, parce qu’il refusa toujours d’acquitter au profit de la préfecture de la Seine quinze francs de location par mois et cinq francs pour le droit des pauvres. Nul ne fut plus arrogant avec le public ; il le taxait à une somme fixe, sinon il restait immobile, ses bâtons à la main, ricanant et se moquant de ceux qui le regardaient. Il était d’une habileté extraordinaire et jamais voltige de cannes ne fut exécutée avec une agilité pareille. La précision de son coup d’œil et la sûreté de ses mouvements étaient faits pour surprendre. C’était un petit homme râblé, impudent, fort humble avec les autorités dont il dépendait, mais parfois d’une insolence extrême avec les simples curieux. On a raconté bien des fables sur lui : on a dit qu’emporté par une dévotion excessive, il ne faisait que prélever deux francs pour vivre sur ses recettes quotidiennes et donnait le reste aux églises. C’est là le fait de ces légendes populaires, communes en tous pays à ceux qui sortent un peu de la foule. Il était marié, vivait sobrement et élevait deux enfants avec les produits de son industrie ; cependant aux mois de mai et de juin 1848 il donna la moitié de son bénéfice, une fois par semaine, à la caisse de secours des ouvriers sans travail. Il est mort presque subitement en 1864, et sa veuve, tombée dans la misère, a souvent recours aux bureaux de l’Assistance publique.

Parmi ceux qui exploitent actuellement Paris, on pourrait nommer le marchand d’eau de Cologne, vêtu d’un uniforme anglais ; le sauvage à qui les « Incas » ont livré en Afrique le secret de la pâte diamantée des Arabes pour faire couper les couteaux et les rasoirs ; un vieillard qui montre une rate blanche et explique sérieusement que c’est la femelle du cochon de mer en vain cherchée par les naturalistes les plus célèbres ; le père des ouvriers, figure assez originale, moustache et barbiche, qui débite un baume unique avec lequel il a guéri la blessure reçue par Napoléon à l’attaque de Ratisbonne ; l’homme de Lyon qui, se piquant de belles manières, jongle avec les poids, et même, à l’occasion, avec les spectateurs mécontents. On n’en finirait pas si l’on voulait citer tous ces artisans de l’adresse et de la réclame qui vivent de la crédulité et de la curiosité parisiennes. C’est principalement sur les places ouvertes aux abords de l’ancienne enceinte urbaine qu’ils « travaillent » devant les fainéants, les ouvriers en goguette, les soldats en permission. En tout cas, ils ne peuvent commencer ce qu’ils nomment prétentieusement leur représentation avant huit heures du matin ; le soir, ils doivent avoir plié bagage à neuf heures en été et à six en hiver. Les cabarets des environs, les estaminets douteux qui avoisinent les barrières, savent le plus souvent à combien s’est élevée la recette de la journée.

Le joueur d’orgue est bien déchu ; la rue était son domaine, et il s’arrêtait devant toute fenêtre pour moudre ses airs, comme on l’a dit assez spirituellement ; souvent il était accompagné par des hommes, vêtus en femme ou en paillasse, qui grimaçaient, gesticulaient et chantaient. Vers 1830, un de ces saltimbanques adjoints était fort connu des Parisiens sous le nom du Marquis, à cause du costume qu’il portait. C’était un homme maigrelet, très-leste, très-agile, et âgé de plus de cinquante ans ; il excellait à lancer dans la fenêtre ouverte d’un quatrième ou d’un cinquième étage une pièce de deux sous enveloppée d’un cahier de chansons ; on lui renvoyait le double par le même chemin. On prétendait qu’il appartenait à la police secrète, à laquelle il rendait d’importants services. La vérité est plus mystérieuse encore. Cet homme qui courait Paris avec son habit pailleté, sa veste brochée, ses bas de coton d’un blanc irréprochable, sa coiffure poudrée à l’oiseau royal, était un ancien chauffeur qui avait commis jadis des forfaits effroyables. Il passait pour riche et je crois qu’il a été assassiné.

Un orgue neuf coûte de 400 à 500 francs ; un orgue d’occasion qui peut servir encore vaut 100 ou 150 francs ; c’est donc là une grosse dépense, une première mise de fonds que bien peu de malheureux sont en état de faire. Vivant au jour le jour de ressources très-aléatoires, ils sont obligés de les louer et de grever leur budget d’une somme relativement considérable ; un petit orgue, propre à être facilement porté sur le dos, se loue depuis cinquante centimes jusqu’à un franc pour la journée ; ces grandes et belles orgues de Crémone, qui simulent un orchestre complet, se louent en moyenne dix francs par jour et exigent de plus un conducteur qui est payé deux francs. Avec ces dernières on fait généralement des recettes fort belles, et l’on rentre parfois le soir au logis avec une cinquantaine de francs de bénéfice. Les joueurs de petites orgues avaient et ont peut-être encore une industrie d’une moralité équivoque qui, en leur laissant courir des chances assez graves, leur rapportait quelque argent. Ils sortaient de Paris, sous prétexte d’aller jouer dans les guinguettes de la banlieue, et lorsqu’ils franchissaient la barrière pour rentrer dans la ville, ils avaient remplacé leur rouleau pointé par un rouleau tout semblable d’apparence, mais creux à l’intérieur, hermétiquement bouché, et qu’ils avaient rempli d’une eau-de-vie qui, ainsi dissimulée, passait en franchise devant les employés de l’octroi. Plusieurs, qui sans doute avaient été dénoncés par quelque camarade jaloux de l’invention, furent saisis, et répondirent devant les tribunaux de ces essais trop bien combinés de libre échange.

Parmi les musiciens, il ne faut point oublier l’homme orchestre, qui porte un chapeau chinois sur la tête, une flûte de Pan sous les lèvres, des sonnettes aux chevilles, des cymbales aux genoux, une grosse caisse sur le ventre et un triangle je ne sais plus où. Ses exercices doivent l’altérer prodigieusement, car dès qu’il a reçu quelque argent, il entre chez ce qu’il appelle le mastroquet, c’est-à-dire le marchand de vin. Les chanteurs sont le plus souvent des ouvriers mutilés qui, en raison des blessures ou des infirmités qui les privent forcément de travail, essayent de gagner leur vie par ce pénible moyen. Il y a cependant des gens pour qui ce mode de vivre si voisin du vagabondage est sans doute un besoin d’indépendance malsaine et hasardeuse, car il existe en ce moment même à Paris (1870) une femme, relativement bien née, dont un très-proche parent occupe une situation importante, qui est chanteuse des rues et qui, chaque jour, dans les cours, sur les emplacements autorisés, dans les cabarets borgnes, va goualer des romances sentimentales et prétentieuses. Bien souvent on a voulu l’arracher à cet étrange métier ; elle-même elle a maintes fois promis d’y renoncer ; quelque chose de mystérieux la pousse, qui la rejette sur les pavés ; elle reprend le cahier de chansons et sa vie de bohème. Il paraît qu’à tout âge on peut subsister de cette singulière profession, car il y a un vieux bonhomme de soixante-dix-huit ans qui, s’accompagnant d’une guitare et chantant d’une voix chevrotante, presque éteinte, trouve moyen de se faire un revenu régulier de 45 francs par mois. Du reste, pour beaucoup de gens, c’est un vrai métier, et il y en a qui l’exercent de père en fils.

Est-ce parmi les mendiants, les musiciens ambulants, les bateleurs ou les vagabonds qu’il faut ranger ces petits Italiens qui, depuis quelques années surtout, pullulent dans nos rues ? On ne sait, en vérité, car ils appartiennent à chacune de ces espèces ; ils reçoivent des aumônes, ils jouent de la harpe et du violon, ils montrent des marmottes ou des singes, et bien souvent la nuit on les ramasse pelotonnés sous les bancs du boulevard, contre le parapet des quais, sur le seuil des portes cochères. Cette sorte de mendicité semble douée d’une force d’inertie ou d’une habileté de persistance qui lasse le public, la police, les tribunaux et même la diplomatie.

Il y a longtemps que l’on s’en plaint. Dès le 18 septembre 1824, une décision prise par M. de Corbière, alors ministre de l’intérieur, autorisait la translation à la frontière de ceux de ces enfants arrêtés en récidive. Une ordonnance du préfet, de police, en date du 20 septembre 1828, leur enjoint d’avoir, dans l’espace d’un mois, quitté le territoire français, sous peine « d’y être contraints par toutes voies de droit ». Un arrêt de condamnation, rendu par le tribunal correctionnel, le 22 juin 1837, contre Vincente Brigi, âgé de quinze ans, et Luigi Gozzolo, âgé de douze ans, tous deux natifs de Parme, dit avec plus de raison que de grammaire « que les animaux et les instruments qui sont confiés à ces enfants ne composent point l’exercice d’une profession et ne sont qu’un moyen de dissimuler la mendicité qu’ils exercent. » Autrefois c’étaient les pays de Savoie, de Chiavari, de Parme, qui, pauvres et dénués, poussaient vers la France ces petits émigrants. Cela s’était fait de tout temps : l’histoire de Fanchon la Vielleuse n’est pas d’hier, et dans un manuscrit de la fin du xve siècle on trouve les vers suivants[13] :

Puis verrez des Pigmontois
À peine saillis de l’escaille,
Criant : Ramonade haut et bas
Vos cheminées sans escalle.

Ils venaient chez nous, ils faisaient le pénible métier de ramoneurs, jouaient de la vielle, montraient « la marmote en vie », dansaient une informe bourrée et chantaient Dica Zanette ou la Catarina. Aujourd’hui le lieu de recrutement est en grande partie déplacé.

L’expédition menée en 1860 par Garibaldi a eu pour résultat de faire entrer le royaume des Deux-Siciles dans les habitudes des peuples civilisés. Autrefois, du temps des Bourbons, comme il était admis que tout individu qui demandait un passe-port pour l’étranger ne pouvait être qu’un jacobin, on ne délivrait jamais de permis de voyage. Il n’en est plus ainsi, et chacun peut circuler à sa guise. Les habitants des provinces méridionales ont bien vite profité de ce droit nouveau pour se débarrasser de leurs enfants et pour les répandre sur le monde entier. C’est la Basilicate qui fournit aujourd’hui les neuf dixièmes de ces petits malheureux[14]. C’est une sorte de commerce monstrueux dont ceux qui s’en rendent coupables ne comprennent probablement pas l’immoralité ; les choses se passent régulièrement et le plus souvent par-devant notaire ; c’est la traite des blancs. Un exploiteur parcourt les villages, recueille les enfants qu’on veut bien lui remettre et les prend à bail, ordinairement pour trois ans. Tout ce que ces enfants gagneront, n’importe où, pendant ce laps de temps, lui appartient, et en échange il donne à la famille une somme définitive ou une somme annuelle. On signe des actes en forme, stipulant dédit en cas de non-exécution des clauses du traité.

J’ai eu plusieurs de ces contrats sous les yeux. Il est impossible d’y mettre plus de naïveté et de bonne foi. Un père loue son fils comme il louerait un champ. L’enfant est un capital dont le produit appartient légitimement au père. C’est là le principe ; il est fort simple, comme on voit. Très-immoral chez nous et absolument contraire à nos usages, il n’a rien qui choque les populations de la Basilicate, pour lesquelles il devient une ressource parfois fructueuse. Les exploiteurs se croient si bien dans leur droit, que souvent à l’étranger, et notamment à Paris, ils ont eu recours à leurs consuls pour essayer de faire respecter la lettre des sous-seings par les exploités lorsque ceux-ci s’y montraient récalcitrants. Cette industrie a ses commis voyageurs, ses recruteurs, ses placiers. Les uns vont chercher les enfants, et les amènent à Paris entre les mains d’un patron qui les attend et les paye tant par tête ; d’autres préviennent les intéressés que dans tel village se trouve un enfant bon musicien et de physionomie agréable ; d’autres enfin, et ce ne sont pas les moins dangereux, lorsqu’ils apprennent qu’un patron a été expulsé par mesure administrative, réunissent les pauvres petits qui appartenaient à sa bande, en saisissent la direction et les exploitent.

Le métier n’est pas mauvais. Un de ces hommes, surnommé il Cieco, vit actuellement à Londres avec une fortune évaluée à plus de 200 000 francs gagnée dans cet affreux commerce. Autrefois ils défendaient à outrance leurs prétendus droits ; aujourd’hui, plus prudents et éclairés par quelques arrêts de condamnation, ils prennent la fuite dès qu’ils se sentent inquiétés et abandonnent les enfants, qui deviennent ce qu’ils peuvent. La naïveté de leurs coutumes mêle parfois un élément comique aux faits les plus graves. En 1867, le nombre toujours croissant des petits Italiens força l’administration à user de rigueur ; les patrons furent, tous et individuellement, prévenus à domicile que, s’ils ne cessaient immédiatement leur métier, on les reconduirait à la frontière en vertu de la loi du 3 décembre 1849. On peut présumer qu’ils vont recourir à leur ministre plénipotentiaire, au ministre de l’intérieur, au préfet de police pour faire rapporter la mesure d’expulsion ; nullement : à la date du 10 octobre 1867, ils rédigent une adresse au peuple français et font leurs adieux à « la terre hospitalière, sœur de l’Italie ». L’adresse tout entière est un modèle de rhétorique et de lieux communs.

Le personnel des patrons est loin d’être irréprochable, et, si l’on pouvait fouiller dans le passé de chacun d’eux, il n’est pas douteux qu’on n’y trouvât des souvenirs médiocrement édifiants. Un inspecteur de police m’a dit : « C’est de la société bien mélangée. » Je le crois sans peine. Il y a un peu de tout : de réels virtuoses qui ne manquent pas d’un certain talent, des gens pour qui le brigandage eut quelque charme, des hommes qui ont quitté leur pays parce qu’ils y vivaient en mauvais termes avec la justice depuis qu’ils avaient « fait une peau », des curieux qui veulent parcourir le monde, des mécontents de la politique, des philosophes sans préjugés qui dans leur prochain ne voient et ne cherchent que la matière exploitable. Entre des mains pareilles, les enfants ne sont point heureux, et, n’était l’insouciance de leur âge, il y aurait parfois de quoi désespérer.

Les tribunaux ont eu à sévir contre des faits d’une cruauté abominable ; mais le plus souvent les condamnations n’ont pu atteindre les contumaces, qui promptement avaient pris la fuite. En juin 1866, un nommé Pellittieri fut convaincu d’avoir pendant quatre jours et quatre nuits tenu un enfant attaché sous son lit avec une corde de harpe serrée à l’aide d’une clef faisant tourniquet[15]. À y regarder de près, il n’y a guère d’existence plus misérable que celle de ces pauvres êtres. Au point de vue moral, on devine quelle redoutable influence doit exercer l’espèce de vagabondage permanent auquel ils sont condamnés ; lorsque dès l’enfance on apprend à tout devoir à la charité publique, il y a bien des chances pour qu’on ne soit jamais qu’un coquin. À vivre de hasards, sous le soleil et la pluie, à prendre les mœurs des rebuts les plus immondes de notre civilisation, on s’étiole vite et la santé est promptement détruite. Aussi, d’après des calculs sérieux établis par une autorité italienne compétente, on peut affirmer que sur 100 enfants émigrés 20 reviennent au pays, 30 s’établissent à l’étranger et 50 meurent de misère et de privations.

C’est le matin qu’il faut les surprendre dans les garnis qu’ils habitent, avant l’heure du lever. Ils ont des quartiers de prédilection : la rue Simon-le-Franc, la rue de la Clef, la rue des Boulangers, la place Saint-Victor ; une vieille tradition les y ramène sans cesse ; ils s’y assemblent, ou, pour mieux dire, s’y entassent. Cinq, six, quelquefois sept lits dans une même chambre ; dans chaque lit trois, quatre, cinq, parfois six enfants. Lorsqu’on entre à l’improviste dans ces singuliers dortoirs, on reste surpris de voir surgir des têtes de partout. En effet, il y a un traversin à chaque extrémité du lit ; les enfants couchent tête-bêche et tout nus, à la mode italienne. Aux murs, au plafond, sont pendues les harpes qui, entre leurs mains, sont plutôt un prétexte qu’un instrument de travail ; sur des planches reposent quelques hardes de rechange et des sacs de grosse toile contenant les pâtes expédiées ou apportées d’Italie.

Lorsque j’ai pénétré dans un de ces bouges dont l’odeur inexprimable vous saisit à la gorge, comme une fumée de mauvais aloi, la recette de la veille, déjà comptée et divisée, n’avait point encore été encaissée[16] ; des piles de monnaie de bronze, de hauteur inégale, s’alignaient sur une commode ; onze tas différents correspondaient à onze enfants ; l’écart était relativement considérable, car il variait entre 32 sous et 3 francs 15 centimes. Tout appartient au patron, qui doit nourrir, habiller et loger l’enfant. À voir ces petits malheureux traîner dans nos rues des guenilles empruntées à de vieux uniformes de collégiens, on peut facilement imaginer d’où viennent les haillons qui les revêtent ; la nourriture, sauf la soupe qu’ils reçoivent le matin avant le départ, leur est donnée le plus souvent par la charité publique ; dans bien des restaurants, dans bien des cuisines on leur distribue des rogatons supérieurs sans doute à la gamelle du patron ; reste le logement : sauf exception, il coûte cinq francs par tête et par mois.

Ces enfants, — j’en ai été frappé, — sont tenus avec une propreté relative assez soignée ; on ne leur épargne ni l’eau ni le peigne. Tous les préparatifs qui précèdent le départ, toilette, déjeuner, raccommodage fort sommaire des vêtements déchirés, lambeaux auxquels on met des pièces, durent jusqu’à neuf heures ; on accorde tant bien que mal les instruments, on remet des cordes, quand on en a, aux harpes et aux violons, on visite l’outre de la cornemuse des pifferari ; tout est prêt, on descend, c’est le mot, dans Paris. Si, avant de commencer leur journée, les enfants ont reçu des instructions, elles doivent se borner à ceci : Rapportez le plus d’argent possible et ne vous faites pas arrêter. Cette dernière recommandation est mal écoutée, car il n’est point de jour qui n’en voie paraître au Dépôt. Ils n’en sont guère émus ; l’arrestation est une des chances de leur métier, ils le savent sans doute ; ils tâchent de l’éviter, ils se sauvent lorsqu’on les poursuit, ils mordent, ils égratignent quand on les saisit ; mais une fois au poste ou dans les préaux de la préfecture, ils deviennent doux comme des moutons. Lorsqu’on a négligé de les fouiller, ils tirent bien vite de leur poche un paquet de cartes grasses et se mettent à faire une partie de scopa, qui est le jeu favori des Italiens du Sud.

La situation de ces enfants est des plus dures : s’ils ne rapportent pas d’argent au patron, ils sont battus ; s’ils en demandent aux passants, ils risquent d’être menés au poste. Ils succombent à cet épouvantable métier, d’autant plus promptement qu’ils sont plus jeunes, et, il faut bien le dire, plus ils sont jeunes, plus ils sont précieux, car on s’attendrit à les voir et on leur fait volontiers l’aumône. Quand les enfants sont arrêtés, les patrons crient à l’injustice : empêcher tel enfant qu’ils louent 100 ou 120 francs par année de mendier à leur profit, c’est leur causer un préjudice grave. Ils se contentent maintenant d’échanger leurs doléances, car ils savent qu’il n’est point prudent d’aller en fatiguer certaines oreilles. Les arrestations sont nombreuses et, on peut l’avouer, ne produisent que de bien médiocres résultats. En 1867, pendant l’année de l’Exposition universelle, à ce moment où toutes les gloires et tous les vices du monde semblaient s’être donné rendez-vous à Paris, on a mis la main sur 1 544 petits mendiants italiens. C’est anormal et la proportion varie entre 400 et 700 ; en 1868, 698 ; en 1869, 431. Est-ce à dire que ce genre de mendicité à une tendance à diminuer à Paris ? Non pas ; de guerre lasse sans doute, on y fait moins attention. On tourne dans un cercle vicieux qui énerve et désarme l’administration.

Voilà une espèce qui se reproduit constamment. Une bande de cinq individus, revenant de province, arrive à Paris et est abandonnée par son cornac à la gare même du chemin de fer. Dénués et sans logement, les cinq virtuoses vont coucher dans une maison en construction, ils y sont surpris et conduits chez le commissaire de police ; interrogés, ils reconnaissent n’avoir pas un sou vaillant et demandent à manger. On les interne au Dépôt et on les remet ensuite au consul d’Italie, qui les fait escorter jusqu’au pays natal, d’où ils reviennent quinze jours après avec des papiers parfaitement en règle et sous la conduite d’un nouvel exploiteur qui se donne pour leur oncle ou leur proche parent. On peut les renvoyer cinquante fois, cinquante fois ils reviendront. Et s’ils sont si nombreux parmi nous, c’est que Paris est non-seulement un lieu d’attraction, mais aussi un lieu de transit pour ceux qui vont en Angleterre et en Amérique.

La question est plus grave qu’une question de simple police. À moins de promulguer une loi qui empêche l’émigration, l’Italie ne peut se refuser à délivrer des passe-ports, et à moins d’être armée d’une loi qui interdise l’immigration, la France ne peut clore sa frontière aux voyageurs. Au mois de mai 1868, le sénat italien a été saisi d’un projet de loi qui pourrait apporter certaines entraves à ce genre de trafic, mais — quandoque bonus dormitat — il faut croire que la formule définitive rencontre de grandes difficultés, car on en est toujours au même point. L’article 1er contient toute la loi en germe : nul enfant ne peut être conduit à l’étranger, loué ou cédé, à moins qu’il n’ait seize ans accomplis. — Il est à désirer qu’un parti radical soit rapidement pris à ce sujet, car le scandale est au comble et nous sommes littéralement envahis. Si, en vertu de la loi du 3 décembre 1849, nous expulsons les patrons, en admettant toutefois qu’on ait réussi à s’en emparer dans des conditions qui permettent de constater leur culpabilité, les enfants sont immédiatement pris par d’autres exploiteurs ; si au contraire ce sont les enfants que nous renvoyons dans leur pays, ils sont sans délai cédés de nouveau par leurs parents à un patron qui nous les ramène. Agir par masse d’expulsions, sans se préoccuper des erreurs qu’on pourrait commettre, ce serait manquer aux lois les plus simples de l’humanité ; c’est là du reste un procédé mauvais, que des temps révolutionnaires même n’ont pu faire excuser et qui serait de nature à justifier des représailles. Cependant ne pas montrer quelque vigueur en présence d’un mal si particulièrement persistant, n’est-ce pas s’en rendre complice jusqu’à un certain point, et n’est-ce pas accepter une lourde part de responsabilité dans l’avenir à jamais perdu de ces malheureux petits êtres que la cupidité exploite et semble préparer aux mauvaises destinées qui vont vers le crime en passant par la mendicité, la fainéantise et la dépravation ?

iv. — les dépôts.

Article 274 du Code pénal. — Prévoyance et humanité de la loi. — La mendicité est une passion. — Avoir eu une affaire. — Pas luxueux. — Dans un naufrage. — Faire la noce. — 2 588 arrestations. — La maison de répression de Saint-Denis. — Délabrement. — Léproserie. — Chauffoirs. — Ateliers. — Les vieilles femmes. — À quoi sert la cellule de punition. — Dortoirs. — Encombrement. — Statistique. — Infirmerie. — Mortalité. — Historique d’un projet. — Trente-cinq ans de bavardages inutiles. — Décret de Madrid. — Dépôt de mendicité de Villers-Cotterets. — Le château. — Le puits. — Un desideratum. — Jours de sortie. — Un poëte. — La cantine. — Sœurs de la Présentation de Tours. — « J’en ai trop fait. » — Mouvement statistique. — Inutilité de la répression ; insuffisance de l’hospitalité. — Exemple de la Hollande. — 5 147 862 hectares de jachères mortes en France. — Colonies pénitentiaires à créer.

Lorsqu’un mendiant a été arrêté, il jouit du bénéfice de la loi du 20 mai 1863, qui règle les conditions des flagrants délits correctionnels, et il est immédiatement livré par le petit parquet à la sixième chambre, qui le condamne ou le renvoie de la plainte. Dans le premier cas, aussitôt qu’il a terminé son temps à la prison de la Santé ou à Sainte-Pélagie, il est transféré au Dépôt de la préfecture de police pour être mis à la disposition de l’administration, qui doit le faire conduire dans un dépôt de mendicité. L’article 274 du code pénal est impératif à cet égard ; un arrêt de la cour de cassation, en date du 1er juin 1833, un arrêt de la cour impériale, du 7 décembre 1861, disent que « l’envoi au dépôt de mendicité n’est point une peine, mais une mesure de police qui est à la discrétion de l’autorité administrative sans qu’il soit possible aux tribunaux de modifier la clause susdite. » Ce n’est point en effet, comme souvent on semble le croire, une continuation arbitraire du châtiment édicté par la loi ; c’est, en principe, la mesure la plus humaine qui se puisse imaginer.

À priori, l’homme qui mendie est dénué de ressources ; ce n’est point en prison, à moins de circonstances exceptionnelles, qu’il peut s’en créer ; une fois son écrou levé, il va donc se retrouver sur le pavé de Paris, sans argent, et exposé, par ce seul fait, à retomber dans le délit pour lequel il vient d’être incarcéré. La loi, dans ce cas, jetterait l’homme dans la récidive forcée et serait coupable. Au lieu de cela, elle prend ce mendiant qui est quitte avec la société, puisqu’il a purgé sa condamnation, elle le met dans une maison où il est nourri, habillé, logé, chauffé, mais où il est astreint à un travail en rapport avec ses forces, travail dont le produit, si faible qu’il soit, lui permet d’amasser une petite somme à l’aide de laquelle il pourra parer à un chômage ou subsister pendant le temps nécessaire pour trouver des moyens d’existence. Cette idée est irréprochable, et l’application en donnerait des résultats excellents, si les mendiants n’étaient presque toujours des êtres d’une insurmontable perversité.

Du Dépôt de la préfecture de police on les amène, par les méandres sans nombre d’un long couloir en planches, jusqu’à une petite geôle voisine du bureau où se tient le chef de service qui doit prononcer sur leur sort. Un à un, on les fait entrer ; un garde de Paris les accompagne et les surveille. Chaque dossier, préparé d’avance, a reçu toutes les pièces qui peuvent être utiles. D’un seul coup d’œil, on voit à qui l’on a affaire, et, quatre vingt-quinze fois sur cent, c’est à une vieille connaissance. Il y a des mendiants âgés de vingt-cinq ans qui, plus de quarante fois, se sont accoudés contre la petite barrière prudemment élevée entre le chef de service et les gens qu’il interroge. Voyant un homme fort jeune encore qui avait déjà été arrêté une quinzaine de fois, je ne pus m’empêcher de dire : « Mais la mendicité est donc un vice incorrigible ? » Un employé qui passait répondit : « La mendicité est une passion. »

Les types se succèdent avec des différences de surface, car le fond est toujours le même : paresse et abrutissement. Des gens parlent de leur grand âge et de la peine qu’ils ont à travailler à cause de leur vieillesse ; on vérifie la date de leur naissance, ils ont quarante-sept ans. On leur dit : « Vous devez avoir eu quelque affaire ? » Ils répondent : « Pas beaucoup, trois ou quatre seulement. » Une affaire, c’est avoir comparu en police correctionnelle ou en cour d’assises. J’en ai vu apparaître un, traînant la savate, minable, l’œil inquiet, la barbe hérissée ; ses longs cheveux lui donnaient l’apparence d’un paquet de crins d’où serait sorti un bout de nez échancré ; du fond de cette masse velue et mal peignée s’échappait une voix sourdement éraillée ; on dirait que tous les égouts du vice se sont vidés sur lui. À ce qu’on lui demandait, il répondait par un grognement affirmatif. Il est marié, il a des enfants ; il a lassé toutes les sollicitudes ; il connaît le chemin de la maison de répression, il y retourne sans peine, il n’est point récalcitrant et dit : « Je ne suis pas luxueux ; avec deux sous de pain par jour, je peux bien vivre. » À la question : « Où est votre acte de naissance ? » j’ai entendu cette réponse qui défie tout commentaire : « Comment voulez-vous qu’on ait un acte de naissance, quand on est né à Paris, dans un naufrage ? »

Beaucoup de ces hommes qui, en liberté et livrés à eux-mêmes, sont d’insupportables paresseux, deviennent, dès qu’ils sont incarcérés, des travailleurs excellents, habiles, courageux ; promptement ils gagnent des sommes relativement importantes : 100, 200 francs, quelque fois plus. Ils demandent à être relaxés. Quoiqu’on sache parfaitement ce qui va se produire, on leur donne la clef des champs, parce qu’il n’y a aucune raison qui permette de retenir sous les verrous un homme propriétaire d’une masse suffisante pour subvenir aux premiers besoins. Trois jours après, l’individu est arrêté en flagrant délit de mendicité ; lorsqu’on fait devant lui le compte de l’argent qu’il possédait, qu’on lui explique que facilement il eût pu vivre pendant un ou deux mois, il répond : « Ah ! voilà, j’ai fait la noce. » Et cent fois de suite il recommencera ; et ils sont tous ainsi. Peut-être est-il plus facile d’agir moralement sur un voleur que sur un mendiant de profession. Il y en a beaucoup à Paris ; pendant le cours de l’année 1869, on en a incarcéré 2 588, parmi lesquels les hommes représentent les deux tiers. La femme est plus résistante, elle sait mieux restreindre ses besoins ; se sentant maladroite et peu leste à la fuite, elle hésite à se mettre dans le cas d’être arrêtée ; elle recule devant la mendicité agressive, familière à l’homme ; elle subit moins l’abrutissement causé par les plaisirs violents, par l’ivresse, et elle garde une sorte d’esprit d’indépendance qui l’éloigne des dépôts de mendicité.

La maison de répression de Saint-Denis, où l’on envoie les mendiants à l’expiration de leur peine, est le plus immonde cloaque qui se puisse voir. Depuis que j’ai entrepris cette série d’autopsies sociales, j’ai été contraint de descendre dans bien des bouges et de visiter bien des sentines ; mais qu’il pût exister à la porte de Paris, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, sous l’administration directe de l’État, un lieu si particulièrement délabré, pourri et malsain, c’est ce que je n’aurais osé imaginer. Si les vieilles cours des miracles du moyen âge avaient possédé un hôpital, il n’eût pas été autrement. Il eût été, comme la répression de Saint-Denis, installé dans des masures : les escaliers eussent été si roides qu’il eût fallu s’aider de deux rampes pour pouvoir les gravir ; les chauffoirs étroits, étouffés, obscurs, eussent été propices à toutes sortes d’infamies ; les cours pleines de poussière et de fange, selon la saison, n’eussent même pas été pavées ; l’air vital, épaissi par des miasmes putrides, eût à peine circulé dans les chambres, où l’on est contraint d’entasser trois fois plus de monde qu’elles n’en peuvent contenir ; certains ateliers eussent été établis, faute de place possible, dans des caves où l’on gèle, mais où l’on n’y voit pas ; c’eût été, en un mot, le séjour des épidémies et du vice réunis pêle-mêle. Il me faut évoquer mes souvenirs de voyageur pour découvrir un analogue à cette misérable hospitalète, et je ne le trouve que dans la léproserie de Damas.

Cette maison de répression où tout tombe en ruines, qui est étayée à l’intérieur et à l’extérieur, est une ancienne fabrique de cuirs. Dans les premières années du règne de Louis XVI, on l’appelait la Française, et on y installa un hôpital pour les gardes françaises malades par suite de débauche ; puis, par un décret de vendémiaire an II, on en fit une maison de répression pour les mendiants valides. L’objet auquel on l’avait consacré n’a point changé ; tant bien que mal, on a soutenu la vieille construction que le temps lézarde ; elle va tomber un de ces jours. Ce n’est plus une maison, c’est une ruine.

Lorsque je l’ai visitée, il faisait froid ; une pluie de mars drue et serrée tombait, qui délayait la boue des préaux et les rendait inhabitables. On était dans les chauffoirs, où se pressait toute cette sordide population groupée autour de poêles en fonte qui répandaient une odeur infecte. Parmi les malingreux vêtus de la souquenille grise, parmi ces vieillards qui ont connu toutes les geôles et dont la face a toutes les impudeurs, on peut remarquer avec horreur et stupéfaction de jeunes hommes, presque des enfants de dix-huit à vingt ans, qui rougissent jusque dans le blanc des yeux lorsqu’on les regarde fixement, et qui sont choyés par ces vieux pécheurs dont ils sont les compagnons les plus chéris. Rien n’est de plain-pied, rien ne se commande ; partout il faut franchir des degrés, tourner des couloirs, se baisser pour passer sous des linteaux trop bas et marcher avec précaution pour éviter de se heurter contre les étais sans nombre qui soutiennent le plafond. Il y a des ateliers pour des tailleurs, des cordonniers, des cordiers, des fabricants de liens, de chaînettes, de sangles ; les plus vieux parmi ces misérables, ceux que l’âge paralyse à moitié ou qui, depuis qu’ils sont au monde, n’ont jamais eu le temps d’apprendre un métier, sont chargés de trier des chiffons. Lorsqu’ils arrivent, amenés de Paris dans des voitures cellulaires, on les rase, on les baigne, on les bouchonne : ils en ont grand besoin. On les astreint à un travail dont la moitié du produit leur appartient. La discipline de la maison est douce, et il est rare qu’il soit nécessaire de sévir contre les détenus. Dès qu’ils ont gagné une masse suffisante ou qui paraît telle, ils n’ont qu’à demander leur mise en liberté pour l’obtenir. Ils savent si bien ce qui les attend, qu’en prenant congé des gardiens, ils ne leur disent jamais : Adieu ! mais : Au revoir !

Le quartier des hommes est sévèrement séparé de celui des femmes ; on ne saurait y mettre trop de soin, car il est difficile d’imaginer les ruses que ces Philémons et ces Baucis de la besace mettent en œuvre pour se réunir. Et cependant, à voir celles-ci, ridées, cassées, cacochymes, toussant et se traînant à peine, qui pourrait croire que quelque chose de la femme subsiste encore dans ces sépulcres aux trois quarts écroulés ? Les plus vieilles, les infirmes, les impotentes sont groupées dans de petites chambres où, dès la porte, on est suffoqué par une chaleur méphitique. Au milieu d’elles, il y a des enfants qui vont et viennent, car plusieurs d’entre elles semblent avoir renouvelé le miracle de la vieille Sarah. On ne comprend pas que ces petits êtres roses et vifs ne meurent pas dans l’atmosphère empestée qu’ils respirent.

Tout ce troupeau s’est rassemblé dans la cour et a attendu la distribution des vivres ; les pieds couverts de galoches en bois, portant l’écuelle à la main, elles se tenaient hébétées les unes derrière les autres, humbles, soumises comme des êtres-machines qui ne seraient pas doués de réflexion. Une de ces vieilles sempiterneuses, comme eût dit Rabelais, était fort enrhumée, elle toussait avec effort ; tout à coup, par un geste trop naturel pour ne pas être familier, elle se baissa, releva son jupon, saisit le bas de son vêtement le plus secret et se moucha dedans ; car, à Saint-Denis comme à Saint-Lazare, comme dans toutes les maisons de détention pour les femmes, on ne distribue ni mouchoirs ni serviettes. Une telle négligence est mauvaise ; par cela même que l’administration appesantit sa main sur ces malheureuses, elle se doit à elle-même d’essayer de les amender et de leur donner des habitudes de propreté, qui presque toujours leur font absolument défaut[17].

Les femmes sont sous la direction de surveillantes laïques ; l’une d’elles, alerte, intelligente et jolie, qui voulait bien répondre à mes questions, m’a paru mener son vieux bataillon avec vivacité et régularité ; il faut beaucoup d’entrain uni à beaucoup de patience pour maintenir dans les limites de la discipline ces esprits facilement inquiets et sans grande responsabilité ; les bonnes paroles réussissent mieux que les menaces, et les sévices font plus de mal que de bien. Comme je demandais à voir la cellule de punition où l’on enferme les récalcitrantes, la surveillante hésitait ; enfin elle fit jouer une grosse serrure et ouvrit une lourde porte bardée de fer. Je m’aperçus que du cachot elle avait fait une sorte de grenier à débarras ; il était difficile d’avouer plus ingénieusement que pour guider ce mauvais monde elle n’a jamais recours qu’à des mesures de douceur et d’indulgence.

Les dortoirs sont fort grands, mais l’encombrement des lits, — 100, 120 par pièce, — rend les dimensions illusoires. Parfois le nombre des détenus est tel, qu’on est forcé de réunir deux lits côte à côte et de déposer un matelas au point de jonction, de sorte que trois personnes couchent dans un espace qui normalement devrait être réservé à une seule. Car non-seulement les bâtiments s’écroulent, non-seulement ils sont si vieux, si délabrés, qu’on n’a osé y mettre la pioche pour y établir le gaz et les calorifères, mais la place manque. L’étroitesse des locaux est dangereuse au point de vue de la santé, elle rend les abus très-faciles, détruit presque toute surveillance ; elle a un inconvénient plus grave encore, elle paralyse le bien qu’on pourrait faire, car elle ne suffit pas à loger la population qui encombre ces lieux de désolation. En 1869, les entrées ont été de 1 025 hommes et 388 femmes ; les sorties de 779 pour les premiers et 252 pour les secondes ; au 31 décembre le chiffre total des détenus était de 862 : 552 hommes et 310 femmes. Pour porter un jugement sérieux sur cette population, il faut savoir que parmi les 1 025 hommes 470 ne savent ni lire ni écrire, que parmi les 388 femmes 283 sont complètement illettrées ; ainsi, sur 1 413 reclus, 753, c’est-à-dire plus de la moitié, n’ont reçu aucune espèce d’instruction.

Grâce à une pareille accumulation, l’infirmerie est toujours pleine ; elle est plus vaste ou du moins mieux aménagée que les ateliers et les dortoirs ; les lits sont placés moins près les uns des autres, une sorte d’allée médiale les sépare, et en la traversant on peut voir les malades amaigris s’agiter faiblement sur leur grabat. Tous les cas de maladies séniles semblent être représentés dans cette infirmerie ; il y a des gâteux, des aveugles, des épileptiques, des paralytiques, des incurables de toute sorte, des moribonds de toute espèce, dont la place serait dans des hospices plutôt que dans une maison de répression. On meurt beaucoup à Saint-Denis : 128 femmes, 290 hommes en 1869. Cela se comprend : la plupart de ceux qui arrivent à cette dernière étape ne tiennent plus à la vie que par un fil, et pour eux le dépôt est l’antichambre du cimetière. À ces causes inhérentes aux individus eux-mêmes, il faut ajouter celles qui ressortent de l’insalubrité de l’établissement, insalubrité singulièrement augmentée et toujours entretenue par un égout à ciel ouvert apportant dans les préaux le dégorgement des ruisseaux de la ville, et par une affreuse petite rivière qu’on nomme le Crould, qui, après avoir recueilli tous les produits chimiques des usines qu’elle met en mouvement, passe au milieu des cours, empoisonnées par ses émanations nauséabondes.

Il faut jeter par terre au plus vite cette maison de malédiction[18]. C’est bien la peine d’avoir quelques prétentions à être un peuple civilisé pour conserver de pareilles masures, que le seul soin d’une dignité qui se respecte devrait faire raser immédiatement. Comment la préfecture de police n’a-t-elle pas pris les mesures nécessaires pour faire construire une maison de répression en rapport avec ses besoins ? Parce qu’elle a les bras liés, en quelque sorte, comme j’ai déjà été forcé de le dire à propos de la prison de Saint-Lazare[19]; parce qu’elle n’est que pouvoir exécutif, parce qu’elle n’a pas de budget, parce que c’est la préfecture de la Seine qui doit lui fournir les bâtiments, les locaux, les ameublements qui lui sont indispensables ; parce que, tout en utilisant de son mieux les établissements qui lui sont confiés, elle est contrainte de les accepter tels qu’on les lui donne.

Pour prouver dans quelles lenteurs les autorités délibérantes peuvent parfois se laisser endormir, il n’est point superflu de raconter sommairement l’histoire des modifications que la maison de répression de Saint-Denis a dû subir et n’a point subies. Dès 1834, le conseil général de la Seine exprime la pensée d’abandonner le dépôt, qui est insuffisant, et d’en construire un autre approprié aux exigences sans cesse renaissantes auxquelles il faut pourvoir. On mit quelque temps à se décider, et, en 1840, on proposa l’acquisition de l’ancien couvent des Ursulines, situé à Saint-Denis même, et qui facilement eût pu être converti en une maison de mendicité. En 1845, au mois de décembre, le conseil général, tenant à se rendre compte par lui-même de l’état des choses, se rend à Saint-Denis et trouve avec étonnement plusieurs détenus couchés dans le même lit ; le fait s’explique de lui-même : il n’y a place que pour 716 lits, et il y a 903 reclus.

En 1846, le conseil, édifié par sa propre expérience, reconnaît que la vétusté et l’exiguïté des bâtiments de Saint-Denis les rendent impropres aux besoins qu’ils ont à satisfaire ; 1846 et 1847 se passent en pourparlers stériles ; on tâte tous les projets, sans se fixer à aucun ; il est question d’acquérir les terrains des Moulins-Gémeaux, du barrage ; on lève des plans, on fait des études, des devis ; mais toute décision reste flottante et l’on ne s’arrête à rien. La révolution de 1848 met à néant ces projets, qui sont repris en 1849, tant l’urgence est pressante ; en novembre 1850, le conseil fait examiner deux terrains proposés et semble pencher un moment pour l’acquisition de l’ancienne manufacture de Jouy. On ne conclut pas ; mais comme il faut prendre un parti, le conseil décide « qu’il convient de solliciter du gouvernement la présentation d’une loi qui, en réglant d’une manière définitive les mesures propres à réprimer la mendicité, déterminera à qui incombe le soin de pourvoir aux dépenses que cette répression peut nécessiter et dans quelles proportions devront y concourir l’État, les départements et les communes. » C’était une fin de non-recevoir. Il est inutile de dire que nulle loi ne fut présentée.

Le 14 novembre 1854, la question qui, depuis vingt ans, n’avait pas fait un pas, revient devant le conseil général ; celui-ci adopte en principe le déplacement du pénitencier de Saint-Denis. Aussi, lorsque en février 1855 la maison, par suite des pluies d’hiver, menace de s’écrouler tout à fait, on n’y ordonne que les réparations indispensables, car, dit le préfet de la Seine, « j’ai pensé qu’au moment où il est très-sérieusement question d’établir une autre maison départementale, il ne convenait pas d’effectuer dans l’ancienne des améliorations coûteuses qui pourraient tomber en pure perte. » C’était bien raisonner, mais alors il eût fallu agir. En août 1866, après qu’à différentes reprises on a été obligé d’étayer les bâtiments les uns après les autres, le conseil d’arrondissement, le conseil municipal de Saint-Denis poussent un cri d’alarme et déclarent que la situation est intolérable. Le conseil général paraît s’émouvoir ; le 16 décembre 1868, on décide l’achat d’un terrain appelé les Presles, et situé sur la commune de Nanterre ; mais on avait compté sans les habitants, qui s’inquiètent, et trouvent la future maison de répression placée trop près d’eux ; on écoute leurs plaintes ; nouveau délai. Cependant, le 28 avril 1869, la préfecture de la Seine demande à la préfecture de police de lui préparer un projet de construction ; enfin, le 18 décembre 1869, le conseil « délibère » l’acquisition d’un autre emplacement, désigné sous le nom de Nouvelle-France, et appartenant à la même commune ; le rapport ajoute : « La dépense qui résultera de cette opération est comprise parmi celles auxquelles est destinée la surimposition de six centimes autorisée par la loi du 10 août 1868. » Les choses en sont là. A-t-on acheté les terrains ? J’en doute ; mais la maison de Saint-Denis continue à tomber en ruines[20].

Une seule maison de répression réservée au trop-plein des mendiants de la population de Paris était insuffisante, on l’a reconnu depuis longtemps, et un décret impérial daté de Madrid, le 22 décembre 1808, créa un dépôt de mendicité pour le département de la Seine dans l’ancien château de Villers-Cotterets. Là du moins les constructions sont solides, l’air n’est point ménagé et l’emplacement est bien choisi sur les lisières de la forêt. Si Saint-Denis se recrute dans les bas-fonds du vagabondage et de la mendicité, Villers-Cotterets reçoit beaucoup d’infirmes et de vieillards qui n’ont point trop d’antécédents judiciaires. Dans les deux établissements, du reste, la préfecture de police fait placer, à titre d’hospitalité, des malheureux qui sans elle n’auraient point d’asile et vagueraient dans les rues comme des chiens errants. Elle n’est point difficile dans ses choix. L’administration de l’Assistance publique, par un scrupule légitime, refuse d’admettre dans les hospices des hommes qui ont traîné sur le banc des cours d’assises et dans les cabanons des maisons centrales ; mais parce qu’ils ont été criminels jadis, parce qu’ils le seraient peut-être encore, faut-il les traquer et les abattre comme des animaux féroces ? Cette idée est insupportable. La préfecture de police, à la fois compatissante et prévoyante, voulant éviter que les gens ne meurent de faim ou ne soient entraînés par la misère à de nouveaux méfaits, les envoie dans ses dépôts, où du moins ils trouvent le pain quotidien, une petite rémunération de leur travail, le couvert, le coucher, l’infirmerie et la sépulture.

Villers-Cotterets, par sa tenue intérieure, par la liberté relative dont les reclus y jouissent, ressemble bien plus à une maison hospitalière qu’à une maison de répression. Le vieux château, bâti par François Ier garde grand air, malgré l’étrange population qui l’habite, avec ses deux tours, ses hautes cheminées de briques, son escalier monumental, ses délicates sculptures où la salamandre emblématique marche au travers des flammes[21]. On a modifié l’ancienne distribution : les salles ont été coupées par des refends ; des soupentes ont diminué la hauteur des pièces ; la chapelle, une merveille de la Renaissance, est devenue un dortoir ; mais là du moins chacun trouve une place suffisante ; il y a de larges préaux, et, contre les murs, des bancs où les pauvres vieux peuvent s’asseoir pour se réchauffer au soleil. Le puits immense, sorte de vaste piscine où descendent des seaux contenant quatre-vingts litres, est une curiosité du pays. Mais pourquoi faut-il que ce soient les reclus, tous vieillards, la plupart infirmes, qui soient forcés de tourner la lourde manivelle qui fait monter l’eau nécessaire à leurs besoins ? Une telle manœuvre n’exige pas moins que l’effort de dix hommes. Ne serait-il pas humain et digne d’une administration qui mieux que toute autre sait pratiquer la vraie charité, de donner à ces pauvres gens une de ces petites machines à vapeur, un Jack-fellow, un Donkey-engine, que les Anglais et les Américains utilisent si bien sur les quais de leurs ports de mer pour décharger les navires ? Avec une pelletée de charbon et quelques tours de roue, le moteur obtiendrait à lui seul plus de besogne que tous ces cacochymes qui peinent, qui s’épuisent pour faire un labeur auquel leur faiblesse les rend impuissants.

À Villers-Cotterets, il m’a semblé qu’on travaillait quand on voulait. La grande occupation est d’effiloquer du linge et de le réduire en charpie ; celle-ci est payée dix centimes le kilogramme ; il faut environ quinze jours pour en amasser un kilo. On cause, on lit, on fume dans les cours ; une fois par semaine, le mardi pour les hommes, le mercredi pour les femmes, on va se promener dans la forêt et fort souvent l’on rentre gris. Il y a une grande tolérance pour le costume ; on permet la moustache et même la barbe. Le hasard y a rassemblé quatre ou cinq ménages, on les autorise à manger ensemble ; dans une salle commune, sur le bout d’un banc, ils peuvent s’asseoir et échanger leurs gamelles.

Dans cette tourbe de misérables, il y a plus d’un désespéré. J’ai aperçu là un homme de soixante ans dont je savais l’histoire. Un jour, il avait fait une tragédie en cinq actes et en vers ; elle n’était ni meilleure ni plus mauvaise que beaucoup d’autres. La couleur locale n’était peut-être pas d’une exactitude très-scrupuleuse, car Malek-Adhel disait à Philippe-Auguste :

J’étends sur le carreau le premier qui s’avance ;


mais ce sont là des vétilles auxquelles il ne faut point s’arrêter. L’auteur présenta sa pièce à l’Odéon, où elle fut refusée ; il la fit imprimer, et de là viennent tous ses malheurs. Il en offrit un exemplaire à l’Académie française qui, selon son invariable usage, lui en fit accuser réception par le secrétaire perpétuel. La lettre disait que la pièce serait déposée à la bibliothèque de l’Institut et elle était signée : Villemain. Le pauvre auteur crut et croit encore, de bonne foi, que son œuvre avait paru tellement remarquable qu’on l’avait jugée digne d’être mise dans les « archives » de l’Académie ; il rêvassa d’autres poésies, abandonna tout travail productif, laissa arriver la misère sans trop voir qu’elle venait, puis un matin, pris au dépourvu, serré de prés par la nécessité, il ramassa du pain où il en trouva, au dépôt de Villers-Cotterets. Quand je passai près de lui, il émiettait son pain dans une écuelle où flottaient quelques haricots. « Comment vous trouvez-vous ici ? lui demandai-je. — Bien, me répondit-il. Me voilà rassuré sur la vie matérielle ; je vais pouvoir me remettre à travailler. »

Comme à Saint-Denis, le quartier des hommes est prudemment séparé de celui des femmes ; là du moins les fortes murailles, la division même des bâtiments rendent la surveillance facile. Lorsque j’ai traversé la partie réservée aux femmes, elles se pressaient vers la cantine, avec des tasses à la main, et demandaient leur café au lait. Au rez-de-chaussée elles habitent de grandes pièces où les murs lambrissés portent de belles boiseries dorées. On laisse perdre sans nul profit des œuvres d’art importantes, et il y a entre autres sur la voûte de l’escalier des bas-reliefs tres-saillants qui sont un excellent spécimen des bonnes sculptures décoratives de la Renaissance et qui devraient trouver place dans un de nos musées. Partout il y a de l’air, du soleil, un grand horizon de verdure, et dans cet asile les reclus ne paraissent point trop malheureux.

Ce sont des sœurs de la Présentation (de Tours) qui surveillent les femmes et gouvernent l’infirmerie. — Là, une femme était étendue, maigre et déjà marquée pour l’autre vie ; ses mains jaunes, décharnées s’agitaient doucement devant elle avec le mouvement lent et rythmique des ailes d’un oiseau. Elle nous laissa passer, sans remuer la tête, puis tout à coup d’une voix assez forte, elle s’écria : « Ma sœur, je ne puis pas mourir et ça m’ennuie. — Priez Dieu, répondit la religieuse, et il vous rappellera. — Je voudrais mourir aujourd’hui, avant trois heures. — Priez Dieu, répliqua la sœur. — Priez-le pour moi, reprit la moribonde, il ne m’écoute pas, j’en ai trop fait ! » La sœur s’agenouilla et quelques femmes l’imitèrent.

Pendant l’année 1869, le mouvement du dépôt de Villers-Cotterets a été, pour les hommes, 222 entrées et 123 sorties ; pour les femmes, 58 entrées et 65 sorties ; au 31 décembre, la population totale de la maison était de 496 hommes et 315 femmes ; dans le courant de l’année, il était mort 79 femmes et 124 hommes. Là il n’y a point d’enfants gardés près de leur mère, il n’y a point de jeunes gens, comme à Saint-Denis ; ce sont bien réellement des vieillards, des infirmes dont beaucoup sont incurables ; quelques-uns sont employés dans la ville comme jardiniers, comme domestiques, et peuvent prélever sur les gages qu’ils reçoivent de quoi améliorer leur nourriture, acheter du tabac et boire de temps en temps un verre de vin.

Ces deux établissements, Saint-Denis et Villers-Cotterets, se complètent bien l’un l’autre ; mais si l’on réfléchit que depuis l’époque de leur création notre population a triplé ; qu’elle était de 600 480 âmes en 1808, et qu’elle est de 1 825 374 en 1869 ; que les locaux sont restés les mêmes et qu’il en résulte un encombrement excessif, immoral et dangereux, on admettra facilement qu’il faut les modifier, les agrandir et les mettre en rapport avec les besoins, qui deviennent de plus en plus impérieux. Tels qu’ils sont cependant, ils rendent encore de grands services : dans l’un, on aide à réprimer un délit et à empêcher celui qui l’a volontairement commis d’y tomber de nouveau ; dans l’autre, on vient au secours de l’infortune réelle, de la misère, de la faiblesse, de la décrépitude. Mais, il faut bien le dire, ce n’est point avec de telles mesures qu’on éteindra la mendicité. Si une société qui se respecte doit du pain aux infirmes, elle ne doit que la possibilité du travail à la paresse et à la fainéantise. Or ce sont là deux vices inhérents à la nature humaine ; les lois terribles des siècles passés, le bannissement, la marque au fer rouge, l’essorillement, la déportation, les galères ont vainement tenté de diminuer le nombre des mendiants : nos prescriptions plus douces, très-prévoyantes et très-humaines, n’obtiennent pas un meilleur résultat. Les dépôts diminuent forcément le nombre des mendiants qui exploitent Paris, mais n’affaiblissent en rien les habitudes vicieuses qui semblent être le fond même de leur caractère naturel.

En présence de ce fait persistant, en considérant que beaucoup de ces hommes sont jeunes et pourraient travailler, en s’assurant par les relevés statistiques qu’il faut aux 2 588 mendiants arrêtés à Paris en 1869 ajouter 14 095 vagabonds, ne peut-on pas se demander s’il ne serait pas temps de prendre un parti sérieux, et si nous ne devrions pas, tout en profitant de la dure expérience faite par la Hollande, suivre l’exemple qu’elle nous a donné par l’établissement de ses colonies pénitentiaires intérieures d’Ommerschans et de Frederiksoord ? La France possède aujourd’hui 5 147 862 hectares de terres en friche ou jachères mortes[22] ; avec les chemins de fer et les canaux, l’engrais arrive partout ; avec la sonde des puits artésiens, l’eau peut jaillir sur les terrains les plus stériles ; les vagabonds et les mendiants valides bien dirigés, maintenus dans les étroites prescriptions d’une discipline à la fois préventive et paternelle, peuvent devenir des agriculteurs suffisants. En échange de la main-d’œuvre que l’on exigerait d’eux, ils auraient le pain de chaque jour, une rémunération proportionnelle, au besoin une part du champ cultivé. La civilisation y gagnerait de toute manière, car nous augmenterions les ressources agricoles de la France et nous débarrasserions nos villes d’une race parasite où le crime va souvent chercher ses auxiliaires les plus redoutables.

Appendice.Le Sénat italien s’est enfin décidé à voter, le 21 décembre 1873, la loi qui lui avait été proposée au mois de mai 1868 ; une circulaire du ministère des affaires étrangères d’Italie en date du 10 mars 1874 a fait connaître aux intéressés les dispositions législatives qui peuvent les atteindre. En résumé, la traite des enfants âgés de moins de dix-huit ans est interdite ; il était temps d’aviser, car les arrestations de petits Italiens avaient atteint à Paris, en 1873, le chiffre de 527.

Dans la même année, 2 402 mendiants ont été amenés au Dépôt de la préfecture de police. La maison de répression de Saint-Denis contenait 1 349 personnes au 31 décembre 1873 : 500 femmes et 849 hommes ; 2 500 entrées et 1 799 sorties ont représenté le mouvement de cette hospilalète, qui a vu mourir 194 hommes et 73 femmes. Le dépôt de mendicité de Villers-Cotterets comptait 791 reclus et recluses au 31 décembre 1873 ; le nombre des entrées avait été de 483, celui des sorties de 91 et celui des décès de 138.

L’abandon des masures de Saint-Denis est réellement décidé ; une portion des travaux d’une nouvelle maison de répression a été adjugée le 15 mars 1875, avec 20 pour 100 de rabais sur la somme de 1 368 000 francs fixée par l’administration municipale. Un enclos de 128 621 mètres, sis à Nanterre, au lieu dit : la Nouvelle-France, renfermera les constructions qui doivent être commencées au mois d’avril 1875 et être disposées de façon à pouvoir contenir 1 500 reclus : 1 000 hommes et 500 femmes. En admettant que les travaux soient terminés en 1877 et en se rappelant que dès 1834 le Conseil général avait reconnu la nécessité d’élever une autre maison de répression, on verra qu’il n’a pas fallu moins de quarante-trois ans de discussion pour parvenir à ce résultat.



  1. J’extrais d’un rapport de police la note suivante : » B… (Élisabeth-Christine-Éléonore), âgée de 64 ans, née à Nancy, rentière, demeurant à Paris ; arrêtée le 29 novembre 1875, à trois heures de relevée recevant des aumônes qu’elle sollicitait, rue du Conservatoire ; fouillée au poste, est trouvée nantie de la somme de 59 672 fr. 75 c., espèces et titres ; amenée au Dépôt, fouillée plus complètement, on trouve sur elle trente et une obligations qu’elle avait pu soustraire à la perquisition des gardiens de la paix. » La somme totale que cette mendiante portait dans ses poches et dans la doublure de ses vêtements représentait plus de 70 000 francs.
  2. La base de cette pommade n’est plus un mystère ; elle se composait de l’echelioscopia, petite euphorbe, vulgairement appelée réveille-matin, et de l’éclaire (chelidonium majus), très-commune près des vieux murs, où les immondices semblent l’attirer et la retenir.
  3. Le couvent des Filles-Dieu était en possession d’offrir le pain et le vin aux condamnés à mort qu’on menait au gibet de Montfaucon. — « Le lundy en suivant, qui estoit le douzième jour du dict mois d’aoust (1527), luy (Beaulne de Semblançay) fut baillé pain et vin devant l’église des Filles-Dieu par le dict couvent, comme on a coustume faire aux pauvres criminelz. » (Journal d’un bourgeois de Paris sous François Premier, p. 307.)
  4. On eut souvent recours à cette singulière mesure, car on la trouve mentionnée dans le registre des délibérations de la municipalité de Grenoble, le 20 mai 1532, le 6 avril 1587, le 1er février 1599, le 28 juillet 1602, le 24 juin et le 31 juillet 1611 : Recherches sur le paupérisme en france au seizième siècle, Berriat Saint-Prix, 1843 Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. IV.
  5. Paris, de l’imprimerie de Mathurin et Jean Henault, petit in-4o ; 1644.
  6. « Il a été tué de nuict dans les rues de cette ville de Paris trois cent soixante et douze hommes en trois mois, d’entre la Sainct-Rémy dernière et les Roys en-suivant de cette présente année 1644, et il y en a quatorze de tués ledit jour des Roys et plus de huict cents depuis le décès du feu roy Louis XIII d’heureuse mémoire jusques audit jour. » (La France guerrière, VIIe partie, p. 293.)
  7. P. Clément, la Police sous Louis XIV, p. 48.
  8. Une vieille loi anglaise punissait comme coupable d’entretenir, non seulement la paresse, mais le crime, celui qui faisait l’aumône à tout le monde indistinctement. Voy. la Revue britannique, livraison du 2 avril 1871 p. 435.
  9. Voir Journal de Barbier, novembre 1749, mai 1750 ; Journal historique de Collé, décembre 1749 et passim.
  10. Louis XVI et sa cour, par Amédée Renée ; p. 355-356. 2e édition. — Voy. Pièces justificatives, 1.
  11. « La mendicité est une maladie qui tue dans fort peu de temps son homme et de laquelle on ne se relève pas. » (Vauban, La dixme royale.)
  12. Rue Traversière-Saint-Antoine, rue Blomet, rue Cambronne, rue de l’Orillon, passage de l’Isly, Faubourg du Temple, rue des Lyonnais, rue du Poirier, rue Maubué.
  13. Cité par A. Bonnardot dans son Étude sur Gilles Corrozet (Paris, 1848.)
  14. La majeure partie de ces pauvres virtuoses vient de Marsicovetere, Corleto, Laurenzano, Calvello, Pizzinisco, Viggiano.
  15. Le rapport italien (13 juin 1866) dit : Il (padrone) quale ebbe l’atroce corraggio di tenerlo légato con una corda d’arpa per quatro giorni et qualro notti sotto il proprio letto ; la corda era stretta con una chiave. Le patron fut condamné à quatre mois de prison par défaut.
  16. C’est une femme bien connue dans le quartier Saint-Victor qui sert de banquier aux patrons italiens. Elle reçoit l’argent en dépôt et ne sert jamais d’intérêt. Elle a ainsi parfois plus de 60 000 francs en caisse ; avec ce capital, elle fait de gros placements à très-courtes échéances, et est parvenue à amasser une fortune qui, dit-on, n’est pas médiocre.
  17. La préfecture de police était décidée à faire distribuer des mouchoirs et des linges de propreté aux femmes détenues ; du moins la question était à l’étude lorsque la révolution du 4 septembre 1870 l’a l’ait ajourner.
  18. C’est grâce au dévouement des employés que la répression de Saint-Denis n’a pas été détruite lors du siège de Paris. Soixante obus sont tombés sur la maison, le feu y prit onze fois, et onze fois on parvint à l’éteindre. L’autorité militaire avait converti une partie de l’établissement en maison de punition pour les soldats indisciplinés. Le nombre de ceux-ci dépassa 800, qui furent successivement mis en liberté, il n’en restait que soixante, détenus préventivement, lorsque, le 22 janvier 1871 un obus pénétrant dans leur dortoir blessa trois hommes, dont un mourut le lendemain ; à la suite de cet incident, les prisonniers furent relaxés.
  19. Voir tome III, chap. xv, les Prisons.
  20. La question a fait un pas. Le 10 novembre 1871, le conseil général a décidé la reconstruction d’une maison de répression pour remplacer celle de Saint-Denis ; une délibération du même conseil en date du 23 avril 1872 autorise l’acquisition d’un terrain de 125 000 métres sur la commune de Nanterre ; une première somme de 250 000 francs est consacrée à cet objet.
  21. Le château de Villers-Cotterets passa du domaine royal dans l’apanage des d’Orléans. C’est là que Louis XIV vint recevoir la princesse Palatine qui allait épouser Monsieur et devenir la mère du futur régent. À la date du 10 avril 1718, Madame fait allusion à cette entrevue dans une de ses lettres.
  22. Les départements qui possèdent le plus de terrains en jachères sont la Marne, 165 487 hectares ; l’Allier, 154 043 ; la Vendée, 144 322 ; les Deux-Sèvres, 128 680; le Puy-de-Dôme, 131 488; l'Yonne, 116 559 ; la Vienne, 116 442.