Paris en l’an 2000/Salaires (suite)

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 50-56).

§ 5.

Salaires (suite).

Le salaire des ouvriers établis et travaillant à leur compte n’est fixé par aucun règlement et ne dépend que de leur activité et de leur intelligence. Le Gouvernement leur fournit les matières premières au meilleur marché possible et même à crédit, s’ils ne peuvent les payer comptant, puis il leur achète les produits de leur fabrication à l’amiable et à prix débattu.

À chaque saison, les industriels envoient leurs échantillons et leurs prix-courants aux directeurs des magasins de détail, et ceux-ci donnent leurs ordres aux fabricants qui offrent les meilleures conditions. Naturellement, les ouvriers de talent, qui travaillent avec goût ou ont su se créer une spécialité, n’ont pas à craindre de manquer d’ouvrage, et, bien loin de courir après les commandes des directeurs, ce sont ceux-ci qui viennent les chercher et leur faire des offres avantageuses. Ces artisans privilégiés sont parfaitement libres de mettre à leur travail le prix qu’ils veulent, seulement, ils sont soumis comme les autres à l’impôt sur le revenu, et jamais leur habileté ne peut leur procurer un salaire annuel supérieur à 12,000 fr.

Lorsque les travailleurs, au lieu de rester isolés, ont jugé bon de se réunir en associations ouvrières, le Gouvernement traite avec celles-ci, exactement comme ci-dessus. Il leur fournit des matières premières à bon compte, leur fait crédit si elles lui offrent des garanties de solvabilité suffisantes, leur donne des commandes et leur achète leurs produits.

Mais, et c’est là la condition essentielle de toutes les associations ouvrières, le gain de celles-ci doit être partagé entre tous les sociétaires, proportionnellement au temps que chacun d’eux a travaillé et sans tenir aucun compte du plus ou moins d’habileté des ouvriers. Du reste, dans toutes ces associations, ce sont les membres participants qui s’administrent eux-mêmes, nomment leur gérant et se distribuent entre eux le travail comme ils l’entendent, l’Administration ne s’occupant que d’une chose, c’est que ses commandes soient bien exécutées et que le prix en soit partagé proportionnellement aux heures de travail de chaque sociétaire.

Au lieu de s’associer entre eux ou de se mettre à leur compte, beaucoup d’ouvriers de l’an 2000 préfèrent travailler chez un patron qui leur donne chaque jour un salaire convenu. Ils sont ainsi plus tranquilles, plus exempts de soucis ; quand ils ont fait leur journée, ils sont sûrs qu’elle leur sera payée le prix fixé, tandis que les travailleurs libres ou associés ont toujours le tracas de se procurer des outils, d’acheter des matières premières, d’obtenir des commandes, etc., et se donnent souvent beaucoup de mal pour gagner autant ou même moins que s’ils étaient salariés.

Le Gouvernement socialiste ne gêne en rien ces ouvriers qui désirent travailler chez des patrons, et il respecte leur liberté, comme il respecte celle des travailleurs qui préfèrent s’associer ou se mettre à leur compte. Seulement, se sentant responsable du bien-être de tous les citoyens, le Pouvoir a pris des mesures effectives pour que les salariés ne soient pas exploités par leurs patrons et reçoivent toujours une rémunération suffisante à leurs besoins.

Ce résultat a été obtenu à l’aide des tarifs de salaire minimum auxquels le patron est forcé de se soumettre et qu’il est obligé de payer sans avoir la permission de les modifier.

Ainsi, si le salarié est employé à l’année, il devra recevoir un traitement de 2,400 fr. au moins.

S’il travaille à la journée, celle-ci ne sera que de huit à neuf heures et sera payée au moins 8 fr.

Enfin, si l’artisan embauché est à ses pièces, le prix de celles-ci sera calculé de manière à produire au moins 8 fr. pour le travail de la journée d’un ouvrier ordinaire.

Ces tarifs minimum sont en vigueur pour toutes les professions sans exception ; ils s’appliquent aux ouvrières comme aux ouvriers, aux travailleurs des champs comme à ceux des villes. En les établissant, le Gouvernement a voulu que la misère ne vînt jamais frapper l’homme qui travaille et, sous aucun prétexte, on ne peut employer des salariés à des prix inférieurs. Quand les entrepreneurs se plaignent que ces tarifs minimum sont exorbitants et ne leur laissent aucun bénéfice, l’Administration leur répond que personne ne les oblige d’être patrons et que s’ils trouvent les salaires minimums si avantageux, ils n’ont qu’à se remettre simples ouvriers et aller travailler chez les autres. Inutile de le dire, aucun d’eux n’a profité de cette liberté, et, à force d’activité et d’intelligence, ils ont continué à faire de bonnes affaires tout en payant les ouvriers suivant les tarifs réglementaires.

Bien entendu, les salaires minimum ne sont qu’une mesure protectrice destinée à assurer le nécessaire aux travailleurs ; mais lorsque ceux-ci sont habiles et qu’ils peuvent obtenir des journées plus élevées, ils sont parfaitement libres de le faire, et on en voit qui reçoivent jusqu’à 40 fr. par jour.

Quant aux bénéfices du patron, rien ne les limite ; une fois que ses ouvriers sont payés, tout ce qu’il gagne lui appartient, sauf qu’il est soumis, comme tout le monde, à l’impôt sur le revenu et que son gain annuel ne peut pas dépasser la somme de 12,000 fr.

De toutes les réformes socialistes qui en quelques semaines modifièrent de fond en comble l’ancienne Société, cette limitation du revenu des industriels fut peut-être celle qui suscita le plus de réclamations contre le Gouvernement. Aucun fabricant ne pouvait comprendre qu’on voulût restreindre ses bénéfices et lui ôter la liberté de s’enrichir lui-même en enrichissant les autres.

Quand il s’agissait de rémunérer les services des premiers employés de l’État, d’un administrateur intègre et expérimenté, d’un juge éminent, d’un ingénieur habile, d’un savant remarquable, etc., oh, alors, nos industriels trouvaient qu’on avait bien raison de mettre une limite aux appointements de ces fonctionnaires et de ne leur donner jamais plus de 12,000 fr. Beaucoup même prétendaient que c’était encore trop et déclamaient contre les gros traitements qui ruinent le Trésor public.

Mais, lorsqu’il était question du revenu d’un limonadier, d’un fabricant de chandelles, d’un entrepreneur de vidanges et de toutes les autres industries ; nos mécontents ne mettaient plus de bornes à leur générosité ; 30, 50, 100, 200 mille fr. de bénéfices annuels ne leur semblaient pas trop pour récompenser dignement les talents hors lignes d’un industriel, et restreindre la fortune de celui-ci, la rendre égale à celle des premiers fonctionnaires de l’État, c’était commettre l’iniquité la plus révoltante et se rendre coupable du crime de lèse-civilisation.

Le Gouvernement ne tint absolument aucun compte de toutes ces récriminations et, comme il avait pour lui l’opinion publique, il veilla plus que jamais à la stricte exécution de l’impôt sur le revenu. Rendus furieux par cette mesure qui rognait leurs bénéfices, certains gros fabricants menacèrent bien de s’expatrier et d’aller porter leur industrie en Angleterre ou en Amérique. Mais, en y réfléchissant plus mûrement, ils trouvèrent que cette expatriation était bien chanceuse et ils jugèrent plus prudent de rester en France et d’y vivre modestement, avec le revenu de 12,000 fr. que la République sociale consentait à leur laisser.