Peer Gynt (trad. Prozor)/Acte 1
PEER GYNT
ACTE PREMIER
(Un espace boisé près de l’enclos d’Aase. En bas, un torrent. De l’autre côté, un vieux moulin. Chaude journée d’été.)
(Peer Gynt, garçon de vingt ans, solide et bien bâti, descend le sentier, suivi de sa mère Aase, petite et délicate. Elle le gronde et paraît furieuse.)
Tu mens, Peer.
Non, je ne mens pas.
Alors jure-moi que c’est vrai.
Pourquoi veux-tu que je le jure ?
Tu vois bien : tu n’oses pas. Fi, le vilain ! Tout cela, ce ne sont que des histoires.
Non, — c’est vrai d’un bout à l’autre.
Tu n’as pas honte de mentir à ta mère ? Ah çà ! tu t’en vas chasser le renne dans les fjaells pendant des mois sans te soucier de la récolte ; tu rentres ensuite sans fusil ni gibier, la pelisse déchirée, et maintenant tu veux me faire voir la lune en plein midi, avec tes histoires de chasse à dormir debout. Voyons ! ce bouquetin, où l’as-tu surpris ?
À l’ouest de Gendin.
Très bien ! Après ?
J’avais le vent contre moi, un vent très vif. Derrière un tronc d’arbre renversé, il cherchait de la mousse sous la neige.
Très bien. Va donc !
J’étais à l’affût, retenant mon souffle. J’entendais la couche de neige craquer sous ses sabots et j’apercevais un bout de corne. Alors je me glissai doucement, je rampai de son côté, et, caché entre les pierres, je l’épiai. Non, vrai, tu n’as jamais vu bouquetin pareil, si gras, si luisant.
Pour sûr que non !
Paf ! je tire. Le bouquetin roule par terre, Alors je lui saute sur le dos, lui saisis l’oreille gauche et vais lui plonger mon couteau entre les épaules, quand, tout à coup, le monstre pousse un rugissement, se dresse sur ses quatre pattes, jette plusieurs fois sa tête en arrière, me fait tomber le couteau de la main et, m’emprisonnant les reins entre ses cornes, comme dans un étau, bondit avec moi à travers le fjaell de Gendin.
Seigneur Jésus !
Le connais-tu, ce fjaell, d’un demi-mille de long, cette arête aiguë comme une faux, aboutissant à une pente abrupte, toute en éboulements, en névès ? Des deux côtés, un roc à pic descendant droit, jusqu’au fjord noir, sinistre, vertigineux et profond de treize cents aunes ? Lancés sur cette crête, la bête et moi, nous fendions l’air. Jamais je n’avais enfourché pareille monture ! On eût dit que nous galopions vers le soleil. Au-dessous de nous, dans l’abîme, des aigles aux ailes brunes semblaient voler en arrière, comme des fétus emportés par le vent. Tout en bas, je vis un énorme glaçon se briser contre la côte, et pas le moindre bruit ne me parvint. Seuls les démons du vertige, chantant, dansant en ronde, m’emplissaient les yeux et les oreilles.
Seigneur, ayez pitié de nous !
Tout à coup, sur un point de cette crête escarpée, une volée de perdrix cachée dans un creux se leva, caquetante, effarée sous les sabots du bouquetin. Celui-ci fait un demi-tour et, d’un saut mortel, se précipite dans le gouffre ! (Aase chancelle et s’accroche à un arbre. Peer Gynt continue sans s’arrêter.) Derrière nous la sombre falaise, devant nous un abîme sans fond ! Nous fendîmes d’abord une couche de brouillard, puis une nuée de mouettes qui, poussant des cris de peur, s’envolèrent aux quatre vents. Nous descendions comme un trait. Tout au fond j’apercevais une tache brillante, blanche comme un ventre de renne. Mère ! c’était notre propre image reflétée par le lac tranquille et qui, vers la surface des eaux, montait du train foudroyant qui nous emportait nous-mêmes.
Peer ! Mon Dieu ! Achève, achève !
Bouc contre bouc, celui de l’air, celui du lac se rencontrèrent enfin. Le flot jaillit, écumant. Et nous voilà battant l’eau longtemps, longtemps, lui nageant en avant, moi à sa remorque, jusqu’à la rive nord du fjord. Alors je pris le chemin d’ici.
Eh bien ! et le bouquetin ?
Le bouquetin ? Il court encore. (Il fait claquer ses doigts et exécute une pirouette.) Bien malin qui le rattrapera !
Et tu ne t’es pas cassé le cou ? Pas même les jambes ? Tu ne t’es pas rompu le dos ? Oh ! merci, mon Dieu, qui m’avez préservé et rendu mon garçon ! Pourtant la culotte a reçu un accroc. Mais il n’y a pas de quoi parler, quand on pense à tout ce qui aurait pu lui arriver.
(Elle s’arrête soudain, le regarde, bouche béante, reste longtemps sans trouver de paroles, et s’écrie enfin.)
Ah ! bandit ! ah ! maître menteur ! En voilà des inventions du diable ! Mais cette histoire que tu me débites, je me souviens l’avoir entendue conter quand j’étais jeune fille. Ce n’est pas à toi, c’est à Gudbrand Glese qu’elle est arrivée.
Elle nous est arrivée à tous deux quoi ! Ces histoires-là, ça se répète de temps en temps.
Oui, oui, ça peut se retourner, un mensonge, s’enjoliver de mille façons, se parer si bien qu’on n’en reconnaisse plus la vieille carcasse. C’est bien là ce que tu fais. Tu lui mets des ailes d’aigle et d’autres choses magnifiques ou horribles. À la fin le monde est pris dans ce tissu de contes. Ça vous effraie, ça vous coupe la parole. On ne reconnaît plus une histoire qu’on connaissait depuis longtemps.
Si quelqu’un d’autre que toi me disait cela, je l’assommerais.
Mon Dieu ! si je pouvais mourir et reposer en terre ! Rien ne prend sur lui, ni pleurs, ni prières. Ah ! Peer tu es bien perdu, à tout jamais perdu !
Va, petite mère, tu es gentille et tu as raison dans tout ce que tu dis. Ne te fâche pas et sois gaie.
Tais-toi ! Peut-on être gaie avec un cochon de fils comme toi ? N’est-ce pas dur pour une pauvre veuve d’être ainsi abreuvée de honte ? Voilà toute ma récompense. (Elle pleure de nouveau.) Qu’est-ce qui reste de toutes les richesses de ton grand-père ! Où sont les boisseaux d’argent du vieux Rasmus Gynt ? Où sont tous ses écus ? Ton père les a fait danser. Il les a semés comme du sable, achetant des terrains dans toutes les communes d’alentour, se faisant rouler dans des carrioles dorées. Et tout l’argent gaspillé pour ce grand festin d’hiver où les bouteilles volaient en éclats, où chaque convive brisait son verre contre le mur ? Où est-il, cet argent ?
Mais où sont les neiges d’antan[1] ?
Silence devant ta mère ! Regarde la maison, l’enclos ! Il n’y a pas deux vitres dont l’une ne soit bouchée avec de vieux chiffons. Les haies et les barrières sont par terre ; le bétail n’a pas où s’abriter ; les champs sont en friche, et il y a une saisie tous les mois.
Trêve de radotages ! La chance a souvent tourné au moment où on s’y attendait le moins.
La chance ? Il y a longtemps qu’on n’en cultive plus ici. Ah ! l’on ne dirait pas que tu es un homme, toi ; et pourtant tu es toujours le même gars solide et dégourdi dont ce prêtre de Copenhague, qui t’a demandé ton nom, disait qu’il n’y avait pas de prince là-bas à avoir une aussi bonne tête. Même que ton père, pour ce propos, lui a fait cadeau d’un cheval, et d’un traîneau par-dessus le marché. Oh ! en ce temps-là, on admirait tout chez nous. Le doyen, le capitaine et tout le bataclan ne sortaient pas de la maison, mangeant, buvant, faisant ripaille à en crever. Mais c’est dans le malheur qu’on connaît les gens. Du jour où « Jean, le colporteur » s’en fut allé par les chemins, son sac sur le dos, tout devint silencieux ici, il ne vint plus âme qui vive. (Elle s’essuie les yeux avec son tablier.) Oui, oui, tu es grand et fort, et tu devrais bien servir d’appui à la vieille mère malade, soigner l’enclos, défendre les derniers restes de ton bien. (Elle recommence à pleurer.) Vaurien ! Dieu sait que tu ne m’as jamais été d’aucun aide. À la maison, tu ne sais que faire le fainéant, étendu devant l’âtre, à remuer la cendre. Dehors, quand tu vas à une assemblée, tu fais fuir les filles et te bats avec les plus mauvais sujets de la commune. À cause de toi, je suis la risée de tout le monde.
Laisse-moi tranquille.
Nieras-tu que c’est toi qui as monté, il n’y a pas bien longtemps, ce terrible boucan de Lunde, où vous vous êtes battus comme chiens enragés ? N’est-ce pas toi qui as cassé le bras à d’Aslak, le forgeron, ou qui lui as, du moins, foulé un doigt ?
Qui t’a conté toutes ces balivernes ?
La femme du journalier l’a entendu beugler.
Ce n’était pas lui, c’était moi.
Toi ?
Oui, mère, puisque j’étais le battu.
Comment cela ?
C’est un gaillard, vois-tu…
Qui ça ?
Aslak, donc.
Va, tu me dégoûtes ! Quoi ! Battu par un sale ivrogne, par un pilier de cabaret, par un misérable noceur de cette espèce ! (Elle recommence à pleurer.) Ah ! j’ai essuyé bien des hontes et des ignominies, mais celle-ci est la pire de toutes : Un gaillard ? Et quand c’en serait un, était-ce une raison pour lui céder ?
Que je batte ou que je sois battu, c’est toujours la même complainte. (Riant.) Console-toi, mère.
Encore un nouveau mensonge ?
Cette fois-ci tu peux sécher tes larmes. (Fermant le poing gauche.) Tiens ! dans cet étau, j’ai fini par tenir mon forgeron. Et l’autre poing faisait le marteau.
Ah ! vilain batailleur ! Tu vas me faire mourir avec ta conduite !
Mais non, petite mère, méchante petite mère, gentille petite mère, tu mérites mille fois mieux que cela. Va ! fie-toi à ma parole. Tout le monde, dans la commune, s’inclinera devant toi. Attends seulement que j’aie fait quelque grande, très grande action !
Toi !
On ne sait pas ce qui peut arriver.
Si tu pouvais seulement apprendre à raccommoder ta culotte, je n’en demanderais pas davantage.
Je serai roi, empereur !
Dieu me pardonne, voilà son dernier grain de raison qui s’en va !
C’est comme je te dis. Donne-moi le temps seulement.
Oui, oui, « donne-moi le temps de devenir prince », comme dit l’autre.
Tu verras, mère, tu verras.
Veux-tu bien finir ! Tu es fou à lier. C’est vrai, cependant : tu aurais pu devenir quelque chose si, du matin au soir, tu n’avais pas la tête pleine de mensonges et de sottes inventions. La fille de Hægstad te regardait d’un œil tendre. Tu aurais pu l’obtenir, si tu l’avais voulu bien sérieusement.
Tu crois ?
Le père n’a pas la force de résister à son enfant. Il est entêté à sa façon, mais Ingrid finit toujours par avoir le dessus. Tout en bougonnant, le vieux grognon fait ce qu’elle veut. (Elle recommence à pleurer.) Ah ! Peer, mon enfant, une fille comme cela, — très riche, — une fille de propriétaire ! Dire que, si tu avais seulement voulu, tu serais son heureux époux, au lieu de traîner ici, sale et déguenillé.
Viens ! allons-y de ce pas.
Où cela ?
À Hægstad.
Mon pauvre garçon ! Nous trouverions portes closes.
Pourquoi cela ?
Allons, dis tout.
Pendant que tu chevauchais dans les airs, sur ton bouquetin, Mads Moen a obtenu la fille !
Oui, c’est lui qu’elle épouse.
Attends-moi, je vais atteler. (Il veut s’éloigner.)
Tu peux t’épargner cette peine. La noce est fixée à demain.
Bast ! J’y serai ce soir.
Ah ! le méchant ! Veux-tu augmenter mon chagrin en te faisant la risée de tout le monde ?
Remets-toi. Tout ira bien. (Criant et riant.) Gai, gai !
Nous attelons. Je vais chercher la jument. (Il soulève Aase dans ses bras.)Lâche-moi !
Non. Je vais t’emporter ainsi jusqu’à la noce ! (Il s’engage dans le torrent.)
Au secours ! Seigneur, ayez pitié de nous ! Peer ! Nous allons nous noyer.
Ce ne serait pas une mort noble. Je suis né pour de plus hautes destinées.
Pour être pendu, bien sûr. (Lui tirant les cheveux.) Ah ! garnement !
Tiens-toi tranquille. L’endroit est glissant.
Âne bâté !
Va ! laisse aller ta langue, cela ne fait de mal à personne. Bien ! voici que nous remontons.
Ne me lâche pas !
Veux-tu que nous jouions à Peer et au bouquetin. Hope-là ! (Galopant.) Je suis le bouquetin, tu es Peer.
Ah ! Je ne sais plus où j’en suis !
Tu vois : nous avons passé le gué. (Il remonte sur la terre ferme.) Voyons, un gentil baiser au bouquetin pour t’avoir fait passer.
Tiens ! voici ta paie !
Aïe ! c’est de la mauvaise monnaie !
Lâche-moi !
Pas avant que nous soyons chez les parents de la mariée. Tu parleras pour moi. Tu es intelligente. Fais entendre raison à ce vieux fou. Dis-lui que Mads Moen est une drogue.
Lâche-moi.
Et dis-lui aussi quel bon garçon est Peer Gynt.
Ah ! tu peux compter là-dessus ! Je te donnerai un bon certificat. On te connaîtra de figure et de dos. Pas une de tes satanées frasques n’y manquera. Ce sera un tableau complet.
Vraiment ?
Je ne fermerai pas la bouche avant que le vieux n’ait lancé ses chiens sur toi comme sur un rôdeur de grands chemins.
Hum… Je préfère aller seul.
En ce cas, je te suivrai.
Non, mère chérie, tu n’en as pas la force.
Pas la force ! Je suis si furieuse que je pourrais briser des pierres avec les doigts, avec les dents ! Lâche-moi !
Bien, si tu promets…
Non, tu resteras ici !
Jamais ! Je veux aller là-bas !
Tu n’iras pas.
Comment m’en empêcherais-tu ?
En te plantant sur le toit du moulin. (Il la hisse sur le toit malgré elle. Aase crie et se débat.)
Descends-moi !
Oui, mais écoute ce que je vais te dire.
Je m’en moque !
Chère mère, je t’en prie !
Je le voudrais, mais je n’ose pas. (Il s’approche d’elle.) Fais attention et tiens-toi tranquille ; si tu rues, si tu lances des pierres, cela pourrait mal finir. Tu pourrais dégringoler.
Canaille !
Ne remue pas tant.
Puisses-tu être balayé de ce monde comme une ordure que tu es !
Fi donc, mère !
Je crache sur toi.
Tu devrais plutôt me donner ta bénédiction. Veux-tu ? dis ?
Ce que je te donnerai, c’est une bonne fessée, si grand que tu sois.
Eh bien, adieu, en ce cas, mère chérie ! Patience : je ne tarderai pas à revenir. (Il s’éloigne, se retourne et, avec un geste d’avertissement, ajoute.) Prends garde de trop remuer. (Il s’en va.)
Peer ! — Miséricorde, il s’en va pour de bon ! Ah ! monteur de bouc, vilain menteur, écoute ! Non, le voici qui détale ! (Criant.) Au secours ! Je me trouve mal !
(Deux vieilles femmes, chacune un sac sur le dos, descendent la côte s’acheminant vers le moulin.)Jésus ! Qui est-ce qui crie comme ça ?
C’est moi !
Aase ! Que faites-vous donc sur le toit ?
Ah ! Je n’y resterai pas longtemps. Ma dernière heure va sonner.
Bon voyage, alors !
Vite une échelle ! Je veux descendre. Ce satané Peer !
Vous pouvez dire maintenant que vous avez vu de ses tours.
Pour ça oui, nous en témoignerons.
Avant tout, il faut m’aider. Je dois courir à Hægstad.
C’est donc là qu’il allait tout à l’heure ?
En ce cas vous serez vengée. Il y rencontrera le forgeron.
Miséricorde de Dieu ! Ils finiront par me tuer mon gars !
Mon Dieu ! puisqu’il faut mourir tôt ou tard, si tel est son destin…
Elle a perdu le sens. (Criant.) Hé, là-bas ! Eyvind, Anders, venez donc !
C’est Peer Gynt qui a hissé sa mère sur le toit du moulin !
(Une colline couverte de buissons et de bruyères. Au fond, le chemin communal, bordé d’une haie.)
(Peer Gynt arrive par un sentier, se dirige vivement jusqu’à la haie et regarde le pays qui s’étend devant lui.)
Voici Hægstad. J’y serai bientôt rendu. (Il se met en devoir de franchir la haie, mais se ravise.) Qui sait ? Ingrid est peut-être seule dans sa chambre. (Il se fait un abat-jour de la main et regarde au loin.) Non. Le chemin fourmille d’invités. Hem. Je ferai peut-être mieux de rentrer. (Il retire la jambe engagée dans la haie.) Ils sont toujours là, à chuchoter, à ricaner derrière moi, que j’en ai chaud dans le dos. (Il fait quelques pas en s’éloignant de la haie et arrache quelques feuilles d’un air distrait.) Si l’on pouvait seulement boire un coup, ou si l’on pouvait se glisser sans être vu. Ou si l’on n’était pas connu de tous. Un petit verre, c’est encore ce qu’il y aurait de mieux. Quelque chose de fort. Ça vous raidit contre les risées des gens. (Il promène autour de lui un regard effrayé et se cache dans les buissons. Des gens, se rendant à la noce, passent, portant des vivres.)
Après ça, rien d’étonnant que le fils soit un vaurien.
(Ils passent. Un instant après, Peer Gynt sort de sa cachette, rouge de honte et les suit des yeux.)
Est-ce de moi qu’ils parlaient ? (Avec une indifférence forcée.) Eh bien, après ! Que m’importe ! Ils ne me mangeront pas, après tout. (Il se jette dans la bruyère et reste longtemps étendu sur le dos, regardant en l’air.) Quel drôle de nuage. On dirait un cheval sellé et bridé — il y a un cavalier dessus — et, derrière, une vieille sur un balai. (Avec un sourire malin.) Ça, c’est mère. Elle gronde, elle crie : « Peer, arrête donc, animal ! » (Peu à peu il ferme les yeux.) Tu vas voir, la vieille !
Qui chevauche là-bas au soleil de midi ?
Regarde : c’est Peer Gynt ! Il a le front hardi,
Des gants brodés aux mains, à la hanche une épée.
Une escorte le suit, toute d’or équipée,
Avec des fers d’argent aux pieds de ses chevaux.
En long manteau de soie, il va par monts et vaux,
Et son regard descend sur une foule immense.
Les femmes devant lui font une révérence,
Le trouvant le plus fier et le plus beau de tous.
Sur son passage il pleut de l’or comme des sous.
Tous deviennent seigneurs, il n’y a plus de trace
De rôdeurs ni de gueux sur les chemins où passe
Entre deux rangs pressés, joyeux, émerveillés,
L’empereur Peer suivi de ses mille écuyers.
En chevauchant toujours il gagne une autre terre,
Par dessus l’Océan. Le prince d’Angleterre
Le reçoit sur la côte avec civilité.
Les filles d’Angleterre étalent leur beauté
Pour lui plaire, et l’on voit, se levant de leurs tables,
Lui faire les honneurs les grands et les notables.
L’empereur d’Angleterre aussi, portant la main
À son front couronné, vient jusqu’au grand chemin
Et dit…
(Aslak le forgeron passe sur la route avec quelques autres.)
Tiens ! c’est Peer Gynt. Il est saoûl, le cochon !
Comment ça ? L’empereur… !
Allons ! lève-toi, mon gars !
Diable ! le forgeron ! Que me veux-tu ?
Il n’a pas encore fini de cuver son vin, depuis l’autre fois.
Oui, mais, d’abord, mon gars, dis-moi ce que tu as fait pendant ces six semaines. Tu avais disparu. Tu viens peut-être de chez le vieux de la montagne. Hein ?
Maître Aslak, j’ai fait des choses surprenantes.
Voyons, conte-nous ça, Peer.
Cela ne regarde personne.
Tu iras à Hægstad, bien sûr ?
Non.
On disait dans le temps que la fille te voulait du bien.
Veux-tu te taire, espèce de corbeau !
Ne te fâche pas, Peer. Si Ingrid t’a fait faux bond, tu en trouveras d’autres. — Pense donc ! le fils de Jean Gynt ! Viens à la noce. Il y aura là de beaux morceaux de chair tendre, sans compter les veuves.
Que le diable… !
Il s’en trouvera bien une qui voudra de toi, — Bonsoir ! Je vais saluer la mariée de ta part.
(Ils s’en vont riant et parlant à mi-voix.)
Qu’elle épouse qui elle veut, la fille de Hægstad. Je m’en moque, (Il s’examine.) La culotte ? Une vraie guenille. Si seulement j’en avais une de rechange ! (Frappant du pied.) Ah ! Le mépris de ces hommes ! Comme je prendrais un couteau de boucher pour leur extraire tout ce mépris du ventre ! (Regardant tout à coup derrière lui.) Qui est là ? Quelqu’un qui se moque de moi ? — Non, personne. — Je vais rentrer chez mère. (Il fait quelques pas en remontant la colline, mais s’arrête et tend l’oreille du côté d’Hægstad.) Ça grouille de filles ! Sept ou huit par homme ! Ah ! massacre et malheur, il faut que j’en sois ! — Oui, mais mère que j’ai laissée perchée sur le toit du moulin ? (Malgré lui il regarde de nouveau du côté d’Hægstad et se met à rire et à sauter.) Haïe donc ! voici la danse[3] en train. Quel violoneux que ce Guttorm ! Ça bout, ça gronde comme un torrent. Et l’essaim de filles miroite au soleil ! Ah ! massacre et malheur, il faut que j’en sois ! (Il franchit la haie d’un seul bond et s’élance sur le chemin.)
(L’enclos d’Hægstad. Au fond, la ferme. Foule d’invités. Danse animée sur la pelouse. Assis sur une table, le violoneux. Dans la porte, le Maître-Coq. Des cuisinières passent et repassent entre les bâtiments. Les gens mûrs sont assis çà et là, causant entre eux.)
La fiancée. Oui, c’est vrai, elle pleure un peu. Mais il ne faut jamais faire attention à cela.
Allons, amis, videz les cruches !
Merci, ce n’est pas de refus. Mais tu les remplis trop vite.
Va donc, Guttorm ! ne ménage pas les cordes !
Fais bien résonner les échos !
Voilà un pas chic !
On est à l’aise ici. Le toit est haut, la salle est vaste !
Elle ne veut pas, père. Elle est si têtue.
Qu’est-ce qu’elle ne veut pas ?
Elle s’est enfermée.
Eh bien ! tâche de trouver la clef.
Je ne peux pas.
Imbécile !
(Il se retourne vers les autres. Le marié s’éloigne et traverse la cour.)
Hé, les filles ! On va s’amuser : Peer Gynt est ici !
Qui l’a invité ?
Personne.
(Il se dirige vers la maison.)S’il vous parle, ne l’écoutez pas.
Non. Faisons semblant de ne pas le voir.
Quelle est la plus gaillarde de la bande ?
Ce n’est pas moi.
Ni moi.
Ni moi.
Alors viens, toi, avant qu’il s’en présente une meilleure.
Je n’ai pas le temps.
Ce sera donc toi !
Je vais rentrer.
Ce soir ? As-tu perdu le sens ?
Regarde, Peer. La voici qui danse avec un vieux.
Tu n’en connais aucune qui ne soit pas engagée ?
Cherche. (Il s’éloigne de lui.)
(Peer Gynt se calme tout à coup et glisse vers le groupe d’invités un regard timide et indécis. Tous le regardent, mais personne ne lui adresse la parole. Il cherche à aborder d’autres groupes. Sitôt qu’il s’approche d’eux, le silence se fait. Quand il s’éloigne, on le suit des yeux avec des sourires railleurs.)
Oh ! ces coups d’œil, ces sourires, ces pensées venimeuses ! Ça grince à me faire claquer des dents !
(Il se glisse le long de la grille. Solveig, tenant par la main la petite Helga, entre dans l’enclos, accompagnée de ses parents.)
Regarde donc. Voici les étrangers.
Les gens qui se sont établis là-haut ?
Oui, à Hedal.
Puis-je danser avec ta fille ?
Je veux bien, mais nous devons d’abord saluer les hôtes. (Ils entrent dans la maison).
Puisque tu es venu, il faut boire un coup.
Merci, je vais danser. Je n’ai pas soif. (Le Maître-Coq s’éloigne. Peer Gynt regarde du côté de la maison et sourit.) Qu’elle est blonde ! Vrai ! je n’en ai jamais vu de pareille ! Les yeux baissés sur sa jupe blanche et sur ses escarpins, elle marchait en tenant d’une main le tablier de sa mère, de l’autre un livre de cantiques enveloppé d’un mouchoir ! Il faut que je la dévisage, cette fille.
Tu ne danses pas, Peer ?
Si.
Laisse-moi passer.
As-tu peur du forgeron ?
Peur ? Moi ?
Tu n’auras pas oublié l’affaire de Lunde.
(Les gars rient et se rapprochent de la danse.)
C’est toi, le gars qui m’a invitée à danser !
Mais oui. Tu ne me reconnais pas ? (Il lui prend la main.) Viens !
Pas trop longtemps. Mère ne veut pas.
« Mère ne veut pas », « mère ne veut pas », serais-tu née d’hier ?
Tu te moques de moi.
C’est vrai que tu es presque une enfant. Quel
âge as-tu ?J’ai fait ma communion ce printemps.
Dis-moi ton nom, petite. Ça vaut mieux pour causer.
Je m’appelle Solveig. Et toi ?
Peer Gynt.
Aïe !
Qu’as-tu ?
Ma jarretière se détache. Il faut que je la renoue. (Elle s’éloigne de lui.)
Mère, elle ne veut pas !
Quoi ? Qu’est-ce qu’elle ne veut pas ?
Non, vrai, elle ne veut pas !
Ouvrir.
Tu es bon à mettre au râtelier !
Ne le gronde pas. Le pauvre gars ! Ça s’arrangera. (Ils s’en vont d’un autre côté.)
Un peu d’eau-de-vie, Peer ?
Non.
Rien qu’un petit coup ?
En as-tu sur toi ?
Peut-être bien. (Il retire un petit flacon de sa poche et boit.) Ah ! ça fait du bien ! Tu n’en veux pas ?
Laisse-moi goûter ! (Il boit.)
Maintenant, il faut goûter de la mienne.
Allons donc ! Ne fais pas la mazette. Bois donc, Peer.
Donne-moi une goutte. (Il boit encore.)
Viens, allons-nous-en.
As-tu peur de moi, l’enfant ?
Qui n’a peur de toi ?
À Lunde, tu nous as montré de tes tours.
J’en sais bien d’autres encore. Quand une fois je suis en train…
Ça commence.
Raconte un peu ! Que sais-tu faire ?
Non, non ! Ce soir !
Sais-tu jeter des sorts ?
Je sais évoquer le diable !
Ma grand’mère en savait autant avant que je fusse né !
Menteur ! Mes tours à moi, personne ne les sait. Une fois, j’ai fait entrer le diable dans une noisette. Une noisette piquée des vers. Vous comprenez ?
Oui, oui, on connaît ça !
Il criait, pleurait, voulait me tenter de mille manières.
Et ça ne lui a servi à rien.
Non, pardi ! J’ai bouché le trou avec un petit morceau de bois. Ah ! vous auriez dû l’entendre
bourdonner sous la coquille.Ah ! mon Dieu !
On eût dit une guêpe.
Il y est encore, dans la noisette
Non. Il est parti. C’est à cause de lui qu’il y a brouille entre Aslak et moi.
Vraiment ?
Je m’en fus à la forge lui demander de casser cette noisette. Il me le promit et la posa sur un banc. Or vous savez qu’Aslak a la main dure et manie le marteau à tort et à travers.
Il broya le diable ?
Il frappa un grand coup. Mais le diable se déroba et partit comme un trait de feu à travers le toit.
Il est resté tout coi, les mains brûlées. Depuis, nous avons toujours été brouillés.
(Rire général.)
Pas mal, ce conte !
C’est peut-être le meilleur qu’il ait fait !
Croyez-vous que j’invente ?
Non, je puis en témoigner. Mon grand-père m’avait déjà raconté la plupart de tes histoires.
C’est faux ! Tout cela m’est arrivé !
Ils en disent tous autant.
Vrai Dieu ! Je puis traverser les airs sur un cheval ferré d’argent ! Et bien d’autres choses encore, sachez-le ! (Nouveaux éclats de rire.)
Oui, Peer Gynt, je t’en prie.
Ce n’est pas la peine de me tant prier. Je passerai comme un ouragan par-dessus vos têtes, et toute la commune tombera à mes genoux !
Il est fou à lier.
Imbécile !
Hâbleur !
Bouffon !
Attendez, vous allez voir !
Attends toi-même ! On va te donner une raclée !
On va te faire voir trente-six chandelles !
(Ils se dispersent, les vieux en colère, les jeunes riant et plaisantant.)
Oui, Mads. Je suis un gaillard, moi.
Alors, tu possèdes aussi la veste qui rend invisible ?
Tu veux dire le chapeau. Oui, j’en ai un. (Il se détourne : Solveig, tenant Helga par la main, traverse la cour.)
Solveig ! Tu fais bien de venir ! (Il lui saisit le poignet.) Tu vas voir comme je te ferai danser maintenant !
Lâche-moi.
Pourquoi ?
Tu es si rude.
Rude comme le cerf à l’approche des beaux jours. Allons, viens, fillette, ne fais pas l’entêtée.
Je n’ose pas.
Pourquoi ?
Ah ! planter son couteau dans le ventre de tous ces gens !
Tu ne peux pas m’aider à entrer chez la mariée ?
La mariée ? Où est-elle ?
Dans le grenier.
Eh bien ?
Écoute, Peer, je t’en prie ! essaie un peu.
Non. Tu te passeras de mon aide. (Se ravisant, bas, d’un ton âpre.) Ingrid est dans le grenier ! (Il s’approche de Solveig.) As-tu réfléchi ? (Solveig veut s’éloigner. Il lui barre le chemin.) Tu as honte de moi parce que j’ai une mine de rôdeur.
Ce n’est pas vrai ! Tu n’as pas une mine de rôdeur.
Et puis, j’ai un plumet. Mais c’est par dépit,
parce que tu m’avais blessé. Viens !Je le voudrais, mais je n’ose pas !
De qui as-tu peur ?
De mon père, surtout.
De ton père ? C’est juste. Il a l’air d’un dévot. C’en est un ? Dis !
Que veux-tu que je te dise ?
Si ton père est de la bande piétiste ? Ta mère l’est aussi, peut-être ? Et toi-même ? Allons, réponds !
Laisse-moi passer !
Non ! (À demi voix, d’un ton âpre et troublant.) Je puis me faire troll ! À minuit, je serai près de ton lit. Si tu entends quelque chose qui souffle et crache, comme un chat, ne t’imagine pas que c’est ton minet ; c’est moi, entends-tu ! Je te tirerai le sang dans une tasse. Quant à ta petite sœur, je la mangerai. Car, sache-le bien, la nuit, je me fais loup-garou. Je te mordrai les jambes. (Changeant de ton, tout à coup, avec une sorte d’anxiété.) Danse avec moi, Solveig !
Tu as été méchant. (Elle entre à la maison.)
Si tu m’aides, je te donne une vache !
Viens !
(Ils disparaissent derrière la maison. Au même instant, une bande d’hommes, la plupart ivres, arrivent, venant de la pelouse où l’on danse. Bruit, tumulte. Solveig, Helga, leurs parents et quelques gens âgés sortent de la maison et s’arrêtent sur le seuil.)
Paix !
Non ! Il faut vider l’affaire. Peer Gynt ou moi. L’un des deux touchera le sol.
Oui, oui, qu’ils se mesurent !
Non ! Qu’ils se disent des sottises, mais sans se battre.
Les paroles ne signifient rien. Il faut en venir
aux poings.Calme-toi, l’homme !
Mère ! Est-ce qu’ils vont le battre ?
Il vaut mieux lui faire conter des blagues et nous en moquer.
Chassons-le à coups de pied !
Crachons-lui au visage !
Commences-tu, toi ?
Allons : on va saigner la rosse.
Tu vois comme on le respecte, ce petit garnement ?
Mon fils est-il ici ? Je vas lui donner une raclée. Ah ! ça me fera du bien.
Le forgeron va le rosser.
Lui casser les reins.
Ou la tête.
Casser la tête à mon gars ? Essayez donc un peu. La vieille Aase a encore bec et ongles ? Où est-il ? (Appelant.) Peer !
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Père ! Mère ! Accourez tous !
Que se passe-t-il ?
Peer Gynt…
Ils l’ont tué ?
Non, Peer Gynt… ! Regardez donc là-haut !
Ah ! la canaille !
Seigneur ! Le voici qui escalade le fjaell. On dirait un bouquetin !
Mère ! Il la porte comme un petit veau !
Ah ! si tu pouvais tomber et… (Avec angoisse.) Attention ! Si le pied te glissait !
Je le tuerai pour ce coup-là !
Ah ! non ! Dieu me damne si je vous laisse faire !