Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXXIV

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CHAPITRE XXXIV

LES ORGANES ACCESSOIRES


i. — les théâtres.

Les besoins intellectuels. — 58 théâtres. — Les recettes. — Le rêve de Mercier. — « C’est beaucoup, dit Martin. » — Renouvellement du public. — Les pièces à femmes. — Les figurantes. — Les spectateurs. — De plus fort en plus fort. — Mystères, moralités, soties. — L’Opéra. — Point culminant. — L’art matériel. — Le vaisseau à trois ponts. — Les dessous. — Les machinistes. — Les frises. — Les décors. — Causes d’incendie. — Les pompiers. — L’envers du théâtre. — Le maquillage. — La danseuse. — Commisération. — Importance sociale. — La décoration de Sémiramis et le sénat de Catilina. — Les subventions. — La mission de l’Opéra. — Comment il la comprend. — Les progrès du théâtre. — Le Triomphe de l’Amour et la Galerie du Palais. — La scène déblayée. — La loge de la limonade. — Le principe d’autorité. — La censure. — Après les révolutions. — Aristophane. — Sous la Terreur. — Napoléon Ier et les petits théâtres. — Les efforts de la censure. — Le mauvais goût ne date pas d’aujourd’hui. — La maison de Molière. — La liberté des théâtres. — Les mœurs et le théâtre. — Cercle vicieux. — Les Toilettes tapageuses et la crinoline. — Les théâtres ne sont que des exploitations commerciales.


En dehors des organes principaux qui font mouvoir notre grande ville, il en est d’autres d’une importance moindre qui concourent plutôt à l’agrément qu’aux nécessités de l’existence et dont un peuple pourrait au besoin se passer sans voir ses destinées compromises. S’il est inutile d’en raconter le fonctionnement avec détail, on doit du moins les indiquer sommairement, car ils appartiennent aux habitudes de Paris. L’ardeur intellectuelle, la curiosité du plaisir sont impérieuses, et il faut les satisfaire. Une nombreuse agglomération d’hommes ne vit pas seulement de sécurité et de salubrité ; elle a droit à bien des choses encore qu’elle produit elle-même, qu’elle perfectionne, qu’elle fait entrer dans ses mœurs ; elle affirme ainsi la hauteur du niveau qu’elle marque à l’étiage de l’humanité.

On peut dire, sans exagérer, que plus un peuple a de besoins, plus il est civilisé, car la civilisation est la résultante de l’intelligence et des exigences de tous. Se figure-t-on Paris sans théâtres, sans bibliothèques, sans journaux ? Il deviendrait promptement semblable à ces villes endormies qui végètent sur les bords des fleuves de l’Orient, et où les esprits les plus vifs n’ont d’autres distractions que la pipe d’opium chargée de rêves énervants. Malgré les efforts des autorités tutélaires déléguées aux soins généraux, que serait Paris s’il n’avait pas de surveillants auxiliaires chargés de neutraliser les effets de ses imprudences et de mettre de l’ordre jusque dans ses plaisirs ? Les administrations publiques, les institutions particulières, les individualités donnent vie à ces organes accessoires, dont nous allons essayer de parler.

Paris est incontestablement la ville du monde qui possède le plus de théâtres : quarante et une salles de spectacle, dont les recettes se sont, en 1873, élevées à la somme de 16 108 719 fr. 85 c.[1], s’ouvrent chaque soir au public, et dix-sept autres, situées dans des quartiers voisins des fortifications, donnent une ou deux représentations par semaine. Il y en a pour tous les goûts ; à lire les affiches dont les murs sont tapissés, on sait où aller pour rire, pour pleurer, pour entendre de la musique, pour voir danser, pour applaudir des chevaux savants, pour regarder des filles égrillardes qui n’ont d’autre talent que leur demi-nudité, pour écouler des couplets grivois, pour avoir trop chaud, pour être mal assis, pour s’abêtir : comédies, opéras, opéras comiques, ballets, vaudevilles, farces, bouffonneries, parodies, féeries, inepties, drames, mélodrames, turlupinades, inconvenances, tours de force, voltiges, opérettes, rien n’y manque[2].

Mercier, dans son Rêve de l’an 2440, demande quatre théâtres pour le Paris futur qu’il entrevoit ; que dirait-il s’il revenait ? Sauf quelques rares exceptions, les pièces se succèdent et s’évanouissent au feu des rampes, sans laisser grand souvenir dans la mémoire. Voltaire a dit un mot que l’on peut répéter aujourd’hui : « Combien avez-vous de pièces de théâtre en France ? dit Candide à l’abbé, lequel répondit : Cinq ou six mille. — C’est beaucoup, dit Candide ; combien y en a-t-il de bonnes ? — Quinze ou seize, répliqua l’autre. — C’est beaucoup, dit Martin. »

Bonnes ou mauvaises, excellentes ou passables, ces pièces attirent toujours du monde, et souvent « elles tiennent l’affiche » plus longtemps que l’on n’aurait cru. Doit-on blâmer chez le Parisien une banalité sans pareille et l’accuser de manquer de goût ? Ce reproche n’est mérité que dans une mesure assez restreinte. Chaque jour les chemins de fer apportent aux salles de spectacle un public arrivant de la province ou de l’étranger. L’ouverture des voies ferrées débouchant à Paris a assuré le succès, sinon la fortune, de tous nos théâtres ; les pièces résistent devant des spectateurs qui se renouvellent sans cesse, et dont la curiosité n’est point émoussée. Tel drame qui jadis aurait eu quelque peine à atteindre la quinzième représentation, en a facilement cent cinquante aujourd’hui.

Des pièces très-oscillantes pendant la première semaine, c’est-à-dire pendant les jours où le public réellement parisien va les voir, se relèvent, s’affermissent et vivent de longs mois, parce que le public extérieur, désœuvré, ne sachant comment employer ses soirées, a pris possession de la salle. C’est pour ce public indulgent entre tous et facile à charmer que l’on a inventé un genre de spectacle spécial fort en vogue depuis quelques années, et que l’on appelle d’un nom brutal qui le dévoile : les pièces à femmes. Ce n’est pas à l’esprit que celui-là s’adresse, tant s’en faut ! Une intrigue quelconque étant admise, on la délaye en plusieurs actes entremêlés de ballets.

On prend dans les magasins de modes, dans les ateliers de couturières, dans les petits appartements meublés loués au mois, le plus de femmes jeunes et jolies que l’on en peut trouver : à trente sous par soirée, on a du choix. On les habille ou, pour mieux dire, on les déshabille à l’aide de costumes éclatants, toiles d’or et d’argent, soie et velours ; on leur découvre les jambes, les bras, les épaules, jusqu’à la limite où la police pourrait intervenir. On allume les feux de Bengale, on dispose les lumières électriques ; les décors, dont la richesse est centuplée par l’éclat des becs de gaz multipliés, représentent un palais des Mille et une Nuits ou des grottes étincelantes de stalactites. La musique fait rage dans l’orchestre. Alors on pousse toutes ces bandes décolletées devant le public, comme dans les contes de fées on jette une viandée de chair fraîche à l’ogre pour apaiser sa faim.

Ce n’est pas là du théâtre ; ce n’est que du spectacle, car les yeux seuls peuvent y être occupés ; on s’y rue cependant ; la foule s’y entasse, s’y plaît et bat des mains. Ces sortes de pièces doivent être vues à l’envers ; il faut tourner le dos à la scène et regarder la salle. Les spectateurs sont autrement curieux à voir que les femmes peintes qui prennent des attitudes au milieu des architectures en carton. Sur les visages, c’est l’expression de la bestialité qui domine, et parfois l’admiration presque douloureuse de quelque collégien que l’émotion étrangle. Lorsque le rideau s’abaisse en bruissant, cache aux yeux toutes ces surexcitations et ramène la réalité, il y a une surprise pénible : quoi ! ce rêve a déjà pris fin ? Un peu de patience, il va renaître ; car chaque acte se termine par une exhibition ; on les gradue de façon que la dernière soit la plus plantureuse ; car le mot d’ordre semble être l’orgueilleuse devise que Nicolet inscrivit en 1760 sur le théâtre des Marionnettes, qui, devenu le théâtre des Grands Danseurs du roi, est aujourd’hui celui de la Gaîté : De plus fort en plus fort !

Les origines des pièces que l’on voit sur nos théâtres remontent au moyen âge. Les confrères de la Passion jouaient des mystères tirés de l’Histoire sainte ; les clercs de la basoche imaginaient des moralités qu’ils représentaient sur la Table de Marbre ; enfin, un certain nombre de jeunes gens, issus de familles bourgeoises, et appartenant pour la plupart à l’Université, groupés sous le nom d’Enfants Sans-Souci, inventaient des espèces de farces souvent très-grivoises et parfois obscènes que l’on nommait des soties, car le chef de l’association était le prince des sots. Les mystères et les réminiscences de l’antiquité ont produit les tragédies et les drames ; les moralités sont devenues les comédies ; les soties ont enfanté les vaudevilles. L’opéra nous a été apporté d’Italie, ainsi que l’opéra comique, qui succéda à la comédie italienne, qu’il ne faut pas confondre avec le Théâtre Italien, autrefois nommé les Bouffes ou les Bouffons.

Il semble que l’art dramatique, — j’entends l’art littéraire, — ait touché en France son point culminant sous le règne de Louis XIV, avec Molière, Corneille et Racine. Deux hommes de génie et un auteur d’un incomparable talent ont laissé des chefs-d’œuvre qui n’ont point fatigué la curiosité publique pendant deux siècles, et que nul de leurs successeurs n’a pu encore égaler. Lorsque, de nos jours même, l’on veut assister à une fête de l’esprit, c’est à eux que l’on va en demander les éléments. Mais, en revanche, jamais l’art théâtral, l’art qui consiste à donner aux fictions les apparences de la réalité, à peindre le décor jusqu’à l’illusion, à faire produire à la mécanique des prodiges que l’on croyait impossibles, à mouvoir les « trucs », à donner à la lumière un rôle inconnu jusqu’alors ; jamais cet art, qui affirme nos progrès matériels, n’a été poussé aussi loin, aussi haut. On rirait aujourd’hui des fameuses machines que Richelieu fit venir d’Italie en 1637 pour les fêtes de Rueil.

Des jeux de paume, le réfectoire d’un couvent, la grand’salle du Palais, suffisaient autrefois ; des chandelles plantées dans des lustres en bois, quelques bougies de cire aux jours de gala tenaient lieu des gerbes éblouissantes, des flots de lumière auxquels nous sommes accoutumés. Nos théâtres sont d’immenses constructions où se meut un peuple de machinistes et d’employés. Dès qu’un théâtre est machiné, c’est-à-dire disposé pour recevoir de grands décors et opérer des changements à vue, l’emplacement nécessité et l’outillage indispensable prennent des proportions que jamais on n’eût osé rêver jadis. Cela ressemble à un vaisseau à trois ponts.

Sous la scène où s’agitent les acteurs, voici les trois dessous superposés, séparés les uns des autres par une forêt d’étançons qui supportent les planchers. Dans les féeries, dans les grands ballets, les dessous ont une extrême importance : c’est de là que s’élèvent subitement les bosquets improvisés sous la baguette du bon génie, que sortent tout à coup les tables chargées de mets ; c’est là que s’enfonce le diable lorsqu’il retourne aux enfers, et que disparaissent les navires brisés par la tempête. Les dessous doivent être assez profonds pour recevoir un décor entier. Là, pendant la représentation, sont des machinistes alertes, très-rompus au métier. Ils reçoivent les ordres de mouvement par un chef d’équipe qui leur parle de la coulisse même, à l’aide d’un porte-voix, comme l’officier de quart commande les chauffeurs d’un navire du haut de sa passerelle. Ces ordres, ils les exécutent avec une ponctualité exemplaire ; car, pour que le spectateur garde l’illusion, il faut qu’il y ait un synchronisme parfait entre la parole de l’acteur qui est en scène et l’œuvre du machiniste qui est dans le dessous.

Au-dessus de la scène s’étendent les frises. Pendant les entractes, on en voit tomber les tapis qui couvriront les parquets ; les ciels y sont suspendus ; on y allume les lunes ; on y prépare les éclairs. Des cordes vont et viennent, descendant ou remontant des cheminées en marbre, des meubles de palissandre, des bancs de verdure qui sont en carton peint. Tout se fait vite et silencieusement. La besogne est divisée d’avance ; chacun connaît celle qui lui incombe et ne se trompe pas. Les décors sont méthodiquement rangés les uns sur les autres, dans l’ordre où ils doivent paraître ; on n’a qu’à les saisir pour les mettre en place.

Un théâtre ne doit jamais garder que les décors nécessaires aux pièces du jour et du lendemain ; une ordonnance de police le veut sagement ainsi, car il faut diminuer, autant que possible, les chances d’incendie, qui sont déjà trop nombreuses dans de pareils endroits. Lumières partout : dans la salle, sur la scène, par les lustres, par les rampes, par les herses ; bois sec, toiles, papiers peints, cartons vernis ; c’est miracle que les théâtres ne flambent pas tous les soirs.

Les pompiers y sont de planton jour et nuit ; près des grandes salles de spectacle, ils ont un poste fixe. Pendant les représentations, ils sont en vigie dans les coulisses, tout prêts pour l’action, la veste au dos, la ceinture aux reins, le casque en tête, en costume de feu, comme l’on dit. Ils sont attentifs et prudents ; dès que l’on dispose une herse lumineuse à laquelle un décor ou une jupe de gaze peut s’enflammer, ils s’en rapprochent et placent un seau d’eau à leur portée. Tous les théâtres ont d’immenses réservoirs dans les combles ; ils ont des tuyaux de secours branchés sur des conduites bien alimentées ; ils ont un personnel nombreux et forcément dévoué au maintien d’un établissement dont il vit : cela n’en a sauvé aucun. Dès que le feu apparaît au milieu de ces matières éminemment combustibles, tout est perdu.

Je ne connais rien de plus laid, de plus désagréable que l’intérieur d’un théâtre ; ce monde si éclatant, si riche lorsqu’on n’en voit que les apparences, est terne, triste, sale, sombre lorsqu’on le pénètre et qu’on en touche la réalité. Sur la scène, tout est convention : les velours de soie qui sont en coton, les dorures qui sont peintes à l’œuf, les diamants qui sont en stras, la mémoire des acteurs qui sort du trou du souffleur, tout, jusqu’à la lumière qui vient d’en bas, au lieu de tomber d’en haut. Dans la coulisse, au contraire, la vérité est implacable de réalisme. Le plus joli visage est d’un comique irrésistible, car on voit ce qu’il faut de rouge aux lèvres, de noir aux paupières, de blanc sur la peau, de bleu sur le trajet des veines, pour produire quelque effet sous l’insupportable réverbération de la rampe. Lorsque cette clarté blanche n’est plus là, aidée par la distance, pour effacer les tons trop crus et donner à l’ensemble un aspect harmonieux, on se trouve en présence d’une figure qui a l’air d’avoir été enluminée à Épinal.

La danseuse seule ne fait pas rire ; elle inspire une telle commisération que l’ironie meurt sur les lèvres. Elle arrive étincelante et « maquillée » ; elle a une ou deux minutes encore avant de faire son entrée ; elle tire de sa poche un cornet dont elle vide le contenu sur le plancher : c’est de la colophane ; elle l’écrase, y frotte la semelle de ses chaussons, afin de ne pas glisser sur le parquet, qui cependant n’a jamais été ciré ; elle bat quelques flic-flacs ; elle se tamponne le toupet pour bien s’assurer que ses faux cheveux ne la quitteront pas en route ; puis, à une ritournelle prévue, elle s’élance. Elle est sur la scène, la bouche en cœur et les bras arrondis ; elle tourne, elle fait ses pointes, elle se renverse, elle lance des entrechats, pivote sur elle-même, s’élève et retombe en mesure, si elle peut ; elle sourit au public qui applaudit et rentre dans la coulisse. Elle ne marche plus, elle se traîne, haletante, en nage, suffoquée, la main sur la poitrine, où elle comprime les battements d’un cœur surmené ; elle s’enveloppe en hâte d’une couverture ou d’un châle, car elle grelotte sous la froide atmosphère qui la saisit. En sortant de la scène, une danseuse disait : « J’aimerais mieux scier du bois. » Une de ses camarades lui répondit : « Tu n’es pas dégoûtée. »

Le théâtre à une sorte d’importance sociale que tous les gouvernements ont reconnue. Les rois de France ont tenu à honneur de le protéger et en avaient donné la surveillance directe aux gentilshommes de leur chambre. Parfois ils leur faisaient quelque largesse ; Louis XV accorda 5 000 livres sur sa cassette pour faire une décoration neuve dans Sémiramis, qui fut jouée le 26 août 1748, et, au mois de décembre de la même année, il habilla à ses frais les sénateurs qui figuraient dans le Catilina de Crébillon ; on ne se piquait guère alors d’exactitude historique : « Les toges de chaque sénateur, dit Collé dans son Journal, étaient de toile d’argent avec des bandes de pourpre et des vestes de toile d’or et une autre bande de pourpre formant le laticlave, le tout festonné et enrichi de diamants faux. On a trouvé ce sénat-là un peu pomponné, mais cela vaut mieux que s’il eût été mal vêtu et en vieil oripeau. »

On laisse aujourd’hui les théâtres préparer leurs décors et leurs costumes sans leur venir en aide ; la protection dont ils sont l’objet est plus large. En cela, l’État s’est substitué aux souverains et subventionne certains théâtres auxquels l’art, dans ce qu’il a de plus élevé, ne devrait jamais rester étranger. Notre budget inscrit à cet effet une somme de 1 340 000 francs, qui est ainsi distribuée : Opéra, 800 000 francs ; Comédie-Française, 240 000 francs ; Opéra-Comique, 140 000 francs ; Odéon, 60 000 francs ; Théâtre-Lyrique, 100 000 francs. Cette part contributive est considérable : a-t-elle aidé à l’éclosion de plus d’un chef-d’œuvre national ? Le lecteur saura répondre. Cette subvention est d’un grand secours pour les théâtres et permet quelques mises en scène supérieures. Du reste, elle est dans nos habitudes, car il est de tradition chez nous que le gouvernement doit encourager les arts, c’est-à-dire, en bon français, que les artistes estiment qu’ils ont droit aux encouragements de l’État.

La plus grosse part de la subvention échoit à l’Opéra, et c’est justice, car le luxe extraordinaire que nous exigeons aujourd’hui sur la scène entraîne des frais singulièrement onéreux ; mais l’Opéra, qui fut fondé par lettres patentes du 26 juin 1669, et où les « gentilshommes et demoiselles peuvent chanter et représenter sans déroger », s’appelle aujourd’hui l’Académie nationale de musique ; il a donc pour mission de soutenir et de développer la musique française. Il n’a pas failli à cette tâche, et, pour la mener à bonne fin, il a employé un moyen fort ingénieux. Au lieu de rechercher principalement les œuvres de nos compositeurs, ce qui eût été d’une simplicité un peu bourgeoise, il a préféré montrer à ceux-ci comment il fallait s’y prendre pour avoir du succès, et il a déployé toutes ses richesses au profit de Mozart, de Weber, de Meyerbeer, de Rossini, de Donizetti, de Verdi ; il a mis ses meilleures danseuses au service de MM. Pugni et Gabrielli, large hospitalité qui n’épuise cependant pas toutes ses ressources, car il lui en reste assez pour offrir des places de chefs de chœurs à ceux de nos compatriotes qui ont fait preuve de talent et que l’Institut s’honore de posséder dans son sein.

Le théâtre, tel que nous le voyons fonctionner, s’est créé lentement ; les découvertes de la science, de l’industrie, de la mécanique ont été utilisées pour le plus grand plaisir des yeux ; certains effets produits sur la scène sont bien réellement féeriques. Ce sont là des améliorations matérielles que le temps ne fera que rendre plus considérables encore ; mais d’autres progrès ne lui ont point manqué, et l’on peut être surpris qu’ils aient attendu tant de siècles pour se manifester.

À voir une représentation de l’Opéra, à regarder les groupes de danseuses tourbillonner dans la lumière, qui se douterait que l’introduction de l’élément féminin dans les ballets est relativement moderne et date du 16 mai 1681 ? Auparavant, c’étaient des hommes vêtus en femmes qui remplissaient les rôles où nos danseuses excellent aujourd’hui, et le Triomphe de l’Amour fit une révolution au théâtre. Les soubrettes de la Comédie-Française sont célèbres, et plus d’une a laissé de vifs souvenirs ; elles ont un père illustre entre tous. Dans la Galerie du Palais, représentée en 1634, Pierre Corneille substitua pour la première fois une suivante, Florice, à la nourrice que la tradition imposait, et qui n’était jamais qu’un acteur déguisé en femme.

Autrefois, nul ne l’ignore, la scène française était envahie par des spectateurs privilégiés qui gênaient le jeu des acteurs et dont la présence n’aidait guère à l’illusion ; cette sotte coutume a disparu il y a un peu plus d’un siècle. La scène, reconstruite et enfin déblayée, fut inaugurée le 23 avril 1759. Une telle amélioration entraîna une dépense de 40 000 francs ; on prétend que le comte de Lauraguais la prit à sa charge ; c’est une erreur, il se contenta d’y contribuer pour une somme de 1 500 livres ; c’est du moins ce que raconte Barbier, qui est généralement bien informé.

Actuellement, dans tous nos théâtres il y a au foyer un buffet où l’on trouve quelques rafraîchissements ; dans les salles peu importantes, on entend un garçon de café qui, pendant les entractes, offre, en criant, du sirop d’orgeat et de la bière. À la Comédie-Française, le fameux Procope louait par bail de trois, six, neuf ans, une loge spéciale où il débitait sa marchandise, et qu’à cause de cela on nommait la loge de la limonade. À l’Opéra, on vendait des truffes et des liqueurs fraîches ; au mois de février 1733, les truffes furent remplacées par de la guimauve, parce que tout le monde était enrhumé.

À mesure que le théâtre grandissait et devenait une sorte de besoin social qu’il fallait satisfaire à tout prix, une institution de surveillance préventive se développait parallèlement. L’État protège le principe d’autorité, qui a des racines nombreuses qu’il ne veut point laisser couper. Tout s’enchaîne en matière de gouvernement : permettre d’insulter Dieu, c’est nuire au garde champêtre. L’administration supérieure considère qu’il est de son devoir rigoureux de défendre contre les attaques possibles la religion, les mœurs, la politique, les puissances étrangères dont il est inutile, sinon périlleux, de surexciter les susceptibilités ; en outre, l’on estime que les œuvres théâtrales écoutées par la foule agglomérée, sujette à des sortes de commotions électriques, exercent une influence rapide et communicative bien plus profonde que celle du livre ou celle du journal, qui n’agissent jamais que sur les individus isolés ; il est donc naturel que l’on ait constitué une commission d’examen chargée de porter un jugement préalable sur les pièces, avant qu’elles soient livrées au public : c’est la censure.

Beaucoup l’ont maudite qui lui ont fait les doux yeux à certains moments, et Voltaire, qui l’a si fort malmenée lorsqu’elle était exercée par Crébillon, ne se faisait pas faute de l’invoquer contre Palissot et pour empêcher qu’on ne laissât jouer la parodie de ses propres œuvres. Elle a eu parfois à soutenir de rudes assauts dont elle n’est pas toujours sortie victorieuse ; sa plus grande bataille a été livrée contre le Mariage de Figaro, et quoiqu’elle fût soutenue par Louis XVI, on connaît le résultat de la lutte.

À la suite de toute révolution, la censure s’effondre et le pouvoir nouveau croit faire acte de popularité en la supprimant. Il suffit de voir ce qui se passe alors pour comprendre qu’elle peut n’être pas inutile. La scène devient immédiatement un tréteau, où les grivoiseries, pour ne pas dire plus, s’étalent impudemment. Les hommes les plus respectables sont personnifiés, jetés en pâture à un public qui pardonne tout pourvu qu’il s’amuse ; après la révolution de 1830, dans un couplet de vaudeville qui faisait allusion au goût que Charles X avait pour la chasse, on chantait :

C’est par le lapin qu’on commence,
C’est par le peuple qu’on finit.

En 1849, on fouettait sur la scène le président de l’Assemblée nationale ; depuis que n’a-t-on pas vu ? Aussi le même fait se reproduit invariablement. Les nouveaux parvenus au pouvoir qui trouvaient bon d’employer toute arme pour renverser leurs devanciers, estiment fort mauvais qu’on les attaque à leur tour, et la censure est rétablie, avec une dose de sévérité en plus. Les théâtres se plaignent et ordinairement ils invoquent Aristophane, qui pourtant n’a rien à voir en tout ceci, et sans se douter que les Chevaliers et les Nuées amenèrent le décret en vertu duquel il était interdit à Athènes d’attaquer sur la scène un citoyen par son nom[3].

Selon les gouvernements auxquels la France a successivement remis le soin de sa destinée, la censure fut plus ou moins tolérante ; pendant la Révolution, elle n’y allait pas de main morte, et les comédiens du Théâtre de la Nation envoyés en prison le 29 août 1793, pour avoir représenté Paméla, de François de Neufchâteau, n’en sortirent qu’au mois de décembre ; quant à l’auteur, il y resta longtemps et ne fut délivré qu’après la journée de thermidor. Pendant l’Empire, elle ne fut pas douce aux petits théâtres, que Napoléon n’aimait guère. D’un trait de plume, par décret du 8 août 1807, il en supprima vingt-deux ; le coup était rude, mais on peut croire qu’il visait surtout l’impératrice Joséphine, qui s’amusait beaucoup aux « bambochades » ; l’empereur ne l’entendait pas ainsi, et le 17 mars de la même année, il lui avait écrit d’Osterode : « Il ne faut pas aller en petite loge aux petits spectacles, cela ne convient point à votre rang. »

La censure peut tenir bon quelque temps contre l’esprit public, mais toujours elle finit par être débordée. Nous avons le récit loyal des efforts qu’elle a faits depuis vingt-cinq ans pour arrêter la littérature dramatique sur la pente où celle-ci a glissé[4] ; ses efforts, aussi vains qu’énergiques, se sont brisés contre l’ensemble même de nos mœurs. On peut dire du théâtre que les peuples ont celui qu’ils méritent. Les observations de la censure, les atténuations imposées par elle ont été impuissantes. La fille — pour dire le vilain mot — a pris possession de la scène et elle se faufile même à la Comédie-Française, qui jusqu’ici l’avait sagement repoussée.

Le théâtre d’autrefois était-il plus réservé, plus chaste que le nôtre, considérait-il qu’il avait charge d’âmes et qu’il devait se tenir toujours à une certaine hauteur ? Je n’en crois rien, et les choses me semblent n’avoir que bien peu changé. Racine, en présence de Louis XIV et de madame de Maintenon — ce qui n’était pas adroit — accusait le public de ne se plaire qu’aux bouffonneries de Scarron. « La plupart des femmes courent avec fureur aux spectacles de la foire ; je suis ravi de les voir dans le goût de leurs laquais et de leurs cochers, » disait Lesage en 1709. Marais écrit, au mois de novembre 1722 : « On joue Persée, et le goût est si tombé qu’on ne trouve plus les opéras de Lulli bons et qu’on leur préfère de petits ballets propres pour la foire ou les danseurs de corde. » Ne croirait-on pas qu’il s’agit de la Belle Hélène ou d’Orphée aux Enfers ? Nous estimons aussi que c’est de notre temps seulement que les chanteurs ont crié au lieu de chanter. On lit dans une lettre d’Horace Walpole, datée du 14 septembre 1765 : « L’opéra français que j’ai entendu ce soir m’a dégoûté comme toujours, d’autant plus qu’il était suivi du Devin de village, qui démontre qu’on peut chanter sans crever pour cela le tympan de nos oreilles. »

Cette décadence dramatique, dont nous nous accusons volontiers, ne nous empêche pas de pouvoir passer une soirée à écouter du beau langage récité par des gens habiles ; la Comédie-Française réserve plus d’une joie aux curieux de haute littérature. Dans cette maison — la maison de Molière — dont les lettres de noblesse datent de 1680, on trouve des acteurs qui ont souci de l’art, des écrivains qui respectent leur fonction et un ensemble de traditions qui se transmet comme un héritage sacré. Malgré quelques intrusions regrettables, la compagnie y est restée bonne, dans toute l’acception du terme, et c’est là encore qu’il faut aller frapper, c’est devant ce public un peu froid, mais lettré, qu’il faut comparaître, lorsqu’on est à la recherche d’un succès de bon aloi. L’oreille y est charmée plus que les yeux, et les amateurs de « tableaux vivants » n’ont qu’à s’en éloigner. Un peu de jansénisme ne messied pas, même au théâtre, et repose de toutes les exhibitions fort peu spiritualistes dont on est fatigué sur les scènes inférieures.

On put craindre un moment que la Comédie-Française ne fût menacée par des concurrences sérieuses, lorsque le décret du 6 janvier 1864, imitant celui du 19 janvier 1791, proclama la liberté des théâtres. L’ancien répertoire — tous nos chefs-d’œuvre — dont les Français partageaient l’interprétation privilégiée avec l’Odéon depuis 1807, n’allait-il pas être accaparé, mis en scène, exploité par les autres théâtres ? L’inquiétude ne fut pas de longue durée ; s’il est facile de jouer les traîtres et les tyrans de mélodrame, il n’est point aisé de s’identifier à Tartuffe, au Misanthrope, à Célimène ou à Figaro ; quelques tentatives ne furent point heureuses, et les petits théâtres reprirent promptement les sottes pièces qui plaisent à leur gros public.

Le théâtre, dit-on volontiers, est l’école des mœurs : Castigat ridendo mores. C’est un mot et rien de plus. Les mœurs et le théâtre se donnent la réplique et agissent par répercussion. Les mauvaises mœurs engendrent les mauvaises pièces, et les mauvaises pièces développent les mauvaises mœurs. Lorsque la prostitution provocante et hardie étale ses impudeurs au grand jour, on met les filles en scène, et lorsqu’on met les filles en scène, on attire l’attention sur elles ; c’est un cercle vicieux ; on fera bien d’en prendre son parti, car il a toujours existé. Croire que le théâtre a jamais corrigé un vice ou un travers, c’est se nourrir d’illusions puériles. Le 4 octobre 1856, le Gymnase représenta une pièce intitulée : les Toilettes tapageuses. C’était l’heure de la crinoline, et les femmes bouffantes étaient à la mode. L’actrice qui jouait le principal rôle, ayant compris les intentions satiriques de l’auteur, portait une robe dont la jupe exagérée à dessein avait une ampleur comique et presque ridicule. Le lendemain de la première représentation, sa robe lui fut demandée, comme modèle, par plus de vingt grandes dames, et huit jours après la crinoline avait doublé de dimension.

La morale publique, les intérêts de l’art sont la moindre préoccupation des théâtres ; ce sont des entreprises commerciales où l’on tâche de gagner de l’argent, et pour parvenir à ce résultat peu de moyens sont négligés. À quoi bon se payer de mots ? Sauf la Comédie-Française et quelques théâtres lyriques qui offrent des jouissances vraiment intellectuelles, les salles de spectacle sont toutes des lieux de plaisir ; chacun y va, selon son tempérament, chercher des impressions gaies, tristes ou sensuelles, pas autre chose. Les théâtres font de la morale comme ils font de l’histoire, sans autre souci que celui de leur convenance immédiate[5].

ii. — les bibliothèques.

L’outillage du travail. — La Mazarine. — L’Arsenal. — Paulmy d’Argenson. — Sainte-Geneviève. — La Richelieu. — Projet de la déplacer. — Lente formation. — Hôtel de Nevers et hôtel Mazarin. — Les départements. — Les estampes. — Les médailles. — Les manuscrits. — Les imprimés. — Combien de volumes. — Les bilboquets. — Le volume et la pièce. — 55 kilomètres. — Le prêt. — L’Enfer. — Le travail et la lecture. — La Mosquée. — La salle de lecture. — L’orthographe. — La réserve. — Les merveilles. — Magna charta. — La reliure. — L’âme des livres. — La bibliothèque de l’Hôtel de Ville. — Inconvénients. — Les combles. — Archives de la Préfecture de police. — Les employés. — Livres dépareillés. — L’hôtel Carnavalet. — M. Jules Cousin. — Premier fonds de 5 104 volumes. — La bibliothèque de Paris. — Il faut multiplier les réserves de livres. — La Ville doit posséder deux bibliothèques. — La place manque déjà. — Le musée municipal. — Anomalie. — Pavage et beaux-arts. — Séances du soir à Sainte-Geneviève. — Le nombre des lecteurs. — Cabinet de lecture. — Maniaques. — La crise des institutrices. — Indifférence du public.


Si le peuple de Paris s’imagine qu’il a appris quelque chose au théâtre et qu’il connaît l’histoire de Marguerite de Navarre parce qu’il a vu jouer la Reine Margot, la faute n’en est point à l’État, qui lui ouvre libéralement l’inépuisable trésor de ses bibliothèques. Sans sortir de la ville, on peut tout apprendre et tout savoir, car jamais, pas même au fameux British Muséum, pareil outillage de travail n’a été mis à la disposition du public. L’Université, le Jardin des Plantes, les Écoles de droit et de médecine, la Chambre de commerce, l’Assemblée nationale, l’Institut, le palais du Luxembourg, l’École des beaux-arts, l’École des mines, l’Émigration polonaise, l’Association pour l’encouragement des études grecques, la Société de l’histoire du protestantisme français, l’Ordre des avocats, le Conservatoire de musique, le Conservatoire des arts et métiers, la Bibliothèque des sociétés savantes, celle du colportage, le Dépôt de la marine et celui de la guerre, l’École des langues orientales vivantes[6], possèdent des masses de livres et de documents qu’il n’est point interdit de consulter ; des bibliothèques, que l’on a pu croire disparues ou dispersées, existent encore ; en cherchant celle des Jansénistes, on la trouverait au faubourg Saint-Jacques. Mais que sont ces dépôts, nécessairement restreints, d’une spécialité parfois trop limitée, en regard de ces magasins, de ces réserves immenses qu’il suffit d’énumérer pour évoquer l’idée de toutes les connaissances humaines ?

Ces bibliothèques sont presque devenues des personnes, elles ont des noms ; on dit : la Mazarine, l’Arsenal, Sainte-Geneviève, la Richelieu. Il en manque une à l’appel : celle qui siégeait au Louvre, à côté de nos musées, dont elle était la sœur et le complément, a disparu pendant la Commune ; il en reste quelques monceaux de papiers brûlés et un souvenir désespéré qui saigne au cœur des bibliophiles.

La Mazarine est au palais de l’Institut, où elle fut établie par le cardinal Mazarin, pour le service du collège des Quatre-Nations ; ce fut Gabriel Naudé qui en fut le premier garde, — le premier conservateur, comme nous dirions aujourd’hui ; elle ne renferme guère plus de 150 000 volumes et environ 4 000 manuscrits ; elle possède une magnifique sphère terrestre à laquelle, dit-on, le roi Louis XVI a travaillé.

La bibliothèque de l’Arsenal occupe la maison de Sully ; sur le quai Morland, elle fait face aux magasins généraux de la ville de Paris, et montre un étrange couronnement composé de canons, de mortiers, de bombardes en pierres sculptées, dont l’effet est passablement ridicule. Le marquis Paulmy d’Argenson, qui l’a fondée, fut un forcené bibliomane ; il achetait partout, un peu à l’aveuglette ; curieux plutôt qu’érudit, il entassait sans mesure volumes sur volumes, si bien qu’à ce métier il se ruina et mit ses livres en vente ; le comte d’Artois, qui depuis fut Charles X, les acheta en bloc, et y ajouta le fonds La Vallière, qu’il possédait déjà ; cela constitua une bibliothèque hors ligne ; ses 6 000 manuscrits, ses 230 000 volumes, dont la plupart appartiennent à des éditions rares ou princeps, et sont revêtus de reliures admirables, en font aujourd’hui un dépôt singulièrement riche, dans lequel on peut être certain de trouver toutes les poésies que la France a publiées.

Sainte-Geneviève est sur la place du Panthéon, dans un vaste bâtiment spécialement construit pour elle et qui fut inauguré aux premiers jours de 1850. Elle date des Génovéfains. Lorsque, en 1624, le cardinal de Larochefoucauld fut nommé abbé commendataire de la célèbre abbaye, il n’y aperçut pas un livre ; il fit apporter environ 600 volumes qui étaient sa propriété particulière, et ce fut là l’embryon de cette grande bibliothèque, qui devint propriété nationale pendant la Révolution. Elle renferme 120 000 volumes et plus de 3 000 manuscrits ; sa collection d’Aldes et d’Elzeviers a un renom universel ; parmi ses raretés, elle conserve jalousement un portrait de Marie Stuart donné par elle-même aux religieux de Sainte-Geneviève, et la seule image connue de cette mulâtresse, fille naturelle de Louis XIV, qui fut la religieuse de Moret.

La Bibliothèque par excellence, celle qui, selon les temps, est royale, impériale ou nationale, s’ouvre place Louvois ; elle forme un vaste îlot bordé par les rues Richelieu, Vivienne, des Petits-Champs et de l’Arcade-Colbert. On agita la question de la déplacer, il y a une vingtaine d’années, et de l’enlever aux risques d’incendie que lui fait courir le voisinage des habitations de ce quartier exceptionnellement peuplé ; on voulait, pour assurer à jamais son existence, l’installer au Louvre. Les difficultés du transbordement, les dégâts qu’auraient infailliblement subis tant d’objets précieux firent renoncer à ce projet si sage et si prudent en apparence. S’il eût été mis à exécution, que seraient devenues tant de richesses ? Elles se seraient envolées dans les flammes de l’incendie avec « le trésor de Noailles », les papiers de Voyer-d’Argenson, les incunables, les exemplaires uniques qui ont brûlé dans le pavillon du Louvre.

La Bibliothèque nationale s’est lentement formée par adjonctions successives ; elle n’a commencé à prendre le développement prodigieux auquel elle est parvenue que depuis 1724, lorsqu’on lui donna l’hôtel de Nevers ; elle y fut resserrée pendant un siècle et s’empara de l’hôtel Mazarin dès que le trésor public eut quitté celui-ci, en 1827, pour prendre possession du ministère des finances de la rue de Rivoli. La Bibliothèque devrait être agrandie aux dépens de quelques maisons particulières qui subsistent encore rue Vivienne, afin d’être complètement isolée, comme il convient à un palais plein de si rares merveilles ; espérons qu’un effort intelligent du budget lui procurera un jour l’ampleur et la sécurité qui lui manquent pour être irréprochable.

Comme un territoire, la Bibliothèque Richelieu est divisée en départements qui se complètent, s’entraident ; et dont chacun vit sous la direction spéciale d’un conservateur, soumis à l’autorité d’un conservateur administrateur qui surveille l’ensemble des services de la Bibliothèque entière. Il n’y a pas que des livres, des imprimés, comme on dit en langage technique. Dans une galerie construite autrefois par Mansart et plus obscure parfois qu’il ne faudrait, le département des estampes forme une collection iconographique intéressante et très-nombreuse, où la seule division des portraits renferme plus de 400 000 pièces. Le département des médailles est fait pour éblouir ; on dirait que toutes les nations et tous les temps se sont cotisés pour composer ce trésor incomparable où les pierres gravées, les gemmes, les médailles, les monnaies, les vases peints, les ivoires, les verreries, les bronzes, disposés méthodiquement et brillant dans une discrète lumière, rappellent les contes de fées. Le département des manuscrits est divisé par langues : manuscrits chinois, manuscrits hindous, manuscrits arabes, persans, grecs, latins, italiens, espagnols, français ; l’univers entier est représenté là par plus de 100 000 volumes, dont 8 000 au moins, ornés de miniatures, sont des pièces uniques. Ces trois départements sont assez restreints ; leurs richesses sans pareilles n’exigent pas un emplacement considérable, et l’on a pu les rassembler dans des locaux relativement étroits ; il n’en est pas ainsi du département des imprimés : celui-là est impérieux, il déborde, il augmente chaque jour, car chaque jour il reçoit les versements de ses propres acquisitions et de ce que l’on nomme le dépôt légal : environ 25 000 volumes par an[7].

Combien la Bibliothèque nationale contient-elle de volumes ? C’est la question invariablement posée par tous ceux qui s’en occupent, par tous ceux qui la visitent. Il est impossible d’y répondre. D’abord, le nombre varie incessamment, ainsi qu’on vient de le voir, puisque la Bibliothèque reçoit légalement un exemplaire de tout ce qui est imprimé en France, aux colonies, en Algérie et même en Nouvelle-Calédonie : jusqu’à présent celle-ci n’abuse pas du droit de typographie ; elle a même droit aux étiquettes, aux affiches, aux prospectus, en un mot à tout ce que le langage des typographes appelle des bilboquets ; on lui en fait grâce, fort heureusement, car sans cela les œuvres sérieuses disparaîtraient bientôt sous le flux incessant de ces inutilités ; elle a déjà bien assez des romans frivoles, des recueils de chansons et de toutes les sornettes qui viennent se couvrir de poussière sur ces rayons trop encombrés.

Le mot volume n’a pas le même sens en langage de bibliophie qu’en langage vulgaire. Pour tout homme de bibliothèque, la pièce, — c’est-à-dire l’opuscule composé de moins de 48 pages, — ne devient volume qu’à la condition d’être réunie à cinq autres pièces ; isolée, selon qu’elle est reliée ou non, elle est plaquette ou brochure ; le public ne la nomme pas moins un volume. Pour savoir exactement tous ceux qui sont pressés les uns contre les autres dans les armoires sans vitrage de la rue Richelieu, il faudrait les compter un à un, travail excessif et qui n’aboutirait qu’à satisfaire une curiosité puérile ; il y a là un total que l’on ne peut qu’évaluer : 1 500 000 disent les uns, 1 800 000 disent les autres. Ces chiffres me paraissent au-dessous de la vérité. On se trouve, il est vrai, en présence de plaquettes minces comme un cahier de papier à lettres et d’antiphonaires dont le large dos couvrirait la moitié d’un lutrin ; mais l’épaisseur des uns compense la gracilité des autres, et la moyenne de la place exigée par un volume est assez correctement représentée par l’in-octavo relié de 400 pages. Un rayon d’un mètre en contient quarante. Or l’étendue des rayons du département des imprimés est de 55 kilomètres ; le nombre approximatif des volumes est donc de 2 200 000.

Aux personnes qui offrent quelques garanties et ont rempli certaines formalités imposées, la Bibliothèque prête les livres qu’elle a en double ; à tout le monde elle communique ce qu’elle possède, en ayant soin toutefois de prendre des précautions de prudence, lorsqu’elle met entre les mains d’un inconnu un volume rare ou précieux. Cependant elle garde à l’abri des regards indiscrets, sous clef, dans des cartons uniformes et sans titres, au fond d’armoires cachées que l’on nomme l’Enfer, une certaine quantité de volumes qui jamais, — sous aucun prétexte, — ne sont donnés en lecture. Ces livres, sur lesquels J.-J. Rousseau a cité un mot qu’on n’a point oublié, forment une sorte de musée secret, bien restreint du reste ; 730 volumes représentant 340 ouvrages constituent l’œuvre que la pornographie est parvenue à produire depuis l’invention de l’imprimerie : c’est à l’honneur de l’esprit humain.

La Bibliothèque, pour faciliter le service des imprimés, très-pénible et exceptionnellement chargé, s’est divisée en deux parties distinctes, que l’on pourrait appeler le travail et la lecture. Au travail elle offre une salle immense, garnie de 328 places ; prévoyante, jusqu’à faire passer un courant d’air chaud sous les pieds du lecteur ; vaste, soutenue par de sveltes piliers de fonte, décorée de peintures un peu froides, éclairée d’un jour diffus très-pénible aux yeux, et plafonnée de coupoles qui l’ont fait surnommer la Mosquée. C’est là que sont reçus ceux qui travaillent — ou font semblant. On n’y est admis qu’après avoir obtenu une carte particulière, qui n’est jamais refusée. Là tous les livres sont communiqués sans restriction. Une autre salle, moins ample, mais où les jours de côté sont très-favorables, est réservée à la lecture, c’est-à-dire aux flâneurs, aux désœuvrés qui, pour tuer le temps, prennent un livre, n’importe lequel ; c’est là que l’on demande : Ivan et Noë, par Walter Coq, et le Dictionnaire des Capricieuses, par Somaize ; là on écrit sur le bulletin : Gauthier, Kharr, et même Volthaire ! L’h joue un grand rôle chez les gens qui ne savent pas l’orthographe. Vingt mille volumes appartenant à cinq ou six mille ouvrages connus jusqu’à la banalité suffisent largement aux exigences les plus inattendues.

Ce n’est ni de la salle de travail, ni de la salle de lecture que l’on peut prendre une idée du département des imprimés ; il faut, guidé par la bonne grâce et par la science des bibliothécaires, parcourir méthodiquement ces immenses réservoirs de toute science et de toute poésie. Mais alors il est bon de n’être pas trop bibliophile, car on restera invinciblement dans la réserve, et c’est ce qui m’est arrivé. Qu’est-ce que la réserve ? L’ensemble des galeries et des chambres qui se ferment sur 60 000 volumes environ, dont chacun est une merveille sans prix. Une odeur neutre et un peu fade, qui est le parfum des livres, plane dans ces salles silencieuses ; le premier livre imprimé par Gutenberg est là ; le chef-d’œuvre que l’on achève de tirer quelque part y sera, avant que la librairie s’en soit emparée. Les Aldes, les Elzeviers y sont innombrables ; mais nous y avons notre gloire nationale aussi, car voilà ces beaux caractères romains inventés, à Venise, par le Français Jenson, perfectionnés par la dynastie des Estienne, continués par les Didot et poussés au dernier degré de splendeur dans les Évangiles des Hachette. L’Angleterre a épuisé toutes les ressources de sa fortune et de son mauvais goût pour produire avec sa Magna Charta un chef-d’œuvre peu enviable. — Ne pouvant la faire belle, tu l’as faite riche ! Le plus mince volume de Jean de Tournes fait vite oublier ces vélins enluminés, dorés et prétentieux.

Chaque livre que l’on saisit vous arrache un cri d’admiration. Tout ce que l’imprimerie a engendré de plus parfait se retrouve là dans un exemplaire de choix et souvent dans plusieurs. C’est l’honneur des nations d’avoir ces nobles richesses abstraites et de ne reculer devant aucun sacrifice pour les augmenter. Depuis Louis XII jusqu’à nos jours, l’art exquis de la reliure est représenté par des séries ininterrompues, art français par excellence qui s’est éclipsé un instant avec Bozerian et Bradel, mais qui de nos jours a eu une renaissance éclatante avec Capé, Trautz et Beauzonnet.

Dans cette réserve, d’où l’on ne peut s’arracher, on comprend bien que les livres ont une âme, âme discrète et mystérieuse, qu’il faut savoir interroger et qui ne répond pas au vulgaire indocile. On aime ces volumes qui, semblables à certains personnages des contes arabes, sont vivants pour les initiés et morts pour les profanes. Il y en a que l’on prend en amitié : on va les voir, on en regarde les caractères irréprochables, on en examine les grandes marges, on constate avec joie que nul ver n’en a piqué les fonds, on contemple les belles majuscules rouges et noires des titres ornés ; on éprouve une certaine sensualité à passer la main sur la lisse épiderme des reliures ; on chasse avec précaution la fine poussière tamisée sur la tranche, et on les remet en place, en ayant bien soin qu’ils ne gênent pas leurs voisins et n’en soient pas gênés. Ils s’ennuient dans les endroits obscurs : il leur faut de la clarté, mais non du soleil ; les armoires vitrées ne leur valent rien et ils se plaisent sur des rayons libres qui laissent circuler l’air autour d’eux ; quelques reliures en cuir de Russie, disséminées parmi eux, leur sont agréables et les enveloppent d’un doux parfum qui ressemble à une émanation personnelle. L’amour des livres est abstrait, comme tous les sentiments élevés ; les véritables bibliophiles qui ont été forcés de vendre leur bibliothèque ne s’en sont jamais consolés.

Toutes les bibliothèques dont j’ai rapidement parlé sont situées à Paris, mais nulle d’entre elles n’est la Bibliothèque de Paris ; celle-là s’est effondrée au milieu des décombres de l’Hôtel de Ville. Elle n’était pas d’une grande utilité ; ce n’est pas qu’elle ne fût riche et bien dotée : elle contenait un fonds de 125 000 volumes, que l’on accroissait tous les ans. Mais elle était reléguée dans les combles, au-dessus de la galerie des fêtes ; il fallait gravir 172 marches avant d’y arriver, et, à moins d’avoir un jarret de chamois, on reculait devant cette escalade. Aux jours de gala, on y établissait un buffet, où les danseurs pouvaient aller boire ; on y faisait passer des examens aux aspirantes institutrices, on y réunissait des commissions, on y rangeait les meubles dont on n’avait pas encore préparé la place ; en un mot, c’était une salle banale consacrée à toutes sortes d’usages, mais ce n’était point une bibliothèque. Beaucoup de volumes étaient dépareillés et nul lecteur n’y venait travailler. C’était un double malheur, qu’elle devait à sa position même et qui atteindra invariablement toute bibliothèque placée dans le local d’une administration. L’administration est naturellement envahissante : l’homme, — l’employé, — est toujours personnage principal et est exigeant : il repousse les livres d’étage en étage et les jette au grenier, où ils périssent infailliblement. Les combles, pénétrés d’humidité ou brûlants sous le soleil direct, sont mortels pour les livres et les manuscrits. Il a fallu à M, Labat, archiviste de la Préfecture de police, une vigilance et une passion extraordinaires pour empêcher ses archives de pourrir dans les mansardes où on les avait reléguées jadis ; ce que l’on a sauvé de l’incendie a été établi dans des conditions analogues, fort périlleuses et de nature à compromettre les épaves de cet inappréciable dépôt.

Repoussés vers les combles, les livres s’y détériorent. En outre, la place manque toujours dans une administration ; on utilise la bibliothèque, et, selon les occurrences, on la réduit à l’état de magasin ou de garde-manger. Ce n’est pas tout : les employés empruntent des livres ; la camaraderie ne peut les leur refuser, pas plus qu’elle n’ose les leur réclamer ; les volumes disparaissent, des ouvrages sont décomplétés et des collections perdent toute valeur. C’est là ce qui était arrivé à l’ancienne bibliothèque de la Préfecture de la Seine ; lorsqu’elle disparut, elle n’était plus bonne à rien. Celle que l’on forme à cette heure n’aura pas le même sort, car elle est loin de l’Hôtel de Ville, et il faut souhaiter ardemment qu’elle n’y entre jamais, lorsque celui-ci sera terminé.

Elle a son local à elle, un peu étroit, mais bien distribué et approprié d’une très-convenable façon ; elle occupe une maison historique que madame de Sévigné a longtemps habitée et d’où elle a daté bien des lettres, l’hôtel Carnavalet, dont le véritable nom devrait être Kernevenoy. Après bien des fortunes, après avoir été une institution d’enseignement, cet hôtel fut acheté par la ville de Paris, car il est d’une architecture intéressante, consacre le souvenir d’une des gloires littéraires de la France et est orné de sculptures de Jean Goujon. Il fut restauré, débarrassé de toutes les constructions parasites et hideuses que les nécessités du pensionnat y avaient accumulées ; il garde près de lui un terrain que l’on pourra facilement utiliser et il s’ouvre sur l’ancienne rue Culture-Sainte-Catherine, qui est devenue la rue Sévigné.

Pour créer une nouvelle bibliothèque après les désastres de la Commune, il ne suffisait pas d’avoir un hôtel, il fallait avoir des livres et l’on n’en possédait pas un. M. Jules Cousin, bibliothécaire à l’Arsenal, bibliophile érudit, avait depuis longtemps consacré tous ses soins à former, pour lui-même, une collection d’ouvrages relatifs à Paris ; il avait réuni, avec une peine et des recherches excessives, un fonds de 5 104 volumes. Dès le mois de juillet 1871, il les offrit courtoisement à la Ville, qui les accepta. Ce fut le point de départ ; il y en eut de plus humbles : rappelons-nous le lot de 600 volumes par lequel le cardinal de Larochefoucauld inaugura la bibliothèque Sainte-Geneviève. M. Jules Cousin faisait en réalité à la Ville un cadeau d’une extrême importance, car il lui donnait le noyau d’une bibliothèque essentiellement parisienne ; il ne s’agissait plus que de développer ce germe excellent, et c’est à quoi l’on s’est empressé.

L’administration a bien fait les choses et l’argent n’a pas manqué. À la Préfecture de la Seine et au Conseil municipal, tout le monde a compris que Paris devait avoir sa bibliothèque à lui, et qu’elle devait être digne de la grande ville, que l’on calomnie d’autant plus volontiers qu’on l’envie davantage. En 1873, l’hôtel Carnavalet fut remis en partie à M. Jules Cousin, nommé bibliothécaire de la Ville ; la bibliothèque — notre bibliothèque à nous autres Parisiens — a été ouverte le 1er  janvier 1874. Elle est bien jeune, comme on le voit, mais elle contient déjà 26 000 volumes ; 50 000 suffiront si on la maintient dans d’étroites limites et si on la force à se restreindre aux matières qui concernent exclusivement Paris ; ce serait bien strict et mal reconnaître l’influence que Paris a exercée sur l’histoire générale et sur les mœurs universelles par la Sorbonne, l’Université, les maîtrises, le théâtre et la littérature ; nous pensons donc que notre bibliothèque, tout en s’appuyant sur un fonds parisien aussi complet que possible, doit accueillir avec un large discernement les ouvrages où les sciences, les arts, la philosophie, l’histoire de la France et des autres nations, nous apportent un ensemble d’observations dont Paris peut tirer profit. Il faut aussi nous souvenir de notre passé d’hier ; nos monuments détruits prouvent qu’il est bon de multiplier ces réserves de l’étude ; plus nous en posséderons, plus nous diviserons nos richesses et plus nous aurons chance de les sauver à l’heure des cataclysmes. Que l’on compte ce que nous avons perdu depuis 1830, au sac de l’Archevêché, du Palais-Royal, des Tuileries, pendant la Commune, et l’on comprendra que, si cela continue, notre histoire, avant cent ans, ne pourra plus fournir une preuve authentique.

Deux bibliothèques distinctes sont nécessaires à la Ville, et jamais, sous nul prétexte, on ne doit les réunir ; l’une, purement administrative, composée de toutes les pièces imprimées publiées par les administrations elles-mêmes, généralement ignorées du public, mais fort recherchées des employés, auxquels elles sont indispensables ; cette bibliothèque, — bibliothèque bureaucratique, — doit être placée dans les bâtiments de la Préfecture de la Seine, à la portée immédiate des fonctionnaires qui en ont besoin ; l’autre, la bibliothèque savante, racontant nos origines, nos légendes, toutes les histoires particulières dont est formé l’ensemble de notre histoire urbaine, est bien où elle est. L’hôtel que Ligneris fit bâtir sur les dessins de Pierre Lescot, que Jean Goujon décora, que Kernevenoy baptisa, qu’habita madame de Sévigné, où siégèrent successivement la Direction de la librairie et l’École des ponts et chaussées, l’hôtel Carnavalet est le logis qu’elle ne doit jamais quitter ; elle y est parfaitement organisée, dans des pièces de dimension suffisante, bien éclairées, bien chauffées et très-hospitalières ; mais on devra songer, dès à présent, à lui faire les coudées plus franches ; elle est déjà trop resserrée ; si on ne lui permet de s’étendre, elle avortera, comme les fruits d’espalier saisis entre la branche et le mur et qui jamais n’arrivent à développement parfait.

Comment se peut-il que, dans un hôtel assez vaste et spécialement aménagé, la place fasse défaut au bout de quelques mois ? Parce que dans le même local on a recueilli un musée et que ce musée a pris la part du lion, c’est-à-dire le rez-de-chaussée, la moitié du premier étage et une partie des combles ; la bibliothèque de Paris en est réduite à un demi-étage, où elle va étouffer avant six mois. Le musée peut offrir un intérêt spécial : il garde les vieux types de la fabrication parisienne et à ce titre il est fort curieux ; mais le rez-de-chaussée peut lui suffire : il n’a qu’à y faire bâtir deux ailes, dans le jardin, pour son usage, et à s’y étaler tout à son aise. Mais il doit céder à la bibliothèque les pièces qu’il occupe actuellement au premier étage. Il est impossible de visiter l’hôtel Carnavalet sans être frappé de cet inconvénient, que l’on dirait créé à plaisir ; la distribution de l’emplacement semble avoir été faite par quelqu’un qui ne s’est préoccupé que du musée.

Cet état de choses est mauvais, mais il ne sera pas facile d’y porter remède tant que l’on remarquera dans l’administration de la Préfecture de la Seine une anomalie étrange, qu’il est urgent de signaler. Les beaux-arts et ce qui s’y rapporte sont dans les attributions du fonctionnaire chargé du balayage et des plantations de Paris. On peut faire aligner très-proprement des trottoirs, savoir même agencer des draperies au-dessus d’une porte, disposer des pots de fleurs avec quelque symétrie sur les marches d’un escalier, pour une nuit de bal ; on peut faire œuvre de tapissier, d’agent-voyer, macadamiser, sabler, arroser, planter et ne rien comprendre aux choses de l’art et de l’esprit. C’est affaire de goût et de sentiment ; l’importance administrative, quelque considérable qu’on l’imagine, n’a rien à y voir ; aussi le préfet de la Seine, s’il veut utiliser judicieusement l’hôtel Carnavalet, faire la part entre la bibliothèque et le musée, s’il veut donner à ces deux établissements distincts le développement dont ils sont dignes, fera bien de rattacher directement les beaux-arts à son cabinet ou au secrétariat général. Là du moins les collections précieuses, les œuvres destinées à orner nos monuments et qui sont la sérieuse élégance de Paris, trouveront des sympathies éclairées, des intelligences ouvertes et ne seront plus exposées à être « administrées » entre un kiosque d’affichage et un dépôt de cailloux.

Le public n’a pas encore appris le chemin de la Carnavalette », comme disait madame de Sévigné ; mais en revanche il n’ignore pas celui des autres bibliothèques ; ce n’est pas dire qu’il les fréquente très-assidûment. Une seule, aux séances qu’elle a instituées de six heures à dix heures du soir, est vraiment envahie par les travailleurs : c’est Sainte-Geneviève. Il est difficile de se refuser à un sentiment de respect en voyant tous ces jeunes fronts penchés sur les tables d’étude et « potasser », c’est le mot familier, à la clarté de quatre-vingts becs de gaz ; plus de 300 étudiants y sont assidus pendant la soirée ; on s’amuse fort au quartier latin, mais on y travaille beaucoup aussi, et il y a lieu d’espérer que ce labeur ne sera pas stérile. C’est l’exception, je dois l’avouer, et dans les autres bibliothèques le visiteur est clair-semé.

On sait exactement le nombre des lecteurs fournis par les Parisiens : à la Richelieu, 250 à la salle de travail, 170 à la salle de lecture ; à la Mazarine une soixantaine, tout autant à l’Arsenal ; environ 80 à Sainte-Geneviève pendant la journée ; donc, sur une population de 1 800 000 âmes, 640 font, le jour, acte de présence dans nos bibliothèques ; lorsqu’il pleut ou qu’il fait très-froid, ce chiffre doit être augmenté d’un bon tiers. Pour beaucoup de gens, en effet, la salle des bibliothèques est un chauffoir et un abri ; pour presque tous c’est un cabinet de lecture. Ce que l’on demande le plus ce sont les romans, les livres d’histoire « amusants », les revues de la quinzaine ou du mois, quelques livres de voyages, les chroniques scandaleuses et les armoriaux où l’on espère de trouver des ancêtres.

Il y a des maniaques qui, chaque matin, arrivent à l’heure de l’ouverture et partent lorsque l’on ferme les portes ; ils sont ordinairement confinés dans un ordre spécial de lecture qu’ils recommencent incessamment. L’un d’eux, bien connu des bibliothécaires et des garçons de service, ne prend que les volumes « où l’on trouve des noms de baptême » ; il copie ceux-ci avec grand soin et les envoie aux missionnaires qui parcourent l’empire du Milieu, afin qu’ils n’aient jamais aucun embarras à nommer les petits Chinois convertis ; d’autres demandent un livre quelconque, l’ouvrent, s’étalent dessus et s’endorment. S’ils ne ronflent pas trop, on les laisse faire, car, après tout, il vaut encore mieux dormir dans une bibliothèque que de se griser au cabaret.

Cette clientèle est assez triste et donne l’idée du désœuvrement bien plus que du désir d’apprendre ; on la sert avec zèle cependant et on lui fournit la maigre pitance intellectuelle qui lui convient. Mais dès qu’un véritable lettré apparaît, un homme qui connaît les livres et qui sait s’en servir, comme les bibliothèques lui font bon visage ! On lui réserve bonne place dans un coin tranquille, on l’aide dans ses recherches, et s’il doit revenir le lendemain, on serre son volume dans un tiroir, afin qu’il l’ait tout de suite en arrivant.

À certaines époques on croirait volontiers que nos bibliothèques sont une succursale des pensionnats de jeunes filles ; l’on y voit des demoiselles trotte-menu, serrant les coudes, baissant les yeux, qui toutes demandent des livres traitant de matières d’enseignement. Cela s’appelle la crise des institutrices ; ça dure quinze jours, au moment des examens de l’Hôtel de Ville ; on a acheté exprès pour elles une quantité prodigieuse de manuels qui leur donnent la besogne toute faite. Le jeudi, les externes des collèges viennent « copier », c’est-à-dire transcrire la traduction de la version qu’ils ont à faire : de cette façon du moins ils en comprendront le sens.

En somme, le public parisien est peu assidu aux bibliothèques ; il ne lit guère ; ses plaisirs et ses occupations ne lui en laissent point le loisir ; il n’est pas curieux de s’instruire, car il croit volontiers qu’il n’a plus rien à apprendre ; et puis, pourquoi irait-il s’incliner sur un livre pour y chercher des effets et des causes ? n’a-t-il pas soir et matin cette masse énorme de volumes en détail que l’on nomme les journaux, encyclopédie facile, renouvelée incessamment, spirituelle, rapide, touchant à l’histoire, parlant politique, racontant des anecdotes, citant des bons mots, frivole, grave, littéraire, drolatique, injuste, indulgente, acrimonieuse, paterne, rouge ou blanche, verte ou bleue, à son choix, et qui lui apporte chaque jour son savoir de la journée ?

iii. — les journaux.

Les journaux et la politique. — Haro ! — Au 18 mars. — La presse périodique n’est qu’un écho. — Les primes. — Erreurs. — Rapidité. — Les typographes. — Les sermons de la Ligue. — Les mazarinades. — Les nouvelles à la main et les chansons. — Un couplet. — Le public est complice. — La bourgeoisie et la Lanterne. — Le Times. — Les annonces. — La France et l’Angleterre. — Le journal du suffrage universel. — Homéopathie. — La signature. — L’Organisation du travail. — Impressions fugitives. — Le Père Duchêne — La liberté conciliable avec l’ordre. — Le communiqué. — Questions pénibles. — Le directeur. — Édouard Berlin. — La Gazette de France aïeule des journaux. — À diverses époques. — La presse non politique issue du décret du 17 février 1852. — 791 périodiques. — Chaque science à son journal. — Journaux singuliers. — L’Intermédiaire. — Le tirage. — Minimum variable. — La presse ne périra pas. — Un vœu.


Tout parti politique qui aspire au pouvoir réclame la liberté de la presse, tout parti politique qui parvient au pouvoir supprime la liberté de la presse ; d’après cela il ne faut point s’étonner si l’histoire des journaux est un martyrologe et si la loi a été parfois sévère jusqu’à l’excès contre les journalistes : sous la Révolution on leur coupe la tête[8] ; sous le premier Empire on les fait taire ; sous la Restauration on les emprisonne ; sous le gouvernement de Juillet on les ruine et l’on invente pour eux un nouveau crime, appelé la complicité morale ; pendant la seconde république, un ancien journaliste républicain, élu député, monte à la tribune pour demander qu’ils soient déportés en masse ; sous le second Empire on leur applique des mesures administratives jusqu’au jour où, redevenus libres, ils rentrent dans les exagérations qui semblent faire partie de leur nature même.

Tous les gouvernements qui écrasent la presse meurent, tous ceux qui la respectent périssent, ce qui tendrait à prouver qu’elle a bien peu d’influence sur leur destinée. Pour bien des gens, la presse périodique est la cause de tous nos maux ; elle sonne la fanfare des émeutes et par une action incessante désagrège lentement, mais invinciblement, tous les principes qui sont l’honneur et la sécurité des États ; volontiers ces gens-là diraient ce que Mouktar-Pacha, fils d’Ali-Tépéleni, disait à Pouqueville : « Il n’y a que nous autres pachas qui devrions savoir lire et écrire ; si j’avais un Voltaire dans mes États, je le ferais pendre. »

La presse est souvent irritante, agressive, présomptueuse, ignorante, mais souvent aussi elle est très-honorable, sage et courageuse. Au 18 mars 1871, quand le pouvoir, effaré, avait quitté Paris et s’était rejeté sur Versailles en ordonnant d’évacuer tous les forts, même le Mont-Valérien, qui donc est resté imperturbablement au poste de bataille ? La presse, qui a lutté avec une énergie loyale et vigoureuse jusqu’à l’heure où les journalistes, poursuivis, traqués, dispersés par la force, furent obligés d’aller continuer en province le combat pour la bonne cause.

On accuse les journaux d’exercer sur l’opinion publique une influence considérable et de la diriger à leur gré : c’est une erreur ; ils reflètent l’opinion publique, ils la grossissent ou l’atténuent selon leurs intérêts, mais ils ne la créent pas ; ils sont l’écho et non pas la voix. Si l’on veut savoir quelles sont les tendances et quels sont les goûts d’une nation, il n’y a qu’à regarder le journal qu’elle lit de préférence, et l’on saura à quoi s’en tenir. Les journaux ne sont point des êtres abstraits qui vivent de rhétorique et se nourrissent de syllogismes : ce sont des exploitations industrielles qui ont besoin de gagner de l’argent pour subsister ; plus l’opinion représentée par un journal a d’adhérents, plus ce journal a d’abonnés. C’est là une vérité si élémentaire, qu’elle ressemble à un lieu commun.

Lorsque l’abonné « ne mord pas », on cherche à l’attirer par toutes sortes de moyens où la politique et la littérature n’ont rien à voir ; en 1845, un journal littéraire nommé la Pandore donnait, en prime, des cravates, des pendules et des pantalons ; dans les Débats du 23 décembre 1869 on peut trouver une annonce par laquelle un journal, fort vertueux, offre à ses abonnés, au choix et dans l’ordre suivant, une photographie de Pie IX, de Jésus-Christ, d’Emile Augier ou de Victorien Sardou.

Les journaux quotidiens contiennent beaucoup d’erreurs, et souvent l’on y prend le Pirée pour un homme ; cela n’a rien de surprenant, car ils doivent être écrits, composés, tirés, plies, expédiés avec une rapidité vertigineuse ; la politique change et varie avec une inconcevable prestesse : ce qui est vrai à midi est faux une heure après ; il y a des nécessités matérielles qui sont inéluctables et qui empêchent de revenir sur une appréciation formulée. Les journaux les plus sérieux, les mieux informés, écrits par des gens d’un talent réel, n’échappent pas à cette fatalité qui pèse sur tout ce qui est fait trop vite.

En dehors des erreurs involontaires échappées à des écrivains qui n’ont pas le temps de se relire, il y a celles qui sont commises par les typographes surmenés, harassés, qui composent un fragment dont ils ignorent le commencement et la fin ; car, pour gagner quelques minutes, on coupe en dix morceaux un article de cent lignes et on le distribue à dix ouvriers. La correction des épreuves est forcément négligée ; aussi il n’est pas surprenant que dans un article sur les kangourous, au lieu de lire : « c’est un animal qui va par sauts et par bonds, » on lise : « c’est un animal qui va par Sceaux et par Bondy. » Toutes les fautes que l’on peut découvrir dans un journal quotidien doivent-elles donc être attribuées à la rapidité du travail des écrivains et des typographes ? Non certes ; il y a des journalistes qui écrivent sans sourciller des âneries inexplicables ; de plus d’un l’on pourrait dire : Il n’apprit jamais rien, écrivit sur tout, se trompa toujours et ne s’en aperçut jamais[9].

La presse suit invariablement les mouvements de l’esprit public ; elle s’excite, s’affaisse, s’endort et s’exaspère avec lui. Elle est parfois d’une violence extraordinaire et franchit toute mesure : en cela elle est faite exactement à l’image de notre caractère, qui est volontiers excessif ; lorsque les journaux n’existaient pas encore, la presse n’en existait pas moins : elle était représentée par les placards, les pamphlets, les couplets, les nouvelles à la main. Pendant la Ligue, le sermon tenait lieu du journal, et les orateurs les plus doux ne demandaient que la mort du pécheur. Sous la Fronde les mazarinades dépassent en fureur tout ce que nous avons pu voir dans nos jours néfastes ; Dubosc de Montandré écrit dans le Point de l’ovale : « En matière de soulèvement, on n’est coupable que d’avoir trop de modération… Faisons carnage de l’autre parti, sans respecter ni les grands, ni les petits, ni les jeunes, ni les vieux, ni les mâles, ni les femelles, afin que même il n’en reste pas un pour en conserver le nom ! » Dans la Franche Marguerite on lit : « Point de Mazarin ! point de Mazarins ! point de Mazarines ! main basse sur toute cette engeance ! Point de quartier. Tue ! tue ! tue ! »

Pendant le vrai règne de Louis XIV, silence apparent ; on s’en dédommage sous le manteau de la cheminée ; on colporte ces nouvelles à la main, médisances et calomnies, dont on flagelle ceux que l’on n’ose attaquer en face ; plus de prêches meurtriers, plus de mazarinades, mais ce qu’il y a de pis, la chanson, qui s’impose à la mémoire par la rime, par l’air qui se répète, qui s’apprend, qui descend du salon à l’office, gagne la rue, se fredonne à voix basse et devient le divertissement des cabarets. Ces chansonnettes étaient innocentes, dira-t-on, et ridiculisaient seulement quelques travers, mais ne poussaient jamais à la révolte. Que l’on en juge ; voici ce que l’on chantait en 1709 sur la famille du vieux Louis XIV :

Le grand-père est un fanfaron,
Le fils un imbécile,

Le petit-fils un grand poltron.
Oh ! la belle famille
Que je vous plains, pauvres Français
Soumis à cet empire !
Faites comme ont fait les Anglais,
C’est assez vous en dire.


Le conseil ne fut pas perdu, et l’échafaud de Louis XVI se dresse, dans l’histoire, à côté de celui de Charles Ier. Ne soyons pas trop sévères pour nos contemporains, nos pères n’ont pas été beaucoup plus sages que nous.

Dans cette question du journalisme, il faut être d’une bonne foi absolue, faire impartialement son examen de conscience et reconnaître que ceux qui crient le plus fort contre le rôle de la presse sont ceux-là mêmes qui ont aidé à le développer. Si l’on n’achète pas, si l’on ne lit pas ce que l’on appelle les mauvais journaux, il est bien certain qu’ils disparaîtront. Qui donc, aux dernières années du second Empire, a fait le succès de la Lanterne, si ce n’est la bourgeoisie qui s’en disputait les numéros, les lisait avec passion et, par le succès qu’elle lui faisait, poussait l’auteur dans la voie où il s’est perdu ? Les écrivains sont coupables, j’en veux convenir ; mais les lecteurs qui s’engouent de leurs œuvres le sont autant qu’eux. Le bon moyen de forcer les mauvaises voix à se taire, c’est de ne pas les écouter. Sous la Restauration, M. de Villèle, chef du ministère, fit effort pour engager le Drapeau blanc, journal ultra royaliste, à être moins âpre et moins acerbe. Le rédacteur en chef n’était autre que ce farceur de Martainville, auteur de Grivoisiana et du Pied de Mouton ; il refusa net d’adoucir le ton de sa polémique et répondit à M. de Villèle lui-même : « Il faut croire que j’ai raison, car plus mes articles sont violents, plus le Drapeau blanc gagne d’abonnés. » Il est à remarquer que ce n’était pas l’opposition que Martainville attaquait, c’était le ministère, sous prétexte de protéger la royauté[10].

En dehors des moyens de répression dont nul pouvoir ne s’est montré avare contre les journaux, on a essayé de réagir contre eux en fondant une sorte de journal-type dont l’importance serait assez considérable pour neutraliser celle des autres. On a rêvé de publier à Paris une feuille quotidienne extrêmement développée et analogue au Times anglais. Des compagnies se sont formées dans ce but, un gouvernement avait même voulu prendre l’affaire en mains ; ces tentatives ont avorté et sont restées à l’état de projet, car les études préalables avaient prouvé qu’une telle opération n’avait aucune chance de réussir en France. Cela tient à un motif qu’il est bon d’expliquer. Les frais de rédaction, de composition, de papier, de poste et d’administration sont tels dans un journal, que l’abonnement ou la vente au numéro suffisent à peine à les couvrir. Ce qui assure l’existence des journaux et peut leur permettre de faire fortune, ce sont les annonces qu’ils insèrent à la quatrième et parfois même à la troisième page. Or, en France, le personnel industriel qui fait insérer des annonces ou des réclames dans les journaux s’élève, au maximum, à 600 000 individus, tandis qu’en Angleterre il dépasse le chiffre de quatre millions.

Un journal comme le Times est possible à Londres, car ses frais n’atteignent pas le quart du produit des annonces ; il serait impossible à Paris, où le produit des annonces ne couvrirait pas le quart de ses frais. Aussi nous avons vu tous les journaux quotidiens qui ont voulu imiter — de bien loin — le célèbre périodique anglais, tomber les uns après les autres et finir par la faillite. Une cause morale s’ajoute encore à cela : le Times, journal qui coûte fort cher, est approprié à la société anglaise, société très-riche, hiérarchisée et catégorisée à l’infini ; il ne conviendrait pas à la société française, démocratisée du haut en bas et jouissant à tous les degrés des mêmes droits politiques ; le véritable journal du suffrage universel, c’est le journal à un sou.

Si la liberté de la presse est un droit, il faut le laisser s’exercer ; si c’est une maladie, on doit la traiter par le mode homéopathique : similia similibus ; ce sont les journaux qui tueront le journal, c’est le nombre qui affaiblira l’influence, à cette condition toutefois, que chaque article soit signé réellement par l’écrivain qui en est l’auteur ; une opinion émise n’est respectable que si elle est couverte par une responsabilité déterminée. Cette liberté est parfois douloureuse, je le sais, et souvent elle a dépassé toutes bornes permises. A-t-elle été aussi dangereuse qu’on a bien voulu le dire, ou que l’on a feint de le croire ?

Après la révolution de 1848, un journal intitulé l’Organisation du travail publia, sous le titre de Fortunes foncières, une liste de propriétés évidemment désignées au pillage. On s’en émut, et chacun, sur l’heure, cria à l’assassinat. Trois jours après, cette fameuse liste de proscription était oubliée, et personne n’y pensait plus. Le journal a, en effet, cela contre lui et pour lui : il se lit, passionné et s’oublie avec une égale facilité ; dans plus d’un cas, des poursuites judiciaires ont fait remarquer et ont fixé dans le souvenir des articles qui auraient passé inaperçus. Qui se rappelle le Père Duchêne du 7 décembre 1869, dont on fut si troublé ? En pareille matière, la répression s’exerce presque toujours lorsque l’impression causée par le délit est déjà effacée. « Bien faire et laisser dire ; » c’est une ancienne devise qu’il est bon de ne point oublier. Quant aux journaux, ils ne pourraient que gagner à se rappeler la belle maxime de Necker : « Il faut toute la liberté qui est conciliable avec l’ordre. » La juste proportion n’est sans doute pas facile à trouver, car on la cherche en vain depuis 1789.

Les lois qui souvent ont frappé la presse avec brutalité ne me semblent pas avoir atteint le but qu’elles visaient : faire le silence n’est pas faire la lumière ; supprimer un journal ne rectifie pas une erreur. Entre les mains d’un gouvernement habile et quelque peu spirituel, le communiqué est un instrument à la fois très-sain et redoutable. Ce procédé est supérieur à toutes les mesures répressives ; il permet de rétablir la vérité là même où l’erreur a été propagée, et s’il est employé dans de certaines proportions contre les journaux systématiquement hostiles et de mauvaise foi, il peut les forcer à se taire à bref délai. Le principe de la liberté reste sauf ; le pouvoir et l’opposition en font usage, chacun pour sa propre cause ; la victoire appartiendra au plus avisé.

Il est regrettable que l’on soit obligé d’agiter de pareilles questions à propos de la presse périodique, et qu’elle soit souvent mue par des intérêts qui n’ont rien de général. Le désir de blesser ses adversaires l’entraîne à des excès que l’on doit réprouver ; le besoin de satisfaire le goût dépravé des lecteurs la pousse à des personnalités douloureuses, à des scandales qu’il faut savoir éviter, à des polémiques médisantes que les esprits sérieux ont toujours dédaignées[11]. Les autres peuples ne valent pas mieux que nous à cet égard, et lorsqu’on a lu certains journaux étrangers, on demeure stupéfait de la quantité d’injures que peut contenir l’encrier d’un journaliste. La responsabilité de la « bonne tenue » d’un journal incombe au rédacteur en chef ; c’est à lui qu’il appartient de diriger son personnel discuteur et militant dans la ligne droite où se rencontrent le bon ton et la vérité.

C’est là une fonction délicate qu’il n’est point facile d’exercer. J’ai connu le modèle des directeurs d’un grand journal politique ; il a laissé dans la mémoire de ceux qui l’ont côtoyé un souvenir impérissable. Libéral, au large sens du mot, permettant à chacun de se mouvoir à l’aise dans un cercle très-étendu, respectant chez les autres les convictions qu’il faisait respecter chez lui, il conduisait avec une autorité bienveillante et sagace une phalange d’écrivains dont je n’ose parler avec éloge, car j’ai eu l’honneur d’en faire partie. Son intelligence très-élevée, la rectitude de son jugement impeccable, son instruction encyclopédique, la sûreté absolue des rapports que l’on entretenait avec lui, en faisaient un homme exceptionnel. Il a su traverser des jours difficiles sans compromettre les intérêts dont il avait la garde, et sans jamais abaisser le drapeau qu’il tenait en main ; il a eu ses heures de liberté illimitée, sans jamais laisser les discussions sortir de ce ton de bonne compagnie dont il donnait naturellement l’exemple ; on peut feuilleter la collection de son journal, on n’y pourra découvrir un mot injurieux, une allusion pénible, une anecdote douteuse. Si les hommes qui mènent les journaux étaient comme lui, toute loi sur la presse serait superflue. Dans ce portrait à peine esquissé, nul n’hésitera à reconnaître Édouard Berlin, qui, pendant de trop courtes années, fut l’âme du Journal des Débats.

La vieille Gazette de France, que créa Renaudot, et qui fut le premier journal français, au sens précis du mot, est la féconde aïeule de toutes ces feuilles qui voltigent le soir autour des kiosques de nos boulevards. Ce fut, en réalité, la Révolution qui inventa le journalisme. En 1788, Paris peut se procurer trente-huit journaux, dont huit viennent de l’étranger[12], et dès 1790 il en compte trois cent cinquante ; en 1800, les choses ont bien changé : le premier consul, on le sait, n’écoute pas volontiers les conseils des idéologues, et treize journaux subsistent ; c’est encore trop : l’Empire est moins tolérant que le Consulat, et en 1811 il n’en reste plus que quatre.

Sous la Restauration, le nombre augmente : cent cinquante, dont huit politiques ; en 1827, seize politiques et cent seize littéraires ; pendant la première période de la royauté de Juillet, la presse quotidienne se développe : trois cent quarante-sept journaux paraissent à Paris au moment où les lois de septembre, motivées par l’attentat de Fieschi, les mettent en quelque sorte à la discrétion du pouvoir. Aussitôt que la révolution de Février a éclaté, les feuilles quotidiennes s’échappent de chaque imprimerie, et le public peut trouver toute diversité d’opinions dans les cent cinquante journaux qui lui sont offerts.

Pendant l’Empire, après le décret du 17 février 1852 qui met la presse à la merci de l’administration, un fait nouveau se produit : le journal littéraire, scientifique, industriel, financier, se propage à l’infini ; la politique est surveillée de près ; les journaux imprudents sont avertis, suspendus, supprimés ; on se rejette vers les études inoffensives, et de cette époque date une quantité importante de publications spéciales fort utiles et souvent très-bien conçues ; aussi, en 1857, sur cinq cent dix journaux qui desservent Paris, quarante seulement s’occupent de politique : le nombre de ceux-ci s’accroît peu à peu : il est de soixante-trois sur cinq cent soixante treize périodiques en 1865.

Aujourd’hui (avril 1874), le total des publications périodiques, mensuelles, bimensuelles, hebdomadaires, quotidiennes, qui sont répandues dans Paris, s’élève au chiffre de 791, dont 113 journaux correspondant à toutes les nuances possibles de la politique ; il n’est opinion, si sotte ou si sage, qui n’ait un organe pour ainsi dire individuel[13]. Tous les partis, les fractions, les sous-fractions qui divisent notre pauvre pays, parlent au nom du pays lui-même et réclament l’avenir à leur profit.

Six cent soixante-dix-huit recueils traitent de questions où la politique n’est pas indispensable, et l’on est fort surpris, en parcourant la liste de tous ces écrits périodiques, de reconnaître que chaque science, chaque corps d’état a un journal qui lui est particulier. Les journaux consacrés aux sciences naturelles et médicales sont fort nombreux — 99, ainsi que les journaux de modes — 58 ; les journaux religieux — 78, dont 22 protestants ; les journaux de jurisprudence — 42 ; les journaux financiers — 39. L’art militaire est représenté par 14 journaux, la marine par 9, et l’architecture par 8.

L’épicerie a son bulletin ; la cordonnerie a son moniteur ; l’enregistrement a son courrier, et le spiritisme a une revue. Les greffiers, les huissiers ont plusieurs journaux spéciaux ; il n’est pas jusqu’à la manie de collectionner des timbres-poste oblitérés, manie excellente, à l’aide de laquelle on apprend sans peine la géographie aux enfants, qui n’ait donné naissance à deux recueils rivaux. Certaines feuilles sont consacrées à des saints dont on veut préconiser ou entretenir le culte. Il y a la Propagation de la dévotion à saint Joseph. Parmi les journaux singuliers, on doit en citer un qui est fort anormal, car il est rédigé par les abonnés eux-mêmes : c’est l’Intermédiaire ; toute question touchant à l’art, à l’archéologie, à la philologie, à la littérature, à l’histoire, y trouve place, et le plus souvent y obtient réponse satisfaisante. Importation anglaise : Notes and queries, que nous avons bien fait d’adopter.

Ce n’est pas tout de savoir la quantité d’écrits périodiques qui sont offerts au public parisien, il faudrait pouvoir raconter quel en est le tirage, c’est-à-dire quel nombre d’exemplaires chacun d’eux met en vente et envoie aux abonnés inscrits. C’est là un mystère que l’on cache avec le plus grand soin, mais qu’il ne serait pas impossible de dévoiler, si l’on n’était pas retenu par un scrupule naturel lorsqu’il s’agit d’opérations individuelles qui n’ont rien de commun avec les administrations de l’État ou de la ville de Paris. Tout ce que l’on peut dire pour les journaux politiques, c’est que le tirage se modifie à l’infini, selon les circonstances. Tel qui a tiré 30 000 sous un ministère tombe à 6 000 sous un autre, et finit quelquefois par disparaître sous un troisième. Les journaux scientifiques et littéraires sont sujets à de moins brusques variations ; ils ont une clientèle moyenne dont ils étudient les goûts et qu’ils tâchent de satisfaire ; enfin nous ajouterons qu’il n’est recueil périodique, si médiocre, si fastidieux qu’il puisse être, qui ne trouve 300 abonnés ; c’est là un chiffre minimum reconnu par la librairie ; on le constate, mais on ne l’explique pas.

La presse française a traversé des destinées bien diverses, et, plus d’une fois réfugiée, après un naufrage, sur le radeau de la Méduse, elle a pu croire qu’elle allait sombrer. Quel que soit le sort que l’avenir lui réserve, elle ne périra pas. On pourra chercher encore à restreindre son action, à la « museler », comme disent ceux qui la haïssent, elle restera debout, ne serait-ce que pour servir les passions et exprimer les idées de ceux qui la combattent. Dans cette lutte que nous avons déjà vue se renouveler si souvent, les vainqueurs n’ont pas toujours été d’une irréprochable bonne foi. Ils trouvaient tout naturel d’imposer silence à leurs adversaires et de garder pour eux-mêmes le droit de parler. Montagne ou Gironde, celui qui, par habileté ou par hasard, se saisit du pouvoir, fait taire tout le monde autour de lui, afin que l’on n’entende plus que sa voix ; celle-ci lui revient répétée par l’écho ; il l’écoute et croit y reconnaître l’expression de l’opinion publique. Illusion inévitable et dont on meurt.

Voir un gouvernement tolérant et une presse respectueuse marcher côte à côte, se développer parallèlement, s’éclairer par un concours mutuel, s’unir pour détruire les abus et découvrir la vérité, avoir l’un envers l’autre une indulgence intelligente, oublier toute préoccupation personnelle et ne rechercher que le bien de la nation, c’est là un spectacle idéal que tout homme de cœur a rêvé, mais qu’il ne nous a pas encore été donné de contempler. Espérons que la destinée en fera la surprise à nos petits-enfants !

iv. — les auxiliaires.

Sapeurs-pompiers. — Capucins. — Dumourier-Duperrier. — Origine. — La garde des pompes du roy. — 160 pompiers. — Service et outillage actuels. — Nombre des incendies et des feux de cheminée. — Postes et casernes. — Les avis superflus. — Londres et Paris. — Opinion des Anglais. — Organisation défectueuse. — Pompier ou soldat ? — Temps de service insuffisant. — Le pompier doit être assimilé au gendarme ou au gardien de la paix. — Les soldats du guet. — Force dérisoire. — La garde de Paris. — Notre garde urbaine. — Les révolutions. — Augmentation du contingent. — Décret du 4 octobre 1873. — La mission de la garde républicaine. — Très-respectée de la bonne population. — La véritable dénomination est : garde municipale. — L’impôt. — Prime d’assurance. — La prime est proportionnelle aux besoins. — La part de Paris. — Impossibilité de la déterminer. — Douanes, contributions indirectes, timbre et enregistrement. — Contributions directes. — Quand Paris est heureux, la France est prospère.


Une ville comme Paris, aussi dense et aussi peuplée, où les maisons, soudées les unes aux autres, forment une ligne ininterrompue dont les points de contact sont innombrables, une ville où toute industrie s’exerce, où des milliers de becs de gaz et des milliers de foyers ardents sont une cause de dangers perpétuels, exige, au point de vue des incendies possibles, une surveillance incessante ; pour les prévenir, on est obligé de s’en rapporter aux soins, presque toujours illusoires, de la population la plus insouciante qui existe ; pour les combattre, la ville de Paris possède, entretient, exerce un corps spécial dont le dévouement et l’intelligence sont célèbres : c’est celui des sapeurs-pompiers. Depuis le dix-huitième siècle, ils ont remplacé les capucins, qui jadis étaient chargés d’éteindre les feux, de porter secours aux blessés et de garder les objets enlevés des maisons en flammes.

Ce fut un sieur Dumourier-Duperrier qui, frappé de l’utilité des pompes qu’il avait vues fonctionner en Hollande et en Angleterre, obtint, en 1699, du roi Louis XIV le droit privilégié d’en fabriquer et d’en vendre exclusivement pendant trois ans. Le roi en acheta douze de ses deniers et en fit cadeau à la ville de Paris. Ce fut là l’origine de nos pompiers, qui se sont naturellement substitués aux capucins, comme depuis longtemps les architectes et les ingénieurs s’étaient substitués aux frères pontifes dans la construction des ponts. La création réelle, ou, pour mieux dire, l’organisation « de la garde des pompes du roy », date du 23 février 1716 ; Sartines éleva le nombre des pompiers au chiffre de 160, et l’on crut alors avoir atteint une perfection qui ne serait jamais dépassée. Nous sommes loin de là aujourd’hui, car le corps des sapeurs-pompiers de la Ville est actuellement composé de 1 548 officiers, sous-officiers, soldats, et outillé de 239 pompes[14] ; il occupe, dans les divers quartiers de Paris, 9 casernes et 75 postes, dont 51 ne sont pas encore pourvus d’appareils télégraphiques[15]. 1 500 hommes pour tout Paris, ce n’est pas trop, si l’on songe que, bon an mal an, ils ont 600 incendies à combattre et 1 100 feux de cheminée à éteindre. Ils sont de service régulièrement dans tous les endroits qui offrent aux flammes un aliment facile ; derrière les coulisses des théâtres, ils sont toujours sur le qui-vive ; ils sont répandus par escouades dans les couloirs des bals officiels pour lesquels de légères constructions en bois ont été dressées ; ils ont des postes fixes à nos bibliothèques, aux Archives, aux ministères, à la Banque, à l’hôtel des Postes ; je les cherche en vain près de nos musées, je ne les y trouve pas.

Au premier signal du clairon, ils coiffent le casque, se sanglent de la ceinture de sauvetage, s’attellent à leurs chariots de pompe toujours gréés, et partent au grand trot, plus vite que des chevaux percherons. Pendant les incendies de la Commune, ils ont accueilli dans leurs rangs tous les pompiers de France accourus pour sauver leur capitale. Malgré les services incessants qu’ils rendent, on ne leur épargne pas toujours des reproches immérités ; les nations étrangères s’en mêlent parfois, et nous donnent volontiers des conseils dont elles feraient bien de profiter elles-mêmes.

Au mois de novembre 1873, lorsque l’Opéra brûla comme un tas de vieilles boiseries et de vieux papiers peints qu’il était, les journaux anglais ne manquèrent pas de nous faire la leçon, et de nous dire qu’un pareil accident eût été promptement conjuré par les pompiers de Londres. Peu de temps après, l’incendie complet du Pantechnicon prouva qu’il était plus facile de blâmer nos sapeurs-pompiers que de les surpasser. Souvent nous-mêmes, mus par cet esprit de dénigrement pour nos institutions qui semble faire partie de notre caractère national, nous avons invoqué, comme un modèle, le système libre et plein de rivalités que les Anglais ont adopté pour se rendre maîtres des incendies ; or le Blue Book de 1867 contient les rapports d’une enquête parlementaire faite sur « le service de protection contre les incendies ». Voici ce que l’on y peut lire : « Lord Richard Grosvenor : Êtes-vous d’avis que le système de Paris soit supérieur au nôtre ? — Le capitaine Shaw : Je crois que l’organisation de Paris est supérieure à la nôtre ; mais elle est préventive et ne conviendrait pas à notre pays. »

Cette organisation, dont l’Angleterre ne nie pas la supériorité, est cependant vicieuse par un point que l’on doit signaler. Nos pompiers, payés en partie par la Ville, appartiennent au ministère de la guerre ; ce ne sont point des agents spéciaux enrégimentés en vue de parer à un danger particulièrement redoutable, ce sont des soldats, rien que des soldats, soumis à tous les avantages et à tous les inconvénients de la loi militaire. La discipline stricte et méticuleuse y gagne peut-être, mais le but poursuivi est négligé, ou plutôt on poursuit deux buts à la fois, ce qui produit un résultat mauvais.

Comme pompier, le soldat est astreint à une éducation spéciale et longue ; l’exercice de la pompe et la gymnastique sont ses occupations principales ; comme soldat, le pompier doit apprendre le maniement des armes et l’école de peloton. La loi le maintient cinq ans sous les drapeaux et le congédie ; or il faut au moins quatre ans pour former un bon pompier ; dès qu’il a rompu son corps aux difficultés du gymnase, qu’il a acquis l’expérience de tous les dangers que peut présenter un incendie, on le renvoie dans ses foyers, et il est remplacé par une recrue à laquelle on doit tout enseigner, même à boucler sa ceinture. Pompier ou soldat, soldat ou pompier, il faut choisir ; s’ils restent l’un et l’autre, nous les verrons s’affaiblir sous l’incohérence de cette organisation nouvelle qui date de 1871, dépérir et devenir inutiles. — Qui trop embrasse mal étreint, dit notre vieille sagesse ; c’est là un proverbe qu’il est bon d’écouter.

Avec le système actuel on a des soldats médiocres et des pompiers insuffisants. L’ennemi qu’ils ont à combattre est sérieux, toujours menaçant, et exige toutes les forces, toutes les facultés d’un homme : leur arme particulière, c’est la pompe ; leur exercice indispensable, c’est la gymnastique ; toute autre arme est superflue, tout autre exercice les détourne de leur devoir et les rend moins aptes à remplir leur mission. La mesure par laquelle on leur a donné le fusil, et par laquelle on les a réservés, pour certains cas prévus, au service de guerre, a été une mesure précipitée, peu réfléchie, et prise évidemment pour plaire à l’opinion publique, qui, surexcitée outre mesure en présence de nos défaites, avait rêvé de faire de la France un immense camp retranché où tout le monde eût marché au son du tambour. À ce rêve, à nos besoins, le service obligatoire répondra directement lorsqu’il sera enfin permis de le faire fonctionner. Mais 1 500 hommes, accoutumés à agir isolément par groupes de trois ou quatre, ayant une instruction militaire imparfaite, ne seront jamais qu’un secours insignifiant lors d’un conflit général, tandis qu’ils sont appelés à rendre d’inappréciables services, si on les confine dans l’œuvre de salut où ils peuvent facilement exceller. Qu’on leur laisse le sabre pour affirmer leur réglementation militaire ; et s’ils continuent à appartenir au ministère de la guerre, que ce soit comme les gendarmes, sans limite pour le temps de service ; ils auront ainsi la possibilité de se parfaire en leur art, de parvenir aux grades d’officier, et de se réserver exclusivement pour lutter contre le péril dont si souvent ils ont été vainqueurs, et qui est surtout à craindre dans les grandes cités.

Il y aurait mieux à faire, et les pompiers, qui sont avant tout des agents de la municipalité, devraient être assimilés aux gardiens de la paix. Répandus, comme ceux-ci, dans des postes multipliés, au milieu de nos arrondissements, armés du pouvoir de déclarer procès verbal aux habitants qui, par leur imprudence, peuvent créer des causes d’incendie, encouragés par une haute paye, ayant droit à une pension après vingt-cinq ans de service, recrutés par la préfecture de police, qui saurait bien en trouver parmi les couvreurs, les fumistes, les maçons et les charpentiers, ils seraient réellement les soldats du feu, et rendraient au centuple à la Ville les sacrifices que celle-ci ferait pour mériter leur dévouement.

Si les « gardes des pompes du roy » qu’ont connus nos ancêtres, se sont transformés en sapeurs-pompiers, les soldats du guet sont devenus la garde républicaine, qui avant 1870 était la garde de Paris, la garde municipale avant 1848 et la gendarmerie avant 1830. L’étiquette a changé, la fonction et l’excellent esprit de corps sont restés les mêmes. On a bien ri du guet jadis et on l’a souvent battu, lorsque nos rues à peine éclairées n’étaient que de longs couloirs obscurs. Il représentait une surveillance dérisoire. Que pouvait, dans cette ville immense embrouillée d’un écheveau de ruelles inextricables, que pouvait faire une force armée composée de 139 hommes, dont 39 à cheval et 100 à pied ? C’était tout le contingent de la troupe municipale à la solde de la prévôté des marchands. Le commandant de cette petite compagnie, le chevalier du guet[16], avait, rue Sainte-Opportune, un bel hôtel en pierre de taille datant du milieu du quatorzième siècle, et où nous avons connu la mairie de l’ancien quatrième arrondissement.

Un second corps de soldats, particulièrement nommé garde de Paris, concourait aussi à faire semblant de veiller à la sécurité de la ville et recevait directement les ordres du roi, à qui il appartenait. Il était divisé en trois compagnies d’ordonnance, dont deux d’infanterie, comprenant 784 hommes, et une de cavalerie, formant un contingent de 105 « maîtres ». La première compagnie, grosse de 268 hommes, gardait les portes et les ports ; la seconde, dans laquelle on comptait 516 soldats, occupait les postes disséminés dans les différents quartiers de Paris ; la cavalerie marchait en patrouilles retentissantes par escouades de cinq hommes. Cette organisation paraissait fort belle aux étrangers, et Mercy d’Argenteau fut, en 1771, chargé par Marie-Thérèse d’en demander le détail à Sartines. Nous en ririons aujourd’hui qu’elle a été remplacée, avec tant d’avantages, par notre garde républicaine et nos sergents de ville.

Choisie parmi d’anciens soldats dont les états de service sont irréprochables, tenue avec une discipline très-sévère, que la bonne conduite rend presque toujours inutile, cette garde urbaine n’est point aimée par la partie turbulente et émeutière de la population de Paris. Cela est naturel, car jamais le désordre n’a eu grande tendance pour la répression. Ces braves gens, doux avec un peuple dont ils connaissent les côtés gamins et gouailleurs, ont beau remplir leur devoir sans dureté ni mauvaise humeur, ils n’ont pu apprivoiser certains esprits prompts à mal faire qui voient en eux la personnification d’une autorité détestée. Dans les fêtes publiques, aux jours de revue et de gala, ils agissent envers la foule avec une prudence extrême ; n’importe, on leur en veut sans trop savoir pourquoi. Aussi le premier effort de toute révolution porte-t-il contre eux ; mais après chaque révolution on en augmente invariablement le nombre, car ils sont d’autant plus nécessaires que la population est plus troublée.

En 1830, on se faisait gloire de « descendre les gendarmes » ; en 1848, on brûla les gardes municipaux dans le poste de la place de la Concorde ; si en 1870 on n’assomma pas les gardes de Paris, c’est qu’on les réservait pour les avant-postes. En juillet 1830, on compte 2 108 gendarmes ; en février 1848, 2 760 gardes municipaux ; en septembre 1870, 3 722 gardes de Paris ; le décret du 4 octobre 1873 a réorganisé l’effectif du corps et l’a fixé à 4 014 officiers, sous-officiers, soldats, à 757 chevaux et à 24 enfants de troupe. Sur ce nombre d’hommes, plus de 800 sont mariés. Réunie, la garde républicaine forme une petite armée de trois bataillons à huit compagnies et de six escadrons.

La mission confiée à ces soldats est toute pacifique ; ils veillent sur les théâtres, sur les bals publics, ils aident au transport des détenus et sont, en toutes circonstances, d’importants auxiliaires pour le repos de Paris. La portion saine, travailleuse, honnête de notre peuple le sait bien : aussi elle les aime et les respecte. Ils appartiennent à la Ville, qui contribue pour moitié à leur entretien ; dans les cérémonies publiques, ils escortent le préfet de la Seine et le Conseil municipal, comme autrefois la compagnie du guet escortait le prévôt des marchands et le corps des échevins.

Puisque l’on a la sotte puérilité de débaptiser cette troupe d’élite à chaque changement de gouvernement, pourquoi ne pas lui rendre son vrai nom, ce nom excellent qui renferme une définition complète, et ne pas l’appeler : la garde municipale ? Nulle susceptibilité politique n’a le droit de s’en choquer, car cette dénomination désigne d’une façon précise le cercle d’action où ce service tout spécial doit se mouvoir. Ces soldats sont absolument particuliers à Paris, nulle autre ville de France n’en pourrait montrer d’analogues. Ils font partie de l’ensemble d’organes que l’on a créés pour le Parisien.

Celui-ci est assez fier de ces rouages administratifs et protecteurs que l’on met en œuvre expressément pour lui, et il aime à s’en vanter tout en les dénigrant de son mieux. Il profite aussi, et dans une large mesure, des organes généraux qui, fonctionnant sans relâche, ont pour but d’assurer le salut et la prospérité du pays. Comme tout Français, il a des chemins de fer, des canaux, des forêts, des colonies, des ambassadeurs, des armées et des flottes, car s’il paye les taxes municipales à l’aide desquelles on pourvoit à ses besoins particuliers, il acquitte l’impôt, qui permet de subvenir aux nécessités générales.

Cet impôt n’est pas autre chose qu’une prime d’assurance ; on la verse entre les mains de l’État qui, en échange, garantit la défense du territoire, les moyens de communications rapides et la protection des intérêts que les transactions d’un peuple nombreux engagent incessamment. Plus les intérêts à sauvegarder sont importants, plus la prime d’assurance est élevée ; un négociant qui doit être protégé par les douanes, par les flottes, par la diplomatie et au besoin par les armées, paye une prime autrement forte que celle du simple citadin qui vit au jour le jour et n’a à veiller que sur sa propre personne.

Dans ce concours proportionnel de toutes les fortunes, qui varie chaque année selon les exigences accidentelles ou normales auxquelles il faut répondre et qui forme, en résumé, la fortune même de la France, la part de Paris est considérable ; elle pèse lourdement sur sa population, lorsque les événements ralentissent cet énorme mouvement d’opérations de toutes sortes que l’on nomme les affaires ; elle est, au contraire, portée allègrement lorsque nous sommes aux heures de la prospérité. Il est impossible de déterminer d’une façon précise quelles ressources Paris ajoute aux revenus du pays : des exemples le feront comprendre. Les douanes sont une des richesses de l’État ; beaucoup d’objets imposés utilisés à Paris ont acquitté les droits aux frontières ; beaucoup d’objets destinés à la province acquittent les droits à Paris. Il en est de même pour les contributions indirectes ; en 1872, de ce chef, on a payé à Paris 190 170 852 francs, mais dans cette somme les chemins de fer entrent pour 66 984 075 ; or ce genre d’impôt est centralisé à Paris et représente les droits versés par toute la France.

L’enregistrement, — greffe, hypothèques, ventes de meubles et immeubles, — a encaissé 102 039 000 fr. Mais qui saura combien de meubles ont été expédiés à notre salle de commissaires-priseurs, combien de ventes d’immeubles ont été effectuées sur le marché très-actif de Paris, combien de plaideurs provinciaux sont venus demander justice à nos tribunaux ? Le timbre nous offre une difficulté semblable : Paris timbre pour la France entière ; tout ce que l’on peut dire, c’est qu’à Paris l’administration centrale a touché 21 152 000 fr. en 1872.

En revanche, les contributions directes et les taxes assimilées répondent exactement, lorsqu’on les interroge : l’apport de Paris a été de 78 050 425 fr. 01 c. ; dans ce total les contributions foncières, personnelles mobilières, des portes et fenêtres, des patentes, figurent pour le chiffre de 76 226 553 fr. 89 c. En résumé, l’on a calculé que Paris paye à l’État une somme inférieure au quart et supérieure au cinquième du budget de la France. Est-ce excessif ? Non. Le rôle prépondérant que la capitale du pays joue dans la destinée du pays lui-même exige d’inévitables sacrifices ; la prime d’assurance est en proportion des intérêts à protéger ; car lorsque Paris travaille, lorsqu’il est paisible et heureux, la France est prospère.



  1. Voir pour la question du droit des pauvres, chap. xix, l’Assistance publique, t. IV.
  2. En 1814, Paris avec 600 000 habitants avait dix théâtres, qui dans l’année ont fait cinq millions de recette.
  3. Il est de mode en France, toutes les fois que l’on croit avoir à se plaindre de quelque mesure restrictive, d’invoquer la libre Angleterre et de faire des parallèles qui ne sont point à l’avantage de nos administrations. Au mois de mars 1871, les directeurs du Théâtre-Français de Londres ont demandé au lord chambellan qu’on levât l’interdit qui pesait sur le Supplice d’une femme, par Emile de Girardin, le Demi-Monde, par A. Dumas fils, Séraphine, par Sardou, Julie, par Octave Feuillet ; voici la réponse que ces messieurs ont reçue ; elle eût sans doute soulevé de grosses tempêtes chez nous, mais elle a paru toute simple aux Anglais :
    cabinet du lord chamberlain.
    Palais de Saint-James, 12 mars 1874.
    Messieurs,

    Le lord Chamberlain désire que je vous accuse réception de votre lettre du 5 courant, demandant que mylord fasse examiner à nouveau certaines œuvres d’auteurs français éminents qui, de temps en temps, ont été soumises à l’examinateur des pièces et refusées comme n’étant pas convenables pour la représentation dans ce pays. En réponse, j’ai à vous informer que les décisions au sujet des pièces en question n’ont été prises par les prédécesseurs de mylord qu’après un examen attentif et soigneux, et qu’il ne voit aucune raison pour les changer. Mylord désire aussi que je vous informe qu’il considérera comme son devoir, ainsi que l’ont fait ses prédécesseurs, de refuser sa permission pour toutes pièces ou portions de pièces qui, selon son avis, lui paraîtraient d’après leur ton ou leur tendance n’être pas convenables pour la scène dans ce pays et qu’il s’attend à voir ses décisions à leur sujet strictement observées.

    Je suis, messieurs, votre obéissant serviteur,
    Spencer Ponsonby.
  4. Histoire de la censure théâtrale en France ; la Censure dramatique et le théâtre, 1850, 1870, par Victor Hallays-Dabot.
  5. « J’ai donné ma pièce au public pour l’amuser, et non pour l’instruire, » disait Beaumarchais à propos du Mariage de Figaro.
  6. Il avait été question de créer une bibliothèque exclusivement composée d’ouvrages de langues étrangères et de l’installer rue Gerson. Ce projet est ajourné, sinon abandonné tout à fait.
  7. Le dépôt légal a été en 1869 de 12 269 ouvrages (à deux volumes en moyenne) et de 3 749 œuvres musicales.
  8. La journée — le coup d’État — du 18 fructidor (4 septembre 1797) est surtout dirigée contre les journaux ; quarante-deux rédacteurs sont arrêtes. Le 19, une loi place les journaux, les feuilles périodiques de toute sorte, les presses consacrées à leur impression sous l’inspection de la police, qui peut les supprimer à volonté.
  9. Il est impossible de lire la chronique quotidienne de certains de nos reporters sans se rappeler ce que Plaute dit dans le Trinummus, des nouvellistes de son temps :

    Quod quisque in anime habet aut habiturus est, sciunt ;
    Sciunt id quod in aurem rex reginæ dixeri ;
    Sciunt id quod Juno fabulata est cum Jove ;
    Quæ neque futura neque facta, illi tamen sciunt.

  10. Voir le très-remarquable livre de M. Thureau-Dangin, Royalistes et Républicains, p. 190.
  11. L’Angleterre, où la presse jouit d’une liberté presque illimitée, réprime parfois avec une extrême sévérité les attaques contre les personnes ; on lit dans le Temps du 31 mars 1875 : « Les droits de la critique en Angleterre. — Comdamnation d’un membre du Parlement anglais. — Sir Charles Dilke, baronnet, membre de la Chambre des communes et propriétaire de l’Athenæum, vient d’être condamné à 1 275 livres sterling ; (31 875 francs) de dommages-intérêts pour avoir publié dans son journal un article diffamatoire. Le journal l’Athenæum, rendant compte d’un atlas édité par la maison Johnston, d’Édimbourg, avait dit que, bien que cet ouvrage portât le nom de MM. Johnston, ceux-ci n’en devaient pas être les auteurs, parce qu’on y trouvait des fautes trop grossières pour que des géographes expérimentés comme MM. Johnston eussent pu les laisser échapper. L’écrivain ajoutait que depuis la mort de M. Johnston père, qui était l’âme de la maison, les publications éditées par la maison Johnston se ressentaient de l’absence de direction. Le juge a déclaré que ce langage outrepassait les droits de la critique et que, autant la presse devait être libre quand il s’agissait de questions d’intérêt public, autant on devait être sévère avec elle lorsqu’elle empiétait sur le domaine de la vie privée. La maison Johnston avait demandé 5 000 livres sterling de dommages-intérêts ; il lui a été alloué 1 275 livres. Il est vrai qu’il faut ajouter à ce chiffre celui des frais, qui, comme on le sait, sont énormes en Angleterre, et élèvent la condamnation à plus de 60 000 francs. »
  12. Les principaux cabinets de lecture étaient quai des Grands-Augustins, chez les concierges des Tuileries et du Palais-Royal. — Voir Pièces justificatives, 7.
  13. La Commune donna naissance à 89 journaux, qui disparurent aussitôt que les troupes furent entrées à Paris.
  14. Dont 3 pompes à vapeur et 14 pompes d’école pouvant être utilisées dans un cas urgent.
  15. Voir Pièces justificatives, 8.
  16. Le dernier chevalier du guet, nommé le 18 novembre 1788, fut M. de Rulhière ; il passa comme colonel au commandement de la gendarmerie à pied, organisée par décret du 18 juillet 1792 ; il défendit les Tuileries au 10 août, fut arrêté, incarcéré à la Force et massacré le 2 septembre.