Paris en l’an 2000/Enterrement

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 165-172).

§ 4.

Enterrement.

Les Socialistes ont un culte vraiment incroyable pour leurs morts, et il est étonnant de voir un peuple si léger et si incrédule, accorder tant de déférence et de souvenirs à ceux qui ne sont plus. Le Gouvernement n’a donc fait que se conformer aux mœurs du pays, en entourant la mort d’un cérémonial aussi respectueux qu’il est imposant.


Dès qu’un citoyen a succombé et que l’état civil en a été averti par le rapport du médecin des morts, l’Administration des pompes funèbres envoie des employés qui préparent le cadavre et veillent auprès de lui. Bientôt après arrive le magistrat chargé de prononcer l’oraison funèbre du décédé ; il réunit les parents et les amis du mort et recueille de leur bouche tous les renseignements nécessaires pour composer sa harangue. Cette visite opère une diversion puissante à la douleur des assistants qui trouvent une amère consolation à rappeler les vertus et les mérites de celui qu’ils ont perdu.

Après le temps nécessaire pour bien constater la réalité du décès, on procède à l’ensevelissement et le cadavre est mis dans la bière par les employés des pompes funèbres. Cette bière, fournie par le Gouvernement, est exactement la même pour tous les citoyens. Elle est de simple sapin et les cercueils de chêne et de plomb, qui établissaient autrefois des distinctions sociales jusque chez les morts, sont complètement inusités chez les Socialistes.

Dès que la bière a été vissée et recouverte du drap mortuaire, le cortège se met en marche et l’on descend dans les caves où l’on prend un convoi spécial du chemin de fer souterrain. Ce convoi, exclusivement affecté au service des pompes funèbres, est composé de wagons en harmonie avec cette triste destination. Il s’avance à petite vitesse, recueillant sur son passage les morts qu’on lui amène des quartiers qu’il traverse. Une dizaine de convois semblables desservent la ville et se dirigent tous vers le Palais international où ils pénètrent en traversant la Seine sur des ponts et arrivent ainsi jusque dans les sous-sols du Temple socialiste.

Ces sous-sols ont été disposés en une vaste Crypte funéraire, à voûtes surbaissées, et où les lampes sépulcrales à lumière bleuâtre semblent épaissir encore l’obscurité qu’elles éclairent. Rien n’est saisissant et majestueusement triste comme l’aspect de ce temple de la mort où tout a été calculé pour imprimer le respect et donner l’idée d’un repos éternel. Ici aucun objet d’art qui attire et égaie les yeux, mais des murs d’une nudité et d’une monotonie désolantes forment des galeries d’une longueur infinie dont les extrémités ne sont plus éclairées du tout et se perdent dans une nuit complète.

Aucun bruit venant des vivants, n’arrive en ces funèbres lieux ; partout il y règne un silence profond où la moindre parole fait écho et se répercute avec éclat le long des voûtes sonores. En pénétrant dans cet endroit lugubre, on se sent saisi d’une terreur vague et, malgré soi, on parle bas, on marche doucement, crainte de troubler le repos solennel de ces solitudes silencieuses.

Ça et là, se trouvent des chapelles mortuaires en nombre égal à celui des décès de chaque jour. C’est dans l’une de ces chapelles que se fait le service du mort. On y transporte son cercueil que l’on installe sur un catafalque, les assistants se rangent autour et la cérémonie commence.

D’abord on fait connaître les noms et qualités du défunt et on donne lecture des diverses pièces constatant son décès. Ensuite, le magistrat chargé de prononcer l’oraison funèbre monte en chaire. Après avoir fait le panégyrique du décédé et dit tous les regrets inconsolables qu’il laisse après lui, l’orateur entre dans des généralités sur le but de la vie et la destinée de l’homme après la mort. Mais à ce propos, disons quelles sont les opinions philosophiques des Socialistes, opinions qui sont développées dans toutes les oraisons funèbres et fournissent un thème inépuisable à l’éloquence des prédicateurs.

Tous les Socialistes professent les doctrines du matérialisme panthéiste. Ils croient que le monde est incréé et éternel et qu’il est composé de deux principes profondément distincts, l’un essentiellement passif et inerte, c’est la matière, l’autre essentiellement actif et intelligent, c’est la force.

Raisonnant pour l’homme comme pour l’univers, ils le croient également composé de deux principes différents, l’un matériel et passif, c’est le corps, l’autre actif et intelligent c’est l’âme animant le corps. Après la mort, ils pensent que l’âme et le corps se séparent. Celui-ci se désorganise petit à petit, il perd son individualité et se confond avec le reste de la matière. Quant à l’âme elle se détruit de la même façon, elle se dépouille de sa personnalité et se mélange intimement avec le grand Tout intelligent qui vivifie le monde matériel.

Les Socialistes ne sont pas d’accord entre eux sur le temps nécessaire pour effectuer la destruction d’une âme. Les uns, ce sont les matérialistes, affirment que cette destruction a lieu instantanément, et qu’immédiatement après le dernier soupir, l’esprit qui nous animait s’évapore et se perd complètement et sans retour en s’éparpillant au loin dans l’immensité de la Création. Les autres qui s’intitulent spiritualistes, croyent que les âmes des morts conservent leur personnalité longtemps encore après le trépas, qu’elles voltigent librement autour de nous, qu’elles se mettent en rapport avec certaines personnes ou certains objets, prennent une forme visible, prononcent des paroles et produisent ainsi toutes les manifestations attribuées aux esprits et aux revenants.

Quoiqu’il en soit de cette existence des esprits, toujours est-il que les Socialistes, matérialistes ou spiritualistes s’accordent sur ce point important : que l’âme n’est point immortelle et qu’après un laps de temps plus ou moins long, une seconde ou plusieurs années, elle perd jusqu’au dernier vestige de son individualité et se confond avec le grand Tout.

Suivant que le décédé partageait les doctrines matérialistes ou spiritualistes, on choisit un orateur professant l’une ou l’autre de ces opinions. Dans le premier cas, il s’étend dans son oraison funèbre, sur la cruauté impitoyable de la mort qui détruit en un clin d’œil les plus belles intelligences ne laissant de nous qu’un souvenir, souvent bien fugace, dans les cœurs de ceux qui nous ont connus.

Si au contraire le prédicateur choisi est spiritualiste, il parle de l’existence des esprits, de leur état heureux ou malheureux, de leur intervention dans les événements de cette vie, des moyens de les évoquer et de se mettre en communication avec eux, afin de savoir ce qu’ils sont devenus et de leur demander des conseils.

L’oraison funèbre achevée, on enlève le cercueil, le convoi funéraire se reforme et l’on se dirige par les sous-sols vers le chemin de fer menant au cimetière. Ce chemin de fer part du Palais international à la pointe de l’île Saint-Louis ; il longe le quai de l’Arsenal, traverse le faubourg Saint-Antoine, puis Saint-Mandé, et se termine dans le bois de Vincennes où il se divise en plusieurs embranchements.

C’est ce bois qui sert de cimetière aux Socialistes. Du reste il n’a pas changé d’aspect malgré sa nouvelle destination. En effet, la religion socialiste, différant en cela de tous les autres cultes, n’élève aucun tombeau à ses morts. Des arbres, du gazon, des fleurs, voilà tout ce qu’on trouve dans ces cimetières et l’on n’y voit même pas de ces légères élevures de terrain qui dessinent la forme d’un cercueil et indiquent la place où quelqu’un a été enterré.

Rien dans ces nécropoles ne rappelle la mort si ce n’est de petites épitaphes perdues dans les hautes herbes, où l’on a inscrit le nom et la profession des défunts avec la date de leur naissance et de leur décès. Quand on désire avoir plus de renseignements sur un mort, on n’a qu’à se rendre dans de petits kiosques où l’on trouve des registres contenant par ordre de date toutes les oraisons funèbres des morts enterrés dans le voisinage.

Les concessions de terrain dans les cimetières socialistes sont toutes égales entre elles, et mesurent deux mètres de large sur trois de long. On les donne gratuitement à tout citoyen qui professe la religion socialiste le jour même de la cérémonie où il célèbre sa majorité ou son abjuration.

Beaucoup de concessionnaires ne visitent jamais le terrain qu’on leur a accordé, craignant que cela ne leur porte malheur. D’autres, au contraire, s’y rendent fréquemment, ils y mettent des fleurs, y plantent des arbres, y installent quelques siéges et se font de cet endroit lugubre un petit jardin d’agrément où ils aiment à venir se reposer. Du reste, pour celui qui ne redoute pas le voisinage des morts, aucun parc n’est aussi beau que le cimetière de Vincennes, et nulle part on ne voit des arbres plus touffus, des fleurs plus éclatantes et des gazons plus verts et plus épais.