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Pelham/08

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 30-33).


CHAPITRE VIII


Le séjour de Garrett-Park commençait à me paraître fastidieux. Lady Roseville partait pour H*** où j’étais moi-même invité. Lord Vincent méditait une excursion à Paris. M. Davison nous avait déjà quittés. Miss Trafford s’en était allée, Dieu sait depuis combien de temps, et je n’étais pas du tout disposé à rester là comme « la dernière rose d’été » à jouir d’un bonheur solitaire à Garrett-Park. Vincent, Wormwood et moi, nous convînmes de partir en même temps.

Le jour de notre départ arriva. Nous descendîmes déjeuner comme d’habitude. La voiture de lord Vincent attendait à la porte ; son groom se promenait autour de son cheval de selle favori.

« Vous avez là une belle jument, lui dis-je, en jetant sur l’animal un coup d’œil de connaisseur, tandis que, sans négliger les intérêts de mon estomac, j’atteignais au milieu de la table le pâté de foie gras.

— Une jument[1] ! s’écria l’incorrigible faiseur de calembours enchanté de ma méprise. J’aurais cru que vous connaissiez mieux votre rudiment, propria quæ maribus[2].

— Hum ! dit Wormwood, quand je vous vois, moi, je suis toujours sûr au moins de me rappeler ma règle de sicut in præsenti.

Lord Vincent se redressa et parut en proie à une violente colère. Wormwood continua tranquillement de grignoter sa rôtie et lady Roseville qui, ce matin-là par extraordinaire, était descendue au déjeuner, se trouva présente fort à propos pour museler l’ours tout doucement. Cette nature sauvage était-elle modifiée par les doux sourires et la douce voix de la belle comtesse, c’est ce que je ne saurais dire. En tout cas il est certain qu’il entama avec elle une conversation où il se montra tout aussi poli que le premier venu. Ils parlèrent de littérature, de lord Byron, des conversazione et de Lydia White.

« Miss White, dit lady Roseville, a non-seulement elle-même la plus grande distinction de langage, mais encore elle sait faire part aux autres de cet avantage. Les dîners, qui sont en général si stupides, sont, chez elle, presque délicieux. Si je vous disais que j’y ai vu des Anglais, de nos contemporains, avec l’air très-heureux ; un ou deux même étaient presque naturels !

— Ah ! dit Wormwood, voilà qui est rare. Chez nous tout est d’emprunt. Nous ressemblons exactement à l’Anglais amoureux de Portia dans le Marchand de Venise. Nous tirons notre pourpoint d’un pays, notre haut-de-chausses d’un autre et nos manières de partout. La mode chez nous ressemble à cet homme, dans un des contes de Lesage, qui changeait constamment de domestiques et qui n’avait jamais pour eux qu’un livrée immuable, nécessairement endossée par tous les nouveau-venus, qu’ils fussent petits ou grands, gras ou maigres. Nous adoptons les habitudes les plus opposées et les plus antipathiques à notre nature, ce qui fait que nous avons toujours l’air gauche et contraint. Mais il est vrai que les soirées de Lydia White sont très-agréables.

— La dernière fois que je dînai chez elle, nous étions six, et quoique nous n’eussions pas l’avantage de posséder lord Vincent, la conversation alla son train sans interruption et sans anicroche, et tout le monde, même S., eut de l’esprit.

— Vraiment, s’écria lord Vincent, eh ! de grâce, M. Wormwood, racontez-nous donc ce que vous avez dit ce soir-là.

— Oui-dà, répondit le poète avec un ricanement peu flatteur pour la personne de lord Vincent, je pensai à la tournure de Votre Seigneurie et je dis… les grâces !

— Hum ! Hum ! gratia malorum tam infida est quam ipsi, comme dit Pline, » murmura lord Vincent en se levant de table et en boutonnant son habit.

Je profitai du silence qui suivit pour m’approcher de lady Roseville et lui faire mes adieux à voix basse. Elle me répondit avec bienveillance et même avec une certaine chaleur. Elle me pressa, d’une manière qui jouait la sincérité à s’y méprendre, de ne pas manquer de la venir voir aussitôt qu’elle serait de retour à Londres. Je me hâtai de prendre congé de tout le monde, et, une demi-heure après, j’étais à plus d’un mille de Garrett-Park et de ses habitants. Je ne peux pas dire que pour quelqu’un comme moi, qui aime assez à se laisser gâter et à se faire servir, il y ait rien de bien délicieux dans ces visites à la campagne. Passe encore pour des gens mariés. En qualité de gens mariés, ils ont droit à une certaine considération. On peut parfois leur octroyer une chambre à coucher un peu plus grande qu’une niche à chien, et une glace qui ne leur fait pas une bouche de travers comme une attaque de paralysie. Mais nous autres célibataires, nous ne savons pas tous les ennuis et tous les désagréments qui nous attendent, quand nous avons le malheur de nous confier aux hasards d’une hospitalité rurale. Nous sommes relégués dans une mansarde, à la merci des rats, et exposés aux incursions des hirondelles ; nos ablations se font dans une cuvette fêlée, et nous sommes si éloignés de toute assistance humaine, que l’impulsion donnée à nos cordons de sonnettes va se perdre à la moitié de l’escalier.

Deux jours avant mon départ de Garrett-Park, une énorme souris s’empara de mon savon à barbe et l’emporta ; je vis cela de mes yeux sans trouver aucun moyen de résister à cette agression. Oh ! les misères d’un célibataire sont au-dessus de tout ce qu’on peut croire ! et ce qu’il y a de pis, c’est que sa position de célibataire semble lui enlever tout droit même à la compassion. Un célibataire peut faire ceci, un célibataire doit faire cela, cette place-ci sera toujours bonne pour un célibataire, un célibataire s’accommodera de cela, voilà les maximes que j’ai été accoutumé à entendre constamment répéter sans que personne y contredît jamais, pendant tout le cours de ma vie. À force de nous infliger un traitement et un régime par trop sans gêne, on a fini par s’en faire une habitude : cela va tout seul.



  1. En anglais, Mare signifie une jument ; maribus, mot latin, aux mâles. Jeu de mot intraduisible.
  2. Règle de Despautère sur les genres.