Paula Monti/I/X

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 97-109).
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Première partie


CHAPITRE X.

LE PRINCE DE HANSFELD.


Une pièce immense, occupant une aile de l’hôtel Lambert, formait à elle seule l’appartement d’Arnold de Glustein, prince de Hansfeld, personnage mystérieux dont l’existence prêtait à de si étranges commentaires.

L’aspect de cette galerie suffisait de reste pour justifier tant d’accusations d’originalité. Nous y conduirons le lecteur, un peu après le moment où les sons de l’orgue avaient cessé, au grand plaisir de la princesse… c’est-à-dire alors que la pâle clarté d’un jour d’hiver commençait à dissiper la brume du matin…

Qu’on se figure une salle longue de cent pieds environ, un plafond rayé de solives saillantes, autrefois peintes et dorées, ainsi que les caissons qui les séparaient. Par un caprice du prince, toutes les fenêtres avaient été bouchées, sauf une haute, longue et étroite ogive, garnie de vitraux de couleurs, et placée à l’extrémité de la galerie. Le jour, pénétrant par cette étroite ouverture, produisait un effet bizarre, car il luttait contre la clarté des six bougies d’un petit lustre de cuivre rouge gothique, suspendu à l’une des poutrelles du plafond par un cordon de soie, très près du vitrail.

Grâce à ce mode d’éclairage, dont le foyer, factice ou naturel, se concentrait en cet endroit, qu’il fît nuit ou qu’il fît jour, la lumière, d’abord rassemblée dans la partie avoisinante de la croisée, s’amoindrissait de telle sorte, que le premier tiers de la galerie se trouvait dans un clair-obscur assez lumineux, mais que le reste de cette salle immense se perdait dans l’ombre.

Rien de plus étrange que la décroissance successive de cette lumière qui, d’autant plus vive qu’elle était d’abord filtrée par une haute fenêtre, s’éteignait insensiblement dans de profondes ténèbres. La coloration des divers objets qu’elle frappait, participant aussi de cet affaiblissement gradué, semblait prendre des formes étranges.

Ainsi, vers l’extrémité de la galerie où venait mourir la lumière, ces dernières lueurs s’accrochant aux reliefs de quelques armures d’acier damasquinées, de rares étincelles de lumière scintillaient çà et là dans l’obscurité.

Presque à côté de l’unique petite porte qui communiquait à cette galerie, dans un coin sombre, on distinguait une forme blanchâtre. C’était un squelette bizarrement accoutré : sur son crâne il portait une mitre épiscopale, il s’appuyait d’une main sur un glaive du plus beau temps de la renaissance ; de l’autre main il tenait un luth d’ivoire à sept cordes, dont la base reposait sur la rotule ; par un caprice bizarre, une couronne de roses (rareté pour la saison) d’une fraîcheur et d’un parfum adorables surmontait ce luth ; un manteau de drap blanc, constellé d’X et d’M entrelacés, brodés en rouge, se drapait en plis majestueux sur la cage obscure de la poitrine du squelette, et ne laissait voir que l’extrémité du tibia et du pied droit. Ce pied, d’une petitesse remarquable, était (amère dérision !) chaussé d’un soulier de satin blanc, dont les cothurnes de soie flottaient en longue rosette sur l’os de la jambe, poli comme l’ivoire.

Si l’œil, s’habituant aux ténèbres, pouvait percevoir certains détails, on remarquait sur ces cothurnes de soie et sur ce soulier de satin quelques taches d’un brun rougeâtre… que l’on reconnaissait facilement pour des traces de sang.

Ce singulier objet de curiosité était posé sur un socle d’ébène merveilleusement rehaussé de bas-reliefs et d’incrustations d’argent et d’ivoire.

Par un étrange contraste, car là tout était contraste, les ornements de ce piédestal ne participaient en rien de la tristesse de l’ossuaire qu’il supportait ; tout ce que l’art florentin du XVe siècle a de plus gracieux, de plus pur et de plus charmant, semblait revivre dans ce délicieux ouvrage, véritable chef-d’œuvre de ciselure et de sculpture. Néanmoins ces ornements enchanteurs n’étaient pas absolument étrangers au lugubre objet dont ils décoraient la base ; la figure du squelette, s’appuyant d’une main sur une épée nue, de l’autre sur une lyre, et portant une mitre épiscopale en tête, et un soulier de femme au pied ; cette figure, disons-nous, se retrouvait partout au milieu des plus charmantes combinaisons artistiques.

Ainsi, des amours supportés par ces fabuleux oiseaux de la renaissance, qui tenaient de l’aigle par la tête, par les ailes, et de la syrène par les capricieux enroulements de leur queue, semblaient enlever dans leurs petits bras cette lugubre image.

Ailleurs, des nymphes, dont les poses remplies d’une élégance à la fois chaste et voluptueuse eussent été avouées par les Grecs, se jouaient sous l’attique d’une salle du plus beau style, en s’occupant des apprêts de la toilette du fantôme ; l’une portait le glaive, l’autre la lyre, celle-ci la mitre.

Dans un coin de cet admirable bas-relief, deux ravissantes nymphes, tenant chacune un des cothurnes du soulier, le balançaient entre elles, tandis qu’un petit amour, niché dans l’intérieur de cette chaussure de Cendrillon, s’en servait comme d’une escarpolette….

Pendant ces apprêts, la sinistre figure à demi-couchée sur un lit grec à draperies traînantes, accoudée sur son bras gauche, regardait en souriant (comme une tête de mort peut sourire) les folâtres jeux des nymphes, tandis que de ses phalanges osseuses elle effeuillait un bouquet de roses que lui présentait un groupe d’adorables enfants.

Un petit trépied de vermeil d’un travail exquis, placé auprès de ce socle, pouvait à la fois servir de lampe et de cassolette à parfums.

Si les autres objets qui meublaient la galerie n’offraient pas cette bizarre alliance des sujets les plus funèbres et des idées les plus riantes, ils n’en étaient pas moins singuliers et remarquables, les uns par leur rareté, les autres par les incroyables mutilations qu’ils avaient subies.

Un tableau, placé dans une des zones de la galerie où n’arrivait qu’un demi-jour, représentait une femme d’une beauté rare ; à la fraîcheur du coloris, à la transparence voilée du clair-obscur, à la grâce divine du dessin, à la suavité de la touche, on reconnaissait la main inimitable de Léonard de Vinci… Mais, hélas ! au lieu de ce regard fluide, transparent, auquel le peintre avait sans doute donné la vie, les yeux, barbarement, outrageusement crevés, dardaient deux lames de stylets, fines, aiguës, étincelantes.

Était-ce une triste et sauvage raillerie de ce vieux dicton mythologique : Les yeux de la beauté lancent des traits mortels.

On ne pouvait voir sans indignation cet outrage à l’un des chefs-d’œuvre de l’art, et pourtant, un peu plus loin, on admirait une sorte de petit monument de marbre blanc aux ornements empruntés aux mythologies païenne et chrétienne.

Dans un cartouche supporté par des amours et par des anges, on lisait en lettres d’or : Phidias, Raphaël ; puis au bas une sorte de prie-Dieu (qu’on pardonne cette profanation de l’adoration due au seul Créateur en faveur de la créature) dont le coussin de velours usé prouvait un fréquent usage, comme si quelque fervent et religieux admirateur de ces deux génies immortels venait souvent leur demander à genoux de hautes inspirations, ou les remercier des ineffables jouissances que la science du beau donne à l’homme.

En effet, des gravures ou des copies des plus beaux cartons de Raphaël, placées tout auprès de quelques fragments des bas-reliefs du Parthénon, choisis avec un goût excellent, annonçaient un amour et un sentiment de l’art qui semblaient incompatibles avec la barbarie des mutilations dont nous avons parlé.

À mesure que l’on se rapprochait de la zone la plus lumineuse de cette galerie, étrange retraite du prince de Hansfeld, les objets changeaient aussi de caractère… Plus ils devaient être éclairés, plus ils augmentaient de splendeur.

Ainsi, près de la fenêtre, on voyait une rare collection d’armes indiennes et orientales, des sabres d’argent incrustés de corail, des poignards au fourreau de velours rouge brodé d’or, à la poignée enrichie de pierres précieuses ; le bleuâtre acier de Damas se recourbait sous sa garde d’or étincelante de rubis et d’émeraudes ; des boucliers indiens aux reliefs de vermeil étaient constellés de pierreries.

Près de la fenêtre, c’était un fourmillement lumineux, coloré, scintillant, éblouissant, auquel la lumière prismatique des vitraux donnait encore des tons plus chauds et plus riches ; il est impossible de nombrer les curieux objets d’orfévrerie émaillés, ciselés, entassés sur des étagères de nacre qui avoisinaient la fenêtre.

À voir tomber de la haute fenêtre cette éblouissante cascade de lumière irisée par les lueurs chatoyantes des objets qui la reflétaient, on eût dit une de ces nappes d’eau que le soleil colore de toutes les nuances du prisme.

Cette comparaison semblait d’autant plus vraie que, immédiatement au-dessous de la croisée, et occupant toute la largeur de sa baie, on voyait un grand buffet d’orgue : deux figures d’anges de trois pieds de haut, sculptées en ivoire, supportaient le clavier de l’instrument, de même matière ; le reste du buffet, dont le sommet atteignait l’appui de la fenêtre, se composait de panneaux gothiques, aussi d’ivoire ; travaillés à jour comme une dentelle, ils n’altéraient en rien la sonorité de l’instrument ; quatre sveltes cariatides d’argent, émaillées de couronnes d’or, ornées de pierreries, comme des ostensoirs, séparaient ces légers panneaux, et supportaient une frise en pierres dures, représentant une guirlande de feuilles, de fleurs et de fruits… cerises de cornaline, prunes d’améthyste, abricots de topaze, bluets de lapis, feuilles de malachite, jacinthes d’aigues marines, luttaient d’éclat et de vérité relative.

Cet orgue, de dix pieds de haut et de cinq pieds de large, remplissait le soubassement de la longue fenêtre à vitraux coloriés, percée à l’une des extrémités de la galerie.

L’espace qui restait de chaque côté de cette fenêtre pour atteindre les parois latérales de la galerie, était rempli, encombré des innombrables richesses dont nous avons parlé.

Le prince de Hansfeld était assis devant cet orgue d’ivoire ; il portait une longue tunique de laine noire serrée autour de sa taille ; une sorte de béret de velours de même couleur laissait échapper de longues mèches de cheveux blonds qui tombaient en profusion sur ses épaules un peu courbées.

Ses larges manches étaient presque relevées jusqu’au coude par la position que prenaient ses mains en parcourant le clavier. Ses bras amaigris, ses mains fluettes, effilées, étaient d’une blancheur de marbre ; mais les ongles longs, durs, polis comme des agates, n’avaient pas cette nuance rose, signe certain de la santé ; ils étaient cerclés d’un pâle azur ; la position de la tête un peu repliée en arrière annonçait que le prince de Hansfeld avait les yeux levés au plafond.

Après s’être interrompu un moment, il recommença à jouer de l’orgue, mais pianissimo.

Était-ce la qualité supérieure de cet admirable instrument, était-ce la puissance du talent de l’exécutant ? jamais orgue n’exhala des sons à la fois plus suaves, plus sonores, plus mélancoliques, d’une tristesse, si cela peut se dire, plus passionnée !

Il serait impossible de deviner quel était le motif de ces chants d’une expression à la fois plaintive comme un soupir… ineffable comme le sourire d’une mère à son enfant… harmonie vague, indécise, capricieuse comme la pensée qui, flottant au milieu des nuages d’une imagination attristée, aperçoit quelquefois l’azur d’un ciel pur, éclairci, serein…

Le cœur le plus bronzé se fût amolli, détendu à ces mélodies pénétrantes, douces comme une rosée de larmes.

Au milieu du silence de la nuit, les sons déjà si graves de l’orgue augmentaient encore de solennité ; ils montaient au ciel… comme l’encens…

Il y avait surtout une phrase d’une pureté charmante qui revenait souvent et comme par intermittence dans le chant de l’orgue.

Pour rendre les idées qu’éveillait cette phrase enchanteresse, jouée sur les notes les plus élevées, les plus cristallines de l’instrument, il faudrait évoquer les idéalités les plus riantes, les plus jeunes, les plus fraîches ;

Tout ce qu’il y a de perles humides sur la mousse et de lueurs roses dans l’aube d’un beau jour de printemps ;

Tout ce qu’il y a de mystère, de rêverie dans les clartés argentines de la lune, lorsqu’au milieu d’une tiède nuit d’été elles se jouent dans la pénombre des grands bois qui semblent frissonner amoureusement aux solitaires accents du rossignol ;

Tout ce qu’il y a de bonheur, de joie candide, d’espérance ingénue dans le doux refrain d’une jeune fille de seize ans qui chante, parce qu’elle se sent heureuse en regardant sa mère et en voyant le soleil dorer la cime des arbres au moment où les fleurs redressent leur calice embaumé ;

Tout ce qu’il y a enfin de doux, de grave, d’élevé dans la contemplation où nous plonge souvent l’incommensurable scintillation des astres qui décrivent leurs cours dans l’immensité ;

Oui, à peine cette évocation de riantes poésies donnerait-elle une idée de la mélodie pleine de grâce et de sérénité qui, à d’assez longs intervalles, revenait se dessiner, pour ainsi dire, rose, lumineuse et sereine, sur la couleur sombre du morceau que jouait le prince…

Quant à ce morceau que l’on pourrait considérer comme l’expression constante du caractère d’Arnold de Hansfeld, c’était l’idéalisation de la rêverie allemande, ou la douce fantaisie de Mignon, non celle qui fait éclore de gracieux mirages, mais celle qui, dans sa noire tristesse, évoque le pâle fantôme de Lénore.

La tristesse d’Arnold était caractéristique en cela qu’elle était résignée, mais non pas amère et irritée.

Il semblait se complaire à moduler avec amour la phrase musicale dont nous avons parlé, comme on s’abandonne à un souvenir chéri de sa jeunesse.

Le tintement aigu, strident et prolongé d’un timbre le fit tressaillir douloureusement.

À ce bruit aigre, il interrompit de nouveau son chant… Les dernières vibrations de l’orgue s’exhalèrent dans la vaste galerie comme un long soupir.

Arnold inclina avec accablement sa tête sur sa poitrine ; ses mains blanches et effilées, se détachant du clavier, retombèrent inertes sur ses genoux. Sa taille mince et frêle se courba, la force factice, fiévreuse, qui l’avait jusqu’alors soutenu, l’abandonna ; il s’affaissa sur lui-même…

Les premières lueurs d’une matinée d’hiver, se joignant à la clarté des bougies du lustre gothique, formaient une lumière fausse, lugubre comme celle des cierges qui brûlent pendant le jour autour d’un lit mortuaire ; cette lumière tombait d’aplomb sur le front et sur la saillie des joues d’Arnold, car il avait la tête inclinée sur sa poitrine.

À travers ses longs cils baissés, on aurait pu voir la prunelle immobile perdre l’humide éclat de son bleu limpide, et devenir fixe, presque terne.

Ses doigts se roidirent par l’intensité du froid ; car depuis longtemps le feu était éteint dans la vaste cheminée…

À ce moment, le tintement du timbre retentit de nouveau… et par deux fois.

Le prince sembla sortir d’un sommeil léthargique, se leva péniblement et alla au fond de la galerie, dans laquelle on ne pouvait entrer que par une petite porte épaisse et bardée de fer.

Arnold ouvrit à moitié et d’un air soupçonneux un guichet pratiqué dans cette porte, et dit d’une voix faible :

— C’est vous, Frank ?

— Oui, Arnold… voici le jour… Tiens… prends la cassette, mon cher enfant — répondit une autre voix un peu cassée.

— C’est bien vous… Frank ? — répéta le prince.

— Par tous les saints, qui veux-tu que ce soit, sinon le vieux Frank ?… ouvre la porte… tu me verras en pied…

— Oh ! non, non, pas aujourd’hui…

— Calme-toi… mon cher enfant… tu as tes vapeurs… je le sais… mais prends donc la cassette… j’ai acheté le pain d’un côté… les fruits de l’autre…

Le prince allongea la main, et prit avidement une petite caisse de bois d’acajou cerclée d’acier qu’on lui passa par le guichet…

— Bonne nuit… ou plutôt bonjour, Arnold.

— Adieu, Frank…

Et le guichet se referma.

Non loin de la porte était un lit composé de deux épaisses et soyeuses peaux d’ours étendues sur un vaste divan. Arnold s’assit sur ce lit et mit la cassette sur une petite table d’ébène d’un curieux travail où était déposée une paire de pistolets chargés. Il prit une clef sur cette table et ouvrit la cassette ; elle contenait un petit pain sortant du four et quelques fruits d’hiver.

Le prince regarda ces comestibles dignes d’un anachorète avec une sorte de défiance, ses soupçons luttaient contre son appétit ; pourtant il cassa le pain en deux morceaux, et après avoir longtemps examiné, flairé, il le porta enfin à ses lèvres…

Mais tout à coup il le jeta loin de lui avec épouvante…

Alors, cachant sa figure dans ses mains, Arnold de Hansfeld se renversa sur son lit en pleurant avec amertume.