Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXXIII

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CHAPITRE XXXIII

LES CIMETIÈRES


i. — les services funèbres.

Lettres de faire part. — Usages différents. — Le cry des corps. — Les clocheteurs des trépassés. — Contestations avec le clergé. — Règlements de Chamvallon. — Aumôniers à cheval. — Le sermonneur. — Les corbillards. — Les ouvriers. — La Révolution. — Taxe d’inhumation. — Frochot. — Retour à la décence. — Décret du 23 prairial an XII. — Les six classes. — L’entreprise des pompes funèbres. — Impôt somptuaire. — Vanité. — Les neuf classes. — Conditions imposées aux pompes funèbres. — Remise aux fabriques. — Inhumations gratuites. — Le matériel et l’outillage des pompes funèbres. — La régie. — Les constructions de la rue Curial. — Bénéfices considérables. — L’ordonnateur. — Jargon des croque-morts. — Figurants et danseurs. — Les pourboires. — Le délai légal.


Lorsqu’une personne est décédée à Paris, on envoie à ses amis une lettre d’invitation pour les prier d’assister à son convoi ; quelque temps après, on expédie des lettres de faire part à toutes ses connaissances pour leur donner avis de sa mort. À la seule inspection d’une lettre d’invitation annonçant le décès d’un homme marié, on peut reconnaître à quelle catégorie sociale il appartenait : parmi les gens du monde la veuve n’invite jamais, car elle est censée dans les six semaines de retraite qui suivent, devoir inaugurer son deuil ; chez les gens de la bourgeoisie et de la classe ouvrière, la veuve invite toujours, tenant à faire acte de présence au moment où elle perd celui dont elle a porté le nom et à affirmer ainsi que le lien qui l’unissait à lui était public et légitime. Affaire d’usage qui n’a pas grande importance, mais qui dénonce cependant des divergences profondes entre les diverses castes dont se compose notre société.

Jadis c’était plus simple : on faisait le « cry des corps ». À toute heure de jour ou de nuit « les crieurs jurés » s’en allaient par les rues, agitant leur clochette :

Réveillez-vous, gens qui dormez,
Priez Dieu pour les trépassés !


Ils glapissaient le nom du mort, le lieu du décès, l’heure des funérailles. Vêtus d’une dalmatique blanche semée de larmes noires, ornée de têtes de squelette posés sur des ossements entre-croisés, ils épouvantaient les enfants, et, si l’on en croit Saint-Amant, faisaient hurler les chiens. Leur costume, à force de vouloir être lugubre, fut trouvé ridicule, et on le remplaça par la longue robe noire des avocats. Lorsqu’ils suivaient le convoi funèbre d’une personne de qualité, ils portaient sur la poitrine cet écusson de carton peint représentant les armoiries du défunt que l’on applique aujourd’hui sur les faces latérales du corbillard. Leur nombre n’était pas considérable : ils furent douze au début, dans le treizième siècle, vingt-quatre sous Louis XIV ; on en compte trente au moment de la Révolution. Ils ne criaient pas que les corps : ils criaient le vin à vendre, les enfants égarés, les chiens perdus ; ils criaient « les choses estranges », dit la grande ordonnance de 1415. Petit métier, mais bon métier : cinq sous parisis par cri ; en ce temps-là c’était presque une somme. Cependant ils avaient d’autres ressources plus amples et plus certaines ; spéculer sur la douleur et sur la vanité des gens, c’est un sûr moyen de faire fortune ; tous ceux qui l’ont employé en savent quelque chose. Depuis le treizième siècle, les crieurs-jurés, que le peuple de Paris appelait familièrement les clocheteurs des trépassés, étaient en possession de fournir ce que l’on jugeait nécessaire aux funérailles des particuliers, des seigneurs et des rois. Charles V affirme leurs privilèges, qui furent maintenus par Charles VI, par Henri II, par Louis XIII et par Louis XIV. L’ordonnance de 1672 détermina leurs attributions, spécifia leurs devoirs et leur imposa un tarif.

Ils eurent souvent de vives contestations avec le clergé, qui, propriétaire des cimetières et maître d’accorder la sépulture dans les églises, revendiquait le droit de subvenir à tout ce qui concernait les cérémonies funèbres. C’était là un sujet de conflits renaissants qu’on ne parvint pas toujours à éteindre ; la part du clergé avait cependant été déterminée par un règlement très-sage que Chamvallon, archevêque de Paris, publia le 30 mai 1693, et que le Parlement homologua le 10 juin de la même année. Les crieurs-jurés relevaient directement de la prévôté des marchands, comme aujourd’hui l’administration des pompes funèbres, qui leur a succédé, relève du préfet de la Seine ; mais nul des employés de celle-ci n’est forcé d’assister aux obsèques des personnes royales, en robe drapée et une sonnette d’argent à la main, ainsi que cela était impérieusement prescrit aux clocheteurs des trépassés. De même les allures du clergé ne sont plus à cette heure, aux enterrements, ce qu’elles étaient jadis ; actuellement, quelle que soit la qualité du personnage porté au cimetière, le clergé l’accompagne en voiture, ou, — dans de rares circonstances, — à pied, en psalmodiant les hymnes sacrées. Autrefois, pour faire honneur à certains morts, les prêtres se transformaient en cavaliers ; on lit dans le Journal de Barbier, à la date du 10 février 1740 : « Le corps de M. le duc (de Bourbon) était dans un chariot à huit chevaux avec quatre aumôniers à cheval, qui portaient le poêle. »

Jusqu’au commencement de notre siècle, la plupart des corps, placés sur des brancards, étaient transportés à la main, comme nous voyons faire aujourd’hui pour les petits enfants ; parfois même le cercueil, soutenu sur l’épaule d’un vigoureux semonneur[1], s’en allait ainsi chercher la demeure suprême. C’était là ordinairement toute la cérémonie que l’on faisait pour les petits bourgeois et les artisans ; il n’en était plus ainsi dès qu’il s’agissait des gros financiers et des gens de la noblesse. On se servait en ce cas d’un corbillard surmonté d’un catafalque et traîné par un nombre de chevaux en rapport avec la fortune ou la qualité du défunt. Il se produisait alors un fait singulier auquel il serait assez difficile d’ajouter foi, si l’on n’avait le témoignage des écrivains contemporains. La machine funèbre était si lourde, les rues étaient d’un parcours tellement difficile que l’on redoutait toujours un accident, et que, pour y parer, les crieurs-jurés emmenaient avec eux une escouade d’ouvriers selliers, bourreliers et charrons munis d’alênes, de pinces, de marteaux, de clous et d’enclume. Il fallait les avoir sous la main et cependant ne pas les mêler, en costume de travail, à la foule des invités ; le moyen employé pour arriver à ce double résultat était assez ingénieux : on les faisait monter dans le corbillard, sur le cercueil même, et ils étaient dissimulés par les amples draperies qui tombaient de l’impériale jusqu’aux plats-bords du char. Pendant le trajet, ils jouaient aux dés sur la bière, buvaient un coup s’ils avaient eu la précaution d’emporter quelque bouteille de vin, et parfois même entrouvraient les rideaux noirs, passaient la tête et faisaient la grimace aux aumôniers à cheval, qui en perdaient la tramontane.

Les crieurs-jurés de corps furent dépouillés de leurs privilèges pendant la Révolution, mais ils possédaient un matériel funéraire qui leur assurait le service de presque tous les enterrements ; ils continuèrent donc, par la force même des choses et comme par le passé, à pourvoir à ce premier besoin de la salubrité et de la décence urbaines ; ils ne criaient plus, ils ne clochetaient plus, mais ils tendaient, drapaient et portaient toujours, jusqu’aux heures douloureuses où toute marque de supériorité sociale devint un motif à délation ; les gens riches s’habillaient de carmagnole, et, pour n’éveiller aucun soupçon, l’on se faisait enterrer très-humblement. Les municipalités de Paris se chargèrent alors des inhumations, qui furent faites à prix débattu jusqu’à ce qu’un arrêté du 18 thermidor an IV fixât à dix francs la taxe des morts âgés de moins de sept ans et à vingt francs celle des adultes. Ce que furent les convois, on peut se le figurer. Tous les corps étaient portés à bras, et plus d’une fois les brancards stationnèrent à la porte des cabarets.

Cela dura jusqu’à l’avènement de Frochot à la préfecture de la Seine. Il remit d’abord le soin des cérémonies funèbres à un entrepreneur désigné dans chaque arrondissement ; puis bientôt, dès l’an IX, à un entrepreneur général qui centralisa le service. Le décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804), qui reconnaissait aux fabriques des églises catholiques, aux consistoires protestants et Israélites le droit de faire « les fournitures d’enterrement », amena un conflit entre le clergé et l’entrepreneur. De gros intérêts étaient en jeu, la querelle menaçait de s’aggraver ; un homme qui aimait à être obéi, intervint et mit fin à toute dispute. L’empereur accepta un entrepreneur unique, privilégié, responsable, mais il lui imposa un cahier des charges qui l’obligeait à remettre aux représentants des cultes reconnus une part considérable, — plus de la moitié, de l’argent qu’il aurait à recevoir. L’affaire restait exceptionnellement fructueuse pour tous les ayants droit, et chacun eut le bon esprit de se montrer satisfait. Cette affaire tenait au cœur de Napoléon, car il y revint plus tard, et la régla minutieusement lui-même par le décret du 18 août 1811 : tous les services funèbres étaient divisés en six classes ; la première coûtait 4 282 francs, la sixième coûtait 16 francs[2].

L’organisation imaginée par Frochot, adoptée par Napoléon Ier, et qui n’était, sous une forme plus moderne et surtout plus démocratique, qu’un retour à la vieille institution des crieurs-jurés, subsiste encore. Tavernier raconte naïvement dans ses voyages qu’ayant été obligé de faire enterrer son frère, mort aux Indes, il s’était promis de bien soigner sa santé, parce que cela coûtait fort cher d’être inhumé dans ces pays-là. Que dirait-il donc aujourd’hui à Paris ? L’entreprise des pompes funèbres a tous les inconvénients des monopoles, mais elle compense ceux-ci par des avantages sérieux, où la ville, les cultes et les gens pauvres trouvent leur bénéfice.

À y bien regarder, le service funèbre, constitué tel qu’il l’est aujourd’hui, est un impôt somptuaire très-onéreux, mais levé seulement sur ceux qui s’y soumettent, beaucoup sans doute par respect pour les morts qu’ils regrettent, et un peu aussi, avouons-le, par vanité. Écoutez les curieux qui regardent passer un corbillard drapé, empanaché de plumes d’autruche, traîné par quatre chevaux caparaçonnés, tenus aux mains de valets de pied, suivi par des maîtres de cérémonies qui portent « les honneurs » sur des coussins de velours ; que disent-ils ? « C’est un bel enterrement ! » Il est permis aux riches d’étonner les foules, de faire brûler des lampadaires à alcool sous la nef des églises, et d’avoir des cercueils capitonnés de satin blanc ; ce n’est qu’une affaire d’argent. Tout se paye, jusqu’à la rosette en crêpe que l’on peut attacher au fouet du cocher ; mais, ce qu’il faut considérer, c’est que le pauvre ne paye rien.

La dernière adjudication pour l’entreprise des pompes funèbres a eu lieu le 1er janvier 1860. Par le cahier des charges, le service est divisé en neuf classes : la première coûte 7 184 francs, et la neuvième 18 fr. 75 cent. ; entre ces deux extrêmes, il n’est si grosse vanité ou si mince situation qui ne trouve ce qui lui convient. Mais si l’on permet à l’entreprise de faire des bénéfices excessifs, c’est à des conditions qu’il est bon de faire connaître : la Ville, en vertu de ce contrat, paye à l’entrepreneur cinq francs par corps inhumé dans les cimetières de Paris ; de ce seul chef, l’administration des pompes funèbres a touché en 1875 la somme de 217 990 francs, représentant 43 578 inhumations ; mais l’entrepreneur doit faire remise, aux représentants des cultes reconnus, de 56 pour 100 sur toute somme encaissée par lui ; or, pour 1873, cette remise équivaut à 1 709 350 fr. 38 c., dont 1 620 715 fr. 23 c. ont été versés au seul culte catholique. En outre, les pompes funèbres sont tenues de faire gratuitement le convoi de tout individu indigent, dont la famille ou la succession ne peut acquitter les frais portés au tarif d’une des neuf classes désignées. C’est là une charge extrêmement pesante, car le nombre des inhumations gratuites est singulièrement plus élevé que l’on n’imagine ; en 1873 il a été de 25 017, tandis que celui des inhumations payantes n’a été que de 18 561. Dans le système adopté, les riches payent pour les pauvres, et l’impôt funèbre fournit aux besoins du culte dans les églises, les temples et les synagogues.

Pour subvenir d’une façon régulière aux exigences d’un service incessant qui représente plus de cent enterrements par jour, les pompes funèbres possèdent un matériel important et un nombreux personnel. On doit avoir en provision prévue les tentures, les chevalets, les candélabres, les coussins, les bénitiers, en un mot tous les objets nécessaires à l’appareil usité ; en outre, 6 000 voliges, — bières en sapin, — sont en réserve à l’administration centrale, sans compter le dépôt obligatoire dans chacune des mairies de nos vingt arrondissements, et le magasin de chênes ou cercueils de luxe qui peuvent être demandés pour des inhumations de classes supérieures ; 585 agents de toute sorte, 570 voitures-corbillards, chars, berlines de deuil, fourgons à tenture, 270 chevaux suffisent à parer aux éventualités d’une mortalité normale ; si par hasard on manque de chevaux, on en loue à la Compagnie générale des petites voitures. Cet outillage général est combiné de telle sorte que l’on a pu faire face aux nécessités exceptionnelles amenées par des épidémies ; en 1854, chaque mort eut son cercueil, son corbillard, son convoi, et l’on ne vit plus « rouler les tapissières » comme pendant les épidémies cholériques de 1832 et de 1849.

L’adjudication des pompes funèbres a pris fin le 1er janvier 1871 ; l’heure était mal choisie pour la renouveler, personne ne s’en souciait, ni l’entrepreneur, ni la préfecture de la Seine. On revint alors à la lettre des décrets impériaux ; les fabriques, les consistoires, prirent l’affaire à leur compte et la confièrent en régie à l’adjudicataire sortant. En somme il n’y eut rien de changé : la ville paye toujours cinq francs par inhumation, les cultes reçoivent toujours 56 pour 100, et les enterrements gratuits restent à la charge de l’entreprise. Seulement la situation n’est plus très-régulière ; les responsabilités sont déplacées, et aujourd’hui le chef de ce service, qui a une importance municipale sur laquelle il serait puéril d’insister, semble dépendre beaucoup plus des fabriques que de la préfecture de la Seine. C’est là un fait anormal, auquel il serait bon de mettre fin. Une difficulté se présentera peut-être lors de la future adjudication : la ville a construit à ses frais, rue Curial, un vaste établissement destiné à loger l’administration des pompes funèbres et toutes les dépendances qu’elle comporte[3] ; les dépenses ont été considérables et le bail sera élevé ; mais cet inconvénient disparaîtra devant des avantages fort importants ; aussi le premier article du prochain cahier des charges devra exiger du preneur un loyer rémunérateur représentant l’intérêt normal des sommes employées ; cette condition ne peut même pas donner lieu à un débat, car, malgré les servitudes financières sagement imposées à l’entreprise, celle-ci fait de tels bénéfices, qu’ils sont de nature à éveiller de très-sérieuses concurrences.

Dans les convois, le principal personnage n’est pas le maître des cérémonies, qui, l’air grave et même légèrement attristé, comme il convient à la circonstance, prie « la famille et messieurs les invités » de le suivre ; celui-là, il est vrai, mène le chœur funèbre des porteurs et indique avec précision, pendant le service religieux, à quelle minute il faut se lever, s’agenouiller ou s’asseoir ; mais l’homme important, c’est l’ordonnateur, agent direct de la préfecture de la Seine, employé de l’état civil et représentant personnel du maire de l’arrondissement que le défunt habitait. Il figure la municipalité prenant le corps d’un de ses administrés à la maison mortuaire, l’accompagnant à l’église, veillant à ce qu’on lui fasse place à travers nos rues encombrées, l’introduisant au cimetière et ne le quittant qu’après avoir vu tomber sur lui la dernière pelletée jetée par le fossoyeur. Il est reconnaissable à la cocarde tricolore maintenue par la ganse de son tricorne et à la canne à pomme d’ivoire qu’il lui suffit de lever, sans avoir besoin d’invoquer l’ordonnance de police du 10 février 1848, pour arrêter toute voiture qui, dans le trajet de la maison au cimetière, pourrait couper et interrompre le convoi. Il est l’autorité et le contrôle ; c’est lui qui s’assure que toutes les prescriptions émanées de l’entreprise des pompes funèbres ont reçu exécution, qui interdit, — œuvre difficile, — aux porteurs, aux plombiers, aux tapissiers, de demander des pourboires ; qui recommande la bonne tenue aux divers agents de ces tristes choses et donne à tous l’exemple du respect dû à la douleur. Il a vécu trop mêlé au personnel qui fait le service des inhumations pour ne pas savoir que, là aussi, comme dans tous les corps d’état, il y a un jargon particulier légué par les corporations du passé et auquel il ne faut point attacher d’importance ; il connaît les termes en usage, mais il les regarde comme indignes de lui et ne les emploie jamais.

Les porteurs ne se gênent guère entre eux, malgré les mines piteuses qu’ils prennent volontiers lorsqu’ils se sentent sous les yeux des assistants. Très-susceptibles pour eux-mêmes, ils le sont moins pour les autres. C’est les insulter gravement que de les appeler croque-morts, mais ils trouvent fort naturel de dire : J’ai fait un saumon, un hareng ou un éperlan ; ce qui signifie : J’ai porté le corps d’un riche, d’un pauvre ou d’un enfant ; » cela ne les empêche pas d’être de fort braves gens et très-dévoués à leur lugubre besogne. On pourrait penser que de vivre toujours au milieu des tentures noires et d’avoir pour fonctions spéciales de manier des cercueils dispose à la mélancolie ; ce serait une erreur. La plupart de ces hommes sont gais, si gais que plusieurs figurent, le soir, dans les ballets-pantomimes de certains théâtres et que l’un d’eux obtint, sous le sobriquet de Clodoche, une certaine notoriété aux bals masqués de l’Opéra. Ils ont un défaut qu’il est vraiment superflu de signaler, car chacun le connaît : ils aiment le pourboire, ils l’aiment jusqu’à la fureur ; l’administration fait ce qu’elle peut pour les empêcher de harceler les familles, mais elle n’y parvient pas. À la maison mortuaire, ils redoutent l’ordonnateur, dont le rapport peut les faire mettre à pied, et ils se contiennent ; au cimetière, ils sont attentivement surveillés par les gardes, qui reçoivent à cet égard des ordres spéciaux et souvent renouvelés. Ils en sont réduits à attendre les familles sur les boulevards qui avoisinent nos champs de repos ; là ils sont hors de l’atteinte, j’allais dire de la juridiction des gardes ; l’ordonnateur est parti, nul ne les gêne ; alors commencent des quémanderies sans fin qui ont parfois donné lieu à des plaintes dont la préfecture de police a dû s’émouvoir.

La loi a déterminé le délai qui doit exister entre le décès et l’inhumation ; l’article 77 du Code civil dit expressément : « Aucune inhumation ne sera faite que… vingt-quatre heures après le décès, hors les cas prévus par les règlements de police. » Ce laps de temps a paru nécessaire et permet de ne point confondre la mort apparente avec la mort réelle. Jadis on était moins prudent, et parfois on était enterré peu d’heures après avoir expiré. On trouve la preuve de ce fait dans l’acte de décès d’un homme dont madame de Sévigné a déploré la mort : « Le 3 juillet 1690, à trois heures du matin, Michel Lasnier, maistre d’hostel de madame la marquise de Sévigny, est décédé rue Couture-Sainte-Catherine, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de l’église Saint-Paul, sa paroisse, le même jour[4]. » Il faut des cas absolument exceptionnels pour que l’on abrège aujourd’hui le délai légal, et la préfecture de police, gardienne de la santé publique, a seule le droit, sous sa responsabilité, de prendre des mesures en conséquence. En comprenant le temps employé au service religieux et au trajet fort long et fort lent à travers-Paris, on peut compter que le délai a toujours été dépassé lorsqu’un corps arrive au cimetière, où l’attendent une fosse préparée et les fossoyeurs chargés de l’inhumer.

ii. les charniers.

L’endroit où l’on dort. — La sépulture dans les églises. — Sur le plan de Gomboust. — Pêle-mêle des morts et des vivants. — Ossements sur la voie publique. — L’ossuaire de l’Ouest. — La duchesse de Guise, le cardinal Dubois. — La légende. — Niaiserie et crédulité. — Les victimes du fanatisme. — Notre-Dame des Victoires. — Mise en scène. — Le cimetière des protestants. — Cimetières secrets. — Dénonciations. — Réclamations diplomatiques. — Cimetière des protestants étrangers. — Le chantier du port au Plâtre. — Cimetière israélite. — Les Innocents. — Le pourrissoir. — Les Champeaux. — Les galetas. — Nicolas Flamel. — Danse macabre. — La logette. — Les enfouissements. — Le typhus. — La science intervient inutilement. — Amour du Parisien pour le cimetière des Innocents. — Marchandes de modes et écrivains publics. — Sotte tradition. — Intervention du Parlement. — Arrêt du 25 mai 1765. — Accident. — Fermeture et destruction du cimetière. — Les catacombes. — Le rapport de Thouret. — Le marché aux légumes. — On y trouve encore des ossements. — Projet d’une nécropole unique. — Le chartrier. — Précaution de la loi du 15 mai 1791. — Deux cimetières supplémentaires. — Picpus. — La Madeleine. — Les Errancis. — Louis XVII. — Cimetière Vaugirard. — Clamart. — Confusion. — Sainte-Catherine. — Mirabeau ; Bichat ; Pichegru. — Achat de terrains. — Quatre cimetières extra muros. — Nos vingt-deux cimetières

Cimetière, en grec, c’est ϰοιμητἠρίον, — l’endroit où l’on dort. Le vieux Paris ne les avait pas ménagés ; on enterrait partout : dans les églises d’abord, lieu d’honneur où l’on accordait sépulture en échange de quelque rente perpétuelle ; le donateur qui avait fait construire ou orner une chapelle à ses frais avait droit à s’y faire inhumer et parfois même d’y admettre quelques amis, témoin cette chapelle dédiée à saint Vincent de Paul, dans l’église Saint-Paul de la rue Saint-Antoine, où les La Meilleraye avaient un tombeau qui reçut le corps de Georges Cadoudal en 1804 et le garda jusqu’en 1814. Nos églises actuelles sont pleines encore de monuments funéraires, datant des siècles passés et indiquant avec quelle ardeur on se portait vers les lieux saints pour y reposer près des reliques sacrées, dont on espérait que le contact ne serait pas inutile au salut éternel, et dans la foi touchante que l’âme participerait au bénéfice des prières récitées chaque jour. Il n’y avait guère que les gros personnages de la noblesse, du clergé, de la robe, de la finance, qui fussent assez riches pour atteindre à ces grandeurs posthumes ; le menu fretin des trois ordres et toute la population s’en allaient simplement en terre, comme de petites gens qu’ils étaient.

Aussi les cimetières abondaient ; le plan de Gomboust est parsemé de groupes de croix cernés d’un trait qui l’indiquent : cimetière Saint-Nicolas, proche la rue Troussenonnain ; cimetière Saint-Paul, où Rabelais fut enterré sous un noyer ; cimetière Saint-Séverin, d’où s’élevait une buée malsaine quand soufflaient les vents d’ouest ; cimetière Saint-Jean, ouvert sur l’emplacement de l’hôtel de Pierre de Craon, hôtel qui fut juridiquement démoli après l’assassinat du connétable de Clisson ; cimetière Saint-Joseph, où fut Molière et dont nous avons fait un marché ; cimetière de la Trinité, près de la rue Grenéta, d’où l’on enleva plus de quarante tombereaux d’ossements en 1858 ; cimetière Verd, près la rue de la Verrerie ; cimetière Saint-Médard, où les convulsionnaires frétillaient sur le tombeau du diacre Pâris ; cimetière aux Carmes, aux Capucins, aux Chartreux ; cimetière aux Incurables, à la Charité, aux Petites-Maisons ; cimetière à tous les hospices, cimetière à tous les couvents. Les bourgades des morts étaient disséminées à travers la ville des vivants[5].

Aussi lorsque l’on entreprit sous le second Empire les travaux de Paris, on fut étonné de l’énorme quantité de sépultures que l’on mettait au jour ; chaque coup de pioche pour ainsi dire faisait jaillir des ossements. On les portait dans l’ancien cimetière de l’Ouest (Vaugirard), fermé depuis 1825 et que l’on avait converti en ossuaire ; on s’aperçut un jour qu’il contenait 1 110 mètres cubes d’ossements trouvés en fouillant la voie publique ; l’entassement devenait une gêne ; un arrêté préfectoral pris en 1859 fit porter tous ces débris aux catacombes. Quelques-uns de ces restes découverts sous la voie publique éveillèrent l’attention et prouvèrent que, comme les vivants, les morts ont leur destinée. Au mois d’octobre 1864, en creusant un branchement d’égout pour la maison portant le n° 4 de la rue de la Paix, maison qui prenait la place de la caserne des pompiers, on trouva un cercueil en plomb contenant le corps de la duchesse de Guise, princesse de Joinville, veuve en premières noces du prince de Bourbon, et décédée en 1656. Elle avait été certainement inhumée au couvent des Capucines, à travers les dépendances duquel la rue de la Paix avait été tracée. Quelques années auparavant, on avait détruit les derniers vestiges de la collégiale Saint-Honoré ; on y chercha avec soin le caveau où le cardinal Dubois avait été inhumé en grande pompe ; mais, comme ce caveau avait été converti en fosse d’aisances, on eut quelque peine à le découvrir.

Si les terrains des anciens cimetières ont rendu les morts qu’ils cachaient, il n’en est pas de même des églises, dont les cryptes et les caveaux conservent des amas d’ossements, débris des corps qui jadis leur ont été confiés. Lorsque l’on répare quelque ancienne chapelle sépulcrale, on y découvre naturellement des restes humains ; invariablement le même fait se produit et donne une assez piteuse idée de la crédulité parisienne. C’est toujours la même légende. Le squelette trouvé et qui a au moins cent cinquante ans de date devient une jeune fille morte récemment, hier, ce matin peut-être ; un peu plus tôt, on aurait pu la sauver. Où l’a-t-on découverte ? Dans une cellule secrète dont les prêtres seuls connaissent l’entrée. « C’est l’innocente victime d’un délire hypocrite, fanatisé par le feu des passions comprimées. » Les journaux en parlent ; on publie des lithographies représentant l’horrible mystère. Des nigauds s’en mêlent, qui somment l’autorité d’avoir à faire son devoir. Pour l’église Saint-Laurent, qui donnait sépulture et qui était côtoyée par un cimetière, on renouvelle cette histoire tous les douze ou quinze ans[6].

Sous la Commune, on en voulut tirer parti et l’on fit quelques frais de mise en scène. On tira des caveaux tous ces pauvres ossements, et, sur le parvis même des églises, on les exposa aux yeux du peuple ; le peuple regardait, levait les épaules et passait. On fit une grande exhibition sur les marches de Notre-Dame des Victoires et on l’annonça solennellement dans les journaux ; j’eus la curiosité d’aller la voir. C’était misérable. Derrière les grilles fermées, sur le palier qui donne entrée à l’église, on avait disposé avec un certain ordre tous les crânes, tous les tibias, tous les fémurs que l’on avait pu ramasser dans les cryptes ; ça ressemblait au déménagement d’un musée d’ostéologie mal entretenu ; deux fédérés montaient la garde en fumant gravement leur pipe à côté de ces « cadavres, qui dénonçaient les crimes des jésuites. » Quelques commères revenant du marché s’arrêtaient, jetaient un coup d’œil et disaient : Sont-ils bêtes !

Les différents cimetières que j’ai indiqués étaient réservés aux catholiques ; avant la révocation de l’édit de Nantes, les protestants en possédaient un qui leur était officiellement consacré ; il était situé rue des Saints-Pères, sur l’emplacement occupé aujourd’hui par l’École des ponts et chaussées ; mais après le 22 octobre 1685, rejetés hors du droit commun, ils durent pourvoir à leur sépulture et cherchèrent dans Paris des lieux secrets, ignorés sinon inconnus, où ils pussent inhumer leurs morts ; les enterrements se faisaient la nuit ; on ne savait quelles précautions imaginer pour déjouer la surveillance ; il y allait de la vie ou tout au moins des galères à perpétuité. De deux rapports que j’ai sous les yeux, l’un daté du 17 mai 1694 et adressé à La Reynie, l’autre du 7 mai 1696 et transmis au procureur général, il résulte que l’on portait ces malheureux dans des jardins de propriétés particulières et dans des terrains vagues. On recommande à la police, à la prévôté de Paris, aux juges du Châtelet, d’être attentifs à réprimer de tels scandales. Les plus grands personnages se mêlèrent de ce genre d’espionnage, et Monsieur, « frère du roy, » dénonce à Louis XIV « qu’il vit, il y a quelque temps, passer dans la rue Saint-Honoré pendant la nuit un chariot couvert de blanc, dans lequel on prétend qu’estoient les corps de ceux de la R. P. R., lesquels on va enterrer dans un cimetière près du Roulle. » Une autre dénonciation apprend qu’on les inhume aussi dans un jardin près des Gobelins.

La Hollande, le Danemark, l’Angleterre réclamèrent diplomatiquement un lieu de sépulture pour les protestants de ces nations qui mouraient à Paris. On accorda 276 toises, dont 31 occupées par les constructions, rue de la Voirie, dans le haut du faubourg Saint-Martin. Pendant le dix-huitième siècle on était plus tolérant, et les protestants régnicoles purent être inhumés auprès des protestants étrangers ; mais une certaine crainte ou le besoin de mystère naturel à l’homme subsistait encore, car les réformés avaient un champ de sépulture secret au port au Plâtre, qui est devenu le quai de la Râpée. C’était un chantier dont l’emplacement est délimité aujourd’hui par le quai de la Râpée, la rue de Bercy, la rue Traversière et la rue Villiot. Ce cimetière semble avoir été réservé de préférence aux personnages importants et riches du protestantisme installés ou tolérés à Paris. Parmi les noms de ceux qui furent conduits au port au Plâtre, il s’en trouve qui ne sont ni oubliés ni éteints : de La Boulaye, Soubeyran, de Brissac, Say, Delessert, Mallet, Perrégaux, Necker, de Witt, Thelusson, Tronchin, de La Baumelle.

Ces distinctions entre communions hostiles n’ont heureusement plus aucune raison d’être aujourd’hui ; les catholiques et les protestants, saint Pierre et saint Paul, dorment fraternellement côte à côte dans les mêmes enclos. Aussi tous les petits cimetières, dispersés autrefois, cachés dans des jardins, dans des chantiers, dans des bosquets perdus au milieu des parcs, ont-ils disparu. Tous ? non. — Il en existe encore un. Celui-là du moins n’a jamais reçu aucun protestant, car il appartient à la race exclusive qui, se considérant comme le peuple spécial de Dieu, ne fraye pas avec les autres religions et conserve imperturbablement ses usages au milieu des nations étrangères ; il appartient aux Israélites, a été fondé en 1780, et renferme une quinzaine de tombes. En le cherchant bien, on pourrait le découvrir du côté de la Villette.

Ces cimetières israélites, protestants, catholiques, n’ont point laissé trace dans les souvenirs de la population parisienne ; un seul est resté légendaire et méritait de l’être : c’est le cimetière, — le charnier, — des Innocents. Longtemps il fut lieu de sépulture honorable : c’était quelque chose pour une famille bourgeoise d’avoir ses ancêtres aux Saints-Innocents ; puis il devint la fosse commune, le pourrissoir, comme l’on disait, où vingt-deux paroisses, où l’Hôtel-Dieu, où la basse geôle du Châtelet versaient leurs morts. Il fut, pendant des siècles, au milieu même de la cité, dans l’endroit le plus peuplé, le plus fréquenté, un foyer d’infection toujours entretenu, toujours alimenté, et auquel on doit plus d’une des « pestes » qui ont ravagé la ville.

Dans l’origine, il appartenait à ce vaste terrain nommé les Champeaux, sur lequel on a construit les halles, et qui s’étendait jusqu’où finissent aujourd’hui les rues Croix et Neuve-des-Petits-Champs. Une tradition prétend qu’on y enterrait déjà à l’époque de l’occupation romaine ; le fait n’a rien d’improbable, car les Champeaux étaient traversés par la route qui allait de Lutèce vers les provinces du Nord. Ce fut Philippe-Auguste qui en 1186 le fit enclore de murs ; auparavant c’était un lieu vague, chacun y passait, et, à certains jours de l’année, on y vendait des chevaux. Une église dédiée aux saints Innocents fut édifiée, et peu après on éleva autour du cimetière des arcades supportant des greniers, — des galetas, c’était le mot, — qui servirent de charnier, c’est-à-dire d’ossuaire. On tenait à honneur d’augmenter et d’embellir le cimetière parisien par excellence ; c’était là œuvre pie qui appelait l’indulgence de Dieu. Nicolas Flamel y fit construire deux arcades, l’une en 1389, l’autre en 1404.

Guillebert de Metz, qui visita Paris sous Charles VI, dit : « Illec sont painctures notables de la danse macabre et aultres, avec escriptures pour esmouvoir les gens à dévotion. » Par le Journal d’un Bourgeois de Paris, on sait exactement à quelle époque furent faites ces compositions à la fois naïves et terribles, dont il restait trace encore à la fin du dix-septième siècle : commencées en août 1424, elles furent terminées pendant le carême de l’année suivante. Il y avait là une logette où l’on emmurait certains coupables, qui n’avaient plus pour subsister que l’aumône des passants ; la porte, solide et armée de fer, s’ouvrait à deux clefs, dont l’une était gardée par le marguillier de l’église des Saints-Innocents, et l’autre déposée au greffe du parlement ; c’est là qu’en 1485 fut enclose à toujours Renée de Vendomois, qui avait assassiné son mari.

Les caveaux de l’église étaient si pleins de cadavres que, dès le seizième siècle, il n’était pas rare de voir des cercueils rangés le long des murs et attendant qu’on eût trouvé place pour les caser ; dans le cimetière s’élevaient quelques sépultures particulières ; mais le mode d’inhumation pour les simples particuliers était atroce : on creusait de grandes fosses dans lesquelles on enfouissait pêle-mêle, les uns par-dessus les autres, 1 200 et parfois 1 500 corps. Lorsque le terrain était comblé, ce qui arrivait souvent, on déterrait les plus anciens morts et on jetait leurs ossements dans les galetas qui surmontaient les arcades. La moyenne des inhumations était, dit-on, de 2 000 par an.

L’espace était fort restreint, tout l’emplacement, — y compris l’église, — enfermé par la rue de la Lingerie, la rue Saint-Denis, la rue de la Ferronnerie et la rue aux Fers, contenait 1 700 toises carrées[7]. Le typhus régnait en permanence dans les maisons voisines appuyées contre les murs mêmes du cimetière, qui, enveloppé de toutes parts de hautes constructions, ressemblait à un vaste puits dont le fond n’était en quelque sorte que de la pourriture humaine. Dès 1554 on s’émut de ce danger permanent. Deux très-savants médecins de l’époque, Fernel et Houillier, furent chargés d’étudier la question et d’en faire un rapport. Ils conclurent à la suppression immédiate et ne furent point écoutés. Le temps passe, le péril augmente, les habitants voisins poussent des cris de détresse ; l’Académie des sciences délègue en 1737 trois de ses membres, Lemery, Geoffroy, Hunauld ; leurs conclusions sont conformes à celles de Fernel et ont le même sort.

Il faut dire pour expliquer, sinon excuser de tels ménagements envers ce lieu de putridité, que le peuple de Paris aimait son cimetière : on lui donnait là le spectacle de belles processions, avec encens et psalmodies, à certains jours de fêtes carillonnées ; il y venait volontiers, non pour évoquer les âmes des aïeux, mais pour faire sa prière en l’église des Saints-Innocents, populaire entre toutes, pour admirer les monuments funéraires, les chapelles d’Orgemont, de Villeroy, de Pommereux, la tombe Morin, le squelette d’albâtre[8], qu’il attribuait faussement à Germain Pilon, l’ancien prêchoir, où pendant la Ligue il se fit de si belles harangues, la croix des Bureaux, la croix Glatine, la statue du Christ, que l’on nommait le Dieu de la Cité, et la tour de Notre-Dame des Bois, où chaque soir on allumait une veilleuse qui servait de fanal à ce champ des morts. On y faisait le commerce ; dans les galeries, les marchandes de modes et de lingerie vendaient leurs chiffons ; contre les piliers des arcades, sous les greniers qui pliaient au poids des ossements, les écrivains publics avaient installé leurs tables et fournissaient de la littérature épistolaire à prix fixe. En effet, les MM. de Villiers, qui visitèrent les charniers en janvier 1657, disent : « Si c’est du haut stile, la lettre vaut 10, 12 ou 20 sols ; si c’est du bas stile, elle n’est que de 5 ou 6 sols. » La foule y circulait sans cesse ; c’était un lieu de promenade, une sorte de contrefaçon des fameuses galeries du Palais. La nuit, les filles vagues le fréquentaient, comme les larves de l’amour vénal[9]. Tous les Parisiens s’étaient fourré une singulière idée dans la tête : ils étaient persuadés, sur la foi d’une légende ridicule, que la terre du cimetière des Innocents avait la propriété de dévorer les corps en vingt-quatre heures. C’était une croyance enracinée contre laquelle rien ne pouvait prévaloir. Les MM. de Villiers rapportent cette tradition, et ils ajoutent naïvement : « mais nous n’en avons pas veu l’effet[10]. »

Voyant que l’autorité civile restait désarmée et que l’Église, à laquelle tous les lieux de sépulture ont appartenu en France jusqu’à la loi du 15 mai 1791, ne voulait pas fermer ce cloaque pestilentiel, le parlement intervint. Par un arrêt du 12 mars 1763, il avait demandé aux paroisses de Paris, aux commissaires et aux officiers du Châtelet des mémoires concernant le nombre des décès et les inconvénients des modes de sépulture en usage. Cette question fort délicate, qui touchait à des habitudes invétérées et à des sentiments religieux très-respectables, fut approfondie avec soin, et le parlement rendit le célèbre arrêt du 25 mai 1765. « La cour ordonne : 1° qu’aucunes inhumations ne seront plus faites à l’avenir dans les cimetières actuellement existants dans cette ville, sous aucun prétexte que ce puisse être ;… 3° qu’aucunes sépultures ne seront faites à l’avenir ou accordées dans les églises ;… 4° qu’il sera fait choix de sept à huit terrains différents, propres à recevoir et consommer les corps et situés hors de la ville[11]… » L’arrêt portait que toutes ces prescriptions étaient exécutoires à compter du 1er janvier 1766. C’était net et clair ; s’empressa-t-on d’obéir ? Nullement ; les sépultures dans les églises ne furent point interrompues, et l’on continua à « fossoyer » aux Innocents comme par le passé.

Au commencement de 1780, le cimetière durait toujours, et peut-être durerait-il encore, si un accident n’était venu épouvanter tout le monde et convaincre les plus récalcitrants. La terre, bourrée de corps sur une profondeur de 26 pieds, ne les contenait plus ; elle avait beau se soulever, chercher des points d’appui contre les piliers des arcades, d’exhausser de telle sorte qu’il fallait descendre pour entrer dans l’église, où l’on pénétrait jadis de plain-pied, elle était gorgée et vomissait sa putréfaction. Au mois de juin 1780, un habitant de la rue de la Lingerie, ouvrant sa cave, fut repoussé par une odeur tellement insupportable qu’il se sauva et alla chercher ses voisins. On revint en nombre, on s’enhardit, on se mit sous le nez des mouchoirs imbibés de vinaigre, et l’on se trouva en présence d’un spectacle horrible. La terre, gonflée par des pluies récentes, avait fait ce que l’on nomme une poussée contre les murs mitoyens ; elle y avait ouvert une large brèche par où s’était effondré un éboulement de cadavres. La police essaya de tenir l’aventure cachée ; il fut interdit aux journaux d’en parler ; mais garder un secret dans le quartier des Halles n’est point chose facile, et tout Paris sut bientôt à quoi s’en tenir sur l’état de son cimetière favori. Ce fut un cri qu’il fallut bien entendre cette fois ; l’autorité civile se montra très-ferme et adopta une décision péremptoire ; elle y mit cependant le temps de la réflexion, car cet enclos consacré à la peste, comme disait Voltaire, ne fut définitivement fermé et pour toujours que le 1er décembre 1780[12].

Ce n’était pas tout de l’avoir interdit, il fallait le supprimer, et ce fut seulement au commencement de 1786 que l’archevêque accorda son autorisation. On ne l’avait pas attendue ; de Crosne, récemment nommé lieutenant général de police, avait voulu payer sa bienvenue au peuple de Paris en lui donnant un marché aux légumes, qui manquait, et, avec un discernement où l’on peut trouver quelque habileté politique, il avait choisi l’emplacement du cimetière des Innocents. Mais il fallait l’approprier à sa nouvelle destination, abattre l’église, enlever les monuments funéraires, jeter bas les cent soixante-cinq arcades et les charniers qu’elles supportaient, déplacer les ossements, enlever les terres pourries et fouir le sol assez profondément pour éviter tout danger futur. Il s’adressa à la Société royale de médecine, qui délégua une commission où se trouvent les noms de Vicq d’Azyr et de Fourcroy, et dont Thouret fut le rapporteur. Celui-ci fut chargé de surveiller et au besoin de diriger l’opération. On ne perdit pas de temps : la commission, nommée en octobre 1785, était à l’œuvre dès le mois de décembre.

Il y eut trois périodes de travail : de décembre 1785 à mai 1786, de décembre 1786 à février 1787, et d’août à octobre de la même année. Les escouades d’ouvriers se relayaient, car on était à la besogne jour et nuit. Cependant il avait fallu trouver une nouvelle sépulture pour les ossements qu’on allait exhumer. On imagina de créer ce que l’on nomma alors un cimetière souterrain ; on utilisa pour cet objet les longues galeries où jadis on exploitait la pierre et d’où sont sorties la plupart des constructions du vieux Paris. Une sorte d’entrée fut préparée à la Tombe-Issoire ; cette nouvelle nécropole fut consacrée par le clergé dans la journée du 7 avril 1786 ; ce sont les catacombes. C’est là que l’on transporta tout ce que l’on ramassa alors aux Innocents ; les prêtres accompagnaient les chariots funéraires, qui partaient ordinairement du quartier des Halles vers la fin du jour et arrivaient, la nuit tombée, à l’emplacement indiqué.

Le rapport de Thouret nous dit dans une phrase un peu prétentieuse comment on procédait pour installer les morts dans la demeure qu’on leur avait choisie au milieu de nos anciennes carrières. « L’aspect de ce lieu souterrain, ses voûtes épaisses qui semblent le séparer du séjour des vivants, le recueillement des assistants, la sombre clarté du lieu, son silence profond, l’épouvantable fracas des ossements précipités et roulant avec un bruit que répétaient au loin les voûtes, tout retraçait dans ce moment l’image de la mort et semblait offrir aux yeux l’emblème de la destruction. » Cela signifie que l’on versait les ossements comme l’on verse un chargement de sable, en faisant basculer le tombereau.

L’emplacement du vieux cimetière nettoyé, pavé, orné de la fontaine de Pierre Lescot et de Jean Goujon, devint le marché aux légumes que nous avons connu. Les ouvriers qui travaillèrent sous la direction de Thouret n’ont pas enlevé, tant s’en faut, tous les débris humains que la terre recelait. Diverses constructions faites en 1808, en 1809, en 1811, sur le marché nécessitèrent des fouilles qui amenèrent la découverte d’une quantité considérable d’os dénudés ; en 1830, pendant la révolution de juillet, il y eut aux Halles un combat assez meurtrier. Le peuple, mû par la tradition des anciens jours et voulant inhumer les morts, creusa les terrains voisins de la fontaine ; au premier coup de pioche, des fragments de squelette apparurent ; lorsque, au début du second Empire, on reconstruisit sur un nouveau modèle les pavillons des Halles, on retrouva des ossements ; on peut fouiller encore, on en extraira toujours : six siècles consécutifs de sépulture laissent des traces qui ne disparaissent pas facilement.

La suppression du cimetière des Innocents fit naître un projet qui ne reçut pas son exécution, mais qui mérite de n’être point passé sous silence, car nous l’avons vu reparaître de nos jours. Un architecte du comte d’Artois, nommé Labrière, proposa d’établir un champ de sépulture unique pour Paris ; son mémoire, adressé à Calonne, fixe par cela même la date entre 1783 et 1787 ; 90 arpents, pris entre La Villette et Aubervilliers, auraient été convertis en nécropole ; on y eût construit un temple pour les tombeaux des rois, une galerie pour ceux des princes du sang et des principaux seigneurs du royaume, une enceinte réservée aux hommes illustres ; on y eût trouvé en outre six pyramides, deux mille chapelles pour des concessions à perpétuité, treize fosses publiques et un terrain « en forme de champs élysées » où l’on aurait pu faire élever des tombes « pittoresques ». Labrière offrait aussi d’édifier auprès de ce cimetière « un chartrier considérable, voûté, bâti en pierres de taille et en briques, précédé de trois portes de fer de distance en distance pour empêcher que le feu, quelque terrible qu’il pût être, n’y pénétrât jamais. » C’est dans cette construction incombustible que l’on eût réuni les papiers de famille et les actes de l’état civil : singulière prévision, que les incendies du mois de mai 1871 ont justifiée. Le projet de Labrière fut repoussé, et, quand bien même il eût été adopté, la chute de la royauté l’aurait mis à néant[13].

La Révolution en dépossédant l’Église lui enleva les cimetières, dont la propriété fut transférée à l’autorité municipale. Les cimetières, considérés comme biens du clergé, furent décrétés biens nationaux et mis en vente ; mais la loi du 15 mai 1791 prend à cet égard des précautions indiquées par les plus simples notions d’hygiène et, avec une expression brutale, elle dit : « les cimetières ne pourront être mis dans le commerce qu’après dix années à compter des dernières inhumations. » On arrivait pourtant à cette heure de fièvre chaude où la guillotine, en permanence sur nos places publiques, allait exiger pour elle seule la création de cimetières supplémentaires, dont un, devenu propriété individuelle, reçoit encore les corps de certaines familles. Les exécutions avaient lieu à l’est et à l’ouest de la ville. La Commune, prévoyante et voulant éviter un trop long trajet aux suppliciés, fit ouvrir deux cimetières, l’un, au levant, près de la place du Trône (renversé), hors des murs, derrière les jardins de l’ancienne maison des dames chanoinesses de Picpus ; l’autre, au couchant, près de la place de la Concorde, qui était devenue la place de la Révolution, dans un grand terrain dépendant de l’ancienne paroisse de la Madeleine et servant de potager aux religieuses bénédictines de la Ville-l’Évêque,

Le cimetière de Picpus n’est point fermé ; il est situé au bout du jardin des dames de l’Adoration perpétuelle ; c’est là que fut enterré le général Lafayette. Il a été acheté par des familles qui ont voulu être réunies dans le repos à ceux de leurs parents que la Révolution avait inhumés là après les avoir mis à mort[14]. La partie du cimetière de la Madeleine où l’on a cru retrouver les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette est recouverte par la chapelle expiatoire entourée d’un square ; des constructions occupent les terrains qui, prenant façade sur la rue de la Ville-l’Évêque, longeaient toute la rue de l’Arcade, et étaient séparés de la rue d’Anjou par une suite de maisons non interrompue. On a dit que l’on avait été obligé d’abandonner ce cimetière parce qu’il était gorgé de morts. C’est inexact ; la place n’y manquait pas, mais il était fort mal situé, au milieu d’un quartier peu peuplé, mais riche ; il était en outre « le sujet des diatribes des aristocrates et des contre révolutionnaires » ; on résolut de le déplacer.

On fit choix d’une sorte de désert qui, s’appuyant contre les murs mêmes de la Folie-Chartres, c’est-à-dire du parc Monceau, était bordé par le mur d’enceinte, la rue de Valois et la rue du Rocher, qui à cet endroit s’appelait la rue des Errancis. Ce fut le cimetière de Mousseaux, comme l’on disait administrativement ; mais pour tout le peuple de la Petite Pologne le vieux mot avait persisté, et ce fut toujours le cimetière des Errancis. Il dominait et pouvait regarder la voirie établie au bas de la butte, sur les lieux où la place Delaborde s’étale actuellement. Il dut être « inauguré » en juillet 1793, car le corps de Charlotte Corday fut un des premiers que l’on y transporta. Il reçut toutes les fournées de thermidor : ces durs hommes de la montagne y furent rejoints plus tard par Bourbotte, Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroy et Soubrany. Le cimetière a été promptement clos et mis hors d’usage ; avant le 18 brumaire on n’y enterrait plus, et l’existence en semblait ignorée. J’y ai connu un cabaret à musique ; on y buvait, on y dansait, on y chantait. L’annexion de la banlieue a fait disparaître ce « petit Tivoli ». Le boulevard Malesherbes, le prolongement de la rue Miroménil, ont morcelé l’ancien cimetière ; ce qui en reste aujourd’hui est clos de murs, et quelques joueurs de boule s’y réunissent pour viser le cochonnet. Picpus, la Madeleine et les Errancis furent donc les trois dépôts de la guillotine.

Dans certains cas de mort naturelle frappant des prisonniers importants, on avait recours aux anciens cimetières de paroisse. Le 10 juin 1795, à la nuit tombante, le corps de Louis XVII fut conduit et inhumé au vieux cimetière Sainte-Marguerite-Saint-Antoine. Aux premiers jours de la Restauration, on bouleversa le terrain sans pouvoir découvrir le corps ; celui-ci, déterré furtivement par suite d’ordres supérieurs, dans la nuit qui suivit l’inhumation, avait été transporté à Sainte-Catherine. L’état dans lequel on retrouva le sol où l’on chercha les restes de Louis XVI à la Madeleine, fait supposer que là aussi le cadavre avait été enlevé ou tout au moins changé de place.

Deux cimetières, — ou peu s’en faut, — suffisaient à tout Paris ; l’un, que l’on nommait indifféremment le cimetière de l’Ouest ou de Vaugirard, occupait extra muros l’espace compris entre les barrières de Vaugirard et de Sèvres, non loin de la barrière de la Voirie, qui fut plus tard la barrière des Fourneaux ; La Harpe y fut inhumé en 1803. Après avoir servi d’ossuaire, comme je l’ai dit, et avoir reçu momentanément les ossements mis à découvert par les fouilles de la voie publique, il a été coupé en partie par le prolongement de l’ancien boulevard extérieur ; ce qui en subsiste fait actuellement office de dépôt pour les pavés de la ville. L’autre cimetière a une double histoire qui se mêle et se confond si bien, qu’il est parfois difficile de la débrouiller ; plus d’un écrivain s’y est laissé prendre. Il avait un renom assez sinistre dans la population parisienne, car longtemps on y porta le corps des suppliciés. L’Hôtel-Dieu et l’hôpital de la Trinité possédaient dans le faubourg Saint-Marcel un terrain composé de deux lopins achetés l’un le 16 mars 1672, devant Mes Saint-Jean et Leroi, notaires, l’autre le 3 juin de la même année par l’entremise de Mes Pillaut et Lemaire. Cet enclos s’appelait Clamart et prenait ce nom de l’hôtel de Crouy-Clamart, qui avait subsisté auprès de la maison Scipion jusqu’en 1646. Ce terrain était situé sur la ruelle de la Muette, qui servait de point de jonction à la rue Poliveau et à la rue du Fer-à-Moulin. La Trinité, dont le cimetière particulier était trop étroit, l’Hôtel-Dieu, qui renonçait à déposer ses morts aux Innocents, ouvrirent là une sorte de cimetière supplémentaire vers le milieu du dix-huitième siècle. La petite nécropole était déjà presque comblée aux premiers jours de la Révolution, et c’est tout au plus si l’on y trouva place pour les victimes des massacres de septembre. À la fin de 1793, le cimetière fut définitivement fermé. — Cependant tous les historiens jusqu’en 1814 parlent du cimetière Clamart. Confusion facile à comprendre et facile à expliquer.

L’hôpital Sainte-Catherine avait, le 31 mai 1783, acheté trois jardins contigus à Clamart, dont ils n’étaient séparés que par un mur, pour y créer un cimetière, qui fut bénit le 2 octobre de la même année par le curé de Saint-Gervais. Lorsque Clamart fut fermé, Sainte-Catherine continua à rester ouvert. Le peuple n’y regarda pas de si près, le nom auquel on était habitué se substitua naturellement à un nom plus nouveau, et pour tout le monde le cimetière Sainte-Catherine fut le cimetière Clamart. C’est à Sainte-Catherine que Mirabeau entra en sortant du Panthéon ; enfoui à deux mètres de profondeur, son cercueil y est encore, et l’on pourra le reconnaître à la plaque de cuivre rouge sur laquelle sont inscrits les noms et titres du grand tribun ; c’est à Sainte-Catherine que les suppliciés de nivôse furent inhumés ; une grille de fer placée dans la fosse même, autour de leurs corps, permettra de les retrouver ; Bichat y fut porté en 1802 ; le 16 novembre 1845, on l’en retira pour le conduire au Père-Lachaise ; le 5 avril 1804, on y plaça le général Pichegru, dont les restes, exhumés en 1861, reposent maintenant à Arbois. Clamart a complètement disparu aujourd’hui sous les vastes constructions de l’École d’anatomie de l’Assistance publique ; un réservoir a été élevé sur le tumulus qui couvrait les massacrés de septembre. Le cimetière Sainte-Catherine, coupé par le boulevard Saint-Marcel, garde encore quelques tombes qui penchent et s’effritent à l’ombre des sureaux et de quelques cyprès survivants d’un autre âge. Bientôt sans doute il sera envahi par une école communale qu’il faut agrandir.

Ce ne fut qu’aux premières années du dix-neuvième siècle que Paris fut doté d’un système de nécropoles digne de la capitale d’un grand pays, système qui parut très-ample dans le principe et qui est devenu absolument insuffisant aujourd’hui. Le véritable créateur des cimetières parisiens fut Frochot. Lorsqu’il arriva à la préfecture de la Seine, tout était à faire en cette matière, car ce qui existait était un objet d’horreur et de dégoût. Dès le 2 ventôse an IX (12 mars 1801), il arrête que « trois grands enclos de sépulture seront établis hors de la ville de Paris : le premier au nord, le second à l’est, le troisième au sud. » Des fonds nécessaires aux acquisitions furent votés dans la session du conseil général de l’an X, et la loi du 17 floréal an XI (7 mai 1803) autorisa l’achat de jardins situés près du boulevard d’Aulnay et que l’on nommait le Mont-Louis. Le décret impérial du 23 prairial an XII (12 juin 1804), qui a encore force de loi aujourd’hui, épousait et complétait libéralement les idées de Frochot : il renouvelait l’interdiction de faire des sépultures dans les églises, les hospices et les hôpitaux ; il décidait qu’à l’avenir tout cimetière serait placé hors de l’enceinte des villes, et il mettait à la disposition de Paris quatre cimetières : deux anciens, celui du Sud-Est, Sainte-Catherine, celui de l’Ouest, Vaugirard ; et deux nouveaux, celui du Nord, Montmartre, celui de l’Est, le Père-Lachaise ou Mont-Louis.

Sainte-Catherine et Vaugirard ont été remplacés par le cimetière du Sud, qui est Montparnasse ; celui-ci, Montmartre et le Père-Lachaise ont été pendant longtemps les seuls champs des morts réservés à Paris ; mais au 1er janvier 1860 l’annexion de la banlieue a fait entrer quinze cimetières dans Paris ; de plus, les nécessités ont été si pressantes, qu’il a fallu en ouvrir deux nouveaux pour éviter un encombrement qui devenait un danger public[15]. Paris est donc desservi par vingt nécropoles, auxquelles il faut ajouter Picpus et le cimetière spécial des hôpitaux, qui a gardé parmi la population parisienne son vieux nom de Champ des Navets ; j’ai eu occasion d’en parler dans une étude précédente[16] !

iii. — les inhumations.

Concessions perpétuelles. — Erreur de Frochot. — Concessions temporaires. — La tranchée gratuite. — Superposition. — Juxtaposition. — Cinq ans de repos. — Les trois principaux cimetières. — Le Père-Lachaise. — Mont-l’Évêque. — L’épicier Regnault. — Mont-Louis. — Le Bosquet Delille. — L’œuvre du temps. — Vanité. — Lallemand. — Inscriptions. — La Lisette de Béranger. — Ney. — Les révolutions donnent le repos à certains morts. — Héloïse et Abeilard. — La tombe de Rachel. — Une carte de visite. — Matérialisme. — Lesurques. — Un rapport administratif. — Chappe. — Fauteuil de bureau. — Parmentier. — Cimetière musulman. — Le pays de l’égalité. — Le cimetière Montmartre. — Entrée défectueuse. — Ferme-cabaret. — Le ravin. — Godefroy Cavaignac. — Un tombeau politique. — La tranchée des fédérés. — La vieille jardinière. — Le cimetière Montparnasse. — Fontis. — Les sergents de la Rochelle. — Une tombe anonyme. — Les gardiens. — Rumeur. — Le vampire. — Machine infernale. — Le sous-officier Bertrand. — Monomanie. — Guérison. — Les inhumations gratuites. — La foule. — Aumôniers des dernières prières. — Libres penseurs. — Une leçon d’histoire. — 5 pour 100. — Le visa des épitaphes. — Les épitaphes refusées. — Curiosité du public. — Banalité. — Un verset des lois de Manou.


La ville de Paris est propriétaire des terrains consacrés aux sépultures ; elle les vend, les loue, les prête : c’est ce qui constitue les concessions perpétuelles, les concessions temporaires, les inhumations gratuites. Moyennant une somme déterminée, elle aliène à toujours un certain nombre de mètres à ceux qui veulent creuser un caveau, élever un monument et donner aux choses de la mort un caractère de perpétuité que tout condamne, la fragilité de la postérité humaine aussi bien que la fragilité des sentiments humains. Ce fut là une erreur de Frochot, erreur qui causera dans l’avenir de sérieux embarras à la municipalité parisienne, car le contrat survivra aux ayants droit : certains terrains, immobilisés par le fait même de l’acte de vente, ne pourront jamais être repris et resteront sans cesse inutilisés, parce qu’ils contiendront la dépouille de familles éteintes depuis longtemps. Une emphytéose de quatre-vingt-dix-neuf ans, renouvelable, suffisait amplement à tous les besoins et aurait permis à la ville de rentrer dans une propriété qui, un jour donné, peut devenir fort importante. Du reste, le nombre des concessions perpétuelles n’est pas élevé à Paris, car au 1er janvier 1874 il n’atteignait que le chiffre de 67 216, pour tous nos cimetières[17].

Les concessions temporaires donnent droit d’occuper, pendant cinq ans, une fosse isolée de toute tombe voisine « de trois ou quatre décimètres sur les côtés, et de trois à cinq décimètres à la tête et aux pieds », selon les termes du décret du 23 prairial an XII. Il est inutile d’en dire le nombre, qui varie incessamment, puisque la ville ressaisit les terrains à l’expiration du bail et les approprie à d’autres sépultures. Les morts se pressent tellement dans nos cimetières, que l’on n’a pas le temps d’attendre ; il faut se hâter de faire place aux survivants, qui, à chaque heure du jour, frappent à la porte funèbre.

Les inhumations gratuites ont lieu dans ce que l’on nommait jadis la fosse commune, et dans ce que l’on appelle aujourd’hui la tranchée gratuite ; ce n’est pas un simple euphémisme administratif comme on pourrait le croire, ce sont deux opérations absolument différentes. Autrefois l’insuffisance des terrains avait fait adopter une mesure dont tout avait à souffrir : l’hygiène publique, qui était compromise, et le respect dû aux morts, que l’on mettait forcément en oubli. Les bières, entassées les unes par-dessus les autres et pressées côte à côte, formaient un vaste foyer d’infection que l’on recouvrait de 50 centimètres de terre environ ; cette promiscuité de cadavres révoltait tous les cœurs, et les pauvres gens avaient quelque raison de dire : On nous traite comme des chiens que l’on jette à la voirie. Des achats de terrain successifs ont permis d’agrandir les cimetières, sinon de leur donner l’ampleur indispensable, et l’on a pu alors procéder avec plus d’humanité. Un règlement du 14 décembre 1850 a déterminé le mode actuel des inhumations gratuites. Dans les longues tranchées ouvertes à 1m,50 de profondeur, les cercueils sont placés à une distance de 20 centimètres les uns des autres, mesurés à la plus large saillie, c’est à-dire aux épaules. Si chacun n’est pas absolument chez soi, comme dans le caveau des concessions perpétuelles ou dans la fosse des concessions temporaires, on est du moins à peu près isolé, et l’on peut être retrouvé avec certitude en cas d’exhumation ; l’on a au-dessus de sa dépouille une croix qui ne s’égare pas sur une autre, et le ci-gît qu’on y inscrit n’est plus menteur comme du temps de la fosse commune.

On comble la tranchée gratuite à mesure qu’elle reçoit sa sinistre pâture ; lorsqu’elle est pleine, on la laisse reposer pendant cinq ans au moins ; c’est le laps de temps que l’on juge nécessaire pour qu’un corps soit réduit à l’état inoffensif de squelette ; puis on la retourne, on l’ouvre de nouveau, on la creuse dans les dimensions réglementaires, et elle recommence à être ce que les Grecs appelaient sarcophage, — la mangeuse de chairs. Les tranchées gratuites doivent être toujours prêtes, attendant la proie qui ne leur manque pas, car on a calculé que, sur 100 inhumations, 10 ont lieu dans les concessions perpétuelles, 27 dans les concessions temporaires, et 63 dans ce que la tradition du peuple nomme encore la fosse commune.

Paris a beau avoir de nouveaux cimetières à Ivry et à Saint-Ouen, il a beau s’être approprié ceux des communes qui jadis composaient sa banlieue, il croit toujours qu’il n’a que trois cimetières, l’Est, le Sud et le Nord ; ces termes administratifs lui sont peu familiers, et souvent ils n’éveillent aucun écho dans sa pensée ; mais parlez-lui du Père-Lachaise, de Montmartre ou de Montparnasse, il saura tout de suite à quoi s’en tenir. Le Père-Lachaise surtout a grand renom, et il est aussi populaire aujourd’hui que le cimetière des Innocents le fut jadis. Il domine notre ville, il a reçu nos grands hommes, il est ombragé par de vieux arbres magnifiques, il est un lieu de promenade et de pèlerinage ; Paris en est fier et le montre avec orgueil aux étrangers.

Il n’a pas toujours eu l’ampleur qu’on lui voit aujourd’hui. Les premières acquisitions, faites par Frochot en l’an XI, comprenaient 17 hectares et avaient coûté 400 000 francs ; les terrains, on le voit, étaient moins chers qu’à présent. À peine fut-il livré au public, le 21 mars 1804, qu’on sentit la nécessité de le rendre plus vaste, et la contenance en fut portée à 26 hectares 50 ; des agrandissements faits an 1849 et en 1850 lui donnent actuellement une superficie de 43 hectares 95 ares 56 centiares. C’est le plus grand cimetière de Paris. L’origine en est intéressante Toute cette colline, autrefois couverte de vignes et de cultures, était une propriété de l’évêché de Paris, et s’appelait le Mont-l’Évêque. Un épicier enrichi en acheta une partie et y fit construire en 1547 une maison de plaisance admirablement située pour découvrir Paris, et que l’on nomma la Folie-Regnault ; une rue voisine en garde le souvenir. Les jésuites de la rue Saint-Antoine en firent l’acquisition en 1615, et y établirent une « maison des champs », où ils allaient faire retraite à certaines époques de l’année. On dit que, le 2 juillet 1652, Louis XIV enfant assista d’une fenêtre de cette maison au combat dont Mademoiselle décida l’issue en faisant tirer le canon de la Bastille. La flatterie ne manqua pas une si belle occasion de s’affirmer, et de ce jour ce fut le Mont-Louis. En 1676, le roi en fit don au père Lachaise, son confesseur ; la Folie-Regnault fut démolie, et remplacée par une maison qui subsista jusqu’en 1820 ; celle-ci était assez laide et composée de deux étages de style commun, surmontés d’un belvédère à trois fenêtres qui prenaient vue sur la ville. Elle occupait l’emplacement de la lourde chapelle centrale qui fut inaugurée en 1834[18]. Le nom du confesseur seul a subsisté, et Mont-Louis n’est plus connu.

La partie ancienne du cimetière, c’est-à-dire celle qui est antérieure aux agrandissements de 1849 et de 1850, est admirable. Il faut la voir au printemps, lorsque les arbres verdissant sont couverts d’oiseaux, que les primevères, les violettes, les ciguës frissonnent aux premiers rayons du soleil ; c’est là une antithèse dont il est difficile de n’être pas frappé entre ces sépulcres recouvrant des êtres immobiles à toujours et cette nature insouciante qui verse la vie à pleins flots. Il y a surtout une sorte d’allée courte et large, assez ignorée des curieux et qui forme le bosquet Delille, car dans cette ville des morts chaque boulevard, chaque rue, chaque ruelle a son nom. Le tombeau du poëte aveugle, lézardé par l’âge, dévoré de mousses qui lui font des taches joyeuses, regarde la sépulture de Talma ; entre eux s’allonge une rangée de tombes timbrées de noms qui eurent leur minute de célébrité ; des buissons, des arbres, enveloppent d’une verdure mouvante cet « endroit où l’on dort » ; nul bruit : c’est à peine si le murmure de la grande ville pénètre jusqu’à ces demeures silencieuses ; cela est si calme, si doux, si profondément assoupi, que l’on pense involontairement au mot de Luther dans le cimetière de Worms : Invideo quia quiescunt ! « Je les envie, parce qu’ils reposent ! »

Tout n’est point ainsi au Père-Lachaise : le temps, qui sème les folles herbes, épaissit les feuillages, grandit les arbres, revêt les pierres de sa sombre patine, le temps seul fait les beaux cimetières ; il leur donne je ne sais quel recueillement mystérieux dont l’âme la plus sceptique est atteinte, et qui saisit le voyageur d’une émotion profonde dans les champs des morts de Constantinople et de Scutari. Mais, lorsqu’il n’a pas fait son œuvre, le cimetière apparaît dans sa laideur et dans son insupportable vanité. La partie nouvelle du Père-Lachaise, où les tombes emphatiques affectent toutes sortes de formes prétentieuses et stériles, ressemble à une ville improvisée dont les habitants ne sont point encore arrivés. C’est déplaisant à voir. Il n’y a là que des pierres blanches que des ouvriers sculptent en sifflotant ; tout est neuf, les monuments, les épitaphes, les grilles, les couronnes, les noms même que nul n’a entendu prononcer ; on dirait les petits palais d’un peuple de parvenus. Éternité de l’amour de soi-même qui veut se prolonger au delà du néant, Qui est-ce qui fait le plus d’efforts pour échapper à l’oubli ? Est-ce la gloire ? Est-ce la noblesse ? Est-ce l’argent ? C’est l’argent. Trois monuments semblent au Père-Lachaise vouloir écraser les autres à leur profit ; tous les trois recouvrent les dépouilles d’hommes qui ont fait fortune dans l’industrie. Les curieux les regardent et s’en vont ailleurs en quête de tombes plus humbles, mais qui sont restées populaires comme le nom de ceux qu’elles renferment.

Il en est pour les morts comme pour les vivants, la célébrité les abandonne et toute popularité s’en éloigne. Qui s’occupe aujourd’hui de la tombe du jeune Lallemand, tué le 3 juin 1820 dans une échauffourée de libéraux, comme l’on disait alors ? Ce fut un lieu de pèlerinage pendant bien des années ; les gardes du cimetière, les hommes de police, étaient sur les dents et suffisaient à peine à la surveillance ordonnée ; ils avaient beau ouvrir les yeux, ils ne parvenaient pas à empêcher les dévots à la politique d’opposition de tracer sur la pierre des inscriptions menaçantes. J’ai lu les rapports relatifs à cette affaire : les agents intéressés perdent la tête ; ils ne peuvent saisir les coupables sur le fait, et chaque jour « on sape le trône et l’autel ». Les inscriptions, j’en conviens, n’étaient point positivement bienveillantes : « Nous te vengerons. — Mort au tyran. — Tout Bourbon doit finir comme Capet. » Et celle-ci, qui avait exaspéré le conservateur du cimetière, et dont je renonce à pénétrer le sens : « Puisque le Mexique est une terre fertile, il faut saigner les gendarmes. »

Le tombeau de Manuel, dont l’enterrement causa tant d’émotion au pouvoir, est visité encore avec quelque curiosité parce que Béranger y a été inhumé, non loin de Françoise-Nicole-Judith Frère, sa Lisette, dont la pierre tumulaire fléchit déjà. On passe avec indifférence devant la statue du général Foy, on ne demande plus où est La Bédoyère, et si l’on rencontre un jardinet carré entouré d’une grille, planté de pensées et de violettes, sans qu’il y ait là un nom, un emblème, pour indiquer quel est celui qui dort sous cette terre anonyme, on ne se doute guère que l’on est devant la sépulture de Michel Ney, duc d’Elchingen et prince de la Moskova. Les passions qui poussaient les foules vers les cimetières se sont éteintes et ont été remplacées par d’autres ; la politique n’est pas immuable : elle change souvent d’objets et de principes. La chute d’un gouvernement donne le repos à bien des tombes : depuis la révolution de Juillet on ne pense plus à Lallemand ; depuis la révolution de Février on ne pense plus à Godefroy Cavaignac ; depuis la révolution de Septembre on ne pense plus à Baudin.

Un tombeau, un seul, attire toujours les curieux et les remplit d’émotion : c’est celui d’Héloïse et d’Abeilard ; la grande construction gothique, la prétendue statue des deux amants, le petit parterre très-bien entretenu par l’administration, sont entourés de gens réellement impressionnés, qui ouvrent de grands yeux, se racontent la légende et déposent des fleurs. Les jeunes mariés y viennent et les amants aussi : se tenant par la main, ils font serment de s’aimer toujours et la couronne qu’ils jettent au pied du mausolée est une oblation à ces deux victimes de l’amour sincère. Le tombeau est isolé du public par une grille : sage précaution que l’on a été obligé de prendre, car la pierre est tailladée de noms inscrits au couteau.

On sera peut-être forcé d’en faire autant pour la tombe de Rachel, qui est debout à l’entrée du cimetière exclusif réservé aux Israélites. C’est une sorte de monument rappelant l’entrée des spéos égyptiens ; les pieds droits et le linteau de la porte, les parois extérieures disparaissent littéralement sous les inscriptions ; tous les admirateurs, tous les amoureux posthumes de celle qui galvanisa un moment la tragédie française, sont venus et ont voulu laisser trace de leur passage ; ils se sont écrits, ils s’écrivent à la porte, comme l’on fait chez les malades. Bien plus, à travers les barreaux de fonte, j’ai aperçu au fond de la crypte un grand nombre de couronnes fraîchement déposées sur une sorte de tablette qui forme autel ; l’une de ces guirlandes, en verroterie noire et blanche, supportait une carte de visite cornée où j’ai lu le nom d’un homme connu dans le commerce parisien ! La croyance à l’immortalité de l’âme se matérialise singulièrement : c’est le corps, la dépouille désagrégée, disparue, qui devient l’objet du culte réel ; déposer sa carte sur un tombeau, la corner pour bien indiquer que le visiteur est venu lui-même et n’a trouvé personne, c’est faire un acte étrange et passablement ridicule.

Il est encore au cimetière de l’Est une tombe qui excite un vif intérêt : c’est celle de la famille Lesurques ; un garde-brigadier, auquel je faisais part de mon étonnement, m’a répondu un mot de haute portée : « C’est à cause du fameux drame le Courrier de Lyon. » Le corps de Lesurques n’a jamais été exhumé de Sainte-Catherine, où il a été porté ; mais le tombeau élevé par sa famille dans ce que l’on nomme le quartier de l’Orangerie lui a été dédié : « À la mémoire de Joseph Lesurques, victime de la plus déplorable des erreurs humaines : 31 octobre 1796 ; sa veuve et ses enfants. » Sur le marbre blanc, bien des noms sont écrits au crayon ; ils furent si nombreux pendant un moment et accompagnés de phrases si étranges, que l’on s’en émut ; on agita la question de savoir si cette sorte d’épitaphe commémorative d’un fait très-douloureux, mais que la justice n’a pas encore reconnu, ne constituait pas une attaque directe à la chose jugée. Un rapport sur ce fait fut demandé à un haut fonctionnaire. Ce rapport, je le copie ; il est bref et d’une brutalité administrative singulière. La loi répond elle-même à la question qui est posée. Ordonnance royale du 6 décembre 1845, titre III, article 6 : Aucune inscription ne pourra être placée sur les pierres tumulaires ou monuments funèbres sans avoir été préalablement soumise à l’approbation du maire. — Code pénal, livre Ier, art. 14 : Les corps des suppliciés seront délivrés à leurs familles, si elles les réclament, à la charge par elles de les faire inhumer sans aucun appareil. — Il résulte de ces deux articles que l’inscription désignée ne peut subsister. » Elle subsiste cependant, et on a bien fait de ne point l’effacer. Si excellente que soit l’institution du jury, il est bon de lui rappeler parfois qu’elle peut n’être pas infaillible.

Quelques tombeaux appartiennent à cette « architecture parlante » dont Ledoux fut l’apôtre fervent. Celui de Chappe est un amoncellement de rochers minuscules surmontés d’un télégraphe aérien ; une des ailes de celui-ci a été enlevée par un coup de vent ; il serait bon de la réparer, car l’inventeur des communications à longue distance est un de nos grands hommes et nous devons prendre soin de sa sépulture. Une autre tombe « parlante » est celle d’un orateur de l’opposition qui eut du renom sous le règne de Louis-Philippe ; mais, à force de vouloir être expressive, elle me parait un tantinet ridicule : elle représente une tribune sur laquelle on a déposé une couronne d’immortelles ; le tout est en marbre blanc et ressemble à un fauteuil de bureau dont le « rond » s’est dérangé. En telle matière, comme en tant d’autres, le plus simple est encore le meilleur : une pierre inclinée, ou le tombeau de Scipion qui a servi de modèle à celui d’Eugène Delacroix. Le sépulcre de Parmentier est charmant, d’un style un peu grêle, mais très-fin ; je l’ai visité pendant une journée d’avril, tiède et lumineuse ; le printemps soulevait toute la nature, les bourgeons éclataient et les oiseaux étaient fous ; je suis resté longtemps à regarder une fourmilière qui s’était établie sous l’entablement et qui travaillait, abritée, sous la tombe de cet homme de bien ; mais puisque sur les parois funéraires on a sculpté des alambics, des seigles, des maïs, pourquoi n’a-t on pas gravé le sphinx atropos, qui est un emblème de mort et qui a traversé les océans pour suivre la pomme de terre, dont il se nourrit ?

Au Père-Lachaise, comme à tous les autres cimetières, les israélites ont un champ de sépulture, enclos de murailles, absolument isolé, précédé d’une salle où l’on fait les purifications prescrites et où tous les rites religieux peuvent être accomplis loin des yeux profanes. Mais c’est seulement au Père-Lachaise que l’on trouve un cimetière musulman. Sur la demande de l’ambassadeur de la Sublime-Porte, le préfet de la Seine prit un arrêté, en date du 29 novembre 1856, qui fixait l’ouverture au 1er  janvier 1857 d’un champ de repos exclusivement réservé aux mahométans. Ce lieu est triste, envahi par les herbes, déshabité. Une prétendue mosquée, qui n’est qu’une chambre d’ablutions, quelques stèles couronnées de turbans, rappellent seules que c’est un lieu funèbre. La pauvre reine d’Oude y repose sous ce climat froid qui l’a tuée ; sa tombe, d’énorme dimension, est un quadrilatère aplati formé de dalles juxtaposées ; mais dans les interstices la poussière s’est accumulée, les graines semées par le vent y ont pris racine, les herbes y poussent ; l’invincible force de la végétation disjoint les pierres et disloque ce vaste sépulcre.

Le Père-Lachaise est le cimetière favori de notre population ; il contient 29 371 concessions perpétuelles, et du 21 mars 1804 jusqu’au 1er  janvier 1874 il a reçu 688 477 corps. Malgré son renom aristocratique, c’est le vrai pays de l’égalité ; la mort ne demande pas le mot de passe, elle accueille tout le monde et donne à chacun sa place dans la nuit. Voilà, dans l’avenue centrale, le monument que l’on dresse aux généraux Lecomte et Clément Thomas[19] ; plus loin, vers la droite, voici la tranchée où dorment 878 fédérés ; soldats bleus ou rouges, héros du devoir ou fanatiques du pétrole, tous ont eu les six pieds de terre auxquels ils avaient droit. Qu’ils reposent en paix !

Le cimetière le plus important après le Père-Lachaise est celui du Nord, Montmartre, qu’on a longtemps appelé le Champ du repos. Il existait avant 1804 et fut utilisé par Frochot. Des agrandissements nécessaires en ont augmenté la superficie en 1819, 1824, 1849, 1850, et lui ont donné une contenance de 19 hectares 47 ares 82 centiares. L’entrée en est hideuse, et il est impossible de comprendre que les différents administrateurs qui se sont succédé à la préfecture de la Seine depuis soixante-dix ans n’aient pas donné un aspect convenable aux abords d’un cimetière où l’on compte 20 100 concessions perpétuelles et où, jusqu’au 1er janvier 1874, on a fait 382 937 inhumations.

Jadis, au temps où bruissaient les Porcherons, il y avait là une sorte de ferme doublée d’un cabaret ; les ouvriers venaient s’y amuser le dimanche ; on n’était pas difficile alors sur les constructions de plaisance : on buvait du lait dans une masure, on buvait du vin dans une autre. Ces deux baraques existent encore : l’une sert de loge au concierge, l’autre est le bureau du conservateur. Ces deux chaumières, qui dépareraient le dernier village des Abruzzes, sont à jeter bas et à remplacer immédiatement. Le prix des concessions à perpétuité et des concessions temporaires est assez élevé pour que l’entrée d’un de nos grands cimetières, de celui qui dessert des arrondissements payant de très-lourdes contributions, ne ressemble pas à une guinguette de joueurs de quilles.

Autrefois, dès que l’on avait franchi la porte du cimetière, on trouvait à droite une sorte de précipice, semblable à un petit cratère éteint et rempli d’une végétation magnifique ; je me le rappelle très-nettement, car je l’ai admiré maintes fois lorsque, tout enfant, j’allais visiter « mes pauvres morts », comme disent les Italiens. Des cyprès énormes montaient au-dessus des mélèzes et des saules pâlissants ; les tombes renversées gisaient sur le sol avec des attitudes désespérées ; des clématites, des aubépines, des chèvrefeuilles, des rosiers qu’on n’avait jamais taillés s’allongeaient sur les pierres disjointes ; des ramiers roucoulaient sur les branches, des lézards couraient à travers les racines. La nature avait repris possession de ce coin abandonné et en avait fait une sorte de bosquet vierge mêlé à des ruines. Une concession perpétuelle, dont on ne parvenait pas à retrouver le titulaire, empêchait que l’on ne comblât ce ravin magnifique. Le propriétaire fut malheureusement découvert en Amérique ; il autorisa l’exhumation qu’on lui demandait, et la ville redevint maîtresse de ce lieu charmant. Vers 1839 ou 1840, on déracina les arbres ; dans le trou on versa quelques charretées de gravois, et maintenant c’est un terrain attristé de tombeaux uniformément laids.

Le cimetière est assez beau, froid d’aspect, coupé par de grandes allées ombreuses ; près de la croix, le tombeau de Godefroy Cavaignac montre l’admirable statue qui fut modelée par Rude et par Christophe ; l’eau des pluies s’accumule dans les plis de la draperie en bronze, et les petits oiseaux, y vont boire. Il y a là aussi, plus loin, au milieu d’un dédale de tombes, une autre statue couchée et si élevée sur le piédestal qu’il est difficile de la voir. On l’a inaugurée en grande cérémonie, et elle a entendu plus d’un discours. C’est là un mauvais reste de nos haines et un appel à des sentiments néfastes. Si le pardon des injures et cette fraternité dont on a volontiers le mot à la bouche doivent être prêchés, c’est sur les tombeaux. Les monuments expiatoires, les sépulcres commémoratifs ne sont bons qu’à raviver des souvenirs qu’il faut laisser éteindre. Ne savons-nous pas, du reste, que dans l’histoire le 18 Fructidor donne la main au 18 Brumaire et que le 15 Mai précède le 2 Décembre ? Dans nos temps troublés, quel est l’homme politique qui peut se glorifier de n’avoir jamais rêvé l’appel à la violence ? Le culte des morts n’est sacré qu’à la condition de rester abstrait[20].

Après la grande bataille de mai 1871, l’on a porté au cimetière du Nord 783 fédérés, qui ont été inhumés côte à côte, dans leurs vêtements sanglants, au fond d’une tranchée longue de prés de 100 mètres. La folle avoine a poussé sur leurs corps et a nivelé le terrain ; mais un jour une vieille femme vint qui se mit à arracher les herbes, à préparer la terre et à planter quelques fleurs sur un coin de cette vaste fosse, il semble qu’elle se soit donné une tâche à laquelle elle ne veut faillir. Chaque matin, elle arrive dès que les portes du cimetière sont ouvertes, et tout le jour elle est là, agenouillée, fouissant la terre avec ses mains et la rendant plus meuble ; elle apporte des plantes dont quelques unes sont rares et belles. Les gardes ne la dérangent jamais ; elle s’entend au jardinage et y met une vive ardeur. Dans peu de temps, si elle continue, elle aura changé ce terrain désolé en une plate-bande ruisselante de fleurs. A-t-elle fait un vœu ? est-elle payée pour cette rude besogne ? Je me suis bien gardé de le demander[21].

Le cimetière du Sud, Montparnasse, n’a été ouvert à la population que le 25 juillet 1824 ; avant cette date et depuis la suppression de Sainte-Catherine, il était réservé au service des hôpitaux et aux produits de la guillotine ; établi dans des terrains vagues que l’on nommait le Champ d’Asile, il fut agrandi en 1846, et contient actuellement 18 hectares 44 ares 53 centiares. On comprend bien difficilement que l’on ait eu l’idée d’établir un cimetière dans un endroit pareil, précisément au-dessus des catacombes. Ce terrain est une écumoire, il n’y a que des fontis : les arbres descendent tout seuls dans les carrières et parfois les tombes aussi ; quelques-uns des monuments couvrant les 12 800 concessions perpétuelles qu’il renferme ont exigé de sérieux travaux pour s’appuyer sur des fondations solides[22] ; il n’en est pas moins très-peuplé, et, depuis l’inauguration, a reçu 422 506 cercueils.

C’est là que dort Dumont d’Urville, sous une sorte de colonne dont la forme étrange évoque le souvenir des cultes phéniciens. Au sommet d’un tertre, se dresse une colonnette brisée ; la pierre, engravée d’inscriptions, usée par les couteaux, laisse à peine lire des noms et une date : Bories, Goubin, Pommier, Raoulx, — 21 septembre 1822. Ce sont les quatre sergents de La Rochelle, retrouvés après 1830 dans la partie du cimetière des hôpitaux réservée aux suppliciés, On leur a élevé ce tombeau, qui paraît entretenu encore avec quelque soin. Sous un fouillis d’arbres, à côté de tombes nombreuses, on aperçoit une pierre, — une borne plate ; — pas un nom, pas une date, pas un mot. Dans la nuit du 24 août 1847, à une heure et demie du matin, on apporta un cadavre mystérieux, qui fut enterré là ; nul ne l’avait suivi, si ce n’est un des plus hauts personnages du temps. Un prêtre récita les prières à la clarté douteuse des lanternes, et donna l’absoute à ce corps, dont les gardiens mêmes ignoraient le nom. On combla la fosse et l’on refoula la terre sur celui que l’on eût qualifié jadis de très-haut et très-puissant seigneur, mais qui n’était en réalité qu’un criminel vulgaire et maladroit : Charles-Laure-Hugues-Théobald de Choiseul-Praslin, né à Paris le 29 juin 1805. Cette tombe inspire grand’pitiè ; elle est plus qu’abandonnée, elle est maudite : il n’y pousse même pas les vertes herbes que je vois sur les immenses tranchées où l’on a enfoui 1 634 fédérés après la défaite de la Commune.

Nos cimetières sont bien tranquilles et très-respectés. Des gardiens, qui sont tous d’anciens militaires, s’y promènent jour et nuit, surveillent les promeneurs et savent bien voir. À peine, par-ci par-là, signale-t-on quelques vols de couronnes ; bien souvent celles-ci sont enlevées par de pauvres gens qui veulent honorer la tombe de leur enfant, de leur femme, et qui n’ont pas de quoi acheter ce que leur langage prétentieux appelle « un emblème de douleur ». Cependant, en 1848 et en 1849, tous les cimetières de Paris furent en rumeur ; les gardes armés faisaient des rondes nocturnes pour saisir un être insaisissable, que l’on n’apercevait jamais, et de l’existence duquel on ne pouvait douter, car son passage laissait des traces aussi épouvantables qu’extraordinaires. Des sépultures étaient violées et des cadavres étrangement lacérés gisaient au milieu des avenues. Des faits effroyables et que l’on ne peut raconter firent reculer d’horreur les gardes du cimetière du Sud, dans les matinées du 16 novembre et du 12 décembre 1848.

L’aventure n’avait pu rester secrète ; les bruits les plus invraisemblables se répandaient dans Paris ; la légende grossissait : les cimetières étaient visités par un vampire invisible qui déterrait les morts et les mangeait. On avait beau redoubler de vigilance, renforcer les gardiens par des agents de police, lâcher des chiens formidables ; les hommes n’apercevaient personne, les chiens n’aboyaient pas ; cependant, un matin, on trouva onze corps exhumés, dépecés, répandus par morceaux sur une large surface, et jusque parmi les branches des arbres. Ces monstruosités semblaient s’être concentrées dans le cimetière Montparnasse. On y prépara une façon de machine infernale composée d’un petit mortier chargé de toute sorte de projectiles et à la détente duquel aboutissaient de nombreux fils de fer, tendus vers plusieurs directions. Dans la nuit du 15 au 16 mars 1849, la machine fit explosion, et l’on apprit que le lendemain un sergent-major d’infanterie, nommé François Bertrand, était entré à l’hôpital du Val-de-Grâce pour se faire soigner de blessures singulières qu’il avait reçues dans la région dorsale : c’était le vampire.

Il eût dû répondre à un tribunal d’aliénistes, et il comparut devant un conseil de guerre, le 10 juillet 1849. C’était un fort bon sujet, très-doux, excellent soldat, ayant fait de suffisantes études dans un séminaire. Loin d’essayer de nier, il avoua avec une franchise et une humilité très-sincères. Lorsque « sa frénésie », — c’est son mot, — le prenait, il s’échappait de la caserne, sautait d’un bond par-dessus les murs du cimetière ; il savait qu’on avait installé une machine infernale ; il y courait et « la démantibulait d’un coup de pied » ; les chiens s’élançaient vers lui, il marchait contre eux et les chiens se sauvaient. Il parvenait à cette inexplicable puissance surhumaine qui n’est pas très-rare dans certains cas d’affection nervoso-mentale. Sa force dépassait tout ce que l’on peut imaginer : à l’aide de ses seules mains, il enlevait la terre qui recouvrait le cercueil ; brisait celui-ci et déchirait le cadavre, qu’il hachait aussi quelquefois à coups de sabre. Était-ce tout ? Non ; mais il est des atrocités qu’il faut taire. Ce possédé se sauvait ensuite des lieux de repos qu’il avait souillés, puis se couchait n’importe où, — dans un fossé, au bord d’une rivière, sous la neige, sous la pluie, — et pendant deux heures dormait d’un sommeil cataleptique qui lui permettait de percevoir tout ce qui se faisait autour de lui. À la suite de ces accès il se sentait « brisé et comme moulu pendant plusieurs jours ». C’était un monomane emporté par des impulsions irrésistibles et fort probablement atteint d’épilepsie larvée. Il fut condamné à un an d’emprisonnement, maximum de la peine édictée par l’article 360 du Code pénal. Cet homme vit toujours ; il est guéri, et c’est un modèle de bonne conduite.

Ce n’était pas, on le pense bien, aux concessions perpétuelles qu’il s’adressait, car elles sont enveloppées de monuments en pierre qu’il n’aurait pu desceller, malgré la vigueur morbide dont il était animé ; son aberration ne lui ôtait pas toute lucidité d’esprit, et il allait fouir les concessions temporaires ou les inhumations gratuites. Celles-ci, en effet, sont couvertes par une terre si souvent remuée, qu’il est relativement facile de les atteindre. Le lieu qui leur est réservé est d’un aspect étrange ; les immenses terrains séparés par de petites barrières en bois, piqués de croix noires, disparaissent sous la masse des emblèmes funèbres qui les couvrent. Quoique nul bruit ne s’y agite, cela donne l’idée d’une foule énorme, dont tous les individus seraient enfermés dans un cachot cellulaire. Là on voit bien la puissance de la mort, et l’on comprend que sa force de production est incessante. On entend tinter une cloche, c’est le signal qu’un mort vient prendre possession de sa demeure ; le corbillard, longeant les avenues, s’approche le plus près possible du terrain désigné ; le corps est descendu, porté jusqu’au bord de la tranchée et remis aux fossoyeurs ; l’aumônier des dernières prières, dont l’institution démocratique et généreuse, remontant au 21 mars 1852, est due à M. Berger, vient réciter les paroles consacrées et jeter l’eau bénite ; les assistants, le chapeau à la main, très-recueillis, s’associent à la cérémonie lugubre ; les femmes, qui depuis quelques années suivent les convois, surtout dans les classes populaires, restent à l’écart, pleurant et tenant quelques couronnes d’immortelles. La première pelletée de terre jetée par le prêtre retentit sur le cercueil sonore ; la fosse est comblée, et chacun s’éloigne.

Le prêtre n’apparaît pas toujours aux inhumations ; et, pour éviter tout scandale, il est bien recommandé aux aumôniers des dernières prières de ne venir que s’ils sont appelés. Quelques-uns, mus par un zèle trop ardent, se sont trouvés en présence de « libres penseurs », et des paroles regrettables ont été échangées. On fait quelque bruit, depuis quelque temps, autour de ces enterrements où la libre pensée s’affirme par un appel au néant. Ce mode de manifestation politique n’aura d’autre importance que celle qu’on lui accordera ; il prendra fin tout naturellement si l’on n’y fait pas attention. Il ne date pas d’hier : déjà, à la fin du second Empire, on faisait acte d’opposition au gouvernement en éloignant le prêtre des aborda d’une tombe ; déjà cela s’appelait « un enterrement civil ». On prononçait de violents discours, et comme bien souvent les assistants avaient fait au mort des libations intérieures, la parole trahissait la pensée des orateurs. Au mois de septembre 1869, sur la tombe d’un libre penseur, il a été donné la leçon d’histoire que voici : « Notre ami avait été capitaine de la garde nationale, il refusa cependant de dîner chez Louis-Philippe, car il eût été obligé de se courber devant un tyran ; cet acte si naturel à une âme généreuse le fît condamner à cinq ans d’exil et à la surveillance à vie. » Les enterrements exclusivement civils sont actuellement dans la proportion de 4 à 5 pour 100, ce qui ne semble pas excessif lorsque l’on se rappelle la propagande qui a été entreprise à cet égard. Quel emblème place-t-on sur la tombe d’un libre penseur pour la reconnaître ? Invariablement une croix.

Bien souvent on voudrait se rattraper sur l’épitaphe et en faire une déclaration de principes ; mais cela n’est pas facile. L’ordonnance de 1843 est péremptoire : toute inscription est soumise au visa de l’autorité municipale. Au premier abord cela paraît excessif, et l’on doit croire que chacun a le droit d’honorer à sa guise la mémoire des morts. C’est là une opinion dont on revient promptement lorsque l’on a eu entre les mains la copie des épitaphes refusées. Il est impossible de se figurer un tel ramassis de niaiseries et de sottises. Je laisse de côté celles qui cachent un sens répréhensible au point de vue moral. À ne s’occuper que des phrases qui donneraient à rire au public dans un lieu consacré par le respect de tous, que doit-on penser de ceci : « Ici repose le deuil de la couronne de Henri IV et le deuil de la couronne de Louis XVIII ; gloire au vieux soldat et au jeune ! » — « C’était un ange sur la terre, qu’est-ce que ce sera dans le ciel ? » — « Elle aurait donné pour son mari ce que le pélican donne à ses petits. » — « X, décédé à l’âge de trois ans ; sa vie ne fut qu’abnégation et sacrifice. » C’est à l’infini que je pourrais multiplier de telles citations. De braves gens, mus par un sentiment sérieux, ne se doutent pas qu’ils font une chose ridicule en voulant écrire sur la tombe d’un homme âgé de soixante-quatorze ans : « Le ciel compte un ange de plus ! » On a grand-peine à leur faire comprendre que leur intérêt même exige qu’on ne se moque pas de l’expression de leurs regrets ; ils regimbent, ils maugréent, et accusent l’autorité de despotisme.

Les épitaphes qui sont tant soit peu singulières excitent une curiosité très-vive. Dans un de nos trois grands cimetières, sur une tombe fort modeste, on a gravé une inscription qui relate un fait pathologique rare, mais non point sans exemple. Lorsque la foule envahit les cimetières au jour des Trépassés, on est obligé de placer des agents près de ce tombeau, parce qu’il est tellement entouré par les curieux, que les sépultures mitoyennes ont à en souffrir ; on se presse, on s’entasse pour mieux voir, et, sans y prendre garde, on brise les grilles ou les clôtures voisines.

Les inscriptions qu’on lit sur les dalles tumulaires sont bien peu variées ; elles sont le plus souvent d’une vulgarité désespérante. Il y a longtemps que l’on a dit : menteur comme une épitaphe. Regrets éternels, éloges de toute vertu, espérance de bientôt se rejoindre : on tourne toujours dans le même cercle de phrases toutes faites et de sentimentalité banale. Chez les gens d’éducation médiocre, l’épitaphe n’est plus l’expression de regrets éprouvés ; elle semble n’être qu’un acte de politesse pour les survivants. On tâche de n’oublier personne, afin de ne point faire de mécontents. « regretté de son père, de sa mère, de sa tante Ursule, de sa cousine Anna, des amis et de toutes les connaissances en général de sa famille. » On peut lire cela sur le tombeau d’un enfant, dans un des cimetières de notre ancienne banlieue. Cela semble de rigueur dans un certain monde et se renouvelle à chaque tombeau, surtout aux tranchées gratuites et aux concessions temporaires. Cette vieille rhétorique funéraire est bien entrée dans nos mœurs et elle y régnera longtemps encore. Un nom, une date, pourraient suffire ; des hommes de génie s’en sont contentés, Cuvier entre autres.

L’épitaphe remarquable est ce qu’il y a de plus rare ; parmi toutes celles que j’ai lues dans nos cimetières, laquelle pourrais-je citer ? Celle de Boufflers peut-être : Mes amis, croyez que je dors. » Au temps de mes voyages, j’ai trouvé dans le champ des morts d’une ville de la Cœlé-Syrie le tombeau d’un homme qui était né sur les bords du Gange ; j’ai relevé l’inscription qui se déroulait sur le cippe funéraire ; la voici : « Soumise à la vieillesse et aux chagrins, affligée par les maladies, en proie aux souffrances de toute nature, unie à la passion, destinée à périr, que cette demeure humaine soit abandonnée avec joie ! » C’est un verset des lois de Manou.

iv. — mery-sur-oise.

Saturation. — Cimetière d’Ivry. — Cailloux. — Saint-Ouen. — Les guinguettes. — « À ta santé, Morbus ! » — Paris n’a pas de cimetières. — En contradiction avec la loi. — Envahissement des avenues. — 34 hectares pour tout Paris. — Ce qui serait nécessaire. — La saponification. — Méphitisme. — La nappe d’eau. — Sources sulfureuses. — La crémation. — Opposition de l’Église. — Respect des vieilles traditions. — Nécessité d’éloigner les cimetières. — Opposition et résistance. — Le projet de M. Haussmann. — Suppression de la tranchée. — Trente ans. — 514 hectares. — Le provisoire est ruineux. — Il faut revenir au projet Haussmann. — Le trajet. — La difficulté. — Foule. — Les visites dans les cimetières. — Le jour des Morts. — Le point de vue. — Casta Diva. — Le jardinet. — Les offrandes funèbres. — Nécrolâtrie.


Tous les cimetières contenus dans l’enceinte de Paris sont actuellement fermés, c’est-à-dire que l’on n’y permet plus les inhumations que dans les concessions perpétuelles ; les concessions temporaires et les tranchées gratuites sont closes ; les morts ont saturé la terre et la place manque pour en recevoir de nouveaux ; on n’en sera pas surpris en se rappelant que le Père-Lachaise, Montparnasse et Montmartre ont seuls reçu 1 493 920 morts depuis qu’on les a ouverts. L’hygiène publique aussi bien que le respect dû aux trépassés ne s’accommode guère d’un tel entassement ; par cette accumulation de matières en décomposition, nous avons jeté un défi à la peste ; c’est miracle qu’elle n’y ait point répondu.

Pour faire face à des exigences que chaque jour renouvelle et rend plus poignantes, la Ville a été obligée d’établir deux nouveaux cimetières hors de Paris, l’un à Ivry, l’autre à Montmartre-Saint-Ouen. Le premier, situé en face de Bicêtre, qui le regarde du haut de sa laide colline, a été ouvert le 1er janvier 1874 ; il côtoie la route de Choisy, déjà bordée de petites maisons où s’installent les marbriers, les fabricants de croix et les marchands de couronnes. Le pays qui l’entoure est désolé et sent fort mauvais ; des fabriques de colle animale, de chandelles, de poudrette, le dominent aux quatre points cardinaux ; de quelque côté que souffle le vent, il est empesté. Près de là verdoient les cyprès de l’ancien cimetière d’Ivry et se dressent les clôtures en planches qui environnent le Champ des Navets. Le nouveau cimetière d’Ivry a une étendue superficielle qui atteint presque 14 hectares : en 1877, il sera plein et il faudra le fermer. Au milieu bâille une vaste excavation, qui est une carrière ; on en tire des moellons pour construire l’enceinte, dont la solidité apparente n’a rien de rassurant. Le terrain sablonneux est propice aux inhumations, mais il est mêlé de gros silex qui sonnent sinistrement sur les bières. Pourquoi M. le directeur des travaux de Paris, qui a charge d’aménager la surface des cimetières et d’y ordonner des plantations, ne fait-il pas enlever ces cailloux ? Il pourrait s’en servir avantageusement pour réparer le macadam de nos grandes voies publiques, qui en tant d’endroits est singulièrement défectueux.

Le cimetière de Saint-Ouen, que les gens du métier ont surnommé Cayenne, est un peu plus grand qu’Ivry : 14 hectares 1/2 ; il fonctionne depuis le 1er septembre 1872 et l’on calcule qu’il pourra durer aussi jusqu’en 1877. Il est, comme celui d’Ivry, placé à côté d’un vieux cimetière devenu insuffisant ; on y arrive par la route départementale n° 20, qui prend naissance à la porte de Clignancourt. Tout ce large chemin est embarrassé des deux côtés par des constructions en bois, en pisé, en feuilles de zinc provenant des démolitions, embryon d’un village qui se fonde : cabarets, guinguettes, tonnelles, jeux de boules, jeux de siam, jeux de quilles, balançoires ; c’est d’une gaieté étourdissante ; les gens qui se rassemblent là sont bien vivants et ne se dérangent guère lorsque passent les corbillards ; peut-être, en temps d’épidémie, feraient-ils comme ces ouvriers dont parle Chateaubriand et qui, en 1832, assis aux barrières, regardant défiler les convois, levaient leurs verres pleins et s’écriaient : « À ta santé, Morbus ! »

Un peu plus haut que ces masures à ivresse, le cimetière étale ses tombes nouvelles ; elles se pressent, elles dévorent l’emplacement, et bientôt il faudra laisser reposer la terre. Saint-Ouen, Ivry, les 28 hectares qu’ils représentent, ce n’est que de l’empirisme qui coûte fort cher, ne remédie à rien et ne touche même pas au problème. En réalité, Paris n’a pas de cimetière ; ceux où il a versé ses morts depuis soixante ans, épuisés à cette heure, ne sont plus qu’une cause d’insalubrité. On a acheté les terrains d’Ivry et de Saint-Ouen pour inhumer les corps, ceci n’est point douteux, mais surtout pour gagner du temps, pouvoir raisonner à loisir sur un parti à prendre et qui aurait dû être pris depuis plusieurs années, car le péril ne date pas d’aujourd’hui.

Il faut d’abord faire remarquer que, d’après le décret de prairial, il est rigoureusement interdit d’établir un cimetière dans l’intérieur des villes ; or Paris en renferme actuellement quatorze[23] ; je sais que la loi d’annexion a réservé la question, mais tout commande de la résoudre au plus tôt. La totalité de la superficie des champs de sépulture réservés exclusivement à Paris est d’un peu moins de 140 hectares. Dans cette étendue, l’on a donné aux tombes tout l’espace qu’on pouvait leur accorder ; on a même été forcé de ne plus tenir compte des règlements et d’envahir les avenues. En effet, pendant la période d’investissement, la mortalité s’est accrue dans des proportions que nous avons fait connaître ; il n’était pas possible alors d’aller chercher un nouvel asile pour les morts au delà des fortifications ; faute de mieux, on a pris les allées : dans plus d’un cimetière, les sépultures se sont étendues jusque sur les chemins. En retirant de ces 140 hectares ce qui est occupé par les bâtiments d’administration, les routes indispensables, les concessions perpétuelles, les concessions temporaires, les tranchées gratuites qu’on ne peut rouvrir sans danger, on s’aperçoit avec stupeur que l’on reste en présence d’une superficie disponible équivalant à 34 hectares 1/2. Or, pour satisfaire aux besoins normaux de Paris pendant sept ans et en admettant qu’aucune cause fortuite ne vienne modifier la moyenne de notre mortalité ordinaire, si l’on veut supprimer l’insupportable fosse commune et accorder une durée double aux concessions temporaires, il faut 143 hectares au moins ; mais en réalité il en faudrait 170, car on doit toujours se mettre en mesure de parer à des éventualités possibles, et encore n’aurait-on aucun emplacement réservé pour les concessions perpétuelles, dont les exigences représentent un hectare par année. Il nous manque donc quatre fois ce que nous avons. Si l’on n’avise pas, il sera nécessaire de rendre aux sépultures banales des terrains saturés outre mesure et qui, si cela continue, rappelleront le pourrissoir des Innocents.

On demande à la terre un travail qu’elle ne peut produire : on veut que les tranchées gratuites, — où 20 centimètres seulement séparent les bières, — dévorent une énorme masse de corps en cinq ans. Cela est normal pour la première période ; pour la seconde, c’est déjà difficile ; à la troisième, c’est impossible : la terre, repue de matières animales, refuse de faire son œuvre. Lorsqu’une fosse commune est retournée pour la troisième fois, on est presque certain d’y retrouver les corps entiers : « Ils se sont saponifiés, » disent les savants. « Ils ont tourné au gras, » disent les fossoyeurs. En 1851, on fît des fouilles dans la partie du cimetière du Sud abandonnée aux hôpitaux ; les fosses, qui avaient sept mètres de profondeur, renfermaient des corps superposés ; les cadavres des couches supérieures étaient des squelettes, ceux des couches inférieures étaient conservés : Thouret avait constaté le même fait lors de la translation des restes recueillis aux Innocents.

Le vent passant sur ces terres imprégnées de gaz méphitiques ne nous apporte pas précisément la santé. Rien n’est plus redoutable que les exhalaisons qui parfois s’échappent des tombeaux. Le 27 septembre 1852, trois fossoyeurs faisant une exhumation et n’ayant, — selon l’usage invariable des ouvriers, — pris aucune précaution, crèvent d’un coup de pioche un caveau voisin et tombent morts foudroyés. Si l’air que nous respirons nous arrive chargé de miasmes impurs, que dirai-je de la nappe d’eau souterraine qui alimente bien des puits encore et se mêle à la Seine ? La pluie qui tombe sur la surface des cimetières pénètre le sol, rencontre les corps, aide à leur désagrégation, se charge de molécules innommables, glisse sur les couches d’argile ou de marne et va empoisonner les puits. Bien plus, parfois elle se fraye une route invisible et aboutit subitement au jour. C’est une source. On y goûte ; elle a une saveur singulière qui rappelle le soufre ; si on l’analyse, on y rencontre le sulfure de calcium, invariablement produit par la décomposition des matières organiques. Il y en a plus de dix actuellement à Paris qui proviennent tout simplement de l’écoulement des eaux pluviales filtrées à travers les cimetières. Une de ces sources est exploitée ; j’en ai le prospectus sous les yeux : « Eau sulfhydratée, hydrosulfurique calcaire. » Elle guérit toute sorte de maladies ; à deux sous le verre, on peut aller boire cette putréfaction liquide : c’est pour rien.

Le moyen le plus simple de remédier à tous ces inconvénients, à l’entassement irrespectueux des corps, à l’air vicié, à l’eau putride, ce serait de retourner aux usages des Romains de l’antiquité et d’élever des bûchers au lieu de creuser des fosses. On a entrepris une longue campagne en faveur de la crémation, elle a échoué devant l’indifférence publique et la résistance de beaucoup de fonctionnaires. On a fait des tentatives individuelles qui n’ont point été heureuses. Le 31 mai 1857, une personne demanda l’autorisation d’exhumer le corps de son père mort depuis neuf ans et de l’incinérer ; il lui fut répondu que la loi de prairial s’opposait à ce que l’on condescendit à son désir. L’idée est dans l’air cependant ; elle finira par se formuler d’une façon pratique. L’Autriche, dit-on, ne refuse pas d’y accéder, la Suisse y adhère, l’Italie va l’expérimenter. Il ne s’agit pas d’imposer la crémation, il suffira de la laisser facultative. L’Église s’y oppose et ne s’appuie cependant sur aucun décret ecclésiastique. Nul texte en effet n’interdit l’incinération des corps, qui concorde au contraire avec le : et in pulverem reverteris des Livres saints. Elle obéit sans doute à la tradition de ses propres origines. Les premiers chrétiens furent des Juifs convertis par les apôtres et des Grecs convertis par saint Paul. Or les Grecs ne brûlaient les cadavres qu’en temps de peste ou après les batailles, et la vallée de Josaphat nous prouve que les Hébreux enterraient leurs morts. L’Église a respecté et consacré par l’usage les coutumes de ses premiers enfants, coutumes auxquelles ceux-ci devaient d’autant plus tenir qu’elles étaient en contradiction avec celles des Romains[24], qui les ont si durement persécutés ; et puis saint Paul a dit que nos corps sont les membres de Jésus-Christ et les temples saints de l’Esprit de Dieu. Cela fait comprendre l’opposition de l’Église, comme les nécessités des investigations pour faits criminels expliquent celle de la magistrature. Ce serait cependant un mode de disparaître supérieur à celui qui nous est imposé. Il vaut mieux s’en aller en fumée, être un peu de cendres, que de se désagréger lentement, de se vaporiser, de se saponifier et de « devenir un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue », comme a dit Bossuet.

Puisque l’incinération est interdite, et que nos cimetières gorgés, trop étroits, mal situés, en contradiction flagrante avec la loi, sont devenus insuffisants, il faut courir au plus pressé et se débarrasser de nos morts, qui vont devenir un danger public, si l’on ne se hâte pas de leur créer l’ample nécropole dont nous avons besoin. Si, au commencement du siècle, des moyens de transport et de locomotion imparfaits ont contraint l’administration municipale à ouvrir les cimetières à la porte même de Paris, il n’en est plus ainsi actuellement : un chemin de fer fait dix lieues pendant qu’un corbillard franchit la distance qui sépare la Madeleine de Saint-Ouen. En outre, Paris n’a pas de territoire ; il ne possède que lui-même ; les terrains qui l’entourent sont, pour la plupart, couverts de maisons de campagne et ont une valeur excessive. C’est donc au loin et à l’aide d’un railway qu’il faut aller chercher notre cimetière futur. Cette idée a déjà été émise ; elle a fait du bruit en son temps ; M. Haussmann avait voulu la mettre à exécution, mais les modifications survenues dans le gouvernement l’empêchèrent de suivre son projet jusqu’au bout, et les administrateurs qui ont passé à la préfecture de la Seine ont été empêchés de la reprendre par suite des circonstances douloureuses que l’on sait. La résistance soulevée par la translation de nos cimetières fut excessive. Sur cette question, où il est si facile de faire de la sentimentalité, on cria au sacrilège, et, sous prétexte de respecter les morts, on s’inquiéta fort peu du salut des vivants. L’opposition saisit l’occasion avec empressement, et beaucoup de provinciaux dont les parents étaient inhumés dans les départements déclarèrent solennellement qu’en touchant au Père-Lachaise, à Montparnasse, à Montmartre on allait violer la sépulture de leurs familles[25].

L’ancien préfet de la Seine avait conçu un projet grandiose. Il voulait doter Paris d’un champ de sépulture très-vaste, placé parmi des terres sablonneuses propres au rapide anéantissement des corps, et exposé au vent du nord, qui est celui dont nous recevons le moins les atteintes ; la ville aurait été reliée à sa nécropole par un chemin de fer spécial qui, pour ne point déranger les habitudes de notre population, aurait eu trois gares, une dans chacun de nos trois grands cimetières. La tranchée gratuite, la fosse commune, — cette horreur du pauvre, — était supprimée à jamais. Au lieu de ces inhumations dont 20 centimètres de terre ne dissimulent qu’imparfaitement l’humiliante promiscuité, il donnait à chacun sa sépulture individuelle, isolée, semblable à celles que l’on trouve aujourd’hui dans les concessions temporaires, et il ne la reprenait qu’au bout de trente ans. Pour bien des gens, c’était la perpétuité. Il vendait aux gens riches, à beaux deniers comptant, autant de mètres de terrain qu’ils en auraient voulu pour dresser les mausolées, mais aux pauvres il accordait gratuitement la place fixe, déterminée, nominative, qui constitue l’authencité du tombeau. Vraiment un tel projet ne méritait pas tant d’anathèmes. Après des études approfondies et très-sérieusement conduites par un ingénieur tel que M. Belgrand, il fit des acquisitions près de la vallée de Montmorency, au territoire de Méry-sur-Oise, et la ville possède actuellement sur ce plateau exceptionnellement bien situé 514 hectares de terrain.

La mort sans répit nous pousse à prendre une détermination définitive. Le provisoire actuel est ruineux : on a acheté des champs à Ivry, des champs à Saint-Ouen, on sait quand ils seront saturés ; en prévision de nécessités inéluctables, dans la crainte que le projet de la grande nécropole centrale de Méry-sur-Oise ne soit abandonné, on a fait des études sur différents points pour y établir encore des cimetières transitoires. Ce serait aggraver le mal au lieu de le détruire, ce serait reculer la solution d’un problème imposé comme un devoir aux soucis de l’administration, qui ne peut pas avoir la philosophique indifférence de Mécène et dire, comme lui :

 Nec tumulum euro, sepelit natura relictos.

Il y aurait une généreuse hardiesse à exécuter le plan de M. Haussmann et à doter notre futur cimetière d’une ampleur suffisante aux besoins d’une population qui tend toujours à s’accroître, et qui dépassera trois millions d’habitants lorsque les espaces vides subsistant entre nos anciens boulevards extérieurs et les fortifications seront bâtis. De travaux exécutés par des géomètres, de calculs faits par des gens compétents, il résulte que, pour ne point léguer à l’avenir des difficultés qui nous assaillent, la nécropole unique d’une ville comme Paris doit couvrir 827 hectares, dont 277 absorbés par les constructions administratives et religieuses, par les avenues, par la gare d’arrivée, et 556 réservés aux sépultures. En se conformant au projet original et en ne faisant les reprises des terrains employés qu’au bout de trente années, la durée du cimetière serait de cent quarante et un ans ; elle serait au contraire de quatre siècles si les tombes étaient rouvertes au bout de dix ans. Pour parvenir à ce résultat, qui fonderait une ville des morts en proportion avec notre ville des vivants, il manque 313 hectares ; il est facile de les acheter. Mais on ne saurait trop se hâter ; en se mettant à l’œuvre aujourd’hui même (1874), il faudra au moins trois ans pour approprier les terrains de Méry-sur-Oise, y établir les bâtiments, les plantations indispensables, construire le chemin de fer, et nous savons que dans trois ans nos cimetières ne pourront recevoir un mort de plus.

Le trajet de Paris à Méry-sur-Oise ne durera pas une heure, et l’administration aura à décider si elle fera elle-même son chemin de fer rigoureusement réservé aux convois funèbres, ou si elle aura avantage à prendre des arrangements avec une compagnie déjà existante. On ira plus loin qu’aujourd’hui, mais les déplacements seront moins longs, et les « services » gratuits seront gratuitement transportés. La population s’accoutumera à ce déplacement que la force des choses rend nécessaire ; le texte de la loi, la salubrité de Paris, le respect des morts l’exigent ; toute autre mesure ne sera qu’un expédient. Cependant on se heurtera à une difficulté ; il est bon de la prévoir et d’aviser aux moyens de la vaincre. Comment transportera-t-on à 22 kilomètres de Paris et ramènera-t-on ici dans la même journée la foule qui visite pieusement nos cimetières ? Les diverses administrations de nos voies ferrées nous ont souvent accoutumés à des tours de force, et nous ne devons pas douter qu’en cette circonstance elles ne satisfassent à l’une des coutumes les plus respectables et les plus touchantes de notre population.

Elle aime ses morts et va les voir ; si elle ne trouve pas toute facilité à cet égard, elle sera mécontente, et aura raison de l’être. On a fait des relevés très-instructifs. Du 1er  au 7 décembre 1873, on a compté le nombre des convois et des individus qui sont entrés dans les cimetières parisiens : 752 convois escortés par 21 418 personnes en ont franchi les portes, et 46 617 visiteurs sont venus près de la tombe de ceux qu’ils ont perdus. Les cinq premiers jours ont été brumeux ; le lundi cependant accuse 6 837 visiteurs ; le temps se met au beau le samedi, se maintient le dimanche, et ce dernier jour donne un total de 24 320. Il faut compter qu’en moyenne le nombre des visiteurs quotidiens est de 8 964 en hiver et de 11 245 en été ; mais cette moyenne est dépassée dans d’énormes proportions à certaines époques solennelles : à la fête de la Toussaint, par exemple, et au jour des Trépassés, qui la suit. Dans la même année 1873, il plut pendant ces deux journées, et le chiffre des personnes qui visitèrent les morts de nos cimetières a dépassé 370 000. Le danger d’un tel encombrement d’individus s’entassant dans une gare à la même heure, voulant tous partir par le même train, a de quoi effrayer les employés les plus actifs ; ce danger ne se produira pas immédiatement, car le nombre des visiteurs est en rapport avec celui des morts enclos dans les cimetières, et Méry-sur-Oise ne « se peuplera » que lentement ; mais le meilleur moyen de n’être pas pris au dépourvu en présence d’une telle foule possible, c’est de savoir dès à présent comment on pourra lui faire place dans les wagons, la conduire jusqu’à la nécropole et l’en ramener.

Ce respect pour les morts, cette sorte de culte que l’on rend à leur mémoire, est un des caractères distinctifs du peuple de Paris : coutume léguée par l’antiquité, croyance religieuse, souvenir de tendresse pour des êtres chéris ? Tout cela sans doute se réunit pour former ce sentiment qu’il est impossible de ne pas remarquer lorsque l’on parcourt nos cimetières, où les tombes délaissées sont si rares qu’on pourrait les compter. On dirait que la mort n’est pas comprise et que nul ne veut admettre l’idée de l’anéantissement matériel. On veut plaire à un mort, comme l’on plairait à un vivant. Cela apparaît surtout très-nettement dans les cimetières où il existe un point de vue, au Père-Lachaise par exemple, dont certaines parties découvrent la ceinture de collines qui entoure Paris. Là les sépultures, ornées de petites terrasses, sont disposées de telle sorte que, si le mort se levait tout à coup du fond de son tombeau, il verrait un paysage magnifique se dérouler sous ses yeux. Ce n’est pas l’effet du hasard, et souvent l’architecte a été forcé à des combinaisons singulières pour donner au monument l’orientation voulue. On place sur les tombes les fleurs que les morts ont aimées, comme si le parfum pouvait en descendre jusqu’à eux.

Un jour, — il y a longtemps, — au cimetière Montmartre, j’ai été très-ému. À quelque distance d’une tombe que j’allais visiter, je vis une jeune femme agenouillée, les deux mains posées sur une dalle sépulcrale et la tête appuyée sur les mains. Elle chantait d’une voix très-pure et mouillée de larmes l’air de la Casta diva. Je m’arrêtai, croyant être en présence d’une folle et ne devinant guère ce qu’une invocation à la lune signifiait en pareil lieu. La femme se releva, essuya ses paupières, m’aperçut et comprit sans doute mon étonnement à l’expression de mon visage ; alors elle me montra d’un signe de tête la tombe où elle s’était inclinée, me dit : « C’est maman ; elle aimait cet air-là, » et s’éloigna en sanglotant.

Lorsque l’on visite les cimetières parisiens, on ne croirait pas être dans le pays où Montesquieu a écrit : Je voudrais bannir les pompes funèbres ; il faut pleurer les hommes à leur naissance et non pas à leur mort. » Les familles propriétaires de concessions à perpétuité et même de concessions temporaires prennent un abonnement » chez un marbrier qui, moyennant une somme fixe, fait « entretenir » la sépulture par un jardinier. Les pauvres gens, — ceux de la tranchée gratuite, — qui ne peuvent se passer un tel luxe, soignent eux-mêmes les quelques pieds de terrain entouré d’une barrière où dorment leurs morts. Ils viennent le dimanche, apportant des fleurs achetées à bas prix, tenant en main un petit arrosoir rempli à la borne fontaine, et ils restent des heures entières à cultiver le jardinet funèbre. Parfois, au pied de la croix de bois, ils mettent des choses étranges : des statuettes de plâtre qui n’ont aucune signification allégorique, de gros coquillages, des fragments de pierres meulières qui figurent un rocher factice ; dirai-je que j’ai vu une pipe enveloppée d’un bouquet d’immortelles ? C’est aux tombes des enfants qu’il faut surtout aller regarder. Là c’est presque du fétichisme. Auprès du héros Scandinave on enterrait son cheval et ses armes, afin qu’il pût faire bonne figure en entrant chez Odin ; dans le sarcophage des jeunes filles grecques on jetait leurs bijoux favoris ; ces vieilles coutumes des peuples encore jeunes ont traversé les âges, les religions, les philosophies, et sont restées parmi nous. À la place où repose la tête du pauvre petit, on a installé une cage vitrée qui se ferme à clef. Dans cette sorte d’armoire, on réunit les joujoux qu’il aimait : des soldats de plomb, des poupées, des bilboquets, un jeu de quilles, des petits souliers comme celui que la Sachette baisait dans le trou aux rats. Sur la tombe d’un enfant de quatorze mois au cimetière du Sud, j’ai aperçu une gravure de modes représentant deux femmes et une fillette jouant avec un perroquet. Sans doute on en amusait l’enfant lorsque la maladie l’accablait dans son berceau. Il est facile de lever les épaules en passant devant ces témoignages de douleur, devant ces offrandes destinées à apaiser des mânes ou à les réjouir, mais il est plus facile encore de comprendre le sentiment profond qui parfois a si étrangement orné toutes ces tombes, et d’en être attendri.

C’est là une contradiction très-singulière chez la population parisienne. S’il est au monde un peuple sceptique et irrespectueux, certes c’est celui-là. Il a toujours peur de croire que « ça est arrivé » ; c’est son mot. Il n’a que du dédain pour toutes les gloires, de l’ironie pour toutes les supériorités, un mépris hautain et peu justifié pour tout ce qui n’est pas lui. Il ne tient ni à la vie ni aux vivants. Il est indifférent à son passé, qu’il ne connaît guère, et se soucie peu de son avenir, qu’il ne prévoit pas. Ses amours d’hier sont ses haines d’aujourd’hui. Les mains qui ont jeté Marat à la voirie étaient celles qui l’avaient porté au Panthéon ; il est mobile comme le vent et perfide comme la mer ; il est violent à ses heures, ingrat, infidèle, mais il est immuable en ceci : il regarde les cimetières comme des lieux sacrés, il révère ses morts et leur rend un culte qui ressemble bien à de l’idolâtrie.

Appendice.Une détermination et une initiative importantes ont été prises par le conseil municipal de Paris ; il faut espérer que la question des cimetières est résolue et que celle de l’incinération des corps est posée. Voici, du reste, le texte de la délibération, en date du 14 août 1874. « Le Conseil, vu …… délibère : Art. 1er . Il y a lieu d’établir sur le plateau de Méry-sur-Oise un cimetière parisien d’une contenance approximative de 800 hectares, qui sera relié à Paris par un chemin de fer spécial. — Art. 2. M. le Préfet de la Seine est autorisé à provoquer un décret déclarant d’utilité publique la création du cimetière de Méry, et à poursuivre l’achat des parcelles restant à acquérir pour la régularisation du périmètre dudit cimetière, soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique, conformément à la loi du 3 mai 1841. — Art. 3. M. le Préfet est invité à étudier et à présenter au conseil municipal, dans le plus bref délai possible, les projets de délibération par lesquels le conseil statuera sur : 1° le chemin de fer dont il a été ci-dessus parlé et les questions accessoires ; 2° l’établissement de plusieurs gares mortuaires destinées à mettre en communication les divers points de Paris avec le chemin de fer de Méry ; 3° les conditions et les prix du transport des convois mortuaires et des personnes se rendant au cimetière de Méry ; 4° l’appropriation immédiate au service des inhumations d’une partie de la contenance sus indiquée dudit cimetière ; 5° le régime des inhumations sur la base de la suppression de la tranchée commune. — Art. 4. M. le Préfet de la Seine est invité à prendre les mesures nécessaires pour ouvrir un concours dont la durée sera de six mois, dans le but de rechercher le meilleur procédé pratique d’incinération des corps ou tout autre système conduisant à un résultat analogue.

Le conseil municipal déterminera ultérieurement les conditions et le programme dudit concours, à la suite duquel il y aura lieu de solliciter des pouvoirs publics une loi autorisant l’usage facultatif de la crémation dans la ville de Paris.



  1. Du latin submonere. C’était le nom que l’on donnait aux employés des crieurs-jurés charriés d’aller inviter — semondre — à domicile ; ils faisaient aussi fonctions de porteurs.
  2. Ce décret est inséré au Bulletin des lois sous le n° 386, ive série : L. J’ai eu entre les mains l’exemplaire qui avait appartenu à l’abbé Grégoire ; sur la marge celui-ci avait écrit : « Scandale de divisions en classes pour des êtres qui devant Dieu arrivent seulement avec leurs bonnes et leurs mauvaises actions. » Certes il ne devinait pas alors que le corbillard qui porterait sa dépouille serait dételé et traîné à bras jusqu’au cimetière Montparnasse.
  3. L’administration des pompes funèbres est installée rue Curial depuis le 11 juillet 1874.
  4. Voyez Lettres de madame de Sévigné, t. IX, p. 531, édit. Hachette.
  5. ’On ne se préoccupait guère alors de la salubrité : sur le plan de Deharme (1763) on voit que le cimetière Saint-Roch, situé au coin du Boulevard et du chemin de la Grand’Pinte, qui est la rue de la Chaussée-d’Antin, est placé à côté d’un des puits de la ville.
  6. Les gens de la Commune n’en démordent pas : dans un livre où sont glorifiés tous les faits insurrectionnels de 1871, je lis : « Dans l’église Saint-Laurent, on trouva des cadavres de jeunes femmes et d’enfants nouveau-nés, sans doute victimes des vertueux prêtres célibataires. » (Paris pendant la Commune révolutionnaire de 1871. Neuchâtel)
  7. La contenance exacte du cimetière était de 7 160 mètres carrés ; celle de l’église, 1798 mètres : total, 8 958 mètres carrés.
  8. Actuellement au Louvre, dans le musée des sculptures de la renaissance.
  9. Voyez le manuscrit attribué à Sauval. Bibl. nat., manuscrits fr. : 13 635.
  10. Evelyn avait déjà signalé le fait en 1644 : « De là, je suis allé faire un tour au cimetière des Innocents, où je passai pas mal de temps à ouïr les récits qu’on me fit de la rapidité avec laquelle ce terrain dévore les corps qu’on y enterre ; vingt-quatre heures suffisent, me disait-on. » Voyage de Lister à Paris, supplément, p. 257 Un siècle avant on semble avoir été un peu moins crédule ; Théodore Zvinger, dans son livre Methodus apodemica (Basle, 1577), dit qu’il faut neuf jours pour qu’un corps soit dévoré aux Innocents.
  11. Voy. Pièces justificatives, 5.
  12. Il convient d’ajouter que le cimetière était entouré d’un ruisseau profond où les riverains jetaient leurs immondices.
  13. Mémoire sur la nécessité de mettre les sépultures hors de la ville de Paris, par le sieur Labrière, architecte de Monseigneur le comte d’Artois. S. L. N. D. — Brochure de huit pages et deux planches gravées.
  14. Voyez, dans Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montaigu, in-8o, Rouen, Péron, 1859, le chapitre intitulé l’Œuvre de Picpus, p. 208 et seq. C’est l’histoire de la création de ce cimetière.
  15. Ces vingt cimetières sont : Est, Nord, Sud, Auteuil, Batignolles, Belleville, Bercy, Charonne, La Chapelle, Grenelle, Ivry (ancien), Ivry (nouveau), La Chapelle (Marcadet), Montmartre (Calvaire), Montmartre-Saint-Ouen (ancien), Montmartre-Saint-Ouen (nouveau), Montmartre-Saint-Vincent, Passy, La Villette, Vaugirard.
  16. Voir chapitre xvi, t. III.
  17. Voir Pièces justificatives, 6.
  18. « De la butte du Jardin (du Roi), j’ai vu de l’autre côté de la rivière, sur la pente d’une chaîne de collines, le palais ou la maison de campagne du père de Lachaise, confesseur du roi. Elle est dans une belle exposition au midi et bien boisée à droite et à gauche. C’est une demeure fort convenable pour un esprit contemplatif. » Voyage de Lister à Paris en 1698, p. 168.
  19. Les corps des généraux Lecomte et Clément Thomas, exhumés du cimetière Montmartre-Saint-Vincent le 26 décembre 1875, ont été portés le lendemain, en grande pompe, au lieu de sépulture qui leur avait été préparé dans l’allée centrale du Père-Lachaise.
  20. Le droit est un, la légalité est une ; ni l’un ni l’autre ne se dédoublent au gré des passions politiques ; si Alphonse Baudin est mort, le 3 décembre 1851 en défendant la loi, que faisait-il donc le 15 mai 1848, à la suite de Blanqui, mêlé aux bandes qui, violant l’Assemblée nationale, en proclamaient la dissolution ? — Voir Compte rendu des séances de l’Assemblée nationale, t. Ier, p. 231.
  21. La vieille femme a cessé, au mois de décembre 1874, de venir cultiver ce jardin funèbre ; les fleurs sont mortes ; toute cette vaste fosse a été nivelée.
  22. Il est absolument indispensable d’asseoir les cimetières sur des terrains placés loin de toute excavation ; l’accident qui s’est produit au Père-Lachaise en est la preuve. Dans la nuit du 7 au 8 février 1874, la voûte du tunnel du chemin de fer de Ceinture s’est effondrée dans la partie qui passe sous le cimetière. Malgré le zèle extraordinaire que l’inspection générale des cimetières et l’administration du chemin de Ceinture ont déployé, dix-neuf corps ont disparu ; il faudra attendre pour les retrouver que les travaux de reconstruction du tunnel soient fort avancés.
  23. Quatorze cimetières intérieurs, six extérieurs.
  24. Les Romains ne brûlaient ni les gens tués par la foudre, ni les enfants morts avant la dentition ; ceux-ci étaient déposés dans le Subgrundarium.
  25. Bien des brochures ont été écrites à ce sujet ; une seule mérite d’être citée, car elle résume habilement et fait valoir toutes les objections élevées contre le projet de M. Haussmann ; elle est due à un esprit de bonne trempe, dont je regrette de ne pouvoir partager les opinions en cette circonstance. Voir La déportation des morts, par Victor Fournel ; Paris, 1870 ; extrait du Correspondant du 10 et du 25 avril 1869.