Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXIV
CHAPITRE XXIV
LE MONT-DE-PIÉTÉ
i. — les lombards.
Il suffit d’avoir vu jouer l’Avare, d’avoir lu Gil Blas ou Jacques le Fataliste, pour savoir que le prêt sur gage, c’est-à-dire l’usure dans ce qu’elle a de plus condamnable, fut une des plaies de l’ancienne société française. Le besoin d’argent et l’âpreté au gain se trouvaient mis face à face par les mille circonstances de la vie, et le scandale des bénéfices illicites n’avait point de bornes. L’opération était fort simple et rendait l’emprunteur doublement dupe. Celui-ci s’adressait à l’un de ces industriels sans scrupule, que l’on appelait indifféremment Juifs ou Lombards, et en recevait, au lieu de valeurs ayant cours, une série d’objets mobiliers évalués à des prix léonins ; c’étaient ordinairement des défroques inutiles, parmi lesquelles on pouvait rencontrer « une peau de lézard de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre, » ainsi que dit le mémoire lu par La Flèche et rédigé par Harpagon.
Ces bric-à-brac de toute sorte, que l’argot des bimbelotiers modernes qualifie de « rossignols », étaient engagés ou vendus à neuf dixièmes de perte, chez des individus qui le plus souvent n’étaient que les agents secrets du prêteur. Ce genre de commerce, ou, pour mieux dire, ce genre de vol habilement organisé, était tellement répandu à Paris dans le dix-huitième siècle, faisait des gains si excessifs et avait si profondément pénétré les habitudes, que l’on considérait comme probes et modérés les prêteurs sur gages dont le bénéfice ne dépassait pas 10 p. 100 par mois, — 120 p. 100 par année, — sans compter les droits fixes de commission, d’écriture et de manutention ; — à 150 pour 100 d’intérêt annuel on restait galant homme dans ce métier-là.
De si criants abus, qui s’étalaient impudemment au grand jour, frappaient tous les yeux et révoltaient les cœurs honnêtes ; mais nul n’osait y porter la main. Aux plaintes du public, aux observations des magistrats, on répondait l’éternel mot qui sert d’excuse à toutes les mauvaises institutions : c’est l’usage. La place du Châtelet était encombrée par les meubles des pauvres diables qui n’avaient pu remplir les engagements consentis dans un jour de nécessité ; ceux-là étaient les plus heureux ; les autres, débiteurs insolvables, jetés pêle-mêle avec les malfaiteurs dans des geôles infectes, avaient le loisir de méditer sur les inconvénients que faisait naître l’absence de toute réglementation en pareille matière. On attendit bien des années avant de prendre un parti radical à cet égard ; il fallut l’avènement de Louis XVI et toutes les espérances qu’il fit éclore pour qu’on se permît d’arracher enfin le public aux oiseaux de proie qui le dévoraient. Le lieutenant général de police Lenoir, qui était plus à même que quiconque de savoir jusqu’où le mal s’étendait, voulant tuer l’usure, régulariser le prêt sur gage, en rendre les conditions peu onéreuses, obtint l’établissement à Paris d’un Mont-de-Piété analogue à ceux qui fonctionnaient déjà régulièrement dans les Flandres et dans l’Artois.
L’invention n’était pas nouvelle, et en ceci l’Italie nous avait donné l’exemple. Ce fut un moine récollet, Barnabé de Terni, qui, révolté des misères dont il avait été le témoin, et prêchant à Pérouse en 1462, émut ses auditeurs à tel point que ceux-ci réunirent immédiatement une somme importante qui devait servir de dotation à un établissement où l’on prêterait sur nantissement, à très-bas intérêt, et même, s’il se pouvait, gratuitement. Dans l’esprit de Barnabé de Terni, l’œuvre devait être avant tout charitable : aussi on l’appela Mont-de-Piété ; le nom est promptement devenu populaire et a prévalu. Les récollets s’emparèrent de la création d’un des leurs et s’en allèrent répétant qu’il fallait installer partout ces caisses de secours où les pauvres trouvaient, en échange d’un gage déposé, une aide qui leur permettait de traverser des circonstances difficiles. Les prédicateurs ne gardaient sans doute que peu de mesure, car, après avoir entendu un sermon de Bernardin de Feltre, le peuple de Florence pilla les maisons juives.
Par suite d’une de ces jalousies de corps si fréquentes entre les ordres religieux, les dominicains accusèrent les récollets de favoriser l’usure ; les prêteurs sur gages firent chorus avec les dominicains ; la querelle s’envenima, on se battit à coups de textes empruntés aux Écritures saintes et aux pères de l’Église. Pour mettre fin à la dispute, il ne fallut rien moins qu’une décision du concile de Latran, qui approuva les Monts-de-Piété, tout en déclarant qu’ils ne devaient exiger que l’intérêt strictement indispensable à leurs frais d’administration. La religion catholique, en prenant ce genre d’établissement sous sa protection, en assurait l’existence et en préparait l’avenir.
Ce fut Théophraste Renaudot, le vrai père du journalisme et le créateur de la Gazette de France, dont le premier numéro parut le 1er mai 1631, qui imagina d’installer un Mont-de-Piété à Paris ; pour lui ce doit être une œuvre exclusive de charité ; il rappelle le mot de l’Évangile : « Prestez sans rien espérer. » Vers 1630, Richelieu le nomma commissaire général des pauvres ; en 1641, le ministre même lui vient en aide et défend qu’on le gêne dans l’exercice de sa bienfaisance : il s’agit là sans doute d’une sorte de banque de prêt qu’il semble avoir momentanément ouverte pour venir au secours de la noblesse pauvre ; toutes ces origines sont du reste fort obscures, et il est assez difficile d’en tirer un document positif[1].
L’idée fut reprise plus tard par ce Jean Douet de Romp-Croissant dont j’ai déjà parlé à propos de la mendicité, et qui n’épargnait pas ses projets, quoiqu’ils fussent presque tous destinés à rester à l’état de lettre morte. Dans sa France guerrière, il demande la création de Monts-de-Piété comme complément de tout un système d’assistance où il faisait entrer un refuge pour les soldats invalides et l’enrégimentation des mendiants. C’était au début de la régence d’Anne d’Autriche ; on avait bien d’autres préoccupations en tête, et le prêt sur nantissement continua d’être réglé par nos vieilles ordonnances royales, qui le plus fréquemment se contentaient de défendre de prêter « sur habit sanglant ou soc de charrue ». Louis XIV, la régence, Louis XV, passèrent, et l’usure ne cessa pas de fleurir avec impunité, dans des conditions que le roman et le théâtre n’ont point négligé de retenir. Les lettres patentes qui, signées Louis, contre-signées Amelot, portent l’établissement d’un Mont-de-Piété à Paris, sont datées du 9 décembre 1777 ; elles ont été enregistrées au parlement le 12 du même mois.
Ces lettres sont intéressantes à étudier, non-seulement parce qu’elles créent une institution extrêmement utile, mais parce qu’elles ont eu sur la destinée de celle-ci une importance capitale et que, si le Mont-de-Piété de Paris ne rend pas encore tous les services qu’on est légitimement en droit d’exiger de lui, s’il est dans une situation qui parfois n’a pas toute la netteté désirable, c’est dans l’acte constitutif de sa naissance qu’il faut en chercher la cause ; car, malgré les décrets impériaux, les ordonnances royales, les lois qui à diverses reprises ont réglé la matière en cherchant à la modifier, les errements du premier jour sont restés les mêmes et les défauts organiques n’ont point disparu.
Le protocole indique nettement le but poursuivi : faire cesser les désordres que l’usure a introduits et qui n’ont que trop fréquemment entraîné la perte de plusieurs familles, … assurer des secours d’argent peu onéreux aux emprunteurs dénués de ressources, … appliquer au soulagement des pauvres et à l’amélioration des maisons de charité le bénéfice qui résultera… » Puis les articles, au nombre de dix-huit, édictent les dispositions suivantes : Les fonctions des administrateurs nommés par le bureau de l’Hôpital général seront charitables et gratuites. — L’évaluation des objets offerts en nantissement sera faite par des appréciateurs « choisis dans la communauté des huissiers commissaires-priseurs du Châtelet de Paris, laquelle sera garante des évaluations et percevra des emprunteurs un droit de prisée. » — Au bout de treize mois, les gages non retirés seront vendus par le ministère des huissiers commissaires-priseurs ; — les bénéfices seront employés au profit de l’Hôpital général ; — les actes sont exemptés du timbre ; — l’intérêt est fixé à 10 pour 100. — Telles sont les prescriptions principales qui tracèrent à l’administration du Mont-de-Piété une ligne de conduite qu’elle a toujours été forcée de suivre, au grand préjudice du public, et dont elle n’est pas encore parvenue à s’écarter.
Quoi qu’il en soit de cette situation, dont nous aurons à faire ressortir l’incohérence, le Mont-de-Piété était créé, et il fallait le loger avec les caisses, les bureaux, les magasins, qui sont indispensables à un fonctionnement régulier. On l’installa au Marais, rue Paradis, dos à dos avec un couvent célèbre qu’il devait bientôt absorber à son profit. En 1258, des moines selon la règle de Saint-Augustin qui s’intitulaient serfs de la Vierge Marie et étaient costumés de blanc, vinrent chercher fortune à Paris ; ils reçurent en dotation du roi Louis IX un vaste terrain, situé à l’extrémité de la ville et contigu aux murailles de Philippe-Auguste. Cet ordre, détruit en 1274 par Grégoire X, qui dans le deuxième concile de Lyon supprima tous les moines mendiants, à l’exception des jacobins, des cordeliers et des carmes, fut remplacé en 1297 par les guillemites ; ceux-ci étaient vêtus de noir, mais l’appellation première continua de subsister, et pour le peuple ce furent toujours les « blancs-mantiaux », ainsi que l’on disait alors.
C’est près de ce couvent que s’ouvrait la porte Barbette, qui devait son nom au « logis » construit par Étienne Barbette, maître des monnaies sous Philippe le Bel, logis qui fut dévasté en 1295 par le peuple, outré d’une nouvelle altération des espèces métalliques ; le roi y courut risque de la vie et ne fut sauvé qu’en se réfugiant au Temple. Plus tard, le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans fut assassiné près de là, au moment où il sortait de chez la reine Isabeau de Bavière, qui habitait l’hôtel Barbette. — En 1397, le 30 novembre, on avait consacré la première église des Blancs-Manteaux, qui fut reconstruite en 1685, ainsi que la maison de la communauté. Les guillemites avaient été réformés en 1618 et réunis aux bénédictins. Ce qui reste encore de leur ancienne demeure doit inspirer quelque respect au lettré et à l’historien, car là fut composé un des livres les plus importants qu’ait produits la France, l’Art de vérifier les dates.
C’est donc là que le Mont-de-Piété fut ouvert le 28 décembre 1777. Les mémoires contemporains affirment la vogue qu’il obtint immédiatement. « Rien ne prouve mieux, dit Mercier, le besoin que la capitale avait de ce Lombard que l’affluence intarissable des demandeurs. On raconte des choses si singulières, si incroyables, que je n’ose les exposer ici avant d’avoir pris des informations particulières qui m’autorisent à les garantir. On parle de quarante tonnes remplies de montres d’or pour exprimer la quantité prodigieuse qu’on y en a portée. » En outre, je lis dans la Correspondance secrète, 1778 : « Le Mont-de-Piété a beaucoup de succès ; on y prête sur des effets mobiliers, comme sur des lettres de change, et les chalands abondent. Cet établissement nuit beaucoup à de fort honnêtes gens qui faisaient le commerce ou le métier de prêter sur gages. » En dehors de ces témoignages, on possède des documents administratifs qui prouvent avec quel empressement on avait accueilli la création de ce qu’on appelait volontiers le Lombard royal. Au 31 décembre 1778, les opérations se chiffraient ainsi : engagements, 128 508 objets, 8 509 384 livres ; dégagements, 60 551 objets, 3 179 523 livres ; stock en magasin, 67 957 objets représentant une valeur de 5 129 861 livres. C’est fort considérable pour une année de début et les usuriers ne riaient pas ; mais la révolution avançait à grands pas, ils n’allaient pas tarder à prendre leur revanche.
Le bureau de l’Hôpital général avait fourni les premiers fonds nécessaires aux opérations légales du prêt sur nantissement ; mais toutes les prévisions furent promptement dépassées. On se trouva sans argent, et des lettres royales du 7 août 1778 autorisent le Mont-de-Piété à emprunter quatre millions de livres dont il avait absolument besoin pour satisfaire à ses obligations. C’est à ce moment que par la force même des choses naît un abus qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, quoique la raison le condamne et que la loi lui soit contraire. Dans une ville aussi grande que Paris, où les distances à parcourir sont énormes, un seul bureau de Mont-de-Piété, si vaste, si bien aménagé qu’il fût, était insuffisant. Les lettres patentes de création avaient prévu la difficulté, car l’article 3 dit : « Permettons aux administrateurs d’établir aussi, s’ils le jugent nécessaire, dans notre bonne ville de Paris, sous la dénomination de prêt auxiliaire, différents bureaux dudit Mont-de-Piété, ou caisse d’emprunt, de sommes depuis trois livres jusqu’à la concurrence de cinquante livres. »
Ce n’est pas tout d’être autorisé à installer des bureaux auxiliaires et des succursales : il faut louer des locaux, rémunérer le personnel des employés, établir des magasins, alimenter les caisses. C’étaient là de grosses dépenses, auxquelles le Mont-de-Piété naissant n’était pas en état de subvenir. Il eut donc à subir une ingérence étrangère, et admit ce qu’on pourrait appeler le prêt par procuration. Beaucoup de gens, n’ayant pas le temps d’aller jusqu’au Mont-de-Piété, s’adressèrent à d’anciens usuriers qui se chargeaient de faire les engagements moyennant un droit de commission débattu. C’est ce qu’on nomme encore les commissionnaires ; leurs bureaux servaient et servent d’étapes entre l’emprunteur et l’établissement central. Le Mont-de-Piété voulut regimber, faire tout seul ses diverses opérations ; tout ce qu’il obtint fut, le 10 août et le 6 septembre 1779, un double arrêt du parlement, en vertu duquel nul ne pouvait faire la commission du prêt sur gages sans avoir été autorisé par le Mont-de-Piété, et qui fixait le droit acquis aux commissionnaires pour prix de leur intervention. L’installation régulière des bureaux de commission ouverts dans les différents quartiers de Paris complétait, — empiriquement il est vrai, — l’organisation du Mont-de-Piété, et lui permettait d’aller vers les nécessiteux qui n’avaient pas le loisir de venir jusqu’à lui.
Tout fonctionna régulièrement, sagement, à la grande satisfaction du public, qui trouvait dans cette administration nouvelle des secours précieux en échange d’un intérêt des plus modiques, si on le compare à celui que les Lombards particuliers lui avaient imposé. En outre, la justice semble prendre le Mont-de-Piété sous sa protection, car l’excessive rigueur des lois criminelles redouble, lorsqu’il s’agit de punir le malfaiteur qui engage des objets volés[2]. Pourtant, dès la fin de 1789, l’établissement périclite, son crédit s’affaisse, les demandes qui l’assaillent ne sont plus en rapport avec ses ressources, et, comme tant d’autres institutions excellentes qu’il a fallu réédifier depuis, il va sombrer dans la tourmente où la société française faillit périr.
La création du papier-monnaie n’était point faite pour le relever ; de plus, il est atteint par les mesures inquisitoriales qui marquent l’esprit soupçonneux de l’époque, et un arrêté de février 1793 prescrit d’y faire le relevé de tout ce qui appartient aux émigrés. Le 20 nivôse de l’an II, la constitution du Mont-de-Piété est modifiée profondément par un arrêté du département ; à l’avenir, il sera sous la direction de six administrateurs indépendants les uns des autres. Le résultat d’une telle organisation ne se fait pas attendre ; les nouveaux titulaires se dénoncent les uns les autres, et l’on s’inquiète surtout de savoir où l’on placera le buste de Marat dans la cour de l’établissement. En matière de finances, la cacophonie est à son comble. Une loi du 11 avril 1793 déclare que l’argent est une marchandise comme une autre ; dès lors, la valeur conventionnelle qui lui est attribuée disparaît ; quel que soit le taux d’intérêt exigé, il n’y a plus d’usure. Cette loi ne vit pas longtemps, elle est rapportée le 6 floréal an II, mais elle est rétablie par une loi du 8 thermidor an IV. En présence de ces contradictions économiques, de l’affluence immodérée des assignats, le Mont-de-Piété n’avait plus de raison d’être, et l’on peut dire qu’il cessa de fonctionner sans avoir été légalement fermé.
La terreur avait pris fin ; Paris, sortant de ce long rêve sanglant dont la loi du 21 prairial avait fait un insupportable cauchemar, se réveillait pour se jeter dans tous les affolements chers à une société corrompue qui avait eu si peur de mourir qu’elle ne se préoccupait plus que d’abuser de la vie. Plus encore que la régence et que le règne de Louis XV, le Directoire fut le beau temps des usuriers et des prêteurs sur gages. Nul mystère ; sur les murs, en caractères majuscules, on affiche le nom des maisons de prêt : — Lombard Augustin, Lombard Serilly, Lombard Lussan, Lombard Feydeau, Caisse auxiliaire du quai Malaquais. « Les lanternes qui les annoncent, dit un écrivain du temps, suffisent pour éclairer la voie publique. » Par l’intérêt qu’ils offrent aux prêteurs, on peut juger de l’intérêt qu’ils exigent des emprunteurs. Le 14 messidor an VIII, les Petites affiches publient l’avis suivant : « Une maison de prêt offre de prendre des fonds à 5 pour 100 par mois. » C’est une sorte de jeu qui fait concurrence aux tables de trente et quarante, de creps, de roulette établies partout ; aussi, dans le langage des usuriers, l’emprunteur s’appelle un ponte. Quant à la sécurité qu’on pouvait trouver dans de pareilles cavernes, on peut l’apprécier : les prêteurs, lorsqu’ils avaient besoin d’argent, engageaient pour leur propre compte les objets qu’ils avaient reçus en nantissement. Tout le monde s’en mêlait, et les anciens huissiers commissaires-priseurs exploitaient le Lombard Serilly, qui était situé rue Vieille-du-Temple. Le Lombard Foulon, rue des Fossés-du-Temple, no 1, annonce qu’il prête sur les sucres, les eaux-de-vie et les vins ; il ajoute : « On traite de gré en gré pour les prêts conséquents[3]. »
Les représentants de la caisse auxiliaire des Lombards Lussan et Serilly, demandant à leur profit un privilège qui les rendit maîtres du prêt sur gages à Paris, disent, en parlant des maisons rivales auxquelles ils cherchent à se substituer : « On a vu l’intérêt monter dans plusieurs endroits jusqu’à 6 francs par louis, c’est-à-dire un quart par mois, soit 300 pour 100 par année. » Il était grand temps d’en finir avec de tels excès. On avait essayé, mais sans y réussir. Dans plus d’une circonstance et à diverses époques, on avait soutenu le Mont-de-Piété, on en avait modifié l’organisation ; il avait semblé reprendre ; mais l’insuffisance des capitaux mis à sa disposition paralysait les efforts et laissait toute facilité d’exploitation aux prêteurs sur gages ; en l’an VIII cependant les engagements dépassent 220 000 articles. Le Bureau des améliorations adresse, le 8 thermidor de la même année, au conseil général du département, un rapport sur la nécessité de fermer les maisons de prêts, que l’on soupçonne véhémentement le ministre Pitt de favoriser, afin « d’obtenir de la misère ce qu’il n’a pu obtenir de la famine et des armées de la coalition ». Cette sornette est imprimée et signée Debauve, homme de loi. Peut-être était-ce un sage qui n’employait ce misérable subterfuge que pour arriver aux fins morales qu’il poursuivait. On proposa de reconstituer le Mont-de-Piété sous forme de tontine, mais le projet échoua, et il fallut attendre l’Empire pour entrer enfin dans une voie sérieuse et pratique.
Le 26 pluviôse an XII, le premier consul promulgua une loi votée le 16 du même mois, sur le rapport de Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), par laquelle toutes les maisons de prêts sur gages devaient être fermées ; la loi atteignait le prêteur et l’emprunteur, car, si elle frappait l’un d’une amende importante, elle confisquait les objets déposés en nantissement. Le 24 messidor de la même année, Bonaparte, devenu Napoléon, règle par un décret impérial la constitution du Mont-de-Piété. Il ne le détache pas du bureau des hospices ; mais celui-ci est tenu de fournir le capital indispensable aux opérations de l’établissement, qui doit être « régi à l’avenir au profit des pauvres ». — On réédifiait l’institution telle qu’elle avait été fondée par les lettres patentes de 1777.
Le décret parle des succursales à organiser ; un nouvel acte souverain daté du 8 thermidor an XIII revient sur cette question si importante pour le public, et dit : Les succursales seront des bureaux et magasins particuliers situés hors de l’enceinte de l’établissement central, dont ils dépendront, et distribués sur les divers points de Paris où ils seront jugés nécessaires. » Cela est péremptoire ; le 24 du même mois, le conseil d’administration du Mont-de-Piété délibère : « Le nombre des succursales à établir sera dès à présent porté au maximum (six) ; il est provisoirement sursis de procéder à la clôture des bureaux de commission, et ils continueront leurs opérations jusqu’à l’époque de la mise en activité des succursales. » Ceci se passait en 1804 : aujourd’hui le Mont-de-Piété n’a que deux succursales, et il existe encore quatorze bureaux de commissionnaires. La faute en est-elle au Mont-de-Piété ? Non pas ; il ne possède absolument rien : par conséquent, il est soumis au bon plaisir des administrations supérieures dont il dépend, et il est contraint de vivre dans les conditions absolument contradictoires qu’on lui a créées.
L’Empire passa, la Restauration vint ensuite, puis la royauté de Juillet ; rien d’essentiel ne fut modifié dans l’organisation du Mont-de-Piété ; seulement une ordonnance royale du 12 janvier 1831 soumet ses actes financiers au contrôle de la cour des comptes. Sous la seconde république, une loi des 3 mars, 12 avril et 24 juin 1851 reproduit les dispositions des lettres de Louis XVI et des décrets de Napoléon, et au titre Ier apporte des améliorations constitutives qui sont annulées par le titre II, en ce qui touche le Mont-de-Piété de Paris.
Là pourrait s’arrêter l’histoire de ce grand établissement d’utilité générale, s’il n’avait reçu le contre-coup des événements dont nous avons été assaillis et s’il n’avait été sur le point de périr de mort violente pendant la Commune. Au moment où la marche des armées allemandes sur Paris ne put faire doute pour personne, le Mont-de-Piété, qui est responsable des nantissements qu’il accepte, et dont l’ordre, la probité, la vieille réputation, offrent au public d’indiscutables garanties, se vit assiégé par une foule de gens qui, sans être pauvres ni nécessiteux, voulaient mettre leurs bijoux, leur argenterie, leurs objets précieux à l’abri moyennant un droit de garde de 9 ½ pour 100 sur la valeur prêtée. C’était bien raisonné ; mais les magasins furent encombrés au delà de toute mesure, et les employés eurent un surcroît de travail auquel ils ne purent suffire qu’à force d’activité et de dévouement.
Ces apports excessifs cessèrent au moment où l’investissement fut complet, et le Mont-de-Piété rentra dans son calme habituel ; mais seul, sans grand argent dans sa caisse, ayant à pourvoir à des besoins que la guerre, le chômage, les maladies quintuplées, le froid, la misère générale et la faim rendaient de plus en plus impérieux, il se trouvait dans une situation qui n’était pas exempte de trouble. On voyait arriver l’instant où les demandes d’emprunt dépasseraient les ressources mises en réserve pour le prêt, ressources que la suspension forcée des ventes avait encore amoindries. On estimait les objets offerts en nantissement bien au-dessous de l’évaluation à laquelle ceux-ci avaient droit, afin de se découvrir le moins possible, mais c’était là un moyen insuffisant et peu en rapport avec les circonstances.
Cependant le maire de Paris avait pris, dès le 12 septembre 1870, une mesure radicale. Il avait suspendu l’effet du décret du 12 août 1863, qui limite à 10 000 francs le maximum par engagement pour le bureau central, à 500 francs pour les bureaux auxiliaires, et il avait déclaré que le Mont-de-Piété, tant que la position anormale de la ville n’aurait pas pris fin, ne pourrait consentir d’avances s’élevant au delà de 50 francs[4]. Le public en fut quitte pour fractionner à l’infini les lots qu’il apportait à l’engagement, et le Mont-de-Piété ne s’en trouva pas beaucoup mieux ; on en a eu la preuve dans la diminution rapide de la réserve disponible déposée au Trésor. À la fin de juillet, cette réserve s’élevait au chiffre de 7 800 000 francs ; au 31 décembre, elle n’était plus que de 662 120 francs, et au 6 février 1871 elle ne représente plus qu’une somme misérable de 62 121 francs, qui, en temps ordinaire, ne suffirait pas aux besoins d’une seule journée. Le danger était imminent, le Mont-de-Piété allait être réduit peut-être à refuser tout engagement ; le gouvernement n’hésita pas, il lui fit remettre trois millions pris sur les fonds des caisses d’épargne, à titre d’avance pour six mois et à 5 pour 100 d’intérêt. C’était le salut. Du reste, à cette lamentable période de notre histoire urbaine, le Mont-de-Piété était désert ; il regorgeait de gages emmagasinés, mais le public ne s’y présentait plus. Le fait est constaté en ces termes dans le Compte administratif de l’exercice 1871 : « Soit que les classes nécessiteuses eussent épuisé le stock des nantissements qu’elles pouvaient offrir, soit qu’elles fussent alimentées aux frais du Trésor — (c’est là la vraie cause) — les demandes d’engagement se raréfiaient de jour en jour. »
Aussitôt que les armées allemandes eurent détendu la ligne d’investissement et que les communications eurent été rétablies entre la France et sa capitale, le Mont-de-Piété reprit son activité ordinaire. Les opérations ne languissaient pas, on retirait les objets précieux engagés au début du siège, l’argent affluait dans les caisses ; on allait pouvoir payer les dettes et reconstituer la réserve, lorsque le 18 mars amena la retraite précipitée du gouvernement et l’introduction à l’Hôtel de Ville d’un gouvernement d’aventure. Les institutions qui, par leur organisation même, étaient contraintes de rester à Paris avaient alors tout à craindre, et le Mont-de-Piété était du nombre.
Dés le 21 mars, on frappa d’interdiction la vente des nantissements périmés, dont la reprise avait été annoncée. Si la mesure était insignifiante par elle-même, elle prouvait que la Commune pensait au Mont-de-Piété, et cela était fort grave. À cette époque, les magasins renfermaient 1 708 547 articles, sur lesquels on avait avancé une somme de 37 502 723 francs ; mais nul n’ignorait que le maximum du prêt avait été abaissé à 50 francs, que par conséquent la valeur d’appréciation restait bien au-dessous de la valeur réelle, qui s’élevait sans doute à bien près de 100 millions. Il y avait là de quoi pousser à une « mesure financière » des hommes qui, tout en détenant le pouvoir, étaient toujours aux abois et bien souvent ne se doutaient pas comment ils feraient face aux difficultés que leur incapacité violente semblait prendre à tâche d’accumuler.
Ce qui sauva le Mont-de-Piété fut précisément l’incohérence des projets mis en avant ; on paraissait d’accord pour supprimer radicalement ce que la Commune appelait « une officine d’usure » ; mais, quand il s’agissait de formuler les moyens pratiques, on se disputait beaucoup et l’on ne concluait à rien. Gagner du temps, c’était tout alors ; ceux qui ont vécu à Paris pendant ces deux sinistres mois se rappellent avec quelle anxiété on regardait du côté de Versailles et avec quelle naïveté on croyait toucher à l’heure de la délivrance. Tout à coup on put lire dans le Journal officiel de la république française, à la date du 1er mai 1871, un « rapport de la commission du travail et de l’échange sur la liquidation des Monts-de-Piété ». C’était le glas funèbre qui sonnait, car un décret conforme était annexé à l’exposé des motifs, qui ne ménageait ni les seigneurs, ni les rois, ni les prêtres[5].
Il fallut discuter alors avec ces hommes prévenus, leur prouver qu’en compromettant le gage du pauvre dans une opération aussi périlleuse qu’une liquidation faite en des temps pareils, ils allaient directement à l’inverse de leur but. Si l’on réussit à éviter cette ruine, on le doit peut-être à un pauvre garçon maladivement vaniteux, qui avait cherché dans la politique à outrance le moyen d’utiliser des talents qu’il croyait méconnus. Celui-là fut plus à plaindre peut-être que coupable ; un sentiment de respect humain exagéré l’empêcha de sortir d’une voie où il s’était imprudemment engagé et dont il n’ignorait pas l’issue ; il réagit selon ses forces dans les moments de crise les plus aigus, et il sut mourir courageusement pour une cause qui n’était pas la sienne, qu’il avait subie plutôt qu’il ne l’avait acceptée ; — je parle de Vermorel.
En attendant qu’on pût procéder à cette liquidation toujours menaçante, la Commune, s’inspirant de la tradition de tous les gouvernements possibles, décréta le dégagement gratuit des articles sur lesquels le Mont-de-Piété n’avait pas prêté plus de 20 francs. Dans l’origine, il avait même été question de faire rendre à leurs propriétaires des objets déposés en nantissement de 50 francs ; cette mesure, qui eût entrainé des conséquences excessives, fut repoussée pour un motif baroque. Un nommé Clément avait fait la proposition de la manière suivante : « Considérant qu’il est urgent de mettre à l’épreuve la science financière des membres de la Commune, je demande que le chiffre de 20 francs soit porté à 50 francs. » La forme donnée à la motion ayant été jugée impertinente, celle-ci fut rejetée. Le 12 mai, les dégagements prescrits commencèrent ; la Commune versait au Mont-de-Piété un à-compte de 15 000 francs par jour ; on allait lentement, si lentement qu’on atteignit le jour de la grande bataille sans avoir été liquidé, sans s’être trop dégarni, et qu’on en fut quitte pour une perte sèche de 188 367 francs ; c’était s’en tirer à bon compte.
Ces jours maudits sont passés ; que le néant les engloutisse et les garde à jamais ! Le Mont-de-Piété a repris ses opérations normales ; on y emprunte, on y prête, on y engage, on y dégage, on y renouvelle, on y vend tous les jours. Je voudrais pouvoir dire que cette série d’opérations atteint le but cherché dès le principe, et que l’usure n’existe plus à Paris. Je ne crois pas cependant que le Mont-de-Piété l’ait tuée ; pas plus que les jeux publics — si l’on avait la coupable imprudence d’en tolérer le rétablissement — ne tueraient les tripots clandestins. L’appât du lucre exercera toujours un attrait puissant sur les âmes basses. Voici ce qu’on lit dans un ouvrage spécial que j’ai déjà cité, et qui a été écrit par un homme que ses fonctions ont mis à même de connaître à fond ce triste sujet. « Malgré les dispositions de la loi du 16 pluviôse an XII et du Code pénal, le prêt clandestin s’opère à Paris sur une vaste échelle, et ce serait une erreur de croire qu’il est pratiqué seulement par de misérables brocanteurs. De riches bijoutiers, des négociants en renom, des banquiers millionnaires ne dédaignent pas d’exploiter la misère qui se cache, comme le faisaient leurs pareils avant 1777. Ils ont comme eux le privilège de l’impunité, soit parce qu’ils ont l’habileté de déguiser sous forme de vente à réméré leurs honteuses spéculations, soit, c’est triste à dire, parce que leur position même semble les mettre à l’abri des poursuites qui devraient les atteindre. Comme directeur du Mont-de-Piété, nous avons reçu à ce sujet de curieuses révélations ; mais le plus souvent les victimes se refusaient à ce qu’une plainte fût portée en leur nom, retenues qu’elles étaient par la crainte du scandale qui s’attache à ces sortes d’affaires[6]. »
L’ensemble de l’administration se compose d’un chef-lieu, de deux succursales, de vingt-quatre bureaux auxiliaires et de quatorze commissionnaires. Nous visiterons le chef-lieu, qui centralise toutes les opérations importantes. Il s’ouvre rue des Francs-Bourgeois et sur la rue Paradis ; il est gardé par un peloton de vingt-cinq municipaux ; il a un poste de pompiers et un bureau spécial de police occupé par un sous-brigadier du service de sûreté accompagné de trois agents. Il a été rebâti en grande partie vers 1805 ; l’escalier étroit, la rampe alourdie de faisceaux romains, l’ornementation tout entière, lui font un acte de naissance irrécusable ; la façade froide et triste est en pierre de taille, mais les autres bâtiments, en simple limousinerie, sont peints de cet insupportable jaune administratif, qui prouve que le Français est le moins coloriste de tous les peuples.ii. — les opérations.
Pour prêter de l’argent, il faut en avoir ; or le Mont-de-Piété n’en a pas, donc il emprunte. Toutes les prescriptions qui ordonnaient aux hospices de lui fournir un capital suffisant sont restées illusoires. Il verse ponctuellement ses bénéfices, quels qu’ils soient, à l’Assistance publique ; en échange, celle-ci ne lui donne pas un centime. Le système d’emprunt du Mont-de-Piété est peu compliqué ; il procède comme le Trésor : il émet des bons, véritables billets à ordre qu’on peut endosser, portant intérêt de la somme reçue. Ces bons sont à un an, à six mois, à trois mois même, et dans ce dernier cas attirent les fonds disponibles du commerce, fonds qui ne peuvent jamais s’immobiliser longtemps. L’intérêt normal, toujours fixé par le conseil de surveillance, est en moyenne de 3 1/2 ; parfois il s’élève à 5. Pendant le siège, au moment de la grande pénurie, on le fit monter jusqu’à 6. Ces titres sont très-connus, très-appréciés par les petites bourses, qui, bon an, mal an, apportent une quarantaine de millions à la caisse du Mont-de-Piété. Celui-ci ne garde que la somme jugée nécessaire aux besoins prévus et dépose le reste au Trésor, qui lui en tient compte à raison d’un intérêt invariable de 3 pour 100.
La clientèle des prêteurs est presque toujours la même, et il est rare que les bons ne soient pas renouvelés lorsque, au bout de l’année, on vient toucher la redevance échue. Les prêteurs sont pour la plupart des maraîchers, des marchands à la halle, des cultivateurs de fruits, des loueurs de voitures, gens économes et défiants qui recherchent d’autant plus ces sortes de valeurs qu’elles sont immuables et ne peuvent être atteintes par les fluctuations des cours de la Bourse. Le prêt est permanent ; il ne se passe pas de jour, pas d’heure, qui ne voient quelques personnes apporter des sommes variant entre 500 et 5 000 francs en échange d’un bulletin découpé sur un livre à souche. Cet argent ne reste pas stationnaire ; il est promptement mobilisé, car si le Mont-de-Piété emprunte d’une main, ce n’est qu’afin de pouvoir prêter de l’autre.
Le mécanisme du prêt qu’il consent est aussi simple que celui de l’emprunt qu’il contracte, à cette différence près qu’il emprunte sous sa propre responsabilité, et qu’il ne prête que sur la responsabilité de commissaires priseurs garantis par la caisse de leur compagnie. À cet effet, quatorze commissaires-priseurs sont attachés à l’administration ; ils font la prisée des objets offerts en gage et la vente des nantissements périmés. Ils opèrent directement l’appréciation au chef-lieu et dans les deux succursales. Dans les bureaux auxiliaires, ils sont représentés par des employés qui leur appartiennent ; ils revisent les avances faites par les commissionnaires. Leur intervention est rémunérée par un droit de prisée fixe de 1/2 pour 100 perçu sur les engagements et même sur les renouvellements, par un droit proportionnel de 3 1/2 pour 100 sur le prix des objets vendus. Ils sont responsables de leur évaluation ; si l’article vendu n’atteint pas la valeur de la somme remise à l’emprunteur, ils doivent rembourser la différence à la caisse du Mont-de-Piété.
Pour éviter l’encombrement et activer un service dont les employés sont parfois surmenés, on a séparé les bureaux d’engagements en deux catégories distinctes, désignées sous le nom de première et de seconde division ; dans la première, on engage les bijoux, les objets précieux et de petit volume ; dans la seconde, on engage cette inconcevable diversité d’articles qu’on appelle génériquement les paquets. Au fond d’une cour qui n’est pas trop large s’ouvre un couloir aboutissant à une grande salle d’aspect passablement morose et désagréable. Deux ou trois bancs de bois polis par l’usage sont placés près de la muraille ; une grande cage vitrée de carreaux blanchis en forme le fond ; celle-ci est ouverte d’un guichet disposé de telle sorte que l’emprunteur et les employés ne peuvent se voir : c’est la première division. La salle d’attente contient deux ou trois personnes qui fouillent dans leur poche pour en retirer le gage qu’elles apportent ; il n’y a jamais foule ici, mais de neuf heures du matin à quatre heures de l’après midi, les emprunteurs se succèdent incessamment.
Derrière le vitrage, dans une chambre très-claire, les employés sont rangés autour d’une table en forme de fer à cheval. Le commissaire-priseur-appréciateur est assis près de la fenêtre ; à sa portée, voici une loupe, une pierre de touche, un flacon d’acide nitrique, un gabarit pour mesurer la dimension des diamants ; en face de lui, à côté d’un paquet de bulletins formulés et numérotés d’avance, se tient le commis aux écritures, la plume à la main. Deux hommes vêtus d’une veste en cotonnade bleue rayée de blanc sont placés sur des tabourets, près de la table ; devant l’un, des boîtes sont répandues, des bâtons de cire à cacheter commune sont disposés, et un bec de gaz brûle constamment ; devant l’autre, il y a des écheveaux de gros fil et de fortes aiguilles ; le premier est le garçon boîtier, le second est le garçon couseur. Debout, faisant la navette entre le guichet et la table, sur laquelle je vois une balance et un trébuchet, le garçon peseur complète le personnel indispensable à la régularité d’un engagement.
L’individu qui se présente au Mont-de-Piété pour emprunter s’appelle un public. Presque toutes les administrations ont ainsi à leur usage une série de vocables avec lesquels le Dictionnaire de l’Académie n’a rien de commun, et qui sont nés des obligations mêmes du service, qu’ils facilitent singulièrement ; nous en verrons bien d’autres tout à l’heure. Le public dépose sur une planchette le gage, que saisit le garçon peseur ; celui-ci, lorsque c’est un bijou, un couvert, le jette dans la balance, et, à très-haute voix, énonce l’objet, dit s’il est en or ou en argent, combien il pèse ; puis il le passe au commissaire-priseur, qui l’examine, l’éprouve aux touchaux, s’il a des doutes sur la sincérité du métal, compte les diamants, s’il y en a, vérifie si le poinçon indique le premier ou le second titre, et offre une somme qui, quatre-vingt-dix fois sur cent, est acceptée. L’employé aux écritures fait remettre au public, devenu engagiste, une fiche reproduisant les deux derniers chiffres du numéro porté au bulletin qui indique la date, la valeur de l’estimation, celle du prêt, la désignation du nantissement ; le commissaire-priseur y ajoute : Bon pour la somme de… et signe. C’est là l’état civil du nantissement ; il ne le quittera plus.
Ce bulletin est passé par une bouche de boîte à lettres dans une chambrette contiguë, où il est reçu par trois employés : l’un fait la reconnaissance détaillée, l’autre écrit sur un registre la désignation de l’objet et indique en regard la somme prêtée ; le troisième enfin, délégué de la caisse, écrit le nantissement et la somme, qu’il remet immédiatement à l’individu, qui est dès lors un emprunteur. Si la somme ne dépasse pas 15 francs, on la livre sans formalités ; si elle est supérieure, on fait signer un reçu ; de plus, on exige un papier d’identité, — carte d’électeur, quittance de loyer, patente, — sinon un répondant. Lorsque ces conditions ne sont point remplies, le prêt est suspendu, le gage est conservé, et l’on ouvre une enquête.
Le bulletin, renvoyé dans la salle d’appréciation, est remis avec l’objet qu’il désigne au garçon boîtier ; celui-ci place l’article dans une boite après avoir vérifié s’il concorde exactement à la désignation. Si l’article est d’une valeur au-dessous de 20 francs, la boite est simplement fermée à l’aide d’un fil noué ; s’il est d’un prix plus élevé, la boîte est enveloppée d’une couverture de papier scellée à cire ardente et timbrée d’un cachet portant le numéro de la division et les trois lettres M. D. P.
Le bulletin et la boîte sont poussés ensemble au garçon couseur, qui coud l’un sur l’autre solidement, après avoir eu soin de plier la fiche indicative de façon à laisser le numéro d’ordre en apparence. Les boîtes successivement réunies sont enfermées dans un panier clos et portées au magasin, où nous les retrouverons. Ces précautions sont minutieuses ; elles exigent le concours de plusieurs employés, qui se contrôlent mutuellement, mais on n’en saurait trop prendre pour éviter les erreurs possibles dans la manutention d’une si grande quantité d’objets. On est parvenu ainsi à une sorte de précision mathématique qui permet de faire toutes les opérations avec une certitude presque absolue.
Parfois, lorsqu’un individu n’a besoin que d’une somme déterminée, il refuse celle qui lui est offerte et fixe lui-même le chiffre du prêt. J’ai vu le fait à propos d’un bracelet pour lequel on proposait 1 300 francs ; la personne qui l’apportait n’en voulut que 1 200 ; dans ce cas, sur le bulletin, sur la reconnaissance, sur les registres on écrit le mot requis, à la suite de l’énoncé du prêt. Quand il n’y a plus de public, dans cet intervalle toujours très-rapide pendant lequel la salle d’attente est libre, on appelle : les commissionnaires ! Alors le garçon peseur présente les articles engagés la veille dans les bureaux de commission et qui, dès le matin, avant neuf heures, ont été déposés en bloc contre récépissé, au chef-lieu du Mont-de-Piété. Tous les lots sont examinés l’un après l’autre par le commissaire-priseur, qui vérifie l’appréciation, l’approuve ou la modifie péremptoirement.
Le plus souvent les deux évaluations concordent ; parfois celle du commissaire-priseur est supérieure, mais il arrive aussi qu’elle est inférieure. Dans ce cas, le commissionnaire, qui passe tous les jours à la caisse du Mont-de-Piété pour y toucher le montant du prêt qu’il a fait directement la veille à l’emprunteur, ne reçoit que la somme édictée par le commissaire-priseur, et reste à découvert du surplus, lequel alors prend le nom d’avance. À cela il n’y a pas grand mal ; mais en admettant qu’un commissionnaire ait prêté 200 francs, que ceux-ci aient été réduits à 150 par l’appréciateur en dernier ressort, cela fait une différence de 50 francs qu’il ne peut ressaisir, sur lesquels il touchera néanmoins 6 pour 100 d’intérêt, et qui, pour cette somme, le constituent prêteur sur gages, ce qui est illégal.
On procède à la seconde division — aux paquets — exactement comme à la première ; au lieu d’avoir à évaluer des bijoux, on apprécie des étoffes, des châles, des livres, des instruments de musique, des matelas, des cadres dorés ; là le mouvement est plus actif, et l’on voit parfois apparaître sur la table de pauvres nippes qui exigeraient un prêt de charité ; le minimum est fixé à trois francs ; pour l’accorder il faudrait savoir ne pas regarder de trop près et les commissaires-priseurs ont des yeux que l’intérêt a rendus bien clairvoyants.
Il est un autre endroit dans l’administration où l’on contracte aussi des engagements ; c’est le cabinet du directeur, car le Mont-de-Piété est autorisé à faire des engagements secrets, afin de ménager certaines susceptibilités et de respecter des pudeurs trop promptes à s’effaroucher. Le fait en lui-même n’a rien de mystérieux, et il est entouré de toutes les garanties de loyauté que nous avons vu mettre en œuvre pour les engagements ordinaires. Bien des personnes ignorant le fonctionnement du Mont-de-Piété, ne sachant pas que la discrétion y est considérée comme un devoir professionnel, craignant, — on ne sait pourquoi, — que leur nom ne soit divulgué, redoutant peut-être surtout d’avoir à faire queue aux guichets, s’adressent directement au chef même de l’administration et lui confient le nantissement qu’elles veulent engager. L’article est envoyé à l’évaluation du commissaire-priseur, et tout se passe comme d’habitude ; seulement l’argent est remis de la main à la main, et le nom de l’emprunteur, inscrit sur un carnet spécial, gardé sous clef, n’est jamais connu que du directeur. Les gages sont parfois assez médiocres ; j’ai vu apprécier une robe de soie « secrète » sur laquelle on a prêté 60 francs. Il est difficile de dire à quelle catégorie appartiennent les gens qui agissent ainsi ; toutefois je puis affirmer qu’il n’existe pas une subdivision du monde parisien qui n’ait passé au Mont-de-Piété ; cela n’a rien de surprenant dans une société où l’envie de paraître est devenu le plus impérieux de tous les besoins. Puisque ce genre d’opérations est secret, je n’ai naturellement pas pu en savoir le nombre, mais on ne s’éloignera pas beaucoup de la vérité en estimant que, sur un total moyen de 1 200 000 engagements, ceux dont nous venons de parler comptent à peine pour 4 000.
Le Mont-de-Piété est responsable de tous les objets qu’il accepte ; ils ne lui appartiennent pas, puisqu’il doit les rendre en échange de la somme prêtée ; de plus ils sont pour lui le gage de ses avances. On comprend dès lors qu’il les garde avec un soin particulier et s’efforce de les conserver intacts, afin de n’en pas diminuer la valeur. Les magasins sont donc l’objet d’une surveillance spéciale, et l’entrée n’en est permise qu’aux employés indispensables. Ils sont disposés de manière à correspondre aux bureaux d’engagements, et, comme ceux-ci, sont séparés en deux divisions : la première pour les bijoux, la seconde pour les paquets.
La première division est située au premier étage, où elle s’étend sur trois côtés ; une grande salle précède les magasins proprement dits. C’est là qu’on apporte les boîtes scellées et munies du bulletin indicateur, qui est immédiatement transcrit sur un registre dont la couverture varie de couleur selon les années. En effet, pour simplifier les recherches et établir une sorte de classement préalable visible au premier coup d’œil, le Mont-de-Piété a choisi quatre couleurs qui se succèdent alternativement : le blanc, le rose, le jaune et le vert. L’année 1871 était vouée au jaune ; les bulletins, les reconnaissances, les registres, tout, jusqu’à la couverture du rendu compte administratif, était jaune. Lorsque l’inscription de l’article engagé a été faite, celui-ci est pris par un garçon de magasin qui pénètre dans le capharnaüm le plus étrange, le plus rempli, le plus méthodiquement rangé que l’on puisse voir. C’est une série de ruelles parallèles les unes aux autres et séparées par des murailles qui sont des casiers où les objets sont disposés selon le numéro d’ordre qu’ils ont reçu au bureau des engagements. Une ingénieuse précaution évite encore toute cause d’erreur : le bulletin des articles engagés porte un numéro pair, celui des articles renouvelés porte un numéro impair ; on coud le second sur le premier en ayant toujours soin de mettre le chiffre bien en évidence ; les recherches sont donc d’une facilité extrême, et le nombre des objets adirés[7] est singulièrement restreint.
Il n’y a pas que des casiers à claire-voie dans la première division ; il y a aussi de fortes caisses en fer, ne s’ouvrant qu’à deux clefs, dont l’une est confiée au garde-magasin et l’autre au contrôleur. Ces armoires de sûreté, à l’abri de l’effraction et de l’incendie, sont destinées à renfermer ce qu’on nomme les quatre chiffres, c’est-à-dire les objets précieux sur lesquels on a prêté 1 000 francs et plus ; d’autres caisses se manœuvrant à l’aide d’une seule clef contiennent les articles dont la valeur dépasse 500 francs. Ces caisses sont intérieurement disposées de façon à offrir l’image d’un énorme calendrier ; elles sont divisées en douze casiers correspondant aux douze mois : chaque casier est séparé en deux compartiments représentant les quinzaines, chaque compartiment est partagé par trois petits gradins dont chacun figure cinq jours. Le point de repère par le numérotage, par le chiffre pair ou impair, est donc complété, pour ces objets précieux, par l’indication méthodiquement apparente de la date.
L’aspect général du magasin est triste ; deux ou trois garçons, munis de lanternes, glissent silencieusement le long des casiers, rangent les gages apportés, cherchent les gages réclamés, en faisant leur besogne avec la régularité automatique d’une machine de précision. — On ne voit que des boîtes, des boîtes, et encore des boites ; ce qu’elles contiennent, on le devine : des bijoux, des alliances, des pièces de mariage et surtout des montres, qui chaque jour arrivent au Mont-de-Piété au nombre de 1 000 à 1 200 ; — au bout de l’année, on ne doit pas être loin des quarante tonnes dont parlait Mercier. C’est aussi à la première division qu’on emmagasine les objets susceptibles d’être détériorés par des transports à travers les escaliers : pendules, baromètres, thermomètres, cadres, miroirs, affreuses figurines qu’on appelle des bronzes d’art, garnitures de cheminée. Il y a de tout dans ce pandémonium ; si j’avais bien cherché, j’aurais trouvé sans doute le menton d’argent qu’un invalide, peu soucieux de sa beauté plastique, vient mettre « au clou » de temps en temps.
Les magasins qui renferment les objets divers sont superposés dans trois étages ; là sont les paquets, fort encombrants et exigeant un emplacement considérable ; on a tiré parti de tous les recoins, on s’est adjoint une maison voisine, on a percé les gros murs, et, tant bien que mal, on communique par des escaliers biscornus. Cela sent l’eau de javelle, odeur gardée par le linge, qui entre pour deux tiers dans la composition de ces nantissements uniformément revêtus d’une serviette ou d’un mouchoir, sorte de linceul dont ces épaves sont enveloppées et sur lequel le bulletin est attaché. Il y a là des caisses, des malles, des tas de livres rassemblés dans du gros papier d’emballage, des parapluies appendus aux murailles, des boîtes à violon, des étuis d’où s’échappent la gueule de cuivre des ophicléides. Au dernier étage, sous les combles, dans des chambres construites en brisis et éclairées par des fenêtres à tabatière, voilà les matelas roulés, les lits de plume, les oreillers couverts d’une forte taie en gros coutil blanc et bleu. Parfois une seule personne apporte d’un seul coup dix, douze matelas et plus : c’est un maître de pension qui n’a pas d’élèves, c’est un propriétaire de maison garnie qui n’a pas de locataires. Les matelas ne sont pas très-nombreux au chef-lieu ; en revanche il y en a beaucoup à la succursale de la rue Servan, auprès de la Petite-Roquette ; lorsque je l’ai visitée, on en pouvait compter 8 800.
Cette succursale a été bâtie exprès ; aussi les magasins sont-ils d’une ampleur très-bien calculée, et assez vastes pour centraliser tous les meubles qu’on engage au Mont-de-Piété. D’immenses salles, fer et brique, défiant le feu, semblent être le dépôt des ébénistes du faubourg Saint-Antoine : meubles simples et sculptés, armoires à glace, pianos de toute provenance, crédences, commodes et buffets, vide-poches, bonheurs-du-jour, fauteuils, lits, canapés et tabourets, sont symétriquement rangés les uns à côté des autres, et craquent tout seuls de temps en temps pour prouver qu’ils sont plus neufs qu’ils n’en ont l’air.
Au rez-de-chaussée, de grands hangars ouverts au niveau du sol avaient été réservés pour les voitures ; on y a bien vite renoncé, l’encombrement y devint immédiatement excessif, au point de neutraliser le service. Là sont les instruments en métal que leur poids rend difficiles à manier ; j’ai vu des baignoires, des alambics, des appareils de confiserie, des chaudières, une masse de machines à coudre, et surtout une quantité extraordinaire d’étaux. La première impression produite par la vue de ces indispensables instruments de travail est fort pénible : on pense involontairement à l’ouvrier réduit par le chômage et la misère à engager son gagne-pain ; l’impression est erronée : un patron serrurier occupe chez lui sept ou huit ouvriers ; s’il n’a pas d’ouvrage à leur donner, il les renvoie et dépose leurs étaux au Mont-de-Piété jusqu’à ce qu’il ait remis son atelier sur le pied normal. Dans un coin, j’ai avisé un objet étrange ; je me suis approché et j’ai reconnu une jambe en bronze ; elle appartient à une statue qui n’est point encore terminée. Il existe des héros qui ont passé membre à membre dans les magasins du Mont-de-Piété avant d’avoir été dressés sur un piédestal au milieu d’une de nos places publiques.
On a fait un calcul moyen : en temps ordinaire, les objets restent sept mois et demi dans les magasins ; alors ils sont dégagés et restitués à qui de droit. Les formalités du dégagement sont aussi d’une simplicité extrême. Le public se présente dans une salle divisée en plusieurs guichets, derrière chacun desquels se tiennent deux employés. La reconnaissance est reçue par un agent du contrôle qui évalue l’intérêt par quinzaines, sauf pour le premier mois, qui est toujours acquis, à 6 pour 100 par an ; il y ajoute 3 pour 100 de droits de garde et de manutention, le 1/2 pour 100 dû au commissaire appréciateur pour sa prisée ; il additionne avec la somme prêtée, fait le total, et inscrit sur la reconnaissance un numéro d’ordre qui équivaut à un acquit ; puis il passe la paperasse ainsi chiffrée à son vis-à-vis, qui est un employé de la caisse chargé de vérifier le compte et de toucher l’argent du dégagiste, en échange duquel il remet à celui-ci une fiche portant un numéro rouge ou noir, selon que l’objet réclamé doit être délivré au premier ou au second étage. Muni de ce petit bulletin, qui maintenant représente le gage lui-même, le créancier du Mont-de-Piété monte à ce que l’on appelle la salle de rendition. C’est une vaste pièce, garnie de bancs en bois, surveillée par un garde municipal et fort peuplée.
La reconnaissance est envoyée au magasin désigné par le nantissement lui-même ; l’article recherché, trouvé, est remis à un contrôleur ; celui-ci s’assure que le bulletin adhérent est conforme, comme numéro d’ordre et comme désignation, au numéro et à la désignation de la reconnaissance qu’il paraphe. Ensuite la boîte est enveloppée dans la reconnaissance et expédiée au garçon rendeur, qui est debout derrière un large guichet et devant une table sur laquelle on dépose les objets, dans un panier si ce sont des bijoux, en tas si ce sont des paquets. À l’appel successif des numéros, le porteur de la fiche indiquée s’approche ; devant lui, le garçon constate que le cachet est intact, il vérifie la désignation, ouvre la boîte, compte les objets, et, après les avoir rendus, prend un timbre qui lui est spécialement attribué, et en frappe ou, pour mieux dire, en signe la reconnaissance. Entre l’instant où le caissier a reçu l’argent et celui où l’objet est restitué, il s’écoule trente ou quarante minutes. C’est peu, et pourtant ce laps de temps suffit pour que des articles dégagés ne soient jamais réclamés. Quel oubli subit, quel accident a frappé les dégagistes ? On se perd en conjectures, et il y a là une sorte de mystère impénétrable ; chaque année, une dizaine d’objets sont abandonnés de la sorte et finissent par être vendus.
Le public qui s’ennuie dans la salle d’attente n’a rien de bien particulier. Les femmes dominent, car les hommes sont à l’atelier ; on voit beaucoup d’enfants, quelques commissionnaires, des marchands aux allures ambiguës qui ont acheté des reconnaissances à vil prix, des soldats, et surtout des commères qui jacassent entre elles. L’objet appartient-il toujours à celui qui le dégage ? On doit le croire ; mais la reconnaissance est un titre au porteur, il suffit de la présenter et de payer pour être mis en possession de l’article désigné.
Les personnes qui ne peuvent retirer leur nantissement sont libres de le « renouveler », au bout d’une année écoulée, en versant les intérêts échus[8]. On ne peut s’imaginer jusqu’où va chez certaines personnes ce qu’on pourrait appeler la manie du renouvellement, manie qui finit par coûter cher. Un parapluie a été renouvelé quarante-sept ans de suite. Il avait sa célébrité, on en parlait dans l’administration ; pendu le long d’un casier, il était du haut en bas revêtu de bulletins qui lui faisaient une égide d’écailles en papier. Un membre du conseil de surveillance le vit, en eut commisération, le dégagea et le renvoya au propriétaire légitime, qui se fâcha tout rouge, et déclara qu’il n’entendait pas qu’on se permit de lui faire l’aumône. Le 25 novembre 1872, j’ai vu vendre un rideau de calicot blanc qui avait été engagé le 5 juin 1823 ; il avait payé d’arrérages et de droits de prisée 35 francs 60 centimes, sept fois sa valeur, car il fut adjugé au prix de 5 francs[9].
Le Mont-de-Piété doit réglementairement garder les objets qui ont été acceptés en nantissement pendant treize mois ; on va toujours au moins jusqu’à quatorze, et l’on accorde un sursis plus long aux personnes qui le demandent. C’est ordinairement vers le quinzième mois que les objets non retirés sont mis en vente ; mais on a toujours soin de prévenir les intéressés par une lettre, — non affranchie, — qui reproduit le signalement de la reconnaissance, et annonce que le nantissement va être offert aux enchères publiques ; on ajoute que, dans le cas où il y aurait boni, c’est-à-dire une plus-value sur la somme totale due au Mont-de-Piété, cet excédant est conservé pendant trois ans à la disposition de l’emprunteur, et que, ce délai passé, il sera versé à la caisse des hospices. La moyenne des articles vendus faute d’avoir été dégagés est de 5 pour 100 pour les engagements ordinaires, de 1 pour 100 à peine pour les engagements secrets. Dans les lettres royales de 1777, Louis XIV fixait à deux par mois les ventes du Mont-de-Piété ; aujourd’hui on en fait trois par jour : une au chef-lieu, l’autre à la succursale de la rue Servan, la troisième à la succursale de la rue Bonaparte.
Les objets destinés à la vente sont enregistrés, apportés dans une chambre contiguë à la salle d’enchères et vérifiés ; là encore on s’assure que le nantissement est bien celui qui est désigné sur le bulletin originel. On a catégorisé les lots de façon que les marchands savent toujours à quoi s’en tenir : le lundi, c’est le bric-à-brac et les livres ; le mercredi, les étoffes riches et les châles ; le jeudi, les diamants et les bijoux ; les autres jours, on vend plus particulièrement les paquets, qu’on met sur table aussi le lundi, le mercredi et le jeudi quand les articles spéciaux sont épuisés.
La salle est une rotonde fort laide, dont la coupole, ornée de caissons d’une insupportable lourdeur, laisse pendre une tige de fer entièrement tapissée de toiles d’araignées et terminée par six becs de gaz. Le commissaire-priseur et son clerc sont assis au bureau ; à côté, un contrôleur de la garantie vérifie si les matières d’or et d’argent ne portent point un contrôle périmé ; un employé de l’administration tient note des objets vendus et du prix d’adjudication. En face, une forte table en forme de fer à cheval, derrière laquelle le public est assis ; entre la table et le bureau, un espace vide où deux aboyeurs se démènent en criant les lots et en répétant les enchères. Un objet mis en vente peut être retiré par son propriétaire jusqu’à la dernière seconde, tant qu’il n’a pas été aliéné par le coup de marteau sacramentel du commissaire-priseur. Ce fait se produit tous les jours : sur une moyenne de 360 articles vendus quotidiennement, six ou sept sont sauvés in articulo mortis.
Le public est toujours le même, mais il est composé de différentes couches qui se succèdent selon le genre d’objets qu’on apporte sur la table ; cependant le mercredi on voit des madames à chapeaux et à panaches, revendeuses à la toilette qui excellent à apprécier les dentelles, les châles de cachemire et bien d’autres choses encore, et le jeudi, vers une heure, — l’heure des diamants, — il y a là des hommes dont le type sémitique annonce qu’ils ne sont point de notre race ; ceux-là savent à première vue évaluer un brillant à un centième de carat près.
J’ai assisté à ces ventes : elles sont rondement menées ; les enchères y sont soutenues, et l’homme malavisé qui viendrait là pour faire une bonne affaire en serait pour ses frais, car tous ces marchands s’entendent, — c’est la bande noire, dit-on, — et ne laissent acheter par personne, quittes à partager le préjudice entre eux. Un lundi matin vers dix heures, on met en vente des casseroles, des poêlons, des chenets ; celui qui « donne » à ce moment, qui est maître du marché, c’est l’auverpin, c’est-à-dire l’auvergnat, étameur et chaudronnier. Le cuivre est épuisé, on apporte un lot de livres : le coutançais passe au premier rang, car il a quelque part dans un passage, sur les quais, dans le quartier des écoles, un étalage pour les bouquins. Les livres ne durent pas longtemps, on jette quelques paquets : des femmes de marchands d’habits s’avancent alors, et de leurs gros doigts bouffis, chargés de bagues prétentieuses, manient les draps, les défroques de toute espèce, les nippes de toute sorte avec une dextérité sans pareille. S’il se trouve quelque instrument de musique, la grande plaisanterie consiste à l’essayer, et lorsque l’on peut tirer un couac d’une clarinette, tout le monde éclate de rire. Le tour des matelas arrive, on les découd, on tâte, on flaire la laine ; il y a un mot que j’hésite à dire, mais qui fait image et mérite, malgré sa brutalité, de n’être point passé sous silence ; dans l’argot de ce monde-là, vendre des matelas se dit : balancer la punaise.
Les diamants, les montres, l’argenterie, le plaqué, atteignent de hauts prix ; d’autres objets sont absolument dédaignés : j’ai vu vendre des planches de musique gravées pour la valeur de l’étain. Les vêtements, qui sont très-nombreux, n’ont point du tout l’aspect misérable auquel on pourrait s’attendre ; ils gardent au contraire quelques restes d’élégance et de finesse, comme s’ils avaient été engagés par un étudiant, par une fille en quête d’argent pour aller au bal. En somme, la diversité extraordinaire des articles qui passent sous les yeux donne plutôt l’idée d’une gêne momentanée que celle d’une vraie misère : je crois que l’on commet une grosse erreur en assimilant le Mont-de-Piété aux institutions de bienfaisance.
Les commissaires-priseurs, sous leur responsabilité, accordent un certain crédit à leur clientèle ; ils reçoivent un à-compte qui ne peut jamais être inférieur à cinq francs, et mettent alors le marchand en « débet », c’est-à-dire qu’ils gardent en nantissement de la somme impayée l’objet vendu, jusqu’à ce que le bordereau soit intégralement acquitté. Ce sont là des conventions particulières dont l’administration ne s’occupe pas. Beaucoup de bonis ne sont jamais réclamés et tombent momentanément dans la caisse du Mont-de-Piété pour passer ensuite dans celle de l’Assistance publique. En 1868, on a vendu 162 254 objets, et l’on n’a payé que 91 426 bonis, c’est-à-dire une moyenne de 56 pour 100.
Telles sont les opérations du Mont-de-Piété, qui sont fort habilement combinées pour donner à la fois satisfaction au public et à l’administration ; elles exigent une surveillance de toutes les minutes et une ponctualité exemplaire. Il faut se mettre en garde contre les réclamations d’emprunteurs peu scrupuleux ; aussi a-t-on soin d’indiquer toutes les avaries dont sont atteints les nantissements offerts, et parfois cependant l’on se trouve bien embarrassé lorsqu’un employé novice ou ahuri a mal libellé une reconnaissance, comme celle-ci que j’ai vue et qui portait pour désignation : une camisole de cuivre.
Les comptes des années 1870 et 1871 ne donneraient qu’une idée imparfaite du mouvement du Mont-de-Piété ; les événements y avaient apporté un trouble profond. La dernière année normale est 1869 ; elle n’accuse pas une activité exceptionnelle, les chiffres n’en sont que plus significatifs, car ils démontrent la puissance de cet organe de crédit, et prouvent à quel nombre considérable de personnes il rend service : le total des engagements a été de 1 772 596, représentant une somme de 34 453 860 francs ; les renouvellements ont été de 334 360, et ont porté sur des nantissements équivalant à un prêt de 14 469 687 francs ; 1 572 087 dégagements ont fait sortir des objets sur lesquels on avait avancé 32 595 087 francs ; enfin 162 254 articles vendus ont produit 2 576 806 francs, sur lesquels 689 568 fr.87 c. figurant 91 426 bonis, ont été restitués aux ayants droit. Il est superflu d’insister ; à la seule inspection de pareils chiffres, on comprendra que le Mont-de-piété est au premier chef un établissement d’utilité publique[10].
iii. — la clientèle.
On s’imagine généralement que le Mont-de-Piété fait des opérations d’autant plus fréquentes et des affaires d’autant plus fructueuses, que le mouvement commercial est arrêté par une crise, que les ouvriers sont en chômage, que la politique fait des siennes et neutralise les efforts de l’industrie. Rien n’est plus faux ; c’est exactement le contraire qui se produit. Le Mont-de-Piété suit fidèlement toutes les oscillations de la prospérité publique, il dort et s’éveille en même temps qu’elle ; aussi bien que la cote de la Bourse, le tableau journalier des engagements et des dégagements est un infaillible thermomètre.
Cela s’explique par ce fait assez peu connu, que le Mont-de-Piété est le banquier du petit commerce et surtout de la petite fabrication de Paris ; c’est de là, et non d’ailleurs, que lui vient sa clientèle la plus sûre, la plus nombreuse et je dirai la plus reconnaissante, car sans lui cette portion extrêmement intéressante de notre population serait dévorée vivante par la race des argentiers interlopes, des usuriers déguisés, des escompteurs à taux impudents, qui exigeraient des intérêts bien autrement élevés que les 9 1/2 pour 100 déjà excessifs dont on frappe le nantissement. On le voit bien aux deux grandes échéances de l’année commerciale, qui sont janvier et juillet : le compte de ces deux mois-là est toujours plus chargé que celui des autres.
Une autre cause détermine aussi pendant le mois de décembre une activité extraordinaire dans les bureaux du Mont-de-Piété : c’est l’autorisation donnée à un grand nombre de fabricants de s’établir sur les boulevards pendant la période des étrennes. Dès la fin de novembre, les emprunteurs affluent, ils apportent tout objet représentant une valeur quelconque et qui n’est pas pour eux de nécessité rigoureuse ; avec l’argent qu’ils en retirent, ils achètent les matières premières, confectionnent ces mille articles connus sous le nom générique de bibelots, et les débitent avec avantage dans les baraques qu’ils sont autorisés à occuper sur la voie publique. Aussitôt que la vente est terminée, dès la première quinzaine de janvier, les dégagements sont opérés avec une régularité remarquable.
Les fabricants en chambre, les modestes boutiquiers, les patrons qui n’occupent que deux ou trois ouvriers, courent au Mont-de-Piété lorsque arrive l’échéance d’un billet à ordre souscrit par eux, lorsqu’il faut renouveler la patente, lorsque l’époque du terme approche, enfin lorsqu’ils ont intérêt à faire des achats au comptant. Qu’engagent-ils ? Leur montre, leurs couverts, leurs médiocres bijoux ? Rarement ; ils engagent plus volontiers le produit de leur travail, et c’est là ce qui explique la quantité relativement considérable de marchandises neuves, — un sixième environ, — que renferment les magasins du Mont-de-Piété. Plusieurs d’entre eux engagent des objets qui leur ont été remis par un client afin de pouvoir achever un travail commandé par un autre. Je prendrai un exemple : Une couturière reçoit un coupon d’étoffe pour faire une robe ; elle est sur le point de terminer un autre vêtement dont elle doit fournir la garniture ; elle n’a pas d’argent ; elle engage le coupon intact au Mont-de-Piété. Avec le prêt, elle achète les boutons, les franges qui lui manquent, elle livre le costume et touche le prix, qui lui sert immédiatement à dégager l’étoffe qu’on lui a confiée. — Et si on ne la paye pas ? — Elle en est quitte pour déposer sa montre jusqu’au moment où sa facture lui sera soldée.
Des faits analogues se produisent constamment, ne nuisent à personne, sont avantageux pour le Mont-de-Piété et permettent à des personnes momentanément gênées de continuer à vivre de leur travail. Cette mission très-importante du Mont-de-Piété, il ne l’a pas cherchée : c’est la force même des choses qui la lui a imposée ; c’est le petit commerce qui vient naturellement vers lui, attiré par la confiance qu’il inspire, par la rectitude de ses opérations et surtout par les avantages qu’il offre aux emprunteurs de cette catégorie, qui sans lui payeraient plus de 40 pour 100 les avances dont ils peuvent avoir besoin. Cette clientèle est tellement nombreuse qu’elle suffirait à alimenter le Mont-de-Piété, de même que le Mont-de-Piété suffit aux nécessités de l’existence et de la production de celle ci. Aussi, lorsque les affaires s’arrêtent, le Mont-de-Piété est immédiatement paralysé et n’est plus qu’un garde-magasin.
Une autre partie de sa clientèle ordinaire, — bien moins importante, — est formée de ce que j’appellerai les gens de plaisir, femmes galantes, joueurs, étudiants, ouvriers débauchés qui vont chez ma tante, c’est là le mot familier, afin d’avoir de l’argent qui permette aux uns d’aller au théâtre, aux autres de ressaisir les cartes et la veine, aux troisièmes d’ajourner l’heure des examens, aux derniers enfin de prolonger le « lundi » pendant toute la semaine. Les dégagements de ces emprunteurs se font très-irrégulièrement pour les filles et les joueurs, qui attendent toujours la bonne aubaine ; pour les étudiants, c’est au retour des vacances ; pour les ouvriers, c’est le dimanche matin qui suit le samedi de quinzaine où l’atelier a reçu sa paye.
En général, des engagements assez considérables sont opérés par les joueurs, qui, pour faire face à ce que l’on nomme une dette d’honneur, ne se font pas faute de mettre la main sur les diamants de leur femme ou d’une de leurs relations. Parfois ces sortes d’affaires vont plus loin qu’on n’imagine et menacent d’avoir un dénoûment désagréable. Un homme du monde, — un étranger, perd une forte somme au jeu ; il manque d’argent, il prend les diamants de sa sœur, qui y consent, et les engage au Mont-de-Piété. Il acquitte sa dette, veut trouver sa revanche, perd encore, et, ne sachant plus de quel bois faire flèche, vend la reconnaissance à un courtier de bas étage, qui opère le dégagement sans tarder et se défait immédiatement des parures au profit d’un jeune homme qui va se marier. Le Mont-de-Piété est désintéressé dans la question : ses actes ont été réguliers ; mais la sœur réclame ses diamants, mais le joueur, qui a eu une martingale heureuse, veut les racheter, et on ne sait où ils sont. À grand-peine on les retrouve chez un joaillier célèbre, qui avait brisé les montures pour les disposer au goût du dernier acheteur. Heureusement cet acheteur et le joueur étaient gens de même monde et se connaissaient ; l’affaire s’est arrangée à l’amiable entre eux, sans cela la justice aurait pu y regarder de près et demander à l’un des intéressés en vertu de quel droit il avait vendu la reconnaissance d’un nantissement qui ne lui appartenait pas.
L’indigence vient rarement au Mont-de-Piété ; je l’y ai attentivement cherchée, et je ne crois pas l’avoir aperçue. Un fait le prouvera et renversera sans doute bien des idées acceptées à priori, sans discussion ni critique. Le peuple anglais, ému des souffrances dont Paris avait été accablé pendant la période d’investissement et animé d’un esprit de charité dont nous ne saurions être trop reconnaissants, nous envoya des secours abondants aussitôt que le blocus fut entr’ouvert ; on expédia entre autres une somme de 20 000 francs qui devait être spécialement employée à délivrer les instruments de travail que les ouvriers avaient nécessairement été contraints d’engager pendant ces longs jours de misère. Le mandataire des commissions anglaises s’excusait de la modicité de la somme et redoutait qu’elle ne fût presque ridiculement insuffisante. L’appel du Mont-de-Piété à ses clients fut aussi large et aussi retentissant que possible ; à cette époque, les magasins contenaient 1 708 547 articles représentant un prêt de 37 502 723 fr. ; en présence d’un pareil total, qu’était-ce donc que 20 000 francs ? C’était beaucoup plus qu’il ne fallait, car on n’eut à rendre que 2 383 outils, dont le dégagement coûta 13 570 francs ; 6 430 francs n’ont pas trouvé d’emploi. Si la misère réelle avait eu ses gages au Mont-de-Piété, elle y eût couru ; on peut affirmer qu’elle n’y va qu’accidentellement.
Cette vérité apparaît d’une façon saisissante lorsqu’il y a de ces dégagements gratuits officiels qui sont un don de joyeux avènement ou une mesure inspirée par des circonstances politiques particulières. La première fois que l’on en trouve trace dans l’histoire, c’est à la date du 9 octobre 1789, date déplaisante, car elle prouve que la crainte plus que tout autre sentiment avait dicté cet acte de générosité qui, pour être sincère, succédait trop rapidement à ces néfastes journées du 4 et du 5 octobre, depuis lesquelles la France ne sait plus à quel principe se rattacher ; car elle y viola en même temps le droit divin, base de l’ancienne société, et la souveraineté nationale, base de la société moderne ; c’est à compter de cette heure que nulle légalité politique n’a pu prendre racine parmi nous. La Convention imita Louis XVI, et tous les gouvernements qui ont succédé ont suivi l’exemple donné. Au mois d’octobre 1870, le gouvernement de la Défense nationale n’y manqua pas, et nous avons vu que la Commune ne s’en fit pas faute. Or toutes les fois qu’un dégagement gratuit est décrété, il est généralement limité aux prêts qui ne dépassent pas 10 ou 20 francs, et voici ce qui se passe invariablement : l’article dégagé gratuitement est immédiatement réengagé ; on dégage à une porte, et on réengage à l’autre. En admettant que 4 000 nantissements puissent être rendus le matin, avant la fin de la journée le Mont-de-Piété en a certainement repris les trois quarts. Cela prouve, dira-t-on, que ces gens-là ont, avant tout, besoin d’argent ; — sans doute ; — mais cela prouve aussi que dans les cabarets les pièces de cinq francs sont une monnaie qui a plus facilement cours que les matelas et les vieux paletots. L’alcoolisme, qui peuple nos asiles d’aliénés et remplit nos prisons, entre pour une proportion très-appréciable dans le mouvement du Mont-de-Piété. Si aux jours de dégagements gratuits on remettait directement l’argent aux porteurs de reconnaissances, il est fort probable que nul de ceux-ci ne se présenterait au Mont-de-Piété.
Il est un autre genre de clientèle, fort heureusement minime et bien surveillée, qui cherche à tirer du Mont-de-Piété des bénéfices illicites ou qui le prend volontiers pour une maison de recel, et dont il faut bien parler : ce sont certaines espèces de voleurs. La justice et la préfecture de police ont des rapports fréquents avec le Mont-de-Piété ; quand un vol est dénoncé, la désignation de l’objet disparu est envoyée à l’administration, qui fait faire dans ses magasins, sur ses registres d’engagements, des recherches qui aboutissent quelquefois. Ceux qui s’adressent au Mont-de-Piété sont des voleurs naïfs ou des voleurs spéciaux, car la plupart des malfaiteurs ont leurs receleurs et des brocanteurs attitrés.
Les bureaux du Mont-de-Piété ont parfois aidé à découvrir des faits étranges dont les auteurs étaient dans une telle situation sociale que nul n’aurait osé les soupçonner. En 1856, sept ans avant le décret impérial qui limitait le maximum des prêts à 10 000 francs, une femme titrée, appartenant par ses alliances aux plus illustres familles de France, engagea d’un seul coup des parures neuves pour une somme qui dépassait 50 000 francs. On fut fort surpris au Mont-de-Piété de recevoir de la préfecture de police une demande de recherches, et l’on ne comprit guère qu’une personne de si haute condition pût être impliquée dans une affaire de vol. Rien n’était plus vrai cependant. Usant de son nom qui devait inspirer toute confiance, elle avait acheté des diamants à crédit et les avait immédiatement engagés. Les joailliers, fatigués d’attendre l’argent qui leur était dû, se voyant sans cesse ajournés sous des prétextes illusoires, avaient fini par deviner la vérité. Ils prièrent la préfecture de police de faire une enquête qui eut le succès que l’on voit. Nul doute n’était possible. On ne peut imaginer la qualité des personnages qui intervinrent dans cette affaire pour l’étouffer. C’était difficile ; la dame n’avait plus l’argent, qu’elle avait promptement dépensé ; la famille refusait absolument de payer ; les joailliers réclamaient le prix convenu ou les diamants ; le Mont-de-Piété ne pouvait se dessaisir du gage, qui représentait un prêt considérable. On n’était pas près de s’entendre, et la justice allait peut-être se mêler à ce débat trop clair, lorsque l’affaire fut arrêtée comme par enchantement. Le préfet de police avait parlé de cette histoire à l’empereur, qui ordonna de prendre sur sa cassette de quoi dégager les parures et de les rendre aux joailliers. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que l’empereur, abusé par une similitude de nom, crut sauver une femme dont le mari faisait à son gouvernement une opposition à outrance.
Ces sortes d’aventures ont parfois un dénoûment plus tragique, quoiqu’il reste inconnu. On s’aperçut, il y a quelques années, que de fausses reconnaissances, portant tous les caractères possibles d’authenticité, étaient vendues à des marchands qui venaient inutilement réclamer des gages dont on ne retrouvait aucune trace. Une surveillance occulte prouva que nul employé n’était coupable. La police se piqua au jeu, et finit par fixer son attention sur un individu qui avait une vie extérieure honorable, qui exerçait une fonction importante et paraissait à l’abri de tout soupçon. On acquit la certitude que, sous un prétexte plausible, il avait ses grandes entrées dans plusieurs bureaux du Mont-de-Piété, qu’il était connu sous deux noms différents, et qu’il avait trois domiciles, sans compter celui de sa maîtresse. C’est là qu’on l’arrêta ; conduit chez un commissaire de police, il fit bonne contenance, et, saisissant à l’improviste un compas caché dans son mouchoir, il s’en porta un coup au cœur et se tua.
De si graves affaires sont rares, et le Mont-de-Piété n’a guère à se défendre que contre deux variétés de filous parfaitement catégorisés : les chineurs et les piqueurs d’once. Les premiers sont des industriels fort prudents, difficiles à prendre en faute, payant patente et exerçant le plus ordinairement le métier de brocanteur en bijoux. Faire la chine consiste à augmenter frauduleusement la valeur apparente des objets. Le coup de chinage le plus fréquent est celui-ci : on détache d’une chaîne en or véritable, composée de pièces mobiles réunies les unes aux autres, le porte-mousqueton et les anneaux sur lesquels la garantie a appliqué son poinçon ; puis ces mêmes objets sont adaptés à une chaîne identique en cuivre fortement doré, — ce qu’on nomme le doublé d’or. Une fois que cette opération est faite, on salit la chaîne pour lui donner un air vieillot, et on la porte au bureau d’engagement. Le commissaire-priseur vérifie les poinçons, croit avoir entre les mains un bijou en or de premier titre et consent une somme qui représente dix fois la valeur de l’objet frelaté. Le chineur accepte, s’en va, après avoir donné un faux nom, montré de faux papiers d’identité, et vend la reconnaissance. Au jour de la vente, on s’aperçoit quelquefois de la fraude, et alors la caisse des commissaires-priseurs paye la différence ; sinon, le marchand qui achète est trompé.
L’affaire est quelquefois fort onéreuse pour les commissaires-priseurs ; on a gardé le souvenir d’un coup de chinage sur de faux galons d’or, qui leur coûta plus de 30 000 francs. On chine encore les bijoux en les fourrant, c’est-à-dire en coulant du plomb dans les parties creuses, afin de leur donner un poids plus considérable ; rien n’arrête ces gens-là, et ils ne sont point embarrassés pour se servir de faux poinçons et de fausses marques de fabrique. L’un d’eux est une sorte d’homme de génie en son genre ; la Sûreté le connaît bien et l’appelle le roi des chineurs : jamais on n’a pu le saisir sur le fait. Il lui est administrativement interdit d’engager, il ne s’en soucie guère ; il a fait prendre patente à quatre de ses acolytes, et il chine par procuration. Il ne faut pas croire que cette fraude s’arrête aux objets précieux : on chine tout, — les matelas en les composant d’un cadre de laine rempli de varech, le calicot, en le revêtant d’un enduit et en le calandrant par certains procédés qui lui donnent l’apparence de la plus belle toile anglaise, — les pendules en n’y mettant pas de mouvement. Je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tous les articles qu’on parvient à altérer ; n’ai-je pas raconté en son temps l’histoire de ce charcutier chineur qui truffait des pieds de cochon avec du mérinos[11] ?
Les chineurs cherchent à voler le Mont-de-Piété ; les piqueurs d’once en font leur maison de recel, à la grande colère des négociants, que ce genre de méfaits atteint d’une façon toute spéciale. Dans l’origine, le piquage d’once était un terme d’argot qu’on employait pour désigner le vol que le tisseur en chambre commettait sur les fils, laines ou soies qui lui étaient confiés ; il en gardait une partie pour lui, et cependant il rendait poids pour poids, car il avait mis le tissu à la cave pour le charger d’humidité, ou l’avait frotté d’un apprêt qui l’alourdissait. Aujourd’hui on appelle ainsi tout abus de confiance fait par un ouvrier, par un employé, par un garçon de magasin au préjudice de son patron. Les ouvriers bijoutiers qui retiennent des parcelles d’or, les commis en nouveautés qui coupent à leur profit quelques mètres d’étoffe sur une pièce, sont des piqueurs d’once. La plupart ont des receleurs, mais d’autres vont tout simplement au Mont-de-Piétè. Les négociants se plaignent avec amertume, sans trop de raison, il me semble, car c’est à eux qu’il appartient de surveiller leurs employés ; ils ont été jusqu’à demander qu’on interdît au Mont-de-Piété de prêter sur marchandises neuves, ce qui est excessif en théorie, et ce qui, en pratique, ruinerait presque d’emblée les petits marchands et les petits fabricants dont j’ai parlé plus haut. J’ajouterai que plusieurs piqueurs d’once ont été surpris en flagrant délit, grâce aux indications fournies par le Mont-de-Piété lui-même.
On vend, il est vrai, au Mont-de-Piété une quantité appréciable de coupons de robe de treize à quinze mètres ; on se tromperait si on en faisait remonter l’origine aux fraudeurs. La vérité est bien plus simple. Beaucoup de personnes, voulant faire un cadeau à une femme et n’osant lui offrir de l’argent, lui donnent l’étoffe d’une robe. La femme préfère l’argent, elle engage le coupon, le laisse vendre et retire le boni. Ce fait-là est tellement fréquent que l’on pourrait presque dire qu’il est général. L’engagement des marchandises neuves est regrettable lorsqu’il est opéré en masse, par un négociant qui cherche à raffermir son crédit ébranlé, qui est sur le point de faire faillite et qui met au Mont-de-Piété ce qui légalement forme le gage de ses créanciers. Comment éviter un pareil abus sans en créer un bien autrement grave, puisqu’il atteindrait immédiatement la majeure partie, sinon la totalité, du petit commerce parisien ? Le négociant aux abois qui veut tromper ses créanciers les trompera toujours ; le nantissement déposé au Mont-de-Piété est diminué, il est vrai, de la valeur du prêt, mais la valeur totale n’est pas détruite, et il est facile de mettre opposition sur les gages ou sur les bonis de vente, qui représentent toujours à peu près moitié du prix normal des marchandises. C’est donc là encore une sorte de garantie pour les créanciers, qui sans cela seraient exposés à ne trouver que des rayons vides, car tout ce que ceux-ci contenaient aurait été vendu à vil prix à des industriels de bas étage.
Il ne faut pas croire que le Mont-de-Piété s’endort et qu’il se contente d’exciper de sa bonne foi ; il déploie au contraire vis-à-vis des chineurs, des piqueurs d’once, des emprunteurs douteux de toute espèce, une activité très-énergique. Si la Banque de France a un bureau spécialement chargé de reconnaître la valeur morale des signataires des billets envoyés à l’escompte, le Mont-de-Piété n’a pas négligé de se renseigner sur ses clients suspects ; lorsqu’il s’en méfie, il leur interdit l’engagement en vertu d’un arrêt péremptoire de la direction. Comment il arrive à n’être que rarement trompé, à découvrir au milieu des objets qui l’encombrent celui qui parait avoir été volé, pourquoi il fait surveiller telle personne plutôt que telle autre, comment il parvient souvent à contrôler la provenance de certains nantissements, et comment il peut parfois avant toute réclamation donner des avis qui mettent sur la piste d’une escroquerie, d’un crime même, — témoin tous les bandits qui ont pillé chez M. Deguerry et qui n’ont été soupçonnés, arrêtés, convaincus, condamnés, que grâce à sa sagacité, — comment, en se protégeant lui-même, il fait acte de protection pour la société tout entière, c’est ce que je ne me sens pas le droit de raconter, car il ne faut pas dire au renard où l’on place le piège qui l’attend.
Ce que je puis affirmer sans péril, c’est que j’ai vu fonctionner ce service aussi simple qu’ingénieux, qu’il produit d’excellents résultats, et qu’on ne saurait trop le développer. Il a cela de remarquable que, tout en regardant de fort près vers les emprunteurs véreux, il ne s’occupe jamais des emprunteurs honnêtes, auxquels le Mont-de-Piété assure, par son organisation même, toutes les conditions imaginables de discrétion et de sécurité. Si l’on arrivait à débarrasser le Mont-de-Piété des chineurs, des piqueurs d’once, de tous les médiocres filous qui le harcèlent, lui donnerait-on l’ampleur et la liberté d’action dont il a besoin pour remplir le but d’utilité générale qui est sa véritable raison d’être ? Non ; ces industriels retors ne sont pas un danger, ils sont à peine un ennui. On remarque parfois dans sa marche une certaine oscillation, on en cherche la cause, et l’on ne s’aperçoit pas qu’il n’a aucune base, qu’il ne s’appartient pas, et qu’avant tout il faut le rendre à lui-même.
Une seule chose est à considérer, l’intérêt du public ; toute autre préoccupation doit disparaître devant celle-là. Or, pour bien se rendre compte de la situation respective de l’emprunteur et du prêteur, il faut voir combien le public paye l’argent qu’on lui avance : au Mont-de-Piété, 9 pour 100, — au commissaire-priseur 1/2 pour 100, droit fixe de prisée ; — si l’objet est vendu, 3 1/2 pour 100 de droit d’adjudication, c’est-à-dire 13 pour 100 ; — si l’objet est dégagé, il n’a soldé que 9 1/2 ; — s’il est engagé ou dégagé par commissionnaire, il coûte 11 1/2 ; — donc au minimum 9 1/2, au maximum 15 pour 100 ; c’est exorbitant. Le Mont-de-Piété peut-il du moins capitaliser ses bénéfices, s’en faire un fonds de roulement qui lui permette de ne pas emprunter et de diminuer l’intérêt du prêt qu’il a consenti ? Nullement. Il faut préciser, ne serait-ce que pour prouver que parfois nous excellons dans l’absurde.
Le Mont-de-Piété emprunte pour prêter au public, mais il ne peut prêter que d’après l’évaluation des commissaires-priseurs, sur lesquels il n’exerce aucune action ; tous les bénéfices que lui rapportent ses différentes opérations appartiennent de droit à l’Assistance publique, avec laquelle il n’a qu’un lien platonique et qui ne peut lui donner ni un ordre, ni une instruction, pas même un conseil. Comme dans le principe on avait rattaché le Mont-de-Piété au système de l’Hôpital général, auquel a succédé le Bureau des hospices, qui est aujourd’hui l’Assistance publique, on veut absolument voir dans cette administration un caractère de bienfaisance qu’elle n’a pas. De plus, elle doit livrer ses revenus aux hospices, mais cela en vertu du décret constitutif de l’an XII, qui disait que ceux-ci fourniraient le capital. Dans ce cas, il était juste qu’ils en touchassent la rente ; or on sait ce qui s’est passé : les hospices n’ont jamais avancé une somme quelconque au Mont-de-Piété ; néanmoins l’habitude subsiste et celui-ci achète fort cher un argent qui ne lui coûterait rien s’il avait gardé ce qu’il a gagné, argent qu’il est obligé de faire payer bien plus cher encore au public. Veut-on savoir la somme énorme que le Mont-de-Piété a versée aux hospices de 1806 à 1872 — 22 731 872 francs 86 centimes. Il avait là de quoi se constituer un capital roulant qui l’affranchissait pour toujours des emprunts qu’il sera forcé de contracter, tant que sa situation n’aura pas été modifiée.
Pour que le Mont-de-Piété soit réellement l’institution qu’il doit être, pour qu’il puisse décharger le public des droits dont celui-ci est accablé, il doit être débarrassé de l’ingérence des hospices, de l’intervention des commissionnaires et de celle des commissaires-priseurs. Il ne dépend que de lui de se délivrer des commissionnaires, ce qui produirait immédiatement une économie de 3 pour 100 dont l’emprunteur bénéficierait. On peut facilement obtenir ce résultat en poursuivant l’œuvre intelligente entreprise par M. Ledieu, qui fut directeur du Mont-de-Piété pendant la période impériale. Avec une grande fermeté et une prudence remarquable, comprenant qu’il importait avant tout de dégréver les charges qui pèsent sur le nantissement, il combattit les commissionnaires pied à pied, sans se lasser, sans se laisser émouvoir par des plaintes qui avaient leur raison d’être, sans céder aux influences souvent considérables que l’on mit en avant. Partout où il put, il les remplaça par des bureaux auxiliaires, annexes directes du Mont-de-Piété, et qui font le prêt aux mêmes conditions que lui. De 1857 à 1868 il est parvenu non sans peine à créer vingt-deux bureaux auxiliaires, et en 1862 il obtint la construction de la grande succursale de la rue Servan.
Il est intéressant de constater en quelle proportion le public a profité de ce nouvel état de choses : en 1856 le total des engagements est de 1 303 845 articles, le prêt est de 23 869 488 francs, sur lesquels les commissionnaires engagent 1 015 432 objets, auxquels on avance 17 212 280 francs ; les droits de commission s’élèvent à 472 603 fr. 54 centimes. — En 1869, ces mêmes droits s’abaissent à 263 135 fr. 35 centimes ; 1 672 595 articles sont engagés, dont 387 048 par les commissionnaires qui, sur 34 453 860 francs, représentant la somme générale du prêt, n’entrent que dans la proportion de 9 717 722 francs. L’écart entre les droits de 1856 et ceux de 1869 constitue un bénéfice net de 272 603 francs resté dans la poche du public. Aujourd’hui il n’existe plus que quatorze bureaux de commissionnaires ; il est urgent de les remplacer promptement par des bureaux auxiliaires, et c’est à quoi l’administration du Mont-de-Piété doit songer.
Si par le seul fait de son action le Mont-de-Piété peut faire disparaître ces intermédiaires onéreux, il n’en est pas de même en ce qui concerne les commissaires-priseurs ; à l’égard de ceux-ci la loi du 27 ventôse an IX est formelle. — « Article 1er : À compter du 1er floréal prochain, les prisées des meubles et ventes publiques aux enchères d’effets mobiliers qui auront lieu à Paris, seront faites exclusivement par des commissaires-priseurs, vendeurs de meubles. — Article 2 : Il est défendu à tous particuliers, à tous autres officiers publics de s’immiscer dans lesdites opérations qui se feront à Paris. » Le texte ne peut donner lieu à aucune controverse. Le Mont-de-Piété est donc forcé de faire faire la prisée et les ventes par les commissaires-priseurs, d’où il résulte une surcharge de 4 pour 100, qui dans un espace de vingt ans, de 1850 à 1869, a coûté au public 4 886 313 fr. 50 cent.[12].
Que la loi ait sagement agi en créant des agents privilégiés responsables qui impriment aux ventes d’objets mobiliers une authenticité parfaite, ceci n’est pas discutable ; mais le Mont-de-Piété placé directement sous la surveillance de l’État, soumettant les actes de sa gestion au contrôle impeccable de la cour des comptes, ayant été institué pour prêter sur nantissement au taux le plus bas possible, offrant des garanties aussi sérieuses que n’importe quel établissement de crédit, doit échapper à cette nécessité qui grève l’intérêt des emprunteurs sans aucun profit pour eux. Il faut que le Mont-de-Piété soit reconnu apte à opérer lui-même la prisée et la vente ; il le fera à ses risques et périls, par ses propres employés, qui sont passés maîtres en l’art de l’appréciation. Ce sera pour lui un surcroît de travail et de responsabilité ; mais il en retirera un bénéfice moral qui a bien son importance, en voyant qu’il a aidé au soulagement de la portion nécessiteuse de la population de Paris.
On ferait bien aussi de rapporter le décret impérial du 12 août 1863 ; il n’a aucune raison d’être, car on n’en respecte que la lettre et l’on sait en fausser l’esprit. Le chef-lieu et les succursales ne peuvent faire aucun prêt dépassant 10 000 francs ; les bureaux auxiliaires sont limités à un maximum de 500. Il est facile de deviner ce qui se passe. On apporte un lot de diamants qui vaut 50 000 francs ; on le divise en cinq nantissements distincts, qui sont engagés successivement, séance tenante, au même guichet. Puisqu’il est aisé d’éluder les prescriptions de la loi, puisque chacun y prête la main, puisque le commissaire-priseur, l’emprunteur, le Mont-de-Piété, sont d’accord pour tourner la difficulté, puisque le seul résultat du décret est de faire libeller un plus grand nombre de paperasses, pourquoi ne pas revenir tout simplement aux usages qui ne déterminaient aucune réserve au prêt consenti ?
Lorsque l’on discuta la loi de 1851, l’intention évidente des législateurs était d’affranchir le Mont-de-Piété et de lui donner une existence indépendante ; cela ressort de l’article 5 : « Les Monts-de-Piété conserveront en tout ou partie, et dans les limites déterminées par le décret d’institution, leurs excédants de recette pour former ou accroître leur dotation. Lorsque la dotation suffira tant à couvrir les frais généraux qu’à abaisser l’intérêt au taux légal de 5 pour 100, les excédants de recettes seront attribués aux hospices ou autres établissements de bienfaisance. » — C’était parler d’or et dénouer d’une façon aussi libérale qu’intelligente une situation réellement fausse et pénible ; mais, par une contradiction qu’il est bien difficile de s’expliquer, l’article 9 détruit radicalement l’article 5 : « Les dispositions du titre Ier seront immédiatement applicables à ceux des Monts-de-Piété existants qui ont été fondés comme établissements distincts de tous les autres. » — Or le Mont-de-Piété de Paris n’est point « distinct » des hospices, auxquels il appartient : il recommença donc d’être le gagne-petit de l’Assistance publique.
Cette question reviendra sans doute quelque jour devant l’Assemblée nationale, qui le 31 mai 1872 a été saisie d’un nouveau projet de loi destiné à remplacer les prescriptions illusoires de 1851. Il sera bon alors de ne pas retomber dans la même faute, de n’avoir exclusivement en vue que l’intérêt de l’emprunteur, et, tout en maintenant le Mont-de-Piété sous la direction hiérarchique de la préfecture de la Seine et du ministère de l’intérieur, de l’affranchir une fois pour toutes et de la suzeraineté des hospices, qui l’empêchent de capitaliser son épargne, et de l’obligation d’avoir recours aux commissaires-priseurs, dont l’inutile intervention augmente le taux d’un intérêt déjà fort lourd.
Moralement, il est au moins étrange que les nécessiteux fournissent aux besoins des indigents ; matériellement, on doit rechercher tous les moyens pratiques de dégréver le prêt. Si le Mont-de-Piété de Paris voyait tomber ainsi les entraves qui le paralysent trop souvent, il pourrait alors bâtir les quatre succursales qui lui manquent pour obéir aux injonctions du décret constitutif de l’an XII, remplacer les commissionnaires par des bureaux administratifs, et, supprimant les droits de manutention et de garde qui exhaussent l’intérêt exigé jusqu’au taux usuraire de 9 pour 100, ne plus offrir cette anomalie au moins singulière d’un établissement public toujours en contradiction flagrante avec la loi[13].
Appendice. — Les opérations faites par le Mont-de-Piété en 1875 sont plus nombreuses qu’en 1872 ; mais elles n’ont point encore atteint les chiffres de 1869. Les engagements figurent pour 1 599 093 objets, sur lesquels une somme de 32 035 898 francs a été avancée ; 529 599 renouvellements ont représenté une somme de 13 636 874 francs ; 1 311 479 articles dégagés ont fait rentrer 25 410 127 francs dans la caisse de l’administration ; 77 082 bonis ont produit 659 103 francs 14 centimes. Le total des opérations a donc embrassé 3 517 253 objets, et a mis en mouvement une somme de 71 742 002 francs 14 centimes. 110 888 articles, sur lesquels le Mont-de-Piété avait prêté 1 770 907 francs, ont été vendus, par l’entremise des commissaires-priseurs, au prix de 2 804 604 francs 85 centimes.
- ↑ Th. Renaudot a parlé de ses projets dans l’étrange livre qu’il a publié sous le titre de : Recueil général des questions traitées dans les conférences du bureau d’adresses sur toutes sortes de matières, par les plus beaux esprits de ce temps. 5 vol. Paris, 1666. Voir Quarante-troisième conférence : 1° de la Pierre philosophale ; 2° du Mont-de-Piété, t. Ier, p. 424.
- ↑ Voir Pièces justificatives, 1.
- ↑ Voyez A. Blaize, Des Monts-de-Piété et des banques de prêts, t. Ier, p. 186 et passim.
- ↑ Cette mesure n’était qu’une imitation de celle qui avait été prise en 1814, dans des circonstances analogues : « Beaucoup de personnes mettaient leurs effets en gage au Mont-de-Piété, pensant qu’ils seraient moins exposés si Paris était livré au pillage. Pour empêcher que cela se prolongeât, on décida qu’on ne prêterait pas plus de 20 francs sur chaque article, quelle qu’en fut la valeur (février 1814 ; Journal d’un détenu anglais). — Voir Napoléon à l’île d’Elbe, par Amédée Pichot ; p. 355.
- ↑ Voir Pièces justificatives, 2.
- ↑ A. Blaize, Des Monts-de-Piété, etc., t. Ier, p. 153.
- ↑ Adiré est un vieux mot que la jurisprudence a gardé avec le sens d’égaré ; il était fort usité jadis ; Ronsard a dit :
Voici venir Bellin qui seul avait erré
Tout un Jour, en cherchant son mouton adiré. - ↑ Les matelas, oreillers, lits de plume, couvertures de laine et en général les articles sujets à détérioration ne peuvent être renouvelés.
- ↑ Parfois ces réengagements successifs et prolongés ont pour but de conserver des objets qui ne sont que de pieux souvenirs. Le Siècle du 4 mars 1856 raconte l’anecdote suivante :
« Nous trouvons dans la correspondance parisienne de l’Émancipation belge le récit d’un trait touchant qui mérite d’être rapporté. Une pauvre jeune fille vint un jour dans un des bureaux du Mont-de-Piété de Paris engager un paquet de hardes sur lequel on lui donna 3 francs. Pendant quinze années consécutives, elle vint payer exactement l’intérêt de cette modique somme, montant à quelques centimes, sans avoir assez pour dégager le paquet. L’administration, frappée du soin que prenait cette jeune fille à conserver ce petit dépôt de linge, alla aux informations sur elle, et apprit que, travaillant sans relâche chez elle, dans un très-pauvre réduit, cette ouvrière en linge, honnête et sage, parvenait à grand-peine à suffire à ses besoins les plus pressants, mais que, malgré ses peines et ses veilles, elle n’avait pu réunir, depuis quinze ans, les 3 fr. qui lui étaient nécessaires pour retirer son précieux petit paquet. Il y avait évidemment dans la conduite de cette femme laborieuse et si sage, quoique belle, un grand courage qui prenait sa source dans de nobles sentiments. On l’appela à l’administration du Mont-de-Piété et on l’engagea à reprendre, sans rétribution, les modestes hardes dont elle avait été si longtemps privée. C’est alors que l’on comprit la belle âme de cette infortunée. Le petit paquet se composait d’un jupon et d’un fichu de femme. À peine fut-il ouvert, qu’elle prit ces objets à deux mains et les couvrit de baisers en fondant en larmes… C’était tout ce qu’elle avait hérité de sa mère, morte depuis quinze années, et pour conserver cette précieuse relique, elle avait apporté religieusement son pieux tribut, comme on va au cimetière déposer des fleurs sur une tombe chérie le jour d’un funèbre anniversaire. »
- ↑ En 1872, les engagements ont été au nombre de 1 430 974, équivalant à une somme de 28 019 549 francs ; les renouvellements ont atteint le chiffre de 490 171 pour une somme de 11 965 854 francs. 1 368 046 dégagements ont rendu 25 957 100 francs ; les ventes ont produit 3 372 797 francs pour un total de 215 148 articles périmés. Le boni a été de 1 379 372 fr.23 centimes, sur lesquels 977 580 fr.86 centimes ont été restitués aux ayants droit.
- ↑ Tome II, chap. viii.
- ↑ La somme intégrale est de 5 539 081 fr. 75 cent. ; mais il convient d’en déduire 653 268 fr. 15 cent. versés par les commissaires-priseurs pour erreur d’évaluation.
- ↑ Loi du 3 septembre 1807 : « Article 1er. L’intérêt conventionnel ne pourra excéder en matière civile 5 pour 100, ni en matière commerciale 6 pour 100, le tout sans retenue. — Art. 2. L’intérêt légal sera, en matière civile, de 5 pour 100, et en matière de commerce de 6 pour 100, sans retenue. »