Pelham/26
CHAPITRE XXVI
En rentrant chez moi, je trouvai sur ma table la lettre suivante de ma mère.
« Je suis heureuse d’apprendre que vous vous amusez à Paris, que vous avez été souvent chez les D… et les C… ; que Coulon parle de vous comme de son meilleur élève, que votre cheval favori est fort admiré, et que vous n’avez dépassé le chiffre de votre pension que de mille livres sterling. Ce n’est pas sans peine que j’ai amené votre oncle à vous faire parvenir un bon de quinze cents livres qui suffira, je l’espère, à vous mettre à flot.
« Il ne faut pas, mon cher enfant, être à l’avenir aussi extravagant dans vos dépenses, et cela, pour une bonne raison, c’est que je ne sais pas comment vous feriez pour vous tirer d’affaire. Votre oncle, je le crains, ne sera pas toujours aussi généreux ; quant à votre père, il ne peut pas vous venir en aide. Vous devez comprendre par conséquent plus que jamais la nécessité pour vous d’épouser une héritière. Il n’y en a que deux en Angleterre (je parle de filles de bonne maison) qui soient dignes de vous. Celle qui vous conviendrait le mieux a cent mille livres de revenu, l’autre n’en a que dix mille. La première est vieille, laide et d’un très-mauvais caractère ; la seconde est assez gentille, agréable et a juste vingt-et-un ans. Mais vous devez comprendre qu’il n’y a pas seulement à songer à celle-ci, tant que nous n’aurons pas essayé de l’autre. Je vais les inviter toutes deux à mes soirées du samedi, d’où j’aurai soin d’écarter tous les célibataires, pour que là, du moins, vous soyez sans rivaux.
« Maintenant, mon cher fils, avant d’entamer un autre sujet qui est de grande importance pour vous, je vous prie de vous rappeler que le plaisir n’est jamais un but, mais un moyen, autrement dit, que vos chevaux et vos amusements à Paris, vos visites et vos liaisons, ne doivent être, vous ne l’avez jamais oublié, j’espère, qu’un moyen méthodique de briller dans le monde. J’ai maintenant à vous introduire sur un nouveau théâtre avec un but tout différent, et des plaisirs qui ne ressembleront en rien à ceux que vous avez connus jusqu’à présent.
« Je sais que vous n’êtes pas comme une foule de jeunes niais que ce préambule pourrait effaroucher. Votre éducation a été trop soignée pour que vous redoutiez l’ennui ou la fatigue des pas et des démarches qu’il faudra faire afin de vous pousser dans le monde.
« Arrivons au fait. On s’attend d’un jour à l’autre à la vacance dans l’un des sièges au parlement dont dispose votre oncle au bourg de Buyemall ; le membre qui l’occupe actuellement, M. Toolington, n’a pas une semaine à vivre, et votre oncle désire vivement que vous preniez la place. Ce bourg appartient donc à lord Glenmorris, mais pourtant il n’en est pas tout à fait maître, ce que je trouve fort étrange, d’autant que mon père qui n’était pas moitié aussi riche que votre oncle, pouvait, sans se gêner le moins du monde, envoyer deux membres au parlement. Mais je ne comprends pas grand’chose à tout cela ; il est bien possible que votre oncle, le pauvre cher homme, ne sache pas bien s’arranger. En tout cas, il dit qu’il n’y a pas de temps à perdre. Il faut que vous reveniez immédiatement en Angleterre, et que vous alliez le trouver à sa maison du …shire. Il est probable que vous éprouverez quelques difficultés, mais votre élection en somme n’est pas douteuse. Cette visite à lord Glenmorris sera en même temps une excellente occasion pour vous de vous assurer son affection ; vous savez qu’il y a quelque temps qu’il ne vous a vu et que la plus grande partie de son bien est libre et peut être substituée. Si vous entrez à la Chambre, il faudra que vous ne perdiez pas de vue un instant ce but important, et je ne doute pas de votre succès. J’ai entendu parler M. Canning l’autre jour, et je trouve que sa voix ressemble beaucoup à la vôtre. Enfin, je ne doute pas de vous voir ministre d’ici à quelques années.
« Vous voyez, mon cher fils, qu’il est absolument nécessaire que vous partiez immédiatement. Vous verrez lady*** et vous tâcherez de vous faire des amis solides de toutes les personnes importantes de votre connaissance, pour vous retrouver toujours sur le même pied si vous retournez à Paris. Il ne faut pour cela que quelques politesses. L’expérience m’a appris que partout (excepté peut-être en Angleterre) on ne peut que gagner à être poli, quoique, par parenthèse, ce dernier mot soit un de ceux dont vous ne devez jamais vous servir ; il sent trop la place Gloucester.
« Vous devez aussi avoir bien soin, à votre retour en Angleterre, de faire le moins d’usage possible de phrases françaises ; il n’y a rien de si vulgaire ni de si déplaisant. Je n’ai jamais rien vu de plus drôle qu’un livre nouveau qui m’est tombé ces jours-ci entre les mains et qui a la prétention de donner une description exacte de la bonne société. Ne sachant que nous faire dire en anglais, l’auteur ne nous fait parler que français. Je me suis souvent demandé avec étonnement ce que les gens du commun pensent de nous, puisque dans leurs romans ils affectent de faire de nous un portrait si différent d’eux-mêmes. J’ai bien peur au contraire que nous ne leur ressemblions que trop en tout, si ce n’est, peut-être, que nous sommes plus simples et plus naturels. Plus on est élevé moins on a de prétentions, parce qu’on en a moins besoin. C’est là la raison principale qui fait que nos manières sont meilleures que celles des petites gens ; les nôtres sont plus naturelles parce que nous n’imitons personne ; les leurs sont affectées parce qu’ils cherchent à nous imiter ; et tout ce qui est emprunté, est vulgaire. Une affectation originale est quelquefois de bon ton, une affectation imitée est toujours mauvaise.
« Allons, mon cher Henry, je finis cette lettre qui est beaucoup trop longue pour être intéressante. J’espère vous voir dans une dizaine de jours, à partir du moment où vous aurez reçu ma lettre. Si vous pouvez m’apporter un cachemire, j’aurai grand plaisir à constater si vous avez bon goût. Dieu vous garde, mon cher fils.
« P. S. J’espère que vous allez quelquefois à l’église. Je suis fâchée de voir que les jeunes gens d’aujourd’hui aient si peu de religion ; c’est du plus mauvais goût. Vous pourriez emmener avec vous ma vieille amie Mme de *** pour choisir le cachemire ; prenez bien soin de votre santé. »
Cette lettre, que je lus attentivement, me fit faire de sérieuses réflexions. Mon premier mouvement fut de regretter d’être obligé de quitter Paris ; mais le second fut au contraire de me féliciter à l’idée du nouvel horizon qui s’ouvrait inopinément devant moi. Le grand art du philosophe est de tâcher de contre-balancer chaque désavantage par un bien équivalent, et, quand il ne peut le faire, de s’imaginer qu’il le fait. Je me mis donc à regarder moins ce que j’allais perdre que ce que j’allais gagner à quitter Paris. D’abord, j’étais assez las de ses amusements : il n’y a pas d’affaires qui fatiguent autant que le plaisir. Il y avait longtemps que je soupirais après un changement : et voilà que ce changement venait me trouver. Et puis, à vrai dire, j’étais enchanté d’avoir un prétexte pour me soustraire à une nombreuse cohorte de folles amours, à commencer par Mme d’Anville. Et cette circonstance, que les gens qui raclent de la guitare et filent le parfait amour auraient considérée comme excessivement désagréable, me semblait tout à fait heureuse et providentielle.
Ayant ainsi soulagé mon esprit de ces premiers regrets du départ, je lui permis de regarder dans l’avenir quels pourraient être les avantages de mon retour en Angleterre. Mon goût pour la variété et les émotions me faisait trouver par anticipation un vif plaisir dans cette élection, qui réunissait l’attrait émouvant de la lutte à la certitude du succès.
J’étais d’ailleurs ennuyé des petits soins que réclame la société des femmes, et j’avais hâte de les changer contre les objets ordinaires de l’ambition d’un homme. Ma vanité me disait que mes succès de ce côté étaient un présage de ceux qui m’attendaient de l’autre. De retour en Angleterre, avec une nouvelle scène et de nouveaux mobiles, j’étais décidé à prendre un rôle tout différent de celui que j’avais joué jusque-là.