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Pelham/13

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 47-50).


CHAPITRE XIII


Je me promenais par désœuvrement dans le Palais-Royal (que les Anglais, suivant un proverbe ridicule, appellent la capitale de Paris, quoiqu’en réalité on ne voie jamais s’y promener ni un Français distingué ni une Française qui se respecte). Curieux de voir la physionomie des petits cafés, j’entrai dans un estaminet de mauvaise mine, je pris un Journal des théâtres et je demandai de la limonade. À la table voisine de la mienne deux ou trois Français, d’un aspect peu recommandable, parlaient à haute voix de l’Angleterre et des Anglais. Leur attention ne tarda pas à se fixer sur moi.

Avez-vous jamais fait cette remarque ? Lorsque les gens sont disposés à ne pas vous trouver de leur goût, tout ce que vous pouvez faire les agace, l’action la plus innocente, le geste le plus inoffensif, s’il est en dehors de leurs coutumes et de leurs habitudes. À peine ma limonade eut-elle fait son apparition que je m’aperçus d’un mouvement de déplaisir croissant chez mes voisins de table. D’abord, on ne doit pas, comme vous pensez bien, boire de la limonade, en France, pendant l’hiver ; ensuite il y avait de ma part une sorte d’ostentation à me faire servir cet article qui est l’un des plus chers qu’on puisse demander. Par malheur je laissai échapper mon journal qui alla tomber sous la table des Français. Au lieu d’appeler le garçon, j’eus la sottise de me baisser moi-même pour le ramasser ; or il était justement sous le pied de l’un d’eux. Je le priai très-poliment de vouloir bien se déranger ; il ne me répondit pas. Avec la meilleure volonté du monde je ne pus m’empêcher de le pousser légèrement. À l’instant même il se leva de table en colère, et toute la société suivant son exemple fut aussitôt debout. La jambe offensée frappa trois fois le parquet et je fus immédiatement assailli d’une bordée d’injures inintelligibles. À cette époque j’étais très-peu accoutumé à la véhémence française, et absolument incapable de répondre aux invectives que je recevais.

Au lieu de répondre je me demandai aussitôt ce que j’avais de mieux à faire dans la circonstance. Si j’ai l’air de vouloir m’en aller, me disais-je, ils vont me prendre pour un couard, et ils m’insulteront dans la rue. Si je les défie, il faudra que je me batte avec des espèces de boutiquiers ; si je frappe celui d’entre eux qui crie le plus fort, il arrivera de deux choses l’une ; ou bien il se taira, ou bien il me demandera raison. Dans le premier cas, tout sera pour le mieux ; dans le second, eh bien ! j’aurai une meilleure excuse que maintenant pour me battre avec lui.

Ma résolution fut prise. Jamais de ma vie je ne m’étais senti moins en colère, et ce fut avec le plus grand calme et la plus parfaite tranquillité, que je l’interrompis au beau milieu de sa harangue par un coup de poing qui l’étendit par terre.

Il se releva à l’instant. « Sortons, dit-il à voix basse, on ne frappe pas impunément un Français ! »

À ce moment un Anglais qui était resté inaperçu dans un coin obscur du café, se leva et me prenant à l’écart :

« Monsieur, me dit-il, vous ne pouvez pas vous battre avec cet homme, c’est un petit marchand de la rue Saint-Honoré ; je l’ai vu de mes propres yeux à son comptoir ; souvenez-vous qu’un bélier peut tuer un boucher.

— Monsieur, lui dis-je, je vous remercie mille fois de vos renseignements. Quant à me battre, je le dois, et je vous donnerai, comme l’Irlandais, mes raisons après : peut-être voudrez-vous bien être mon second ?

— Avec plaisir, » me dit l’Anglais (un Français aurait dit : avec regret).

Nous sortîmes tous ensemble du café, mon compatriote leur demanda s’ils avaient l’intention d’aller chez l’armurier prendre des pistolets.

« Des pistolets ! dit le témoin du Français, nous ne nous battons qu’à l’épée.

— Non, non, dit mon nouvel ami, on ne prend pas le lièvre au tambourin. C’est nous qui sommes l’offensé, et c’est nous par conséquent qui avons le choix des armes. »

Par bonheur j’entendis cette discussion et je dis à mon second : « Des épées ou des pistolets c’est tout un pour moi, je me sers également bien des deux, seulement faites vite. »

On choisit donc l’épée ; et on se procura promptement des armes. Les Français ne laissent jamais refroidir leurs querelles. Comme il faisait une nuit superbe et qu’on y voyait très-clair, nous nous rendîmes sur-le-champ au bois de Boulogne. Nous choisîmes un endroit écarté et qui devait être, je suppose, le rendez-vous ordinaire pour ce genre de rencontres. J’étais plein de confiance, car je me savais de première force à l’escrime. De plus, j’avais l’avantage du sang-froid, tandis que mon héroïque adversaire me paraissait fort ému. Nous croisâmes le fer, et il ne me fallut que quelques instants pour découvrir que j’avais entre les mains la vie de mon partenaire. « C’est bien, me dis-je, pour cette fois je veux être généreux. »

Le Français se fendit sur moi en désespéré. Je le désarmai, et ramassant aussitôt son épée je la lui présentai en lui disant :

« Je suis très-heureux maintenant, monsieur, de pouvoir vous offrir mes excuses. Serez-vous assez bon pour les considérer comme suffisantes ? Un homme qui ressent si vivement une injure doit savoir aussi la pardonner. »

Jamais Français résista-t-il à une phrase bien tournée ? Mon héros reçut son épée en s’inclinant profondément ; il avait les larmes aux yeux.

« Monsieur, me dit-il, vous m’avez vaincu deux fois. »

Nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde et nous remontâmes, après force salutations, dans nos fiacres respectifs.

« Laissez-moi, dis-je, quand je me trouvai seul avec mon second, vous remercier cordialement de votre assistance ; et permettez que je cultive une connaissance qui est née sous d’aussi singuliers auspices. Je loge à l’hôtel de ***, rue de Rivoli, mon nom est Pelham ; le vôtre… ?

— Thornston, me répondit mon compatriote. J’ai hâte, monsieur, de profiter de votre offre et de faire une connaissance dont je suis très-honoré. »

Nous continuâmes ainsi à nous faire des politesses jusqu’à mon hôtel ; mon compagnon s’enveloppa alors dans son manteau, et repartit à pied pour se présenter (me dit-il d’un air mystérieux) à certain rendez-vous dans le faubourg Saint-Germain.