Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 4

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Société du Mercure de France (p. 93-129).
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IV

VERLAINE EMPLOYÉ. — L’AIGLE ET LE SOLEIL. —
L’HÔTEL-DE-VILLE. — LA GARDE AUX REMPARTS.
— LA COMMUNE. — VIE EN FAMILLE RUE NICOLET
(1864-1871)

Verlaine a été sept ans bureaucrate. Pourvu du diplôme de bachelier ès-lettres, et ayant satisfait à la conscription, — la veille du tirage au sort, ses parents s’étaient assurés contre le mauvais numéro, et il en tira un excellent, — il fallait songer à trouver à ce grand garçon de vingt ans une occupation régulière et lucrative. Ses parents estimaient, non sans raison, que la poésie était une industrie peu rémunératrice, et qu’il fallait chercher un autre « débouché ». Un jeune homme ne pouvait rester à rien faire. On lui avait accordé quelques semaines de vacances, qu’il passa gaîment et plantureusement à Lécluse et à Fampoux, chez les Dujardin et les Dehée, arpentant les champs, buvant de la bière aigre qu’il trouvait exquise, courtisant les maritornes des auberges rencontrées au hasard de ses courses, se régalant de rincettes de genièvre, chassant, fumant, aspirant par tous les pores la forte vie rustique qu’il aimait, et, entre temps, lisant, pour s’entretenir l’intellect, le Ramayana, dont il disait : « Par Indra ! que c’est beau, et comme ça vous dégotte la Bible, l’Évangile, et toute la dégueulade des Pères de l’Église ! »

Rentré à Paris, en attendant mieux, il prit une inscription de droit. Il ne témoignait d’aucune aptitude professionnelle spéciale. Il était douteux qu’il fût jamais avocat ou homme d’affaires. On songeait, pour lui, à d’indéterminées fonctions bureaucratiques. Le diplôme de licencié pouvait être utile dans les ministères. Donc, en route pour l’école de droit. Il s’arrêta à mi-chemin, et fut surtout assidu aux cours des brasseries de la rive gauche et aux examens des caboulots de ce Quartier Latin où devait, vingt ans plus tard, s’enliser sa volonté et se perdre, avec son talent, ses forces et sa santé.

Le capitaine Verlaine n’admettait pas beaucoup ces déambulations, loin de sa vigilance attentive. Il se doutait de l’inutilité de ce stage d’étudiant. Il parlait à tout venant de son désir de « caser Paul ».

Sur la recommandation d’un ancien compagnon d’armes du capitaine, M. Darcet, officier retraité, faisant partie du conseil d’administration d’une compagnie d’assurances, Paul fut présenté et agréé dans les bureaux des compagnies l’Aigle et le Soleil réunies alors et ayant leur siège rue du Helder. La compagnie était dirigée par un M. Thomas, qui se faisait appeler à ce moment « de Colmar », en attendant qu’il devînt « M. le duc de Boïano ».

Pour parvenir à cette incorporation dans la paperasserie administrative, Verlaine avait été soumis à un stage professionnel chez un entraîneur spécial, nommé Savouret, tenant cours d’écriture, de tenue des livres et de comptabilité, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Pendant quelques mois il apprit à « écrire ». Les bacheliers ès lettres qu’on fabrique dans les lycées ne sont pas aptes à gagner leur pain en se servant de la plume, dans un bureau. Il était impossible d’admettre dans une administration quelconque le jeune rhétoricien, dont l’écriture tourmentée était bonne tout au plus à donner de la copie aux imprimeurs, grands déchiffreurs d’hiéroglyphes.

Après avoir subi cette orthopédie scripturale, et instruit dans l’art profond d’écrire une lettre d’affaires, Verlaine fut enfin installé devant des rangées de cartons verts, dans les bureaux de la Compagnie l’Aigle et le Soleil. Cet emploi bureaucratique eut une influence plus considérable qu’on ne le supposerait sur l’existence de Paul. La destinée des hommes est semblable à une pente sur laquelle dévale le ruisseau des jours : un caillou, une dépression, un brin d’herbe peuvent faire ricocher et dévier la vie qui coule.

Verlaine alors était forcément sobre. Nous devisions ensemble, plus généralement le long des quais, en furetant dans les cases aux bouquins poussiéreux, dans les musées ou dans les églises, pour les tableaux, et sans préoccupation cultuelle, qu’au sein des cafés. Nous recherchions les endroits gratis, nos parents nous laissant, par prudence et par économie, la bourse légère.

À la fin du premier mois passé à la Compagnie, Verlaine encaissa des appointements. Ce fut comme une initiation. Il avait été convenu qu’il remettrait la moitié de sa paie à ses parents, et qu’il garderait l’autre pour ses menues dépenses, parties de plaisir, achat de livres, emplette de divers objets de toilette et d’habillement. En remontant, ce bienheureux soir de Sainte-Touche, attendu, escompté mentalement, la pente des Batignolles, on fit une ou deux stations dans les cafés rencontrés. Cela nous parut agréable. On se promit de recommencer, et des haltes en route on prit l’habitude. J’allais l’attendre à la sortie de son bureau, vers cinq heures, et nous faisions escale au café d’Orient, vaste établissement avec billards sis en haut de la rue de Clichy. Là, durant l’heure prolongée de l’apéritif, nous causions de tout ce qui nous intéressait, littérature, art, politique. Pendant ces conversations échauffantes, Verlaine s’accoutuma à renouveler la boisson verte placée devant lui. Dès lors, il contracta ce besoin de boire, avec fréquents renouvellements, que le service aux remparts pendant le Siège devait développer, qui fut pour lui, à différentes époques de sa vie, une véritable maladie. Ce goût, cette habitude des liquides, confinant à la dipsomanie, ce fut pour lui une faiblesse morale et cérébrale profonde, une cause de déchéance sociale et même intellectuelle.

Il était entré à la Compagnie d’assurances en attendant son admission dans les bureaux de la Ville. Il avait fait sa demande régulière. Un ami de mon père, M. Tassin, qui était directeur de l’Octroi de Paris, l’avait appuyée. Après avoir passé un examen d’écriture et de comptabilité satisfaisant, exhibé son diplôme de bachelier, et fourni les pièces exigées, il fut admis, en mars 1864, et nommé à un emploi d’expéditionnaire, à la Mairie du neuvième arrondissement, rue Drouot. Il fut attaché au bureau des mariages. Après un certain stage dans cette mairie, il passa à l’administration centrale, et fut envoyé comme expéditionnaire à l’ordonnancement, bureau des Budgets et Comptes.

À l’Hôtel-de-Ville, Verlaine fut assurément un employé très peu zélé, à l’assiduité intermittente. Arrivé à 10 heures et quart, il signait la feuille de présence, jetait un coup d’œil, comme effrayé par l’abondance de la tâche, sur les dossiers amoncelés devant lui, les écartait doucement, puis, abrité par l’échafaudage des cartons verts surmontant son bureau, déployait un journal du matin, ou bien crayonnait quelques silhouettes aperçues dans le parcours des Batignolles au bâtiment municipal, ou encore il rimait lentement un quatrain ou ébauchait un sonnet. Dès midi, il s’évadait du bureau, nu-tête, laissant accroché à la patère son chapeau, répondant de sa présence, en cas de visite du sous-chef. Il n’était surveillé que par un commis principal, nommé Guy, brave homme, besogneux et laborieux, préoccupé surtout de récolter des travaux supplémentaires, et satisfait d’avoir un collègue qui n’en recherchait point. Verlaine avait pour tâche de mandater les traitements des desservants de Paris et ceux des curés de la banlieue.

Hors du bureau, de son pied alors léger, Verlaine se rendait au café du Gaz, rue de Rivoli. Là, se réunissait, tous les jours, nombreuse et poétique compagnie. L’Hôtel de Ville, sous le baron Haussmann, fut fort hospitalier pour les gens de lettres. On sait que Rochefort avait passé par ces bureaux, et y avait travaillé dans la mesure de Verlaine. Georges Lafenestre, Armand Renaud, Léon Valade, Albert Mérat, tous poètes destinés à une certaine renommée littéraire et à une carrière administrative prolongée, étaient, parmi les employés municipaux, fidèles habitués du café du Gaz. Par la suite, j’y déjeunai parfois, en venant du Palais. Là, eurent lieu de longues parlottes de poètes amis, de jeunes débutants de lettres, de maîtres sur invitations venus à ce café. À côté d’entrepreneurs, ayant déjeuné à la Belle-Gabrielle, et, en prenant le café, parlant d’adjudications et discutant des rabais, on entendait s’élever de bruyantes et contradictoires discussions sur la rime riche, sur l’e muet, sur la consonne d’appui, sur la césure libre, sur le rejet et le vers blanc, et autres questions prosodiques, pour nous captivantes. On se lisait des lettres donnant des renseignements littéraires. On écoutait des voyageurs, comme Émile Blémont, alors jeune avocat, revenu d’Italie, parlant avec enthousiasme des merveilles de cette terre bénie de l’art. On donnait des comptes rendus de ce qui s’était passé aux Samedis de Leconte de Lisle, là-bas, du côté du Gros-Caillou. On évoquait l’étrangeté des premiers vers d’un jeune professeur d’anglais, nommé Stéphane Mallarmé, dont Verlaine admirait la forme obscure et recherchée, et on lisait passionnément les revues, les journaux, où les questions de littérature et de poésie étaient accueillies. Cette heure du café, après le repas de midi, était pour le jeune employé assurément plus agréable que le remplissage des mandats ecclésiastiques en compagnie du bon M. Guy.

Le passage de Verlaine à l’Hôtel-de-Ville ne fut donc guère brillant. Il n’était même pas parvenu au grade de commis quand la guerre éclata. Il n’avait pu se résoudre à passer l’examen nécessaire, très facile, mais indispensable pour l’avancement. Il ne considérait nullement la bureaucratie comme une carrière pour lui, sans cependant chercher une situation différente, sans se préoccuper de littérature productive. Il ne songeait pas non plus à quitter la Ville. Il se croyait fixé pour la vie, comme tant d’autres, sur son rond de cuir. Il attendait, avec une sorte de fatalisme d’employé, l’augmentation réglementaire triennale des appointements, en faisant des vers, sans se soucier de devenir sous-chef.

Verlaine, à aucune époque de sa vie, n’eut d’ambition. On ne peut lui trouver un souhait, une aspiration vers une place, une dignité, une élévation quelconque. Aux derniers jours de son existence surexcitée par l’alcool, on lui mit sans doute en tête de se présenter à l’Académie. C’était une plaisanterie de compagnons fantaisistes, qu’il parut prendre un temps au sérieux. Il se dit, entraîné, échauffé par des libations exagérant la personnalité : « Pourquoi, moi aussi, ne serais-je pas académicien ? Un tel l’est bien !… » Mais cette poussée vaniteuse ne dura pas. Elle cessa avec les propos trop suggestifs qui l’avaient fait naître. Il n’eut le regret d’aucune gloriole échappée, d’aucune faveur ajournée ou refusée, parce que, même à l’époque où nulle objection tirée de ses désordres ne pouvait être faite à une sollicitation honorifique, il ne demanda rien.

Il aurait pu, après la publication des Poèmes Saturniens et des Fêtes galantes, postuler les palmes académiques, que M. Duruy venait d’instituer. Il refusa même de se présenter à la Société des Gens de lettres, où Charles Joliet s’offrait à lui comme parrain. Il était indifférent au lucre. Il se savait assuré, dans l’avenir, de quelques bonnes rentes, et cela sans doute le poussait à négliger les questions de gain. Il aurait pu, cependant, en passant l’examen de commis, qui était aisé, augmenter son traitement limité à 1800 francs. Mais il ne se préoccupait pas plus d’améliorer sa situation administrative que de gagner de l’argent avec sa plume. De ci de là, il plaça bien quelques articles dans les journaux littéraires, mais c’étaient des feuilles éphémères, où l’on ne payait pas, comme le Hanneton. Cette copie, vers ou fragments de critique générale et abstraite, ne rentrait aucunement dans les besognes régulières et marchandes du journalisme. À aucune époque de sa vie, même quand je lui fis ouvrir les colonnes de l’Écho de Paris, il ne fut capable de faire ce qu’on appelle du journalisme. C’est un art spécial et une production à part que la copie destinée à être imprimée à des milliers d’exemplaires et à être mise sous les yeux du grand public. Le journalisme, même exclusivement littéraire, auquel s’attelèrent si tardivement, et non sans succès, plusieurs des camarades de Verlaine, comme Mendès, Coppée, Armand Silvestre, tous jusque-là chevauchant exclusivement le Pégase indépendant, glorieuse mais peu productive monture, exige des aptitudes particulières, des ponctualités d’esprit, des sélections de sujets, de la mesure dans l’expression, enfin toute une gymnastique de métier à laquelle Verlaine, irrégulier en tout, et vagabond de l’intellect aussi, ne pouvait ni s’accoutumer, ni même se livrer. Il fut, toute sa vie, le contraire de l’homme de lettres professionnel. Il n’eut ni le goût ni la technique de l’écrivain vivant de l’écriture, comme le prêtre de l’autel, comme l’avocat du tribunal, comme le menuisier de l’atelier. Virtuose amateur, observateur intermittent, rêveur fantaisiste, il portait des écrits comme l’églantier des roses sauvages. Il produisait des vers d’une sève capricieuse et personnelle, dans une poussée inconsciente et fatale. Il sécrétait la poésie qui gonflait en lui et montait tout à coup, sans se soucier d’en tirer parti ou profit. Il désirait être lu, mais le nombre des lecteurs ne le préoccupait guère. S’il publiait des recueils de vers, c’est parce qu’il était convenable d’être imprimé, parce qu’on ne peut distribuer à des confrères, à des critiques, à des maîtres, des poèmes manuscrits. Il fit imprimer à ses frais tous ses premiers volumes, et n’encaissa que bien peu d’argent des libraires, Lemerre, Palmé, Savine. Sauf chez Fasquelle et chez Vanier, dans ses dernières années, ses droits d’auteur furent nuls. La presse, si honnie des thuriféraires décadents et symbolistes, ayant créé autour du nom, de l’œuvre et de la vie de Verlaine, cette atmosphère de notoriété qui se condense en réclame marchande, il put monnayer, sur le tard, ses vers, et les moins bons. Alors seulement le poète miséreux se soucia de changer en écus les feuilles sèches de ses manuscrits. Il y parvint péniblement. Il n’avait ni l’habitude ni le savoir-faire des rapports avec les éditeurs. Ceux-ci ne se hâtaient point d’ouvrir leur caisse, car ils avaient de la méfiance, quant à la livraison exacte de l’œuvre acquise, et aussi doutaient-ils de la vente. Si Verlaine parvint à soutirer quelques pièces de cent sous à Vanier, qui, ayant déjà publié la plupart de ses ouvrages, ne voulait pas qu’un concurrent pût en débiter d’inédits, c’était à la suite de marchandages, de supplications, de roueries et de menaces peu dignes des deux côtés. Ces marchés, qui se passaient avec quelques « thunes », comme disait Verlaine, dans la rue ou devant le marbre d’une table de café, ressemblaient plutôt à des opérations de brocante ou à des distributions de bienfaisance qu’à un traité d’homme de lettres avec son éditeur.

Si son existence d’employé fut calme, sans incident administratif, il ne s’en produisit pas moins trois événements importants, décisifs, dans la vie du poète bureaucrate : il se maria en août 1870, la guerre éclata, puis le Siège et la Commune survinrent.

Libéré du service militaire par son numéro de tirage au sort, de plus, ayant fourni un remplaçant, appartenant par sa classe (1864) aux contingents non appelés dans l’armée active ou dans la mobile, en outre marié, et ainsi mis en dehors des effectifs de marche de la garde nationale, Verlaine aurait pu s’embusquer, comme beaucoup d’employés municipaux, dans quelque fonction permettant de se couvrir de l’uniforme et d’éviter les gardes au rempart. Mais il était républicain, bon patriote, tout enflammé de zèle et d’ardeur pour la défense, il se fit inscrire au 160e bataillon de la Rapée-Bercy. Il habitait alors rue du Cardinal-Lemoine, no 2, quartier de la Halle-aux-Vins (Ve arrondissement, Panthéon).

Le bon Paul avait l’âme d’un héros, mais les organes physiques d’un pantouflard, comme on nommait alors, par moquerie, les gardes nationaux sédentaires. Grands joueurs de bouchons devant la Patrie et stratégistes émérites en face de tous les comptoirs, zincs, tables de bois ou de marbre où l’on débitait des boissons, seules denrées alimentaires qu’on pouvait se procurer pendant le Siège, ces soldats-citoyens n’ont pas été sérieusement utilisés. N’étant ni exercés, ni commandés, leur dévouement devait rester sans emploi. Un général habile et hardi les eût entraînés, aguerris, transformés en légionnaires, mais Trochu était le contraire de ce général-là.

Le bataillon de Verlaine était de service dans la région des forts du Sud, entre Issy et Montrouge. Nous ne nous sommes pas vus pendant la guerre, et cependant, après le retour du 13e corps de Mézières, nous n’étions pas loin l’un de l’autre. Mon régiment, le 69e de ligne, devenu 10e de marche, puis 110e d’infanterie, défendait la redoute des Hautes-Bruyères, entre Montrouge et Villejuif. Armé d’un lourd fusil à tabatière, Verlaine monta mélancoliquement la garde, avec une résignation de moins en moins patriotique. Il fut rapidement découragé. Physiquement vite fatigué, aussi ; il se reposait volontiers de ces exercices guerriers, qu’il jugeait superflus, et qu’il trouvait harassants, dans les cantines propices. La défense nationale donnait très soif aux soldats-citoyens. Verlaine fut promptement à la hauteur des forts buveurs du bataillon, où les tonneliers, garçons marchands de vins, tous ouvriers ou habitants de Bercy, appartenant au commerce des liquides, étaient en majorité. Il ne tarda pas à rentrer gris au domicile conjugal. Il troubla, inquiéta sa femme. Peut-être eut-il, un beau soir, des expansions trop chauvines ou trop aimables ; la jeune épousée quitta alors, pour la première fois, le domicile conjugal ; elle courut se réfugier chez ses parents, à Montmartre. Le mariage remontait à six mois à peine, et l’encre n’avait pas encore séché sur les feuillets enthousiastes de la Bonne Chanson.

À la suite d’une bronchite, déclarée issue des gardes aux remparts, par les nuits froides, et vérifiée par le major de bataillon, Verlaine fut dispensé de service actif et invité à reprendre ses fonctions de bureaucrate. Il y avait toujours, à l’Hôtel de Ville, de la paperasserie en souffrance. Il déposa, non sans un certain soulagement, son fusil de garde national. Il ne le reprit plus.

Bien qu’en principe favorable au mouvement du 18 mars, partageant les sentiments de la plupart des Parisiens, républicains et patriotes, éprouvés par les angoisses du Siège, et redoutant de l’assemblée de Bordeaux une restauration monarchiste, il ne participa point à l’insurrection. Si, par la suite, il fut classé parmi les communards, ce fut par une extension complaisante de ce qualificatif périlleux, et qui n’est pas encore réhabilité complètement.

Il ne se rendit pas à Versailles, voilà tout son délit. Verlaine ne fut, d’ailleurs, à aucune époque, l’objet d’une instruction judiciaire pour participation à la Commune. Ces faits, qui ont été souvent mal rapportés, ont besoin d’être précisés.

M. Thiers avait quitté précipitamment Paris, le 18 mars 1871, emmenant le Gouvernement derrière la calèche qui, au galop de deux chevaux fouettés, excités, l’emportait loin de la ville soulevée. Le petit homme laissait à l’abandon tous les services publics. Sa fuite avait été si prompte qu’il n’avait même pas songé à donner des ordres pour l’évacuation des ministères et des bureaux de la préfecture. Peu à peu, les chefs administratifs émigrèrent à leur tour, spontanément, de leur propre décision. Ils accouraient à Versailles, soit par zèle, soit par crainte. Ce ne fut que quelques jours après la dérobade que des chefs de bureaux, des employés vinrent à Versailles, sur mandat exprès, organiser des services provisoires. Aucun ordre régulier, hiérarchique, n’avait été communiqué aux employés secondaires de la Ville de Paris. Personne ne leur avait prescrit d’avoir à cesser de se rendre à l’Hôtel de Ville de Paris, comme ils en avaient l’habitude, et d’attendre chez eux le moment où ils seraient invités à rejoindre, à Versailles, le préfet et les grands chefs. Par la suite, le Gouvernement de Versailles fit paraître, dans les journaux dont il disposait, par conséquent peu lus à Paris, un avis recommandant aux employés de l’État et de la Ville de s’abstenir de tout service, et d’attendre les convocations qui leur seraient adressées, émanant de leurs chefs réguliers. Quelques-uns de ces empressés serviteurs, pour faire leur cour et mériter bonnes notes et avancement, sans attendre cette convocation, qui d’ailleurs ne parut jamais, plièrent bagage dès la première quinzaine, fuyant Paris en révolte, à l’imitation de M. Thiers. Ils arrivèrent à Versailles, effarés, exagérant l’effroi, grossissant les périls auxquels ils avaient échappé, mettant leurs manches de lustrine à la disposition du gouvernement. M. Thiers, à ces ronds-de-cuir, eût préféré des canons, avec leurs artilleurs. On ne s’occupa guère de ces plumitifs inutiles. Quelques-uns vaguèrent dans Versailles, jusqu’à l’entrée des troupes ; le plus grand nombre revint, sans bruit, à Paris. Ces bureaucrates inemployés, bénéficiant d’un congé extraordinaire, attendirent la suite des événements, préoccupés seulement de savoir si l’on paierait ces deux mois de vacances non réglementaires. Ils reprirent tous leur place, sans observation ni blâme, après la chute de la Commune.

Verlaine eut une attitude différente, mais nullement délictueuse. L’ennui de quitter Paris, pour camper dans une ville encombrée de militaires et de fonctionnaires, et quelques amitiés parmi les chefs du mouvement, notamment celle de Raoul Rigault, un camarade très antérieur à la politique, d’Andrieu, le fils d’un répétiteur de latin que j’avais eu, de Léo Meillet, le décidèrent à rester. Sa femme, d’ailleurs, ne voulait pas laisser ses parents, et il aurait fallu emmener Mme  Verlaine mère. Tous ces liens combinés l’attachèrent à Paris. L’Hôtel-de-Ville n’avait pas bougé. Il y retourna avec la docilité de l’habitude. Il subissait l’attraction machinale de l’employé, qui va à son bureau avec une régularité automatique.

Il revint donc s’asseoir, sur sa chaise coutumière, dans la pièce où il avait sa place marquée. Il fonctionnait, comme si rien ne s’était accompli, dans le va-et-vient régulier du ressort administratif. Il était dans la logique bureaucratique. Un employé ne doit connaître que le local où il a son siège assigné, son écritoire, ses registres. Au symbolique rond-de-cuir n’est-il pas attaché, comme le serf à la glèbe de jadis ? Il est une pièce d’une machine compliquée. Tant que la machine est debout, il doit remplir sa fonction de pièce mécanique. Les événements politiques ne sauraient avoir aucune influence sur son fonctionnement, sur son ronronnement. Il ne doit connaître, au bureau, comme autorité, que la personne qui s’asseoit sur le fauteuil du chef, et, de là, commande. Le gouvernement, sans doute, avait changé depuis le 18 mars. Mais, était-ce une raison suffisante pour les employés de changer leur itinéraire et leur existence ? Une obligation naissait-elle, de la substitution d’un pouvoir à un autre, de ne plus se rendre, à l’heure ordinaire, au bâtiment où, chaque jour, ils devaient en commun vaquer, oh ! doucement, sagement, sans rien briser, à la tâche qui leur incombait, depuis leur admission dans l’administration ?

Il y avait des précédents. Le gouvernement avait changé aussi, le 4 septembre. La substitution de régime avait été alors plus complète qu’au 18 mars. Aucun employé de la Ville n’avait cependant cessé d’occuper son rond-de-cuir. Il n’y avait eu de modifié, dans les bureaux, que les en-tête de lettres et les vignettes représentant l’aigle impérial. Nul employé n’avait cru devoir rester chez lui, parce que le gouvernement de la veille n’était plus celui du jour, parce que, dans le cabinet du préfet, un autre derrière que celui du baron Haussmann reposait sur le fauteuil resté le même. Aucun de ces rouages de la machine administrative ne se serait imaginé qu’il lui fallait interrompre, le 5 septembre, son fonctionnement, parce qu’il y avait de nouveaux mécaniciens à la tête de l’administration, et que Napoléon III avait disparu, comme Charles X, comme Louis-Philippe. M. Thiers était, comme ces chefs d’État, dégommé. On le remplacerait. En quoi cela touchait-il les bas employés ? Quant à supposer qu’un jour, un nouveau changement gouvernemental se produisant, les anciens mécaniciens reprenant leur poste et remettant la main sur le levier de direction, l’employé subalterne resté à son poste pût être inquiété, révoqué, ou poursuivi, cela ne devait entrer dans aucune cervelle raisonnable. Cette hypothèse n’était pas administrative. Les précédents existaient qui rassuraient, qui encourageaient à rester.

L’employé, continuant son service malgré le bouleversement politique, fut naturellement accueilli et félicité par les nouveaux maîtres de l’Hôtel-de-Ville. Le désarroi était complet dans les bureaux. On ne pouvait, en un tel moment, faire de l’administration régulière. On occupait les employés qui se présentaient à divers services de première nécessité. Il y avait des besognes municipales qui ne pouvaient être interrompues, car elles correspondaient à des besoins publics immédiats et à des fonctionnements quotidiens qui n’éprouvaient aucune interruption, naissances, décès, voirie, marchés, octroi, etc. Le bureau auquel était attaché Verlaine n’était pas dans ce cas : l’ordonnancement des mandats aux desservants et curés pouvait attendre. L’employé Verlaine était présent ; il donnait le bon exemple, on ne pouvait le renvoyer. Pour l’utiliser, on le désigna pour le bureau de la presse. Sa qualité d’homme de lettres suffit à le faire choisir pour cet emploi, qui consistait dans la lecture et la coupure des journaux. Un extrait des principaux organes, ainsi colligés, découpés, classés, étiquetés, collés, devait être fourni, chaque matin, au secrétariat de la Commune. Ce service existait sous l’Empire, au cabinet du préfet, et avait été conservé au 4 septembre. L’employé qui en était chargé n’avait aucune réflexion à émettre : il se bornait à indiquer le journal, avec sa date, d’où l’article signalé était extrait. C’était l’Argus officiel. Travail utile, intéressant, mais ne comportant ni appréciation, ni participation. Une tâche d’enregistreur. Verlaine n’a jamais eu le titre, comme on l’a dit, de directeur ni même de chef du bureau de la presse. On n’eût pas manqué, si le fait avait été exact, de l’inculper pour usurpation de fonction.

Verlaine ne se mêla à aucune des affaires politiques ou militaires de la Commune. Il faisait des vers au bruit de la canonnade du Point-du-Jour, imitant Gœthe, qui, au dire de Théophile Gautier, pendant les guerres de l’Empire, à Weimar, s’isolait des événements, et, sourd à la brutalité du canon, d’Hafiz effeuillait les roses, et composait le Divan oriental. Il n’eut même pas la curiosité de descendre dans la rue, en spectateur, durant les terribles et grandioses journées de la prise de Paris, pour contempler, comme disait Proudhon, en juin 1848, arrêté et interrogé à une barricade de la rue du Temple, la sublime horreur de la guerre civile.

Sa femme, qui avait réintégré le domicile conjugal après sa première retraite, dès le lundi matin 22 mai, aussitôt la nouvelle répandue que les Versaillais avaient franchi la porte d’Auteuil, et qu’on fusillait déjà du côté des Champs-Élysées, avait couru voir ses parents, rue Nicolet, à Montmartre. Elle avait confié son mari et la maison à une petite bonne, alerte et proprette. Mme  Verlaine avait le sentiment filial plus développé que l’anxiété conjugale, et même que la jalousie.

Comme Verlaine a rapporté, dans ses Confessions, mais d’une façon qui n’est pas tout à fait exacte, notre rencontre durant la sinistre journée du mercredi 24 mai 1871, je vais rétablir certains points de son récit. C’est un fragment d’histoire vécue.

Je me trouvais, avec mon ami Émile Richard, depuis mort président du Conseil municipal de Paris, aux environs de l’Hôtel de Ville en flammes, le mercredi 24 mai 1871. Nous étions pris à peu près entre deux feux : les troupes de Versailles avaient gagné le long de la Seine, et les fédérés occupaient encore des barricades, rue des Nonnains d’Hyères, rue Monge, boulevard Saint-Germain, boulevard Bourdon. Il était dangereux de reculer ou d’avancer. Je proposai à mon compagnon de nous réfugier chez Paul Verlaine, qui demeurait près de là et qui se trouverait chez lui, car je pensais bien qu’il ne flânait pas du côté de la fusillade.

Nous le rencontrâmes, en effet. Il n’était pas sorti, comme il l’a dit. Il avait passé la journée de la veille, dans un cabinet de toilette sans fenêtres, affolé par la canonnade. Dans ce réduit obscur, il cherchait cependant à attirer la petite bonne, pour la rassurer, disait-il, pour se rassurer aussi sans doute. À deux on est plus brave.

Nous n’étions ni noirs de poudre, ni équipés en gardes nationaux, comme l’a narré Verlaine, ayant mal retenu la réalité des faits, car son émotion était forte et notre arrivée l’accrut. Émile Richard avait seulement un képi et un pantalon à bande violette, car il était étudiant en médecine, et avait servi aux ambulances pendant la guerre. Nous revenions, Richard et moi, de faire, rue d’Aboukir, notre journal, le dernier numéro du Tribun du peuple. J’étais habillé comme je l’avais été pendant toute la durée de la Commune, en vêtement civils, sans écharpe ni insigne, bien que délégué au Conseil d’État.

Le pauvre Paul était si effaré qu’après un repas expédié à la diable, omelette, charcuterie et salade, il ne voulut jamais consentir à monter sur le balcon pour contempler la magnificence hideuse du spectacle. Un panorama d’empereur romain !

Il logeait au quatrième étage, dans la maison portant le no 2 de la rue Cardinal-Lemoine. L’appartement avait son balcon sur le quai de la Tournelle, en face le pont Marie. Un vaste espace s’étendait, et dans quel flamboiement de soleil et d’incendie !

De là on découvrait un impressionnant paysage parisien. On plongeait sur la Seine, on apercevait les hauteurs de Passy, Montmartre, Belleville, et le fond de la Seine vers le Grenier d’abondance, Ivry et Charenton. En face, tout près, Notre-Dame, noire et reposante ; sur le côté, l’Hôtel de Ville, rouge, et à gauche, le Palais de Justice tout noir, enveloppé de fumées épaisses, d’où, par moments, dardaient d’énormes langues violacées, des jets de flammes sombres. Et tout cela flambait, crépitait, craquait, s’écroulait, s’effritait. Le ciel devenait tout ténébreux, avec d’immenses reflets cramoisis. Une forge dans une caverne. Comme des vols de corbeaux ou de chauves-souris, des feuilles de papiers noircis, calcinés, recroquevillés, voletaient, s’abattaient, reprenaient leur course aérienne, planaient, tourbillonnaient, ou montaient tout à coup, cerfs-volants chimériques, fantastiques aérostats, vers les nuages fuligineux, et disparaissaient à la vue. C’étaient les détritus des archives de la Cour des Comptes, du Conseil d’État, de la Préfecture de police, que l’incendie dispersait ainsi. Le ciel était lapidé avec du papier noirci.

L’Hôtel de Ville rougeoyait, avec des trophées de flammes, jaillissant de ses hauts combles, comme des banderoles de fête. L’édifice demeurait à peu près intact, d’apparence. Son bloc se tenait encore. Avec ses verrières brisées, ses fenêtres sabordées, on eût dit, immense et monstrueux, un de ces édifices en bois sculpté qu’ouvragent de naïfs sculpteurs italiens, et que de l’intérieur ils éclairent avec des bougies. La Seine, que sillonnaient de lourdes canonnières, de temps en temps lâchant un obus, reflétait l’Hôtel de Ville illuminé. À gauche, à droite, au sud, au septentrion, partout s’étalaient, en plein midi, des lueurs de couchant. Un crépuscule permanent d’ocre, de bitume et de vermillon.

De tous les côtés, des vapeurs montaient, s’étalaient, s’aggloméraient. La coloration générale était non pas rouge, mais grise. Et cependant tout Paris flambait, mais la masse des nuées lourdes, des fumées tirebouchonnantes, enveloppait tout, et mettait comme un écran entre chaque brasier ardent. On distinguait très nettement, s’élevant hardie et finement amenuisée, la flèche dorée de la Sainte-Chapelle ; elle émergeait, intacte et comme mystérieusement protégée, des flocons noirâtres de la préfecture incendiée.

Tout à coup, à l’Orient un flamboiement intense éclate. C’est comme un bol de punch formidable tout à coup remué, se ravivant. Des flammes vertes, bleues, irisées, mordorées, jaunes, se hérissent, gigantesques lames de sabres, bariolées de couleurs sauvages. Le grenier d’abondance avait pris feu. Je criai à Verlaine de venir un instant sur le balcon. Il fallait se hâter de contempler ce lugubre et prodigieux spectacle, qui eût découragé Érostrate et humilié Néron. Il ne voulut pas. Il prétendit demeurer avec Louise, la servante qui avait peur, dans le cabinet de toilette sombre. On ne put pas le faire renoncer à ces deux idées tenaces : éviter de voir l’horreur de l’incendie et réconforter la bonne.

Du côté des vaincus, les détonations sourdes des pièces du Père-Lachaise et des Buttes-Chaumont, lâchant leurs dernières volées, la fusillade au loin déchirant l’air ; du côté des vainqueurs, à la Bastille, ajoutaient à l’horreur du tableau. C’étaient les trémolos farouches accompagnant ce drame lugubre et superbe. L’arrivée des victorieux, les péripéties finales, et le dénouement proche étaient signalés par cet orchestre farouche.

La poudrière du Luxembourg éclata au moment où nous venions de nous asseoir dans la salle à manger pour déjeuner. Cette pièce donnait sur la cour de la maison. Ce fut une secousse violente dans tout le quartier. Les vitres tremblèrent et la vaisselle s’entrechoqua sur la table.

— Ah ! s’écria Verlaine, voilà le Panthéon qui va tomber dans mon assiette !…

Et il s’enfuit de rechef vers le cabinet noir.

Par moments, Verlaine, en geignant, s’informait de sa mère, de sa femme aussi, mais moins anxieusement. Il disait mollement qu’il était un misérable de rester là, bien à l’abri, et qu’il devrait sortir, s’informer de ce qu’étaient devenues les deux femmes.

Enfin, elles arrivèrent. La mère fut la première rendue. Elle venait de loin, des Batignolles. Elle avait dû traverser tout Paris, à pied, au milieu des barricades à demi détruites, parmi des ruines, des cendres, et des tisons fumant encore. Il lui avait fallu, à plusieurs reprises, passer auprès de corps tout chauds qu’on venait de fusiller, et prendre garde de ne pas laisser tremper sa jupe dans des flaques de sang frais. Mme  Verlaine mère, veuve d’officier, n’approuvait nullement la Commune. Elle ne put s’empêcher de témoigner l’impression d’horreur que lui causait cette répression inexorable, qui cependant n’était qu’à son début, et plutôt alors légitime, ou tout au moins excusable, justifiable, la lutte durant encore.

Le récit de Mme  Verlaine mère nous engagea, Émile Richard et moi, à faire des préparatifs de départ. L’endroit devenait peu sûr. L’appartement de Verlaine n’avait pu être qu’un asile momentané, bien que le propriétaire et les locataires de la maison fussent plutôt favorables. Aucun ne témoigna l’intention de dénoncer deux intrus, deux hôtes étrangers à la maison. Mais ces bonnes dispositions pouvaient changer. Quand la Commune apparaîtrait définitivement vaincue, notre présence devenait pour eux un danger. Le plus prudent était de décamper. La retraite était périlleuse. Le long du quai, rasant les maisons, en file indienne, des soldats d’infanterie cheminaient ; ils devaient faire leur jonction à la place du Trône (aujourd’hui place de la Nation), avec d’autres régiments de la division Susbielle, ainsi que je l’appris par la suite.

Si nous tombions au milieu de ces hommes fatigués, irrités, ayant eu des leurs tués, déjà entraînés au massacre et prêts à fusiller ou à embrocher tout ce qui passerait de suspect à portée de leurs armes, pour la première fois victorieuses, notre compte pourrait être promptement réglé. On ne s’attarderait pas à nous laisser donner des explications, on ne nous demanderait rien que de nous coller sans difficulté, au mur. D’un autre côté, demeurer chez Verlaine, c’était s’exposer à être pris par les policiers qui devaient suivre les combattants, c’était aussi compromettre l’excellent garçon, qui, en somme, nous avait permis d’attendre, de souffler un peu, de nous restaurer et de gagner du temps, ce qui est quelquefois gagner la vie.

Le hasard, la chance, la veine, qui rarement m’ont favorisé dans la suite des jours, mais que j’ai cependant rencontrés à propos, en deux ou trois circonstances décisives, intervinrent ici en ma faveur. Mon camarade Émile Richard en profita.

À demi penché sur le balcon, je regardais anxieusement défiler les soldats, le long de la maison. La colonne, en cheminant, laissait à découvert la chaussée et le quai. Il me sembla reconnaître une ou deux physionomies, d’en haut, mal entrevues sous le képi, mais j’étais persuadé d’apercevoir, dans ces soldats avançant lentement, regardant avec circonspection autour d’eux, des visages connus.

Je demandai à Richard :

— Toi qui as une vue excellente, peux-tu me dire quel est le numéro de ce régiment ?

Émile Richard se pencha à son tour, il regarda, et, d’un ton assez indifférent, ne se doutant nullement de l’importance du renseignement, demandé à tout hasard et si fortuitement favorable :

— C’est le 110e, répondit-il, en rentrant vivement tête et bedon, car une balle venait de siffler, perdue probablement, peut-être aussi tirée à dessein sur la silhouette aperçue au balcon, prise pour l’apparition d’un insurgé embusqué.

— Vite ! en bas ! m’écriai-je avec joie, en route ! sans perdre une minute !…

Et entraînant Émile Richard vers le groupe des Verlaine, en ce moment rassemblés dans une pose sympathique, comme chez le photographe, j’expliquai brièvement les motifs qui me poussaient à commander la retraite immédiate. Le 110e de ligne était le régiment dont je sortais, où j’avais fait la campagne comme volontaire. Les hommes qui défilaient sous les fenêtres étaient mes camarades. Je les avais quittés deux mois auparavant, au licenciement des engagés pour la durée de la guerre. Je n’avais rien à craindre d’eux, n’étant ni garde national, ni combattant. Ils ignoraient certainement que j’eusse rempli des fonctions purement administratives sous la Commune, ils me faciliteraient probablement le passage périlleux entre les premiers cordons de troupes cernant l’îlot où nous étions enfermés. En tout cas, ils me renseigneraient sur le moyen de gagner les quartiers déjà occupés, pacifiés.

J’étais vêtu d’une jaquette bleu-noir, gilet pareil, pantalon gris à damiers anglais, bottines, faux-col irréprochable, gants et chapeau melon, il n’y avait rien à retoucher à mon costume, n’éveillant aucun soupçon de participation à l’insurrection. Avec un brassard, j’eusse aisément passé pour un Ami de l’Ordre. Il n’en était pas de même d’Émile Richard. Il était coiffé d’un képi à bande de velours violet, et, bien qu’il eût un veston bourgeois, il avait conservé, avec son insouciance habituelle de la toilette, un pantalon à peu près d’uniforme, c’est-à-dire un pantalon noir civil sur lequel sa mère avait cousu la large bande violette, insigne du service de santé. Le bon Richard, trop confiant dans l’immunité médicale, prétendait, ainsi protégé, se mêler aux soldats. Je l’en dissuadai. Il avait beau affirmer que le costume de médecin était un sauf-conduit, je lui répondis avec conviction qu’en des moments aussi terribles une confusion était à redouter. On n’examinerait pas la teinte de la bande de son pantalon, le képi le désignerait comme un fédéré. Et même l’eût-on reconnu comme appartenant au service des ambulances, rien ne m’assurait que, pour les soldats exaspérés par la résistance de Paris, les médecins de la Commune ne fussent pas déclarés bons à fusiller, comme de simples fédérés.

Se rendant à ces raisons, Émile Richard se mit à découdre sa bande, aidé par les ciseaux de la petite bonne accroupie. Mme  Verlaine jeune se procura, auprès du propriétaire de la maison, un feutre noir dont mon ami couvrit sa grosse tête très chevelue. Le couvre-chef était un peu étroit, mais Richard, qui transpirait facilement, le tiendrait à la main pour s’éponger.

Nous prîmes congé de nos hôtes, et bientôt nous tombions au milieu des lignards. Le bataillon justement faisait halte à ce moment. J’appelai par son nom un homme que j’aperçus, et lui demandai où était le sergent-major Broca, c’était le chef de ma compagnie : « Il est là, tout près, » me répondit l’homme, qui ne me reconnut pas tout d’abord, et il ajouta : « C’est le lieutenant Broca que vous voulez dire… »

Deux minutes après, je serrai la main de l’excellent Broca (aujourd’hui retraité commandant, à Ajaccio, sa ville natale), que je félicitai sur son avancement. Je fus bien vite reconnu, entouré de camarades, sous-officiers, caporaux, soldats. Un marchand de vins avait entrebâillé sa boutique, sur le quai. J’offris un rafraîchissement.

— Il nous est défendu d’accepter à boire des Parisiens, dit le sergent Peretti, mais de toi, qui es de la compagnie, c’est permis !

Un autre sergent, Arrio, que j’ai rencontré depuis, et qui a assisté avec moi, en 1905, à une cérémonie patriotique, à l’Hay, s’offrit pour aller chercher le liquide.

On trinqua assez gaîment, inutile de dire que c’était au succès des troupes versaillaises. Les camarades, très sobres de questions, las d’ailleurs et un peu ahuris par la bataille urbaine, ne me demandèrent pas ce que je faisais là, au milieu des barricades abandonnées et des troupes en marche. J’allai au devant des interrogations, qui pouvaient être indiscrètes et même dangereuses. Je leur contai qu’étant venu voir des parents dans le quartier, inquiet sur leur sort, au milieu de ces combats et de ces incendies, je voudrais bien regagner mon domicile, avec le camarade qui m’accompagnait. Nous étions attendus aux Batignolles.

— Tu ne pourras pas passer, me dit un sous-officier ; mais je vais te donner un homme, il t’escortera jusqu’au Pont-Neuf, une fois le pont franchi, les passages sont libres…

J’acceptai vivement l’offre, je remerciai, pas trop chaleureusement, pour ne point laisser soupçonner l’importance de cette conduite militaire, et, après un verre payé à l’homme qui me fut donné comme guide, je quittai, avec Émile Richard, le 1er bataillon du 110e de ligne, au milieu des « bonjour, Parisien ! » et des « comment qu’ça va ? » poussés à chaque pas par les hommes rencontrés, immobiles ou assis sur la bordure du trottoir, et me reconnaissant avec étonnement et plaisir.

Ce fut ainsi qu’en compagnie d’Émile Richard je pus franchir la zone dangereuse, traverser le Pont-Neuf, non sans avoir fait halte aux pompes de la préfecture de police incendiée, place Dauphine. Là, il fallut manœuvrer sous l’œil soupçonneux des agents. Moment critique, car nous pouvions être reconnus, signalés. Alors, c’était le peloton immédiat, avec ou sans coup de grâce. Enfin, je gagnai les hauteurs du 9e arrondissement, par des voies toujours tranquilles, presque désertes, en ces jours de combat, les rues Sainte-Anne, Grammont, Taitbout, d’Aumale et La Rochefoucauld. J’allai frapper chez Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, demeurant 65, rue La Rochefoucauld, pour lui donner des nouvelles de sa sœur et de Paul, et en même temps pour envoyer prévenir ma mère que j’étais sain et sauf, depuis les trois jours que j’avais passés sans donner de nouvelles.

Voilà le récit exact de cette aventure de fin de Commune. Il diffère seulement en quelques détails de la narration, d’ailleurs très sympathique, de Paul Verlaine, dans ses Confessions. J’ajouterai que, par la suite, dans une lettre en réponse à un article dont elle contestait certaines assertions, la femme de Paul Verlaine, aujourd’hui Mme  Delporte, jeta ce mot, en guise de reproche : « Vous ne devez pas oublier que je vous ai sauvé la vie, sous la Commune. » Les souvenirs de l’ex-femme de Paul Verlaine, se rapportant trop peut-être au récit des Confessions, sont inexacts. Quand, avec Émile Richard, je suis venu frapper à la porte de Verlaine (nous étions dans le voisinage et Verlaine était mon meilleur ami), démarche naturelle en telle circonstance tragique, Mme  Verlaine jeune avait quitté depuis la veille le domicile conjugal, pour aller rassurer son papa et sa maman. Ce n’est donc pas elle qui nous a donné asile. Elle ignorait notre présence, elle n’est revenue rue du Cardinal-Lemoine que le lendemain vers deux heures, et à peine était-elle réunie à son mari que nous quittions le toit qui nous avait hospitalisés. Je n’ai eu personnellement besoin d’aucun accessoire de costume, car je n’avais ni armes, ni uniforme. Émile Richard, il est vrai, par son entremise, put se procurer un chapeau de dimensions trop exiguës pour remplacer son képi suspect. Je reconnais que c’est Mme  Verlaine jeune qui a trouvé dans la maison, auprès du propriétaire, ce couvre-chef qui pouvait être plus suspect que protecteur. Voilà à quoi s’est borné le sauvetage en question. Je n’en sais pas moins gré de l’intention à Mme  Delporte, et si je précise ici la vérité des faits, c’est pour remettre les choses en leur place, et ne pas m’exposer au reproche immérité d’ingratitude.

Verlaine ne retourna pas à son bureau, quand, après le combat des six jours dans les rues de Paris, la défaite des derniers défenseurs de la Commune, retranchés parmi les tombes du Père-Lachaise, fut achevée. Il aurait pu, sans risques aucuns, se représenter au Luxembourg, où furent installés les services municipaux, l’Hôtel de Ville n’existant plus. Dans la confusion générale, il est probable qu’on n’eût guère fait attention à lui. Au besoin, un certificat, délivré par un médecin ami, lui eût permis de motiver son séjour à Paris, et comme on ne pouvait lui reprocher que son service du bureau de la Presse à l’Hôtel de Ville, il s’en serait tiré avec une admonestation, et, au pis-aller avec une mauvaise note au dossier.

Mais il s’alarma. Il était d’un tempérament nerveux, facilement impressionnable. Il crut se livrer en se présentant à son sous-chef. Il se voyait déjà en Calédonie. Il fut donc démissionnaire de fait. Il disparut de l’administration préfectorale, sans avoir été révoqué par ses chefs, ni inquiété par la police. Au fond du cœur, il n’était peut-être pas très fâché de cette occasion de lâcher l’administration, et de recouvrer sa liberté. Il en avait assez du bural, comme il disait.

Il ne se cacha point. Ce qui prouve que sa terreur politique était exagérée. Il vécut rue Nicolet, chez ses beaux-parents, en famille. Ce fut un désastre. Ses infortunes datent de cette retraite. Les scènes de ménage se multiplièrent, car, n’allant plus à son bureau, Verlaine sortait quand même, et ses stations dans les endroits où l’on boit en devinrent plus fréquentes et plus prolongées. Puis il quitta Paris, avec sa femme, pour aller dans le Nord. Il avait pris peur. On lui avait parlé de dénonciation, peut-être d’arrestation. Il décampa au plus vite.

Je me trouvai séparé de Verlaine par les circonstances, durant une partie de cette triste année 1871. Je ne savais où il était, et il ne pouvait m’écrire. Il passa l’été, tantôt chez M. Julien Dehée, à Fampoux, tantôt chez M. Dujardin, à Lécluse. Il écrivit de là à notre ami commun Émile Blémont, qui venait de se marier, et il lui donnait, sur cette vie rurale du Nord, qu’il aimait tant, des détails et des impressions analogues à celles contenues dans les lettres, datées des mêmes localités, qu’on a lues plus haut. Il trace, entre autres descriptions synthétiques et pittoresques, comme il savait les faire, ce croquis de la fabrique de sucre de son cousin :


Notre fenêtre donne sur une grande cour, au milieu de laquelle s’élève une colonne Vendôme, moins prétentieuse que la défunte, et qui, plus utile [on reconnaît là le Parisien ayant vécu deux mois au milieu de la fièvre communaliste], se contente de l’humble nom de cheminée. Puis viennent des toits de brique percés de mille tuyaux plus bizarres les uns que les autres, puis des cuves, puis des cuves encore et toujours des cuves. Et si vous aimez la mélasse, on en a mis partout, et encore ailleurs. Cet ensemble, industriel à l’excès, est heureusement compensé par le voisinage d’un petit bois charmant qui fourmille de fraises, de noisettes et de points de vue : de plus, mon cousin possède un jardin very confortable, où les poiriers en chandelles, les pêchers en espaliers et les vignes en arceau encadrent très pompeusement d’admirables roses et d’énormes lys.

Fumer là deux pipes, après le dîner (midi), boire sept à huit chopes au cabaret (4 h. à 5 h.), et voir tomber la nuit dans le bois, en lisant quelque livre bien calmant, telle est ma nouvelle vie, qui diffère de celle de là-bas. Nous comptons retourner sous peu dans Fampoux.


Ces intéressantes lettres à Émile Blémont ont paru dans la Revue du Nord du Ier février 1896.

Verlaine avait fait ce voyage, d’abord pour s’éloigner de Paris, qu’il estimait beaucoup trop atteint de la fièvre répressive, comme il avait subi la fièvre obsidionale auparavant, et aussi pour flâner, en considérant ces monotones paysages du Nord qu’il affectionnait, en vidant des chopes de l’horrible bière aigrelette qu’il préférait aux plus crémeuses Bavière, et enfin pour présenter sa jeune femme à ses parents de Fampoux, de Lécluse et d’Arleux.

Il revint à Paris en septembre, quelques jours avant moi. Je lui écrivis pour lui faire part de la mort soudaine de ma mère, survenue à Arcueil le 29 septembre. Il ne vint pas aux obsèques.

Une lettre de condoléance, assez énigmatique, l’excusait. Je regrettai vivement et doublement son absence. Un jour de deuil comme celui-là, c’est une consolation d’être entouré de ses amis les plus chers. En outre, je revenais, juste la veille, d’un séjour forcé à Versailles, et je n’avais pas revu Paul depuis nos adieux rapides, rue du Cardinal-Lemoine, au milieu du vacarme de la canonnade, à la lueur des incendies de Paris pris d’assaut. Je ne savais rien de ses affaires domestiques. Je soupçonnais que mon ami n’était pas heureux. Ceci ajoutait à mon afffliction. Nous aurions eu tant de choses à nous dire ! Ma tristesse, en revenant des obsèques, en fut augmentée, quand, les assistants ayant regagné Paris, je restai seul avec ma sœur, dans cette petite maison de campagne d’Arcueil où ma mère ne s’était installée que pour mourir.

Voici la lettre par laquelle Paul me faisait part de ses sentiments de condoléance :


Le 30 septembre 1871.

Mon cher ami, ma mère t’a dit, n’est-ce pas, les choses qui m’empêchaient de me rendre à ton triste rendez-vous. Ta vieille amitié me pardonnera, j’en suis sûr, mon absence forcée, et comprendra toute la part que je prends à ton affreux malheur.

Agrée bien et fais agréer à Laure [ma sœur] l’expression des sentiments douloureux dont m’a frappé la mort de ton excellente mère. Écris-moi, je te prie, soit pour me dire de te venir voir tel jour, soit pour me prévenir du jour où tu viendrais me voir.

À bientôt, ton ami tout dévoué.

P. Verlaine.
14, rue Nicolet, Paris-Montmartre.


Quel était le motif réel de cette absence ? Mme  Verlaine mère m’en fit-elle part ? Étais-je trop accablé par le deuil pour avoir retenu l’explication ? Toujours est-il que je n’ai gardé nul souvenir de la raison donnée, s’il y en eut une. Mme  Verlaine mère dut plutôt se montrer réservée. Je suppose qu’il s’agissait de quelque querelle de ménage et de scènes avec les beaux-parents, ayant retenu Verlaine rue Nicolet.

Mais nous parlerons plus loin des crises du jeune ménage et du triste épilogue de la Bonne Chanson. Dans ce chapitre je n’examine que la situation de Verlaine employé.

Sa résolution de ne pas retourner à son bureau avait été prise étourdiment, sans consulter, sans avoir été aux renseignements, sans une démarche auprès de ses chefs. Il avait accueilli très facilement des propos en l’air. Il fut impressionné sans doute par les bavardages de gens affirmant, que d’anciens collègues le feraient arrêter, s’il avait l’audace de reparaître à la Ville. Cette funeste et irréfléchie décision eut une influence décisive et désastreuse sur sa destinée. De cette période d’oisiveté date la seconde existence de Verlaine, la malheureuse, la dévoyée. Il n’est pas encore le bohème et le miséreux des dernières années, mais il n’est plus l’homme à aisance modeste, pouvant s’occuper d’art, de littérature, publier des poèmes, des fantaisies, en conservant occupations régulières et salaires fixes. Il sort des cadres hiérarchisés de la société, sans entrer pour cela dans la cohorte franche des gens de lettres, des artistes, qui, elle aussi, a sa méthode, sa ponctualité, sa tâche à fournir, et une sorte de discipline de travail à observer. Verlaine ne quitta pas l’administration, comme tant d’autres de ses camarades en littérature et confrères en bureaucratie désireux d’avoir plus de temps à consacrer à la production littéraire. Ceux-ci trouvent, dans leur nouvelle situation, plus d’indépendance sans doute, mais plus de besogne aussi. Ils s’efforcent de transporter la régularité bureaucratique dans la liberté de la littérature ; ils s’acharnent sur la copie à faire, afin de compenser, et au-delà, par les gains littéraires, les appointements administratifs non émargés à la fin du mois. Verlaine ne publia rien et ne prépara pas grand’chose durant ces mois de liberté neuve et de loisir complet. La Bonne Chanson parut vers cette époque, mais les pièces qui composaient cet épithalame tardif, devenu comme le De Profundis d’un bonheur domestique défunt, étaient bien antérieures. Paul pouvait, à cette époque, éditer son dithyrambe de fiancé, mais il eût difficilement retrouvé le sentiment qui le lui avait dicté, l’an précédent.

Plus d’une fois, par la suite, faisant son examen de conscience, Verlaine regretta de n’avoir pas essayé de conserver et de recouvrer sa place. Continuer à mandater des émoluments d’ecclésiastiques ou des règlements d’entrepreneurs, ne l’eût pas empêché de rimer et de publier ses rimes. Albert Mérat, Valade, Armand Renaud, tous employés de la Ville ; Armand Silvestre, aux Finances ; Coppée, longtemps attaché aux bureaux de la Guerre, prouvaient qu’il n’y avait nulle incompatibilité entre le service des Muses et celui de l’État ou de la Préfecture.

En notant ce regret de l’emploi perdu, ou plutôt sottement abandonné, je n’émets pas une simple supposition, je ne formule pas une appréciation personnelle, je donne l’opinion postérieure de Verlaine lui-même.

Bien des années après ces événements, Verlaine, revenu définitivement en France, à bout de ressources, sans aptitude aux besognes littéraires productives, vieilli, déjà malade, ou du moins se sentant miné dans ses forces, se montra désireux de retrouver la tranquillité d’esprit, la sécurité du lendemain, avec en plus les appointements réguliers du fonctionnaire. Il me demanda d’intervenir pour le faire réintégrer dans sa place de commis à la Ville.

Il n’avait été l’objet d’aucune poursuite judiciaire, peut-être même n’avait-il pas été régulièrement et officiellement révoqué ; il devait être simplement considéré comme démissionnaire, n’étant plus revenu à son bureau depuis les journées de mai 1871. La requête était possible.

Charles Floquet, avec lequel j’avais les meilleures relations, était alors Préfet de la Seine. Je m’adressai à lui pour faire réintégrer Verlaine, et voici la reproduction de la demande originale adressée par lui au Préfet et appuyée par moi.


À Monsieur le Préfet de la Seine,
Paris.

Monsieur Paul Verlaine demande à être réintégré dans l’administration de la Ville, où il a occupé pendant sept ans un emploi dans les bureaux. Il était en dernier lieu commis rédacteur. Révoqué en 1871, pour être resté pendant la Commune.

Toutes les pièces sont entre les mains du personnel.


Cette particularité de l’existence aventureuse de Verlaine, son désir de redevenir employé sont assez peu connus de ses compagnons de bohème, ses récents amis. Ces renseignements que je donne ici, non pas dans un vain désir d’indiscrétion biographique, mais parce que je les crois utiles pour bien faire connaître tout le caractère et toute la vie de Verlaine, qui ont été souvent dénaturés et méconnus, sont établis par de nombreuses lettres. Le 22 octobre 1882, par exemple, il m’écrivait :


Cher ami,

Je viens te prier de vouloir bien, dès que le préfet sera de retour à Paris, écrire, ainsi que tu me l’as promis, en vue de ma prompte réintégration.

Je me propose d’être de retour lundi 23, c’est-à-dire demain, mais sur le tard, et bondé de colis ; de sorte que je pourrai, si je le puis, mais j’y ferai tous mes efforts, ne t’aller voir que demain mardi.

Ton vieux,

P. V.


Mes démarches à la Ville de Paris furent entamées immédiatement. Verlaine était fort impatient. Il m’écrivait encore, le 7 janvier 1883, probablement à la suite d’une difficulté soulevée par la direction du personnel :


Mon dossier est aussi complet que possible. On ne peut exiger que j’obtienne des certificats de bonnes vie et mœurs d’un tas de maîtres d’hôtel dont je détaillerai les noms et adresses, dans tant de villes parcourues à grands zigzags, il y a dix ans ! J’ai déjà eu assez de mal à avoir un certificat de la mairie d’Arras, ville où j’ai, en moyenne, séjourné plus d’un an, surtout, il est vrai, chez ma mère. Le maire m’a objecté que ce n’était pas assez.

Zuze un peu de ce que me répondrait le bourgmestre de Machin ou le premier échevin de Chose, où j’ai passé un mois dans trois ou quatre hôtels !

Tibi.

P. V.

P.S. — J’avais omis, dans ma note remise à toi sur M. de B… de te remettre ma nouvelle adresse : 17, rue de la Roquette.


Ce M. de B…, auquel fait allusion Verlaine, était le président du Conseil municipal de Paris, Jehan de Bouteiller, mon collaborateur au Mot d’ordre. Verlaine m’écrivait, à son sujet, à une date indéterminée :


Mon cher Edmond,

Ainsi que je te l’ai dit, l’autre jour, mon dossier pour demander ma réintégration d’emploi est complet, et ces Messieurs ont toutes les pièces possibles. Il ne reste donc plus qu’un coup de collier à donner, mais le temps presse. La circonstance peut être favorable si on agit vite.

Vois donc si tu ne pourrais dire un mot pour moi à M. de Bouteiller, dont l’influence serait sans doute décisive, s’il voulait bien parler au directeur du personnel et au préfet en personne.

Je t’en aurai mille gratitudes…


Il ajoute encore quelques jours après : « N’est-ce pas, dis un mot pour moi à M. de Bouteiller, le plus tôt et le plus chaleureusement que tu pourras ! »

On voit combien son désir était vif de reprendre sa place dans les bureaux de la Ville de Paris, de redevenir un ponctuel employé, et d’échapper ainsi, ce qui lui eût conservé la santé, à l’influence morbide des brasseries et des bouges, où il devait, par la suite, entre de longs séjours à l’hôpital, traîner sa dolente existence.

Mais la maladie le guettait, la fatalité aussi. Le jour même où j’allais obtenir de mon ami, le préfet de la Seine, la réintégration du poète dans les bureaux, Verlaine m’écrivait :


Une rechute de toux, quintes et grattements, m’a pris et a fait de moi un véritable roseau toussant. Aussi ai-je résolu de me mettre entre les mains des hommes de l’art pour huit à dix jours, durant lesquels prudence, fumigations, mâcher des pâtes, renifler des bols, clysterium donare, ensuita purgare, etc. Après quoi, et sérieusement je compte être debout.


Verlaine ne devait pas voir son vœu accompli. Il ne quitta plus, pour ainsi dire, le lit de douleur, et traîna désormais sa vie hasardeuse dans tous les hôpitaux de Paris. Charles Floquet avait quitté la préfecture de la Seine, et il ne put être donné suite à la demande de réintégration, qui fut cependant représentée à son successeur.

Mais, Floquet n’étant pas là, les directeurs du personnel et des cabinets préfectoraux mirent leur veto. Toujours l’objection de la légende de Belgique, le jugement de la justice belge mal lu, ou pas lu du tout, invoqué de travers, auquel s’ajoutait le fait exact de l’adhésion à la Commune et de l’existence bohème.

Verlaine reprit donc son existence famélique et sans dignité. Le mauvais vouloir administratif le rejetait, paria de la société régulière, dans la vie de misère et de vagabondage. Il avait cependant fortement voulu rentrer dans les cadres de la vie bourgeoise. Il avait tous les titres, tous les droits à cette réintégration. La préfecture de la Seine a été coupable et a assumé une grande responsabilité morale, en repoussant son ancien employé, qui n’avait commis aucune faute déshonorante. Il avait été condamné, il est vrai, mais à l’étranger, par des juges mal disposés à l’égard d’un Français, et pour une rixe prodigieusement grossie et trop sévèrement punie. Il pouvait être coupable seulement, au point de vue administratif, d’une démission de fait, d’une absence prolongée dans des conditions normales, que les circonstances exceptionnelles de 1871 pouvaient excuser. Le successeur de Floquet aurait dû le considérer comme un amnistié.

Il était encore temps de préserver sa santé et de redonner à son talent une direction nouvelle, en assurant au poète le pain quotidien, en le ramenant à une régularité d’habitudes et d’existence, sinon complètes, du moins assez persistantes pour éviter l’affaiblissement de l’organisme et l’appauvrissement de la production, qui furent le résultat du rejet de cette requête.

Sous l’ancienne monarchie, les pensions sur la cassette, les charcres auprès des grands personnages, les sinécures administratives, ont sauvé bien des gens de lettres, et ont enrichi le patrimoine littéraire de notre pays de trésors précieux. Il est regrettable que, dans une démocratie, un grand poète, comme Paul Verlaine, républicain depuis son âge d’homme, patriote, victime même de l’exagération de ce patriotisme, n’ait pu être admis à rentrer dans une administration, dont il avait fait partie autrefois, et qu’il n’avait quittée que pour des motifs nullement déshonorants, et à la suite d’événements anormaux, au milieu d’une crise extraordinaire. Verlaine redevenu employé, retrouvant sa place aussi dans la vie littéraire et sociale, c’était Verlaine conservant l’existence, et ajoutant à ses meilleures œuvres, conçues dans la sécurité et la régularité forcées de la prison, des ouvrages aussi supérieurs, aussi achevés que Sagesse ou les Romances sans paroles. Il eût écrit dans la tranquillité d’une sinécure bureaucratique, équivalant, pour les poètes et les philosophes de notre époque industrielle, commerçante et pratique, à l’abri que les savants et les auteurs de chroniques trouvaient sous les arceaux du cloître, aux siècles d’invasions, d’ignorance et d’insécurité.