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Pelham/06

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 23-25).


CHAPITRE VI


Suivant les renseignements qu’on m’avait donnés, la nouvelle route que je devais suivre était un peu plus longue, mais meilleure que celle que je prenais d’habitude. Elle devait me conduire à la maison, en traversant le cimetière que, par parenthèse, lord Vincent avait décrit dans son anecdote du mystérieux étranger. La nuit était claire, mais il faisait du vent ; une faible lumière filtrait à travers les nuages qui passaient rapidement devant la lune, alors dans son plein. Elle brillait à travers l’atmosphère glacée, de cet éclat froid et transparent particulier à nos hivers septentrionaux. Je marchai rapidement jusqu’au cimetière, malgré moi je m’arrêtai, et quelque défiance naturelle que j’eusse des idées romanesques, je me mis à considérer pendant quelques instants la beauté surprenante de la scène qui m’entourait. L’église était très-vieille, isolée, d’une teinte grise ; elle était du style gothique le plus ancien. Deux grands ifs noirs s’inclinaient de chaque côté sur des tombes qui, à en juger par leur taille, par leurs décorations, devaient être la dernière demeure de quelques ci-devant seigneurs du sol. À gauche, la terre était revêtue d’une touffe épaisse et luxuriante d’arbres verts, et devant ce taillis se dressait immense, nu, dépouillé, un chêne austère, véritable image de la désolation et de la ruine ; on voyait éparses çà et là quelques pierres tumulaires, pour la plupart cachées par de longues herbes grimpantes qui s’entrelaçaient tout autour ; — et, par-dessus tout, le ciel bleu et la lune tranquille répandaient cette lumière solennelle dont l’effet si vivement perçu par les sens ne saurait être rendu par des paroles.

J’étais sur le point de me remettre en marche quand soudain mes yeux furent frappés par la vue d’une grande et sombre figure, enveloppée comme moi d’un long manteau à la française ; cette figure s’avançait lentement de l’autre côté de l’église et s’arrêta près du taillis dont je viens de parler. J’étais caché à ce moment par l’un des deux ifs.

La figure demeura immobile pendant un moment, puis elle se jeta à terre et se mit à sangloter si fort que je l’entendais de l’endroit où j’étais caché. Je ne savais si je devais attendre ou avancer ; cet homme me barrait justement le chemin et il pouvait être dangereux de troubler cette apparition qui n’était rien moins qu’immatérielle. Toutefois ma curiosité était excitée et j’avais les pieds à moitié gelés, deux raisons pressantes pour ne pas hésiter plus longtemps. Puis, à dire vrai, je n’ai jamais été très-effrayé de quoi que ce soit, pas plus des morts que des vivants. Je sortis donc de l’obscurité et je m’avançai doucement. Je n’avais pas fait trois pas que le personnage se releva et se tint droit et immobile devant moi. Son chapeau était tombé et la lune éclairait en plein son visage. Je reculai d’effroi, glacé non par l’expression sauvage d’angoisse peinte sur ses traits abattus et défaits, ni par le changement subit de cette expression en un air d’inquiétude et de fureur lorsque ses yeux tombèrent sur moi, c’est que malgré les terribles ravages dont on voyait les traces sur ce visage naguère encore si brillant des grâces de la jeunesse, je reconnus du premier coup des traits nobles et remarquables. C’était Réginald Glanville que je voyais là devant moi !

Je me remis bientôt de ma première surprise, je m’élançai vers lui et l’appelai par son nom. Il se détourna vivement, mais je ne le laissai pas échapper. Je glissai ma main sous son bras et l’attirai à moi. « Glanville ! m’écriai-je, c’est moi ! c’est ton vieil ami Pelham, Henry Pelham. Grands Dieux ! je te retrouve enfin, mais dans quel état ! »

Glanville me repoussa à l’instant, prit sa tête dans ses mains et tomba à terre en poussant un cri sauvage qui eut un retentissement sinistre dans ce lieu solitaire. Il était de nouveau étendu à l’endroit d’où il venait tout-à-l’heure de se lever. Je m’agenouillai près de lui, je lui pris la main, je lui parlai dans les termes les plus tendres que je pus trouver.

Mes nerfs étaient si agités, mes sens si émus de cette étrange et soudaine rencontre, que je sentis mes larmes couler sur cette main que je tenais dans la mienne. Glanville se tourna vers moi, me regarda un moment comme pour bien me reconnaître ; puis, tombant à son tour dans mes bras, il se mit à pleurer comme un enfant.

Cette faiblesse dura quelques minutes, alors il se releva subitement ; l’expression de son visage était entièrement changée ; de grosses larmes coulaient sur ses joues, mais l’air austère et superbe de ses traits semblait démentir les sentiments féminins qu’un moment de faiblesse avait laissé percer.

« Pelham, me dit-il, vous m’avez vu dans un état où j’aurais désiré n’être vu d’aucun homme. C’est la dernière fois que je me laisserai aller à une pareille folie. Dieu vous garde ! nous nous reverrons plus tard, et alors vous ne vous souviendrez de cette nuit que comme d’un songe. »

Je voulus répondre ; mais il se retourna rapidement, traversa en un instant le massif, et disparut aussitôt.