À valider

Pelham/11

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 39-41).


CHAPITRE XI


Madame d’Anville tint sa promesse. L’invitation me fut exactement envoyée ; et à dix heures et demie je me fis conduire rue d’Anjou.

Les salons étaient remplis de monde. Lord Bennington se tenait près de la porte et à côté de lui j’aperçus mon vieil ami lord Vincent qui paraissait extrêmement distrait ; ils vinrent l’un et l’autre à ma rencontre en même temps. « Ne vous avisez pas, leur dis-je en moi-même, en voyant la démarche majestueuse de l’un et l’expression comique de la physionomie de l’autre, ne vous avisez pas (que vous veuillez jouer la tragédie ou la comédie) de trancher avec moi du Garrick. »

Je parlai d’abord à lord Bennington parce que je compris que j’en aurais plus tôt fini avec lui ; après quoi j’eus à essuyer, pendant un quart d’heure, le débordement de traits d’esprit que ce pauvre lord Vincent accumulait depuis plusieurs jours sans pouvoir s’en défaire. Je pris rendez-vous avec lui pour dîner le lendemain chez Véry, et je le plantai là pour me glisser jusqu’à madame d’Anville.

Elle était entourée d’hommes, et elle parlait à chacun d’eux avec cette vivacité qui est si gracieuse chez une Française et qui serait si vulgaire chez une Anglaise ; ses yeux n’étaient point dirigés de mon côté ; mais elle s’aperçut de ma présence, grâce à ce sens exquis que possèdent les coquettes. Aussitôt elle changea de place afin de me donner occasion de m’asseoir à côté d’elle. Je n’eus garde de perdre une aussi belle chance de gagner ses bonnes grâces et de perdre du même coup celles de toute la gent masculine qui l’entourait. Je me laissai tomber nonchalamment sur le siège qu’elle venait de laisser vide et je me mis à parler avec l’effronterie la plus imperturbable, et il faut le dire aussi, avec l’habileté la plus consommée. J’eus bien soin de ne dire que des choses fort agréables pour elle, mais en même temps très-déplaisantes pour son entourage. Wormwood lui-même n’eût pas mieux réussi. Ces messieurs partirent l’un après l’autre, et nous restâmes seuls au milieu de la foule. Alors je changeai complètement de ton. Le sentiment succéda à la satire et l’abandon à l’afféterie. En un mot, j’étais si décidé à plaire que je ne pouvais manquer de réussir.

Ce fut là l’objet principal de ma soirée mais ce ne fut pas le seul. Il aurait fallu que je fusse bien dépourvu de cette faculté d’observation dont je me flattais particulièrement d’être doué, si je n’avais, pendant les trois heures que je restai chez madame D., noté tous les personnages marquants à quelque titre que ce fût, soit par le rang soit par un simple ruban. La duchesse était une jolie femme, blonde, d’une tournure élégante ; elle avait plutôt l’air d’une Anglaise que d’une Française. Lorsque je lui présentai mes hommages, elle était au bras d’un comte italien assez connu à Paris. Pauvre O…, j’ai appris depuis qu’il s’était marié. Il ne méritait pas un si grand malheur ! Sir Henry Millington se tenait auprès d’elle ; il était soigneusement empaqueté dans son habit et dans son gilet. Certainement il n’y a pas d’homme mieux ouaté dans toute l’Europe.

« Venez ici vous asseoir à côté de moi, Millington, lui cria la vieille lady Oldtown. J’ai une bonne histoire à vous conter sur le duc de… »

Sir Henry à grand peine fit décrire un quart de cercle à sa magnifique tête, et murmura quelques excuses. Le fait est que le pauvre homme n’était pas ce soir-là en état de s’asseoir ; il avait mis l’habit à se tenir debout. Lady Oldtown, Dieu merci, se console facilement. Elle ne tarda pas à remplacer le baronnet par un Allemand qui avait des moustaches superbes.

« Qui sont, dis-je à madame d’Anville, ces jolies demoiselles en blanc qui ont une conversation si animée avec M. Aberton et avec lord Luscombe ?

— Quoi ! me répondit-elle, il y a dix jours que vous êtes à Paris et vous n’avez pas encore été présenté aux demoiselles Carlton ? Permettez-moi de vous dire que votre réputation parmi vos compatriotes à Paris dépend uniquement de leur arrêt.

— Et de votre faveur, ajoutai-je,

— Ah ! dit-elle, vous devez être originaire de France, vous avez quelque chose de parisien. »

Je commençai par la remercier comme il convenait de ce compliment qui est le plus flatteur qu’on puisse faire à un Anglais. J’ajoutai : « Dites-moi sincèrement quelle est l’opinion que vous avez conçue de mes compatriotes pendant votre séjour en Angleterre ?

— Je vous dirai, répondit madame d’Anville, qu’ils sont braves, honnêtes, généreux, mais à demi-barbares. »