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Pelham/12

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 42-46).


CHAPITRE XII


Le lendemain matin, je reçus une lettre de ma mère. « Mon cher Henry » ainsi commençait l’épître de ma tendre mère !

« Mon cher Henry,

« Vous voilà définitivement entré dans le monde ; je sais bien qu’à votre âge on ne suit guère les avis d’une mère, mais mon expérience peut ne pas vous être inutile. Voici quelques préceptes que je vous donne pour ce qu’ils valent et qui peuvent contribuer à votre instruction et à votre bonheur. J’espère d’abord que vous avez remis vos lettres d’introduction à l’ambassadeur, et que vous ne manquerez pas d’aller chez lui le plus souvent possible. Faites surtout votre cour à l’ambassadrice. C’est une charmante femme que tout le monde aime, et l’une des très-rares personnes de notre nation avec lesquelles on puisse être civil sans aucun risque. À propos de la civilité anglaise, vous vous êtes aperçu, j’espère, qu’il faut avoir d’autres manières avec les Français qu’avec les Anglais. Chez nous la moindre apparence de sensibilité ou d’enthousiasme, est un moyen certain d’attirer la moquerie ; mais en France vous pouvez vous hasarder à faire montre de quelque sensibilité. Soyez-en sûr, si vous affectez l’enthousiasme, ils vous feront passer pour un homme de génie et vous reconnaîtront par surcroît toutes les qualités du monde. En Angleterre, vous le savez, si l’on a l’air de désirer faire la connaissance d’un homme, c’est une raison pour qu’il vous batte froid, il s’imagine que vous en voulez à sa femme ou à ses dîners. En France au contraire vous ne perdez rien à être poli ; il ne se trouvera personne pour traiter votre civilité de présomption ou d’intrigue. Si la princesse de T… et la duchesse de D… vous invitent (ce qui ne peut manquer d’arriver sitôt que vous aurez remis vos lettres), allez chez elles deux ou trois fois par semaine, le soir, quand ce ne serait que pendant quelques minutes. Il est très-difficile de se faire admettre dans le grand monde en France, mais quand vous y êtes entré, c’est votre faute si vous ne pénétrez pas jusqu’à l’intimité.

« Il y a beaucoup d’Anglais qui se font une sorte de scrupule de rendre visite le soir ; cette crainte est tout à fait déplacée. Les Français ne sont jamais honteux et embarrassés comme les Anglais, dont la personne, la famille et la maison ne sont jamais prêtes pour une visite, excepté quand tout est arrangé à l’avance pour une réception.

« Il ne faut pas vous figurer que ce que les Français appellent de l’aisance dans les manières soit la même chose que ce que nous appelons du même nom en Angleterre. Vous ne devez pas vous étendre sur votre fauteuil, ni mettre vos pieds sur les tabourets, ni, en un mot, vous oublier un seul instant quand vous causez avec une femme.

« Vous avez beaucoup entendu parler de la galanterie des dames françaises ; mais rappelez-vous qu’elles exigent d’un homme beaucoup plus d’attentions que les Anglaises et qu’après un mois d’une cour assidue un seul moment de négligence peut vous faire perdre le fruit de tous vos soins.

« Mon cher enfant, n’interprétez pas mal ces conseils ; il va sans dire que toutes vos liaisons seront purement platoniques.

« Votre père est retenu ici par la goutte, et il est d’une humour terriblement maussade, aussi j’évite autant que possible de le rencontrer ; j’ai dîné hier chez lady Roseville ; vous lui plaisez beaucoup, elle trouve vos manières excellentes. Elle dit qu’elle ne connaît personne qui puisse être (quand vous voulez vous en donner la peine) d’une originalité aussi brillante ni d’un aussi excellent ton que vous. Lord Vincent est, m’a-t-on dit, à Paris ; quoiqu’il soit fatigant avec son érudition et son latin, c’est un homme de beaucoup d’esprit et fort en vogue ; ne manquez pas de cultiver sa connaissance.

« Si vous êtes jamais embarrassé pour prendre une personne dont vous désirez gagner les bonnes grâces, il y a un moyen qui est infaillible, et que vous fournira la connaissance générale de l’espèce humaine : la flatterie ! Il faut savoir en varier la qualité et la dose avec art et discernement ; mais c’est là une affaire de plus ou de moins, et en somme on la fait toujours accepter et l’on plaît. Seulement il ne faut jamais (ou du moins le plus rarement et possible) flatter quelqu’un en présence d’un tiers : en pareil cas vous blessez les autres, et la personne même que vous voulez prendre pour dupe est toute honteuse du rôle que vous lui faites jouer.

« En général, les petits esprits ne sont occupés que des autres tout en ayant l’air de ne penser qu’à eux ; vous, au contraire, vous devez paraître exclusivement engoué de ceux qui vous entourent, et n’avoir pourtant aucune pensée qui ne se rapporte à vous-même. Un sot, mon cher Henry, se flatte lui-même ; un homme d’esprit flatte les sots.

« Dieu vous garde, mon cher enfant. Prenez bien soin de votre santé ; n’oubliez pas Coulon, et croyez à l’affection de votre mère.

« F. P… »

Comme je finissais de lire cette lettre et que je m’habillais pour le soir, la voiture de lord Vincent s’arrêta à ma porte. J’ai horreur de cette affectation que mettent certaines personnes à faire attendre les gens, et je sortis si vivement que je rencontrai le facétieux lord au milieu de l’escalier.

« Il fait un vent diabolique, lui dis-je quand nous fûmes installés dans sa voiture.

— Oui, me dit-il, mais le moraliste Horace nous enseigne qu’il y a des remèdes pour tous les maux,

Jam galeam[1] Pallas et ægida currusque parat,


c’est-à-dire que la providence qui nous envoie la brise nous donne en même temps un bon manteau et une voiture. »

Nous fûmes bientôt arrivés au Palais-Royal. Véry était rempli de monde. « Oh, voilà une société bien mêlée ! » dit lord Vincent qui en sa qualité de demi-libéral est un aristocrate fieffé ; et il se mit à promener ses regards sur les Anglais de toute espèce qui encombraient la salle.

C’était en effet une réunion un peu mélangée ; on y voyait des gentilshommes campagnards ; des jeunes gens sortant des universités, des officiers en demi-solde, des commis de la cité en frac militaire avec des moustaches : deux ou trois individus de meilleure mine, mais en réalité moitié chevaliers d’industrie et moitié gentlemen ; tous, en un mot, offraient autant d’échantillons de cette tribu nomade qui s’en va répandre sur le continent le renom de la vieille Angleterre et la rendre ridicule.

« Garçon, garçon ! criait un gros gentleman qui était avec deux autres personnes à une table voisine de la nôtre, donnez-nous une sole frite pour un, et des pommes de terre pour trois ! »

« Hum ! dit lord Vincent, voilà des garçons qui vont avoir bonne opinion du goût des Anglais. Préférer les soles frites et les pommes de terre à tous les mets délicats que l’on peut commander ici, quelle perversion du goût ! c’est tout simplement préférer les poésies de Bloomfield à celles de Byron. La délicatesse du goût est une affaire de tempérament, et un homme qui en manque en cuisine doit en manquer aussi en littérature. Une sole frite et des pommes de terre ! Si j’avais écrit un livre dont le mérite consistât dans l’élégance, je me garderais bien de le montrer à un pareil homme. Mais par exemple il doit admirablement raisonner sur le Cobbett’s register ou sur le « faites vous-même votre bière. »

— Vous avez bien raison, dis-je, mais qu’est-ce que nous allons commander ?

D’abord des huîtres d’Ostende, dit lord Vincent en prenant la carte ; quant au reste, deliberare utilia mora utilissima est. »

Nous fûmes bientôt plongés dans tous les plaisirs et dans tous les ennuis d’un dîner.

« Petimus, dit lord Vincent en se servant d’un poulet Austerlitz, petimus bene vivere, quod petis hic est. »

Nous n’étions pourtant pas bien convaincus de la vérité de cette parole à la fin du dîner. Si la moitié des plats étaient bien conçus et bien réussis, l’autre moitié était mauvaise en proportion. Depuis longtemps Véry a cessé d’être le prince des restaurateurs. Les Anglais de bas étage qui y sont venus en foule ont fini par ruiner entièrement la place. Comment le garçon ou le cuisinier peut-il raisonnablement respecter des gens qui ne prennent pas de potage et qui commencent par le rôti ; qui ne savent pas distinguer le bon du mauvais ; qui mangent des rognons à dîner au lieu de les manger à déjeuner et qui tombent en extase devant une sauce Robert et des pieds de cochon ; qui ne peuvent pas dire du premier coup si le Beaune est de première qualité, ou la fricassée faite avec un poulet de la veille ; qui ont mal à l’estomac quand ils ont mangé un champignon, et qui meurent d’une indigestion pour avoir avalé une truffe ? Ô Anglais ! Anglais ! Que ne restez vous chez vous et que ne mourez-vous dans votre propre maison, ou d’une apoplexie ou d’une indigestion de pudding !

Quand nous eûmes pris le café, il était plus de neuf heures, et lord Vincent avait affaire à l’ambassade à dix ; nous partîmes donc aussitôt.

« Que pensez-vous de Véry ? lui dis-je en sortant.

— Ce que je pense, répliqua-t-il, quand je me rappelle l’affreuse chaleur de cette salle où j’ai failli m’endormir, le temps énorme qu’on a mis à faire rôtir la bécasse, le chiffre éhonté de l’addition, je dis de Véry ce qu’Hamlet dit du monde : Weary, stale, and unprofitable ! (Véry vieillit et n’est plus bon à rien) »

  1. L’auteur anglais joue à la fois sur le mot anglais gale qui veut dire vent froid et sur le mot latin galeam (casque).