Pelham/59

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 12-16).


CHAPITRE LIX


Je trouvai Glanville se promenant devant la porte, d’un pas rapide et inégal.

« Dieu soit loué ! me dit-il, sitôt qu’il me vit ; j’ai été deux fois chez Mivart pour vous rencontrer. La seconde fois, j’ai trouvé votre domestique qui m’a dit où vous étiez. Je vous connais assez pour être sûr de votre amitié. »

Glanville s’arrêta brusquement ; et après un instant de silence il me dit à voix basse et en parlant vite : « Le service que j’ai à vous demander c’est d’aller trouver immédiatement sir John Tyrrell avec un cartel de ma part. Depuis la dernière fois que je vous ai vu, j’ai donné la chasse en vain à cet homme. Il avait quitté Londres ; il y est revenu ce soir et doit en repartir demain ; vous n’avez pas de temps à perdre.

— Mon cher Glanville, lui dis-je, je ne désire point apprendre les secrets qu’il vous convient de me cacher ; mais laissez-moi vous demander quelques instructions plus précises : comment dois-je provoquer en votre nom sir John Tyrrell ? et quelle réponse dois-je faire aux excuses qu’il pourrait présenter ?

— J’ai prévu votre demande, me dit Glanville avec une impatience mal dissimulée, vous n’avez qu’à lui remettre ce papier, cela évitera toute discussion. Lisez-le, je ne l’ai laissé décacheté que pour cela. »

Je jetai les yeux sur la lettre que Glanville avait remise entre mes mains, elle était ainsi conçue :


« Le temps est enfin venu pour moi de vous demander une satisfaction si longtemps différée. Le porteur de ce billet, qui est probablement connu de vous, conviendra, avec telle personne que vous désignerez, du lieu et de l’heure de notre rencontre. Il ignore la nature des torts dont j’ai à me plaindre de votre part, mais il s’en rapporte à mon honneur ; votre second, je le présume, en agira de même avec vous. Quant à moi j’ai le droit de ne pas croire à votre honneur et de déclarer hautement que vous n’avez ni principe ni courage et que vous n’êtes qu’un manant et un poltron.

« Réginald Glanville. »


« C’est vous qui avez été mon premier ami, lui dis-je, après avoir lu cette flatteuse épître, et je ne déserterai pas le poste que vous me confiez ; mais je vous dirai en toute franchise et sincérité, que j’aimerais mieux me faire couper la main droite que de remettre ce billet à sir John Tyrrell. »

Glanville ne répondit pas ; nous marchâmes côte à côte ; tout à coup il s’arrêta et me dit : « Ma voiture est au coin de la rue, partez vite, Tyrrell loge à Clarendon ; vous me trouverez chez moi à votre retour. »

Je lui serrai la main et me hâtai d’aller accomplir ma mission qui était, je l’avoue, des plus déplaisantes et des plus désagréables. D’abord, il m’était pénible de prendre parti dans une affaire dont j’ignorais complètement la nature ; ensuite, je me disais que si cette rencontre devait se terminer par quelque catastrophe, le monde serait en droit de me blâmer hautement d’avoir accepté la mission de porter à un homme riche et de bonne famille une lettre aussi insultante, sans connaître les motifs de l’insulte. D’un autre côté, j’étais plus attaché à Glanville qu’on n’eût pu le croire à en juger par mon caractère apparent, et quoique je fusse par tempérament d’une complète indifférence à l’endroit d’un danger personnel, je tremblais comme une femme à l’idée du danger que je lui faisais courir en portant ce cartel. Mais ce qui pesait plus que toutes ces réflexions, sur ma résolution, c’était le souvenir d’Hélène. Si son frère venait à succomber dans cette rencontre, que je devais passer pour avoir conseillée, comment pourrais-je espérer qu’elle me garderait ces sentiments qui étaient, pour le présent, mes plus chères et mes plus douces espérances. J’étais assiégé par ces pénibles pensées lorsque la voiture s’arrêta à la porte de l’hôtel de Tyrrell.

Le garçon me dit que sir John Tyrrell était à l’estaminet ; je m’y rendis aussitôt. Dans un cabinet voisin du poêle, je trouvai Tyrrell assis avec deux hommes, espèces de roués de l’ancien régime, de ceux qui prennent la débauche pour une marque de virilité, qui veulent montrer par là qu’ils sont forts et vraiment anglais, et affichent comme une vertu ce qu’ils devraient cacher comme un vice. Tyrrell me salua familièrement lorsqu’il m’aperçut ; je compris en voyant des bouteilles vides placées près de lui et l’éclat dont brillait sa face habituellement pâle, qu’il n’avait pas été précisément sobre ce soir-là. Je lui dis à l’oreille que j’avais à l’entretenir d’un sujet d’une grande importance ; il se leva avec une répugnance visible, et après avoir bu un grand verre de vin de Porto pour se donner du cœur, il me conduisit dans un petit cabinet. Là, il commença par s’asseoir, après quoi, avec cet air moitié rude moitié poli qui lui était habituel, il me demanda ce qui m’amenait. Je ne lui répondis pas. Je me contentai de lui mettre dans la main le billet doux de Glanville. La chambre où nous étions n’était éclairée que par une seule chandelle et la flamme légère du foyer auprès duquel le joueur était assis projetait par intervalles une lueur subite sur ce visage sombre et fortement accentué. On eût dit une étude de Rembrandt.

J’approchai ma chaise de la sienne, et, recouvrant mes yeux de ma main, je me tins assis en silence, attendant l’effet qu’allait produire la lettre. Tyrrell (je le crois) avait été originairement d’une forte trempe, et avait contracté au milieu des désordres et des aventures de sa vie accidentée l’habitude de dissimuler ses émotions et de paraître insensible. Mais soit que son corps fût usé par les excès, soit que le langage insultant du billet le touchât au vif, il parut tout-à-fait incapable de maîtriser ses sentiments. La lettre avait été écrite à la hâte d’une main mal assurée ; les caractères en étaient mal formés, la lumière était insuffisante, et il était forcé de s’arrêter à chaque mot, de sorte que le fer entrait en quelque sorte peu à peu dans son cœur. La passion se traduisit autrement chez lui que chez Glanville ; chez celui-ci, c’était une rapide succession de sentiments violents, qui se pressaient comme les flots agités ; c’était la passion d’un cœur fort et sensible à l’excès, pour lequel un coup d’aiguille était un coup de poignard, et qui déployait la force d’un géant pour écraser l’insecte qui l’attaquait. Chez Tyrrell, c’était la passion agissant sur un cœur endurci et sur un corps usé, sa main tremblait, sa voix était hésitante, il ne pouvait plus commander aux muscles qui président à la parole ; mais il n’y avait chez lui ni ces élans d’indignation, ni ces étincelles que l’injure fait jaillir d’une âme bien trempée ; chez lui c’était le corps qui dominait et paralysait l’esprit ; chez Glanville c’était l’esprit qui gouvernait et faisait mouvoir le corps.

« M. Pelham, me dit-il, après avoir fait quelques efforts pour donner à sa voix de l’assurance, ce billet mérite réflexion. Je ne sais pas pour le moment qui sera mon second. Voulez-vous revenir me voir demain matin ?

— Je suis désolé, lui dis-je, mais j’ai pour instructions de vous demander une réponse immédiate. Sans doute que l’un de ces messieurs que j’ai vus tout à l’heure avec vous, voudra bien vous servir de second ? »

Tyrrell demeura un instant sans me répondre. Il s’efforçait de se donner une contenance, et il y réussit assez bien. Il éleva la main comme pour porter un défi et déchirant le papier d’un air délibéré, malgré le tremblement de ses doigts, il en éparpilla les fragments et les foula aux pieds.

« Reportez-lui d’abord ceci, dit-il, c’est que je lui renvoie les paroles infâmes et calomnieuses qu’il a proférées contre moi, que je foule aux pieds ses assertions avec le mépris que je ressens pour sa personne ; et qu’avant vingt-quatre heures je veux l’affronter devant la mort, comme je le brave pendant la vie. Du reste, M. Pelham, je ne puis pas dire avant demain matin quel sera mon second. Laissez-moi votre adresse et je vous ferai rendre réponse demain avant votre lever. Avez-vous quelque chose à ajouter.

— Rien, lui dis-je, en posant ma carte sur la table, j’ai accompli la plus ingrate mission dont j’aie jamais été chargé. Je vous souhaite le bonsoir. »

Je remontai en voiture et me fis conduire chez Glanville. Je pénétrai brusquement dans sa chambre ; il était appuyé sur une table et regardait attentivement une miniature. À côté était une boîte de pistolets. L’un des deux pistolets était en bon état et prêt à servir, l’autre était démonté ; la chambre était, comme d’habitude, remplie de livres et de papiers et sur les riches coussins de l’ottomane reposait ce grand chien noir, son vieux compagnon que j’avais vu souvent avec lui, le seul être au monde dont il pût supporter en tout temps la société. L’animal était roulé en boule, tenant ses yeux vifs et noirs fixés attentivement sur son maître ; sitôt que j’entrai il fit entendre, sans bouger de place, un grognement sourd en signe d’avertissement.

Glanville se redressa et, un peu confus, cacha le portrait dans un des tiroirs de la table, puis il demanda quelles nouvelles je lui apportais.

Je lui dis mot pour mot comment les choses s’étaient passées ; Glanville grinça des dents et sa main se crispa, puis, comme si sa colère était apaisée, il changea subitement de sujet de conversation. Il se mit à parler avec beaucoup de verve et d’entrain des affaires du jour, de la politique, de Guloseton, dont il rit ; en un mot il parut aussi indifférent et insouciant à l’endroit des événements du lendemain que j’aurais pu l’être moi-même avec mon tempérament flegmatique.

Lorsque je me levai pour sortir, car je prenais trop d’intérêt à lui pour en prendre le moins du monde aux sujets dont il parlait, il me dit :

« Je vais écrire une lettre à ma mère et une autre à ma pauvre sœur ; vous les leur remettrez si je tombe, car j’ai décidé que l’un des deux doit rester mort sur la place. Je suis impatient de savoir de quelle heure vous conviendrez avec le second de Tyrrell. Dieu vous garde et à bientôt ! »