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Pelham/25

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 114-120).


CHAPITRE XXV


Le lendemain je reçus une lettre qui avait été adressée à mon ancien logement de l’hôtel de*** ; timbrée de Paris, elle était de Thornton ; la voici :

« Mon cher Monsieur,

« Je regrette vivement qu’une affaire particulière me prive du plaisir de vous recevoir chez moi samedi. J’espère être plus heureux une autre fois. Je serais très-désireux de vous présenter, à la première occasion, à mes amis de la rue Grétry, car j’aime à obliger nos compatriotes. Je suis sûr que quand vous y serez allé une fois vous aurez hâte d’y revenir. Je vous prie encore une fois de recevoir mes excuses et je suis,

« cher monsieur,
« votre très-humble serviteur,
« Thomas Thornton.

« Rue Saint-Dominique, vendredi matin. »

Cette lettre me fit faire des réflexions nombreuses et variées. Quel motif avait poussé M. Tom Thornton, ce rusé coquin, à différer, de son propre gré, le moment de plumer un pigeon qu’il avait de si bonnes raisons de croire tombé dans ses filets ? Il n’avait plus évidemment le même empressement à cultiver ma connaissance ; en rompant notre rendez-vous sans la moindre cérémonie, il ne fixait même pas de jour pour une nouvelle rencontre. Qu’est-ce qui pouvait avoir changé ses vues sur moi ? Si les renseignements de Vincent étaient exacts, il était naturel de supposer qu’il comptait mettre à profit ses relations avec moi, par conséquent son intérêt devait le pousser à les continuer et à les rendre plus intimes.

De deux choses l’une, ou bien il n’avait plus le même besoin de faire une dupe, ou bien il ne croyait plus pouvoir me duper. Pourtant ni l’une ni l’autre de ces suppositions n’était plausible. Il n’était pas probable qu’il fût devenu honnête, ou riche tout d’un coup ; d’autre part je ne lui avais donné aucune raison de me croire plus méfiant que ceux qu’il avait déjà trompés. Au contraire j’avais eu l’air de mettre à me lier avec lui une ardeur qui ne prouvait pas beaucoup en faveur de ma connaissance du monde. Plus j’y aurais pensé et plus j’aurais été embarrassé, s’il ne s’était fait dans mon esprit un rapprochement entre son mouvement de retraite actuel, et ses relations avec l’étranger qu’il appelait Warburton. Il est vrai de dire que je n’avais aucune raison pour appuyer cette supposition ; c’était une conjecture sans fondement apparent, et certes fort invraisemblable ; pourtant je ne sais par quelle sorte d’association d’idées échappant à l’analyse, je ne pouvais m’en débarrasser.

« Je le saurai bientôt, » me dis-je, et m’enveloppant dans mon manteau, car il faisait un froid terrible, je me dirigeai vers le logement de Thornton. Je ne pouvais m’expliquer à moi-même l’intérêt profond que je prenais à ce Warburton (ainsi qu’on l’appelait) et à tout ce qui semblait devoir me faire découvrir sur son compte quelque chose de plus précis. Je revoyais son attitude dans la maison de jeu ; je songeais à sa conversation avec une femme dans le Jardin des Plantes, et je voyais avec étonnement un homme d’une apparence aussi aristocratique lié avec Thornton, et toujours surpris dans des situations et dans une société aussi peu honorables. C’était plus qu’il n’en fallait pour occuper fortement mon esprit ; certains souvenirs confus, et je ne sais quelle association d’idées m’assiégeaient en sa présence, et j’étais poursuivi de son souvenir lorsque je ne le voyais pas.

Absorbé par ces réflexions je traversais le Pont-Neuf lorsque j’aperçus l’homme que Warburton avait si attentivement épié à la maison de jeu. Ce devait être le Tyrrel qui avait fait le sujet de la conversation du Jardin des Plantes. Il passa lentement près de moi et je pus voir sur son visage sombre et fortement accentué, les signes d’un profond épuisement. Il marchait au hasard, sans regarder ni à droite ni à gauche, avec cet air songeur et distrait des gens qui sont en proie à une passion vive et absorbante.

Nous arrivions à l’autre côté de la Seine, quand je vis approcher la femme du Jardin des Plantes. Tyrrel (car tel était son nom ainsi que je l’appris plus tard) s’arrêta lorsqu’elle fut près de lui, et lui demanda d’un ton dur, où elle avait été ? Comme je n’étais qu’à quelques pas derrière lui, je pus voir très-nettement le visage de cette femme, Elle avait de vingt-huit à trente ans. Ses traits étaient décidément beaux, quoiqu’ils eussent quelque chose de trop mince et de trop aquilin. Ses yeux étaient bleus et un peu enfoncés, et son teint avait une pâleur et une langueur maladives. En somme l’expression de son visage, quoique un peu dure, n’était pas sans charme. Lorsqu’elle rendit à Tyrrel son salut qui n’avait été rien moins qu’aimable, ce fut avec un sourire qui la rendit en ce moment tout à fait belle.

« Où j’ai été ? dit-elle, mais j’ai été voir cette nouvelle église qu’on disait si superbe !

— Il me semble, répliqua l’homme, que dans notre situation, ce ne sont pas là précisément des spectacles fort amusants.

— Non, Tyrrel, lui dit-elle en prenant son bras et en marchant avec lui à quelques pas devant moi, non, quoique nous soyons riches maintenant en comparaison de ce que nous étions ; et si vous jouez encore, vos deux cents livres peuvent devenir une fortune. Vos pertes vous ont rendu habile, et vous pouvez maintenant les faire tourner à votre avantage. »

Tyrrel ne répondit rien à ces paroles ; seulement il avait l’air de faire en lui-même des calculs.

« Deux cents livres ! il y en a déjà vingt de parties ! dans quelques mois tout cela aura fondu. Qu’est-ce que c’est au bout du compte que ce que nous avons maintenant ? juste de quoi ne pas mourir de faim. Mais il est vrai qu’avec du bonheur, cela peut nous donner de l’aisance.

— Et pourquoi n’auriez-vous pas de bonheur ? On a vu faire des fortunes avec moins pour commencer, dit la femme.

— C’est vrai, Marguerite, répondit le joueur, et si je n’ai pas de bonheur après tout, cela ne fera qu’avancer le moment fatal d’un mois ou deux ; mieux vaut un prompt arrêt qu’une longue torture !

— Est-ce que vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux essayer de quelque nouveau jeu où vous auriez plus d’expérience, ou bien encore où les chances seraient plus grandes qu’à rouge et noire ? demanda la femme. Est-ce que vous ne pourriez soutirer quelque chose à ce grand bel homme qui est si riche, à ce que dit Thornton ?

— Ah ! si cela se pouvait, murmura Tyrrel avec un air de convoitise. Thornton m’a dit qu’il lui avait gagné des mille et des cents et que cela n’était qu’une misère pour lui en comparaison de son revenu. Thornton est un bon enfant sans souci, et il me laisserait peut-être prendre ma part du butin, mais alors, quel jeu pourrais-je lui proposer ? »

À ce moment je dépassai ce couple bien assorti et je perdis le reste de leur conversation. « Bien, pensai-je, si ce précieux personnage doit mourir de faim, ce sera bien fait ! pour deux raisons, d’abord à cause de ses mauvais desseins sur l’étranger, ensuite et surtout à cause de l’estime qu’il a pour Thornton. Si ce n’était qu’un fripon, on pourrait avoir pitié de lui, mais être à la fois un fripon et un sot, c’est une combinaison du diable, pour laquelle l’opinion n’admet pas le purgatoire, cela va tout droit à la damnation. »

J’arrivai bientôt à la maison de M. Thornton. La même vieille femme, enfoncée dans la lecture du même roman de Crébillon, me fit la même réponse que précédemment. Je me mis à monter l’obscur et sale escalier qui semblait là pour faire voir que la route du vice n’est pas aussi agréable qu’on le suppose généralement. Je frappai à la porte, et ne recevant pas de réponse, j’entrai. La première chose que je vis, ce fut la grosse redingote brune de Warburton ; ce personnage me tournait le dos. Il parlait avec énergie à Thornton, ce dernier était assis nonchalamment avec une de ses jambes passée par-dessus un des bras du fauteuil.

« Ah ! M. Pelham, s’écria-t-il, en quittant cette position qui manquait un peu d’élégance, je suis enchanté de vous voir — M. Warburton, M. Pelham — M. Pelham, M. Warburton. »

Ma nouvelle et mystérieuse connaissance se redressa de toute sa hauteur et répondit par un salut très-léger à mes compliments de présentation. Quelqu’un du commun l’aurait trouvé incivil. Quant à moi, je supposai seulement que c’était un homme qui ne connaissait pas le monde. Un homme du monde n’est jamais incivil. Il se retourna après cet effort de politesse et se laissa tomber sur le sofa de telle façon qu’il me tournait le dos.

« Je m’étais trompé, pensai-je, en croyant que celui-là sortait de la catégorie des gens de l’espèce de Thornton, les deux font la paire. »

« Mon cher monsieur, dit Thornton, j’ai été bien fâché de ne pas vous avoir à déjeûner — certain engagement m’en a empêché — verbum sap… Monsieur Pelham, vous comprenez, n’est-ce pas… des yeux noirs, la peau blanche, etc. » Et le drôle se frottait les mains en riant.

« Bon, lui dis-je, je ne peux pas vous en vouloir quoique j’y aie perdu ; un œil noir et un pied mignon sont bien certainement des excuses suffisantes. Qu’en pense M. Warburton ? et en disant cela je me tournai vers celui à qui s’adressait ma question.

— En vérité, répondit-il (il parlait sèchement mais d’une voix dont l’accent me parut déguisé et artificiel, et il ne quittait pas sa position peu courtoise), M. Thornton est le seul juge de la délicatesse de ses goûts en particulier et de la valeur de ses excuses en général. »

M. Warburton me dit ces mots avec amertume et d’un ton ironique. Thornton se mordit les lèvres, plutôt je pense à cause du ton qu’à cause de la nature de la réponse. Ses petits yeux gris prirent une expression de malignité et de dureté qui convenait beaucoup mieux au caractère de sa physionomie que la légèreté et l’insouciance habituelle de ses regards.

« Ils ne sont pas si bons amis après tout, me dis-je, et maintenant changeons nos batteries. »

« À propos, repris-je, est-ce que parmi vos nombreuses connaissances de Paris, vous n’avez jamais rencontré un M. Tyrrel ? »

Warburton se releva brusquement et se rassit aussitôt. Thornton attacha sur moi un de ces regards qui me rappelaient tout à fait un dogue en furie, se demandant s’il va mordre ou passer son chemin.

« Je connais un M. Tyrrel, me dit-il après un instant.

— Quelle espèce d’homme est-ce ? lui demandai-je d’un air indifférent, c’est un grand joueur n’est-ce pas ?

— Il aime à mettre de temps à autre sur la rouge ou sur la noire, répliqua Thornton. J’espère pour vous que vous ne le connaissez pas, monsieur Pelham !

— Mais ! dis-je en éludant la question, sa réputation n’a rien à souffrir d’un goût aussi répandu, à moins toutefois que vous ne pensiez que ce soit un joueur de profession plus adroit que malheureux.

— Dieu me pardonne, je ne dis rien de semblable, répliqua Thornton, vous n’attraperez pas un ancien légiste à commettre pareille imprudence !

— Plus le fait est vrai plus l’accusation est diffamatoire, dit Warburton en ricanant.

— Non, reprit Thornton, je n’ai rien à dire contre M. Tyrrel — rien — cela peut être un très-brave homme, et je pense qu’il l’est ; mais si c’est pour en faire votre ami, monsieur Pelham (et M. Thornton me dit cela d’un air très-affectueux) je vous conseille de fréquenter le moins possible les gens de cette espèce.

— Vraiment ! lui dis-je, vous piquez ma curiosité, il n’y a rien, vous le savez, qui intéresse comme un mystère. »

Thornton eut l’air d’avoir compté sur une autre réponse ; et Warburton s’écria d’un ton brusque :

« Quiconque s’engage dans un chemin inconnu par un temps de brouillard, risque fort de se perdre.

— C’est vrai, lui dis-je, mais c’est plus agréable de courir cette chance que de suivre une route dont on connaît tous les arbres. Le danger et la nouveauté ont plus d’attrait pour moi que la sécurité et l’uniformité. Du reste, comme je joue rarement, je ne cours pas grand risque à faire connaissance avec des joueurs. »

Il y eut là un nouveau silence, et jugeant que j’avais tiré de M. Thornton et de son hôte peu courtois tout ce que j’en pouvais tirer, je pris mon chapeau et les saluai.

« Je ne sais pas, me dis-je, si cette visite m’a servi à grand chose. Voyons, d’abord je n’ai pas appris pourquoi M. Thornton a rompu notre rendez-vous, car en admettant son excuse, il aurait pu prendre un autre jour. C’est ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il avait tenu à continuer ses relations avec moi. J’ai néanmoins découvert ceci : d’abord il désire que je n’aie aucun rapport avec Tyrrel ; ensuite, à en juger par les sarcasmes de Warburton et la vivacité de ses réponses, ils ne sont guère amis, quelle que soit leur intimité ; et troisièmement Warburton, avec son affectation étudiée à me tourner le dos, a eu l’intention d’être malhonnête ou de se dissimuler de son mieux. » Cette seconde supposition après tout était la plus vraisemblable ; en somme je demeurai parfaitement convaincu que j’avais deviné l’homme.