Pelham/07

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 26-29).


CHAPITRE VII


Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, et je sortis le matin de bonne heure avec la résolution de découvrir la retraite de Glanville. Puisqu’on l’avait aperçu si souvent dans le voisinage, il ne pouvait demeurer bien loin.

J’allai d’abord à la ferme Sinclair. Là, on me dit qu’on l’avait souvent remarqué, mais on ne put me donner du reste aucun renseignement. Je me dirigeai alors vers la côte ; il y avait tout à fait au bord de la mer une petite auberge appartenant à sir Lionel. Je n’ai jamais vu de perspective plus froide ni plus triste que celle qui se déroulait à plusieurs milles autour de cette misérable cabane. Comment l’aubergiste lui-même pouvait-il vivre là ? c’est encore un mystère pour moi. À mon avis une mouette seule ou un Écossais pouvait se résigner à vivre ou plutôt à mourir de faim dans un pareil lieu.

« Voilà un bon endroit, pensai-je, pour avoir des nouvelles de Glanville. »

J’entrai dans la maison, je m’informai, et je sus qu’un gentleman étranger avait demeuré ces deux ou trois dernières semaines, dans une maisonnette, à environ un mille plus loin sur la côte ; je dirigeai mes pas de ce côté, et après avoir fait rencontre de deux corneilles et d’un douanier, j’arrivai sain et sauf à destination.

C’était une maison de meilleure mine que la misérable hutte que je venais de quitter. (C’est le cas de remarquer ici, que, dans toutes les situations et dans toutes les maisons[1], le public n’est pas trop bien servi). Mais la situation n’en était pas moins solitaire et désolée. Elle appartenait à un individu moitié pêcheur moitié contrebandier, et se dressait au fond d’une sorte de baie entre deux rochers à pic, d’une teinte sombre. Devant la porte, des filets de formes diverses séchaient sous les rayons bienfaisants d’un soleil d’hiver. Un bateau hors de service, la quille en l’air, servait d’habitation à une poule entourée de sa famille. Au milieu des poulets se promenait d’un air solennel un vieux corbeau célibataire qu’ils semblaient avoir pris en pension. Je jetai un regard de défiance sur le « pensionnaire solennel » qui s’avançait sur moi en sautillant d’un air très-hostile, et je franchis le seuil d’un pas rapide pour me soustraire à une agression imminente.

« Je sais, dis-je à une vieille femme noire et sèche, qui avait l’air d’un hareng-saur ressuscité, qu’il loge ici un gentleman.

— Non, monsieur, me répondit-elle ; il nous a quittés ce matin. »

Cette réponse me fit l’effet d’une douche d’eau froide, je restai glacé et stupéfait sous ce coup imprévu.

Comme je redoublais de questions, la vieille me fit monter dans une misérable petite chambre où l’on se sentait saisi par l’humidité. Dans un coin était le lit encore défait, c’était une sorte de mauvais grabat ; en face, un tabouret à trois pieds, une chaise et une vieille table en bois de chêne sculpté, sans doute quelque cadeau d’un seigneur du voisinage. Sur cette table étaient éparses, des feuilles de papier, une plume, une tasse fêlée à moitié pleine d’encre et une baguette de fusil cassée. Comme ma main se dirigeait machinalement vers cet objet, la vieille me dit, dans un charmant patois que je ne pourrais reproduire sans le gâter et que je me vois, à mon grand regret, forcé de traduire : « Ce gentleman, monsieur, a dit qu’il venait ici pour chasser pendant quelques semaines ; il avait un fusil, un grand chien et un petit porte-manteau. Il est resté près d’un mois ; il avait l’habitude de passer toutes ses matinées dans les marais, et pourtant c’était un mauvais tireur, car il n’a jamais rien rapporté. Nous craignons, monsieur, qu’il n’ait l’esprit un peu dérangé, parce qu’il avait l’habitude de sortir seul la nuit, et de rester quelquefois dehors jusqu’au matin. Du reste, il était bien tranquille, et il s’est conduit avec nous en vrai gentleman. Nous, ne nous mêlons pas de ce qui ne nous regarde pas, seulement mon mari pensait que…

— Pardon, lui dis-je, comment se fait-il qu’il vous ait quittés si subitement ?

— Mon Dieu ! monsieur, je n’en sais rien ! mais il nous avait dit depuis plusieurs jours qu’il ne resterait plus qu’une semaine, aussi n’avons-nous pas été surpris lorsqu’il nous a quittés ce matin à sept heures. Pauvre monsieur ! mon cœur saignait, en lui voyant la figure si pâle et l’air si souffrant. »

Alors je pus voir les yeux de la bonne vieille se remplir de larmes ; mais elle les eut bientôt essuyées, et prenant avantage de ce surcroît d’émotion persuasive ajouté à son ton naturellement plaintif : « Mais vous, monsieur, me dit-elle, si vous connaissez un jeune homme qui aime la chasse au marais et qui désire un joli petit appartement bien tranquille…

— Je lui recommanderai certainement celui-ci, répondis-je.

— Vous ne le voyez pas à présent dans son beau, reprit la maîtresse du logis, mais l’été, voyez-vous, c’est un endroit charmant !

— Délicieux ! » dis-je en grelottant, et je me précipitai dans l’escalier ; je ressentais déjà des douleurs d’oreille, et un rhumatisme dans une épaule.

Et c’était là, pensai-je, la demeure de Glanville depuis près d’un mois ! Je m’étonne qu’il ne se soit pas fondu, et qu’il n’ait pas été changé en un brouillard humide.

Je regagnai mon logis en passant par le cimetière. Je m’arrêtai à l’endroit où je l’avais vu lors de notre dernière rencontre. Une petite pierre tumulaire s’élevait sur ce monticule de terre où il s’était agenouillé ; cette tombe était bien simple. La date de l’année et du mois (qui montraient que la mort de la personne enterrée là remontait seulement à quelques semaines) et les initiales G. D., c’était là toute l’épitaphe. Près de cette tombe on en voyait une autre qui se faisait remarquer par une pompeuse inscription, à la mémoire d’une dame Douglas. Il n’y avait rien de commun entre ce somptueux monument et la modeste pierre du tombeau précédent. La seule ressemblance qu’il y eût entre les deux tombes, c’était l’initiale D. qui se lisait sur l’une et sur l’autre. Quant au style d’architecture, il était absolument différent. L’une renfermait sans doute la dépouille d’un humble villageois, l’autre celle de la châtelaine du manoir.

Je ne pus donc parvenir à déchiffrer le sens de cette énigme, et je revins à la maison plus contrarié et plus désappointé du peu de succès de mon expédition, que je n’aurais voulu me l’avouer à moi-même.

Lord Vincent m’aborda dans le vestibule. « Charmé de vous voir, me dit-il, j’arrive de… (la ville voisine) ; j’ai voulu voir par quelle espèce de sauvages elle était habitée. On y fait de grands préparatifs pour un bal ; toutes les chandelles de suif sont achetées et retenues d’avance, et j’ai entendu un violon très-peu civilisé,

Dont les sons imitaient le cri de l’hirondelle.

L’unique boutique de modes de la ville était remplie de grosses squiresses, qui faisaient provision de mousseline, pour faire mousser le bal ; et les mansardes, quoiqu’il ne fût encore que quatre heures, étaient encombrées de rubicondes demoiselles qui, semblables aux vagues dans la tempête dont parle Shakspeare,

Déjà faisaient friser leurs monstrueuses têtes !



  1. Le parlement anglais s’appelle the house, la maison.