À valider

Pelham/10

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 36-38).


CHAPITRE X


Je ne perdis pas de temps pour présenter mes lettres d’introduction, et je ne tardai pas à recevoir en échange des invitations pour des bals et des dîners. Paris regorgeait d’Anglais d’un meilleur acabit que ceux qui viennent d’habitude faire déborder ce réservoir du monde. Ma première invitation était pour un dîner chez lord et lady Bennington. Ils étaient du petit nombre d’Anglais reçus dans l’intimité des meilleures maisons de Paris.

En entrant à Paris j’avais résolu d’adopter un caractère ; car j’ai toujours été ambitieux par nature, et jaloux de me distinguer du reste du monde. Après avoir longtemps pensé au personnage que je jouerais, j’imaginai que rien ne serait mieux fait pour déplaire aux hommes et conséquemment pour plaire aux femmes, que de jouer le rôle d’un fat achevé. En conséquence, je me mis à porter les cheveux bouclés, j’eus soin de me vêtir tout bonnement avec une simplicité singulière (une personne du commun eût justement fait le contraire) et, affectant un air langoureux à l’excès, je me présentai pour mes débuts chez lord Bennington. La société était peu nombreuse et se composait par parties égales de Français et d’Anglais ; les premiers étaient tous d’anciens émigrés et l’on ne parlait qu’anglais pendant presque tout le temps.

Je fus placé à dîner, à côté de miss Paulding, jeune personne d’un certain âge, assez connue à Paris, très-élégante, causant beaucoup et enchantée d’elle-même. Elle avait pour voisin de l’autre côté, un jeune homme pâle, à l’air maladif, qui se nommait M. Aberton.

« Ah Dieu, dit miss Paulding, quelle jolie chaîne vous avez là, M. Aberton !

— Oh oui, répondit M. Aberton ; je pense qu’elle doit être jolie car je l’ai achetée chez Bréguet avec la montre. » (Les gens du commun achètent leur opinion toute faite en même temps que le reste à l’étalage du marchand et règlent leur estime sur le prix de l’objet ou sur la mode.)

« Et vous, M. Pelham, me dit miss Paulding en se tournant vers moi, avez-vous déjà une montre de Bréguet ?

— Une montre ! m’écriai-je, pouvez-vous penser que je consente jamais à porter une montre ! Je ne connais rien d’aussi plébéien que cela ! Qui est-ce qui porte une montre ? les marchands qui passent neuf heures à leur comptoir et n’ont qu’une heure à consacrer à leur dîner ! ces gens-là ont besoin de savoir l’heure qu’il est ; mais nous ? pour un rendez-vous peut-être ; mais quand on reconnaît à un homme assez de mérite pour lui donner un rendez-vous, c’est bien le moins qu’on lui reconnaisse aussi le droit de se faire attendre. »

Ce mot fit ouvrir de grands yeux à miss Paulding ; quant à M. Aberton, il demeura bouche béante ! Une jolie Française qui était assise en face de moi (madame d’Anville) se mit à rire et se mêla aussitôt à notre conversation, dans laquelle, pendant tout le dîner, je jouai le même rôle.

Madame d’Anville était enchantée et miss Paulding étonnée. M. Aberton disait entre ses dents : le fat ! et cet imbécile de lord Luscomb avait l’air de dire : quel faquin ! enfin tout le monde, même la vieille madame de G…, semblait me regarder comme un impertinent destiné à devenir bientôt la coqueluche universelle.

Quant à moi, j’étais fort satisfait de l’effet que j’avais produit ; je me retirai avant tout le monde, afin de laisser aux hommes le temps de dire du mal de moi. Quand les hommes disent du mal d’un autre homme, les femmes, pour entretenir la conversation et aussi par coquetterie, se croient obligées de prendre sa défense.

Le lendemain j’allai faire un tour aux Champs-Élysées.

Je me suis toujours piqué d’être bon cavalier, et mon cheval était le plus fringant et le plus beau de tout Paris. La première personne que je vis ce fut Mme d’Anville. Justement j’étais en train de ramener la bride à mon coursier et le vent se jouait à travers les longues boucles de mes cheveux ; je savais bien que je me présentais en ce moment avec tous mes avantages. Je lançai donc mon cheval vers son équipage, qu’elle fit arrêter immédiatement, et je m’empressai de lui rendre mes devoirs et de lui faire ma cour.

« Je vais tantôt chez la duchesse D… me dit-elle, c’est son jour, y viendrez-vous ?

— Je ne la connais pas.

— Dites-moi le nom de votre hôtel et vous recevrez une invitation à dîner aujourd’hui.

— Je loge à l’hôtel de —, rue de Rivoli, pour le moment au second étage. L’année prochaine je suppose, grâce aux progrès ordinaires de la vie d’un garçon, je serai au troisième, car ici la personne et la bourse jouent à la bascule : quand l’une descend, l’autre monte. »

Nous causâmes environ un quart d’heure pendant lequel j’employai tous mes soins à faire comprendre à la jolie Française que j’avais reporté sur elle toute la bonne opinion que j’avais montrée la veille sur moi-même.

Comme je retournais chez moi, je rencontrai M. Aberton avec trois ou quatre de ses amis. Avec cette fine fleur de politesse particulière aux Anglais, ils tournèrent tous en même temps les yeux pour les fixer et les concentrer sur moi. « N’importe, dis-je en moi-même, ils faudra qu’ils soient diablement forts pour trouver quelque chose à redire à mon cheval ou à ma personne. »