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Pelham/14

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 51-53).


CHAPITRE XIV


Je ne connais pas de caractère plus difficile à décrire que celui de lord Vincent. Si je voulais imiter certains écrivains qui pensent que la meilleure manière de peindre le caractère d’un individu, c’est d’en saisir une particularité essentielle et de reproduire ce trait distinctif à chaque instant et en tout lieu, ma tâche serait plus facile. Je n’aurais qu’à présenter au lecteur un homme dont la conversation n’était que jeux de mots et citations, un mélange d’Yorick et de Partridge. Ce serait pourtant faire tort au caractère que je veux peindre. Il y avait des moments où lord Vincent, engagé sérieusement dans une discussion, ne laissait pas échapper un seul jeu de mots. Les citations n’arrivaient que comme des exemples d’une application sérieuse, et non comme les fantaisies d’un esprit bizarre. Il possédait une érudition très-variée et une mémoire d’une étendue et d’une fidélité surprenantes. C’était un critique sévère, et il avait un art tout particulier pour citer des passages de l’auteur qu’il analysait, à l’appui de ses observations. Semblable en cela à la plupart des hommes, s’il était d’une très-grande rigidité sur les principes en philosophie, il était en pratique d’une tolérance fort accommodante. L’inflexibilité et l’austérité de ses doctrines pouvaient le faire prendre pour un Caton ; ce qui ne l’empêchait pas d’être un véritable enfant, par sa facilité à céder au caprice du moment. Il aimait la méditation et les recherches, mais il aimait encore plus la joie et le plaisir. C’était à la fois le plus instructif et le plus gai des compagnons. Quand il se trouvait seul avec moi ou avec des gens qui me ressemblaient, son pédantisme prenait (plus ou moins car il était toujours pédant) la forme de la plaisanterie. Avec les savants et les beaux-esprits, il devenait grave, sévère et sarcastique. Il était plutôt porté à contredire qu’à appuyer les opinions ordinaires, et par cela même, entraîné trop souvent à émettre des paradoxes. Pourtant la solidité de ses raisonnements même les plus véhéments, et la force d’esprit qui lui permettait de ne penser que par lui-même, éclataient dans toutes ses productions. Je n’ai jusqu’ici montré qu’une des faces de sa conversation. Dorénavant j’aurai assez souvent l’occasion de m’y appesantir et de la présenter de temps en temps au lecteur avec une physionomie plus grave.

Sous la surface de ce caractère, se cachait profondément une ambition inquiète ; peut-être, à cette époque, n’en avait-il pas lui-même conscience. Nous ne connaissons le secret de notre propre nature qu’avec le temps ; si nous sommes sages, il faut nous en savoir gré à nous-mêmes ; si nous sommes grands, il ne faut en savoir gré qu’à la fortune.

Ce fut cette connaissance que j’avais du caractère de lord Vincent qui décida de notre intimité. Je reconnaissais dans cet homme qui jusqu’alors s’essayait à jouer un rôle, une ressemblance avec moi-même ; lui de son côté, peut-être, vit que je n’étais pas seulement le petit-maître et l’homme de plaisir que je voulais paraître, quant à présent.

Lord Vincent était petit et sa tournure manquait d’élégance, mais il avait une physionomie pleine de finesse ; ses yeux étaient noirs, brillants, pénétrants ; son front haut et pensif corrigeait le sourire enjoué de sa bouche qui, sans cela, aurait donné à ses traits une trop grande expression de légèreté. Il n’était pas positivement mal mis, mais il dédaignait tous les artifices de la toilette, il était propre et cela lui suffisait. Voici quel était son costume habituel : un habit brun beaucoup trop grand pour lui, une cravate de couleur, un gilet à petits pois, un pantalon gris et des guêtres ; ajoutez à cela des gants de daim irréprochables, plus une grosse canne, et le portrait sera complet.

Les manières étaient polies ou rudes, familières ou hautaines, suivant son caprice. Il n’y avait rien de moins commun et rien de moins apprêté que sa tenue. Quel don rare, par parenthèse, que celui des bonnes manières ! cela ne se définit pas et cela ne se donne pas. Il vaut mieux pour un homme avoir reçu ce don, que de posséder richesse, beauté, talents ; s’il manque un peu d’esprit, ses manières y suppléeront et au delà ! Celui qui jouit de cet avantage inappréciable, c’est-à-dire qui sait plaire, pénétrer, persuader, suivant les circonstances, possède le secret le plus subtil des diplomates et des hommes d’État, et il ne lui faut qu’un coup de hasard, une occasion, pour devenir grand.