Paris en l’an 2000/Plaisirs

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 172-178).

§ 5.

Plaisirs.

Les Parisiens, et surtout les Parisiennes de l’an 2000, aiment le plaisir avec fureur. Ils veulent bien travailler assidûment toute la journée, mais le soir venu, il faut absolument qu’ils se distraient et qu’ils s’amusent. Rester chez eux est un supplice, et, pour leur santé physique et morale, ils ont besoin de sortir, de prendre l’air, d’aller quelque part et de voir quelqu’un. La société s’est organisée en conséquence, et l’on peut dire que dans aucun pays les plaisirs ne sont aussi nombreux, aussi variés et à aussi bon marché.

En premier lieu, rien que de se promener le soir dans les rues-salons et les rues-magasins est une grande distraction, qui ne coûte rien. Les habitants de Paris en usent et en abusent. Les hommes vont voir passer les femmes, les femmes vont se faire admirer, et la plus belle moitié de la population est toujours occupée à se donner en spectacle à l’autre.

Cependant, on se fatigue de tout, même de la flânerie. Mais le cas a été prévu, et mille établissements de plaisir ouvrent leurs portes aux promeneurs.

D’abord, ce sont des cafés immenses, décorés avec luxe, brillamment éclairés, et remplis d’une foule bruyante. Dans ces cafés, on joue à toutes sortes de jeux, au billard, aux cartes, aux dominos, etc. ; on y prend aussi des consommations, ou, pour mieux dire, des simulacres de consommations, car les Parisiens sont le peuple le plus sobre de la terre. On leur sert un doigt de bière dans une chope magnifiquement taillée, une cuillerée de café dans une tasse de Sèvres, une goutte de liqueur dans un verre de mousseline, et cela leur suffit, leur estomac étant content, dès que leurs yeux sont satisfaits.

Mais la grande distraction des Parisiens, celle pour laquelle ils oublient le boire et le manger, ce sont les spectacles. Ceux-ci sont extrêmement nombreux et de toute espèce. Il y en a pour le drame, la comédie, le vaudeville, l’opéra, la chansonnette, la danse, les tours de force et d’adresse, etc. Quelques-uns sont en même temps cafés, et l’on peut y fumer et y consommer. Mais les plus goûtés et ceux qui attirent le plus de monde, ce sont les Théâtres-journaux.

On donne ce nom à des théâtres où le spectacle change, pour ainsi dire, tous les soirs et est une représentation exacte ou burlesque de l’événement de la journée. Si, par exemple, il éclate un incendie, s’il se commet un assassinat, etc., dès le lendemain, on reproduit ces événements sur la scène, et cela avec tant de fidélité que c’est comme si l’on voyait la réalité.

D’un autre côté, quand la nouvelle ou le personnage du jour prêtent tant soit peu à la parodie, on les représente en charge, on les mime, on les chansonne en ajoutant des détails burlesques, des réflexions saugrenues, et l’on compose ainsi des scènes tellement bouffonnes, tellement désopilantes qu’elles excitent chez les plus moroses de longs éclats d’un rire inextinguible.

Les Parisiens raffolent de ces sortes de divertissements, et ces parodies, bien loin de nuire aux citoyens qui en fournissent le sujet, sont au contraire le meilleur gage d’une célébrité sérieuse, car si le ridicule tue les imbéciles, il dresse un piédestal à l’homme d’esprit.


Les Français sont le peuple le plus social de l’univers, et leur plus grand plaisir, après le spectacle, c’est de se réunir dans des soirées.

Tous les décadis (v. le paragraphe suivant) le Gouvernement donne de grands bals officiels dans les salons du Palais international. Ces salons sont tout ce qu’il y a de plus magnifique au monde et d’un aspect réellement féerique par leur nombre et la variété de leur décoration.

Ici, ce sont d’immenses salles de bal, éblouissantes d’or, de glaces et de lumières, et où des milliers de couples dansent au son d’un orchestre entraînant.

Là, c’est un grand jardin d’hiver, aux frais ombrages, aux fontaines jaillissantes, et où les plantes tropicales épanouissent leur luxuriante végétation et remplissent l’atmosphère de la sauvage senteur des forêts.

À côté, ce sont des boudoirs discrets, où les tapis à haute laine étouffent les pas, et où les vis-à-vis moëlleusement capitonnés invitent à s’asseoir et à prolonger une conversation intime.

Ailleurs, ce sont des serres toutes fleuries qui épanouissent leurs mille bouquets odorants, et rivalisent d’éclat et de fraîcheur avec les fleurs artificielles ornant la tête et le sein des femmes.

Plus loin, c’est une grotte sombre, toute rocheuse et toute moussue, où coule un ruisseau au murmure argentin ; en s’avançant sous la voûte, on pénètre dans un couloir obscur, où l’on a peine à voir son chemin, et l’on se croit déjà égaré, lorsqu’on débouche inopinément dans un splendide buffet, où les danseurs réparent à la hâte leurs forces épuisées, et se préparent à de nouveaux exploits.

Tous les habitants de Paris ont le droit de voir ces splendeurs, et chacun d’eux reçoit tous les ans deux ou trois invitations. Mais beaucoup n’en profitent pas et aiment mieux céder leurs cartes aux jeunes gens, pour qui la danse est un si grand plaisir, et qui ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils sont reçus dans les salons de la Nation.

Outre les grands bals du décadi, il y a tous les soirs dans la ville une multitude de petites réunions entretenues par l’État, bien qu’elles aient lieu chez des particuliers. Voici comment.

Toutes les fois qu’une dame déclare vouloir tenir salon et qu’elle paraît capable de s’en bien acquitter, l’Administration lui alloue une certaine somme à titre de frais de représentation. Avec cet argent, les dames en question se logent plus grandement, se procurent des rafraîchissements, et reçoivent leurs amis et connaissances.

Rien du reste n’est plus varié que ces sortes de soirées. Dans les unes on est sérieux, on parle gravement de politique, de littérature, et l’on fait le whist ; dans d’autres, les femmes travaillent autour de la lampe, et l’on cause chiffons et bluettes, ou l’on joue à quelque jeu de société ; dans d’autres, on danse, on fait de la musique, on récite des vers, on donne des comédies, on chante des chansonnettes, on répète des charades, etc. ; enfin, dans d’autres on fume, on boit du punch, on rit et on cause bruyamment, et l’on joue aux jeux de hasard. Chacun choisit les salons où il va suivant son goût et son humeur, et se retrouve là avec des gens qui partagent ses inclinations.

Le Gouvernement a un moyen fort simple de s’assurer si ses fonds sont bien employés et confiés à de bonnes mains : c’est de s’informer si les salons particuliers sont fréquentés, et lorsque l’un d’eux est désert et respire l’ennui, on retire l’allocation à la titulaire, et on en gratifie une autre. Pour éviter cet affront, les teneuses de salon se mettent en quatre ; elles ne savent qu’imaginer pour attirer et retenir les visiteurs chez elles, et c’est une lutte ardente entre toutes ces charmeuses, lutte dont le public profite, et qui procure aux citoyens un emploi agréable et varié de toutes leurs soirées.