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Pelham/15

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 54-59).


CHAPITRE XV


Il y avait réception chez M. de V. Vincent et moi étions les seuls Anglais invités. Comme l’hôtel de V. est dans la même rue que mon hôtel nous dînâmes ensemble chez moi, et nous nous rendîmes de là au ministère.

La société était raide et guindée comme elle l’est invariablement dans les réunions de ce genre. Aussi nous fûmes enchantés d’apercevoir M. d’A., connu pour son talent de la conversation et l’une des célébrités du moment comme écrivain ultra. Autour de lui s’étaient groupées plusieurs personnes dans un coin du salon.

Profitant de ce que nous connaissions cet aimable Français, nous nous joignîmes à ce petit groupe ; la conversation ne roulait que sur des sujets littéraires. Comme on faisait allusion à l’Histoire de la littérature par Schlegel et à la sévérité de ses jugements sur Helvétius et les philosophes de son école, nous en vînmes à discuter le mal qu’avaient pu faire les libres penseurs en philosophie.

« Pour ma part, dit Vincent, je ne puis pas deviner pourquoi dans des livres où il y a beaucoup de vérités et peu d’erreurs, beaucoup de bien et peu de mal, nous sommes portés à ne voir que le mal et l’erreur, à l’exclusion absolue des choses bonnes et vraies. Tous les hommes dont l’esprit est assez laborieux et assez pénétrant pour se plaire dans la lecture des recherches métaphysiques, sauront bien trier la paille du grain et l’erreur de la vérité. Ce sont les jeunes gens, les personnes légères et superficielles qui se laissent facilement égarer par l’erreur et qui sont incapables d’en discerner la fausseté ; mais dites-moi si ce sont les personnes légères, jeunes et superficielles qui lisent d’habitude les spéculations abstraites et subtiles des philosophes. Non, non. Ce qui fait du tort à la morale et à la vertu, ce sont les études mêmes que monsieur Schlegel recommande ; l’étude de la littérature elle-même, le théâtre, la poésie, les nouvelles qui sont à la portée des esprits frivoles, voilà les vrais ennemis de la religion et du progrès moral.

— Eh quoi ! s’écria M. de G. (petit écrivain et grand lecteur de romans), n’allez-vous pas nous proposer de renoncer à notre littérature mondaine, nous interdire les romans, et nous faire brûler nos théâtres !

— Certes non, répliqua Vincent, et c’est précisément en cela que je diffère de certains écrivains modernes de votre propre pays, pour la plupart desquels je professe du reste une grande vénération. Je ne voudrais rien détruire de ce qui fait le charme et l’amusement de la vie, je voudrais seulement distinguer ce qui est pernicieux de ce qui est élégant ; s’il y avait un serpent parmi mes fleurs, je ne déracinerais pas pour cela mes fleurs mais je tuerais le serpent. Quels sont ceux à qui les fictions et la littérature font du tort ? nous l’avons vu, ce sont les esprits légers et superficiels. Quels sont ceux qui en retirent au contraire quelque profit ? les esprits qui ont de la mesure et du discernement ; qui en retire du plaisir ? tout le monde. Ne vaudrait-il pas mieux, dès lors, au lieu de priver quelques-uns d’un profit, tous d’un plaisir, en bannissant de notre Utopie la poésie et la fiction, corriger et élever les esprits qui trouvent le mal là où ils ne trouveraient que le bien s’ils étaient suffisamments instruits. Admettons avec Helvétius que tous les hommes naissent avec une dose égale de perfectibilité, ou contentons-nous de dire avec tous les autres métaphysiciens que l’éducation peut faire faire à l’esprit humain un progrès incalculable. Dans l’un comme dans l’autre cas, il est bien clair que nous pouvons répandre des notions vraies au lieu de notions fausses, et rendre les vérités communes aussi aisées à discerner et à adopter que les erreurs communes. Mais si nous arrivons à ce résultat, et vous m’accorderez qu’on peut facilement y atteindre, en commençant par nos enfants ; si nous fortifions leur esprit au lieu de l’affaiblir, si nous éclairons leur jugement au lieu de l’obscurcir, dès lors nous écartons les effets préjudiciables des fictions. Et, de même que nous avons appris à l’enfant à se servir d’un couteau sans se couper les doigts, nous lui apprenons à faire usage de la fiction sans que cela tourne à son préjudice. Quel est le philosophe qui a jamais eu à se repentir d’avoir lu les romans de Lesage ou d’avoir vu jouer les comédies de Molière ? Vous voyez bien, M. de G., que si je regarde la littérature mondaine (puisque tel est son nom) comme dangereuse pour les gens superficiels, je ne m’en prends pas pour cela à la littérature elle-même mais seulement aux esprits superficiels.

— Je ne crois pas, dit M. d’A., la tâche aussi facile que vous le dites, et que vous puissiez rendre tous les hommes si savants.

— Non, répondit Vincent. Mais vous pouvez jusqu’à un certain point arriver à ce résultat chez les enfants. Si vous ne niez pas les prodigieux effets de l’éducation, vous êtes bien forcé d’admettre qu’elle doit au moins donner le sens commun, car si elle ne sert même pas à cela, elle ne sert à rien. Eh bien, le sens commun est juste ce qu’il faut pour distinguer le bien du mal, dans la vie comme dans les livres. Mais pour cela il ne faut pas que votre éducation se compose d’une leçon de sagesse en public et d’un exemple de folie dans le particulier ; il ne faut pas contrarier les effets du sens commun chez l’enfant en lui inculquant des préjugés ou en encourageant ses faiblesses ; il n’est pas nécessaire que votre enseignement le mène très-loin, pourvu qu’il le mette dans le droit chemin. Maintenant, pour ce qui est des fictions, vous ne devez pas commencer, comme on fait dans l’éducation moderne, par donner à l’enfant la maladie, quitte ensuite à lui administrer de l’eau chaude pour la chasser : vous ne devez pas lui mettre en mains la fiction avant de lui avoir donné un seul principe pour guider son jugement et l’éclairer à cet endroit, sinon voilà son esprit empoisonné à tout jamais et trop affaibli par l’abus qu’il en a fait, pour digérer l’antidote. Non ; fortifiez d’abord son intelligence par le secours de la raison, après vous amuserez son imagination avec la fiction. N’excitez point son imagination avec les mots de gloire et d’amour, avant d’avoir préparé son jugement à apprécier ce que c’est, en réalité, que la gloire et l’amour. Apprenez-lui, en un mot, à réfléchir avant de lui permettre de se livrer complètement au plaisir d’imaginer. »

Ici il y eut une pause. M. d’A. parut contrarié et ce pauvre M. de G. pensa que, d’une manière ou d’une autre, ses romans étaient en question. Pour l’apaiser, je tournai la conversation sur un sujet qui permettait quelques flatteries à l’endroit de l’amour-propre national ; peu à peu nous en vînmes à parler du peuple français.

« Jamais, dit Vincent, caractère ne fut plus souvent décrit et plus mal compris. Ainsi on vous a appelés superficiels. Je pense que de tous les peuples vous êtes le dernier qui méritiez ce reproche. Si nous prenons la minorité, vos philosophes, vos mathématiciens, vos hommes de science sont consultés par ceux des autres pays, comme des autorités de premier ordre. Si nous prenons la majorité, l’accusation est encore plus mal fondée. Comparez chez vous la foule, gentilshommes ou plébéiens, avec la foule en Allemagne, en Italie, même en Angleterre, et j’avoue, en dépit de mes préventions nationales, que la comparaison sera infiniment en votre faveur. Le gentilhomme campagnard, l’homme de loi, le petit-maître anglais, sont des gens d’une nullité proverbiale ; leur réputation est faite à cet égard. Chez vous, les classes de la société qui correspondent à ces différentes catégories, ont de sérieuses notions de littérature et quelquefois même de science. Vos commerçants, vos domestiques, ont aussi l’esprit plus cultivé et plus exempt de préjugés que les Anglais de même condition. Le fait est que chez vous tout ce monde se pique d’être savant, et c’est la raison principale qui fait qu’on vous accuse d’être superficiels. Nous voyons chez vous l’homme à la mode et le petit bourgeois se donner des airs de philosophe et de critique ; et comme ils ne sont ni des Scaliger ni des Newton, nous oublions que nous avons affaires à des bourgeois ou à des petits-maîtres, et nous enveloppons du même coup tous vos philosophes et tous vos critiques dans le reproche qui ne devrait atteindre que les individus dont nous venons de parler : des petites gens.

« Nous autres Anglais, à la vérité, nous ne nous exposons pas à cela ; nos dandys, nos marchands, ne disent pas leur dernier mot sur la philosophie de l’esprit humain ni sur les beaux-arts. Et pourquoi cela ? Ce n’est pas qu’ils en sachent plus que leurs pareils en France, au contraire c’est qu’ils en savent moins.

— Vous faites plus que nous rendre justice sur ce point dit M. d’A., mais seriez-vous disposé à nous rendre justice à d’autres égards ? Vos compatriotes ont une propension marquée à nous accuser de manquer de cœur et de véritable sensibilité. Pensez-vous que cette accusation soit fondée ?

— Pas le moins du monde, répliqua Vincent. La même raison qui fait peser sur vous l’accusation de légèreté, me semble se représenter ici, c’est-à-dire cette vanité du boutiquier du Palais Royal, qui est générale dans votre pays, et qui vous porte à mettre en montre le plus d’étalage que vous pouvez. Vous affectez une grande cordialité, de l’enthousiasme même pour les étrangers ; puis vous leur tournez le dos et vous les oubliez. Est-ce à dire que vous manquez de cœur ? Les Anglais ne montrent aucune cordialité, aucun enthousiasme aux étrangers, c’est vrai ; mais ils leur tournent tout aussi bien le dos, et les oublient tout aussi vite. La différence entre eux et vous c’est que vous êtes prévenants, et qu’ils ne le sont pas ; or si nous devons recevoir des étrangers, pourquoi ne pas être polis autant que possible avec eux ? Bien loin d’attribuer le désir de leur plaire à un manque de sincérité, je pense que cela est mille fois plus aimable et plus bienveillant que de leur témoigner à l’anglaise, en prenant un air morose et réservé, qu’ils n’ont rien à attendre de nous. Si je n’ai qu’une demi-lieue à faire avec un homme, pourquoi ne chercherais-je pas à la lui rendre aussi agréable que possible ? Si je préfère le bouder et l’envoyer à tous les diables, pourquoi me gonfler d’orgueil sous prétexte que j’ai conscience de ma valeur ? Pourquoi m’écrier : moi du moins j’ai bon cœur ? Ah ! monsieur d’A., puisque la bienveillance est inséparable de la moralité, il est clair qu’il faut être bienveillant dans les petites choses comme dans les grandes, et que l’homme qui s’efforce de rendre la vie agréable à ses semblables, ne fût-ce que pour un instant, vaut mieux que celui qui n’a pour eux que de l’indifférence ou pire encore, du mépris. Ainsi je suis loin de penser, au fond, que cette bienveillance et cet accueil facile soient incompatibles avec la sincérité en amitié. Au contraire, je ne sache pas que vous soyez (en ce qui concerne les mœurs de votre pays) moins bons amis, moins bons maris, ou moins bons pères, que nous.

— Oh ! m’écriai-je, vous vous oubliez, Vincent ! Est-ce qu’il peut y avoir des vertus domestiques ailleurs qu’auprès d’un feu de charbon de terre ? Les affections de famille ne sont-elles plus synonymes de foyer domestique ? Et peut-on trouver le foyer domestique ailleurs que dans la vieille Angleterre ?

— C’est vrai, dit Vincent, il est certainement impossible qu’un père et ses enfants s’aiment autant les uns les autres par un beau jour d’été aux Tuileries ou à Versailles, avec la musique, la danse et la douce brise, que s’ils étaient groupés dans une salle obscure dont le foyer enfumé est accaparé par le bon père et la bonne mère. Là en effet les pauvres petits enfants assis à l’autre bout de la table, chuchotent en grelotant et contiennent l’ardeur expansive de leurs sentiments naturels, de peur de faire du bruit. Si bien que les idées de Croquemitaine et de foyer domestique, de verges et de cher papa deviennent inséparables dans leur esprit. »

Tout le monde rit, à cette sortie, et monsieur d’A. dit en se levant pour partir : « Très-bien, très-bien. Mylord, vos compatriotes sont de grands généralisateurs en philosophie ; ils ramènent toutes les actions humaines à deux grands critériums : la gaîté, pour eux, c’est la marque d’un esprit superficiel, et la bienveillance la preuve d’un cœur sans foi. »