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Pelham/77

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 184-191).


CHAPITRE LXXVII


De chez Hélène, je me rendis à la hâte chez sir Réginald. Le vestibule était dans toute la confusion d’un prochain départ. Je m’élançai par-dessus tout l’attirail de livres et de caisses qui m’obstruaient le chemin et j’atteignis d’un bond le haut de l’escalier. Glanville, comme d’habitude, était seul ; sa figure était moins pâle que la veille, et quand je la vis s’éclaircir à mon approche, j’espérai, dans l’ardeur de ma nouvelle félicité, qu’il pourrait à la fois triompher de son ennemi et de son mal.

Je lui dis tout ce qui venait de se passer entre Hélène et moi.

« Et maintenant, ajoutai-je, en lui serrant la main, j’ai une proposition à vous faire, à laquelle il faut que vous consentiez. Laissez-moi vous accompagner à l’étranger ; j’irai avec vous, quelque coin du monde que vous puissiez choisir. Nous concerterons ensemble tous les moyens possibles pour cacher notre retraite. Quant au passé, je ne vous en parlerai jamais. Dans vos heures de solitude je ne vous troublerai jamais par une sympathie importune et maladroite. Je vous soignerai, je veillerai sur vous, avec la patience d’un ami, et la tendresse d’un frère. Vous ne me verrez que quand vous le désirerez. Votre solitude sera toujours respectée. Quand vous vous porterez mieux, car je vous prédis que cela viendra, je vous quitterai pour revenir en Angleterre et assurer, en mettant les choses au pis, un protecteur à votre sœur. Alors je retournerai seul vers vous afin que votre retraite ne puisse être exposée au danger d’être connue même d’Hélène, et vous m’aurez à vos côtés jusqu’à… jusqu’à…

— Jusqu’à la fin ? interrompit Glanville. Ces larmes (les premières que j’aie versées depuis longtemps, bien longtemps) vous disent que je sens jusqu’au fond du cœur, votre amitié et votre attachement désintéressé. Mais au moment où votre amour pour Hélène vient d’être couronné de succès, je ne veux pas vous arracher au bonheur d’en jouir. Croyez-moi, tout ce que je pourrais retirer de votre société, ne me procurerait pas la moitié du bonheur que j’éprouverai à savoir que vous et Hélène vous êtes heureux l’un par l’autre. Non, non, ma solitude, à cette pensée, perdra toute son amertume. Vous entendrez parler de moi une fois encore ; ma lettre contiendra une demande, et cette dernière faveur que je réclamerai de vous devra vous consoler et satisfaire à la bonté de votre cœur. Pour moi, je mourrai comme j’ai vécu : seul. Toute société dans mes chagrins me semblerait étrange et importune. »

Je ne voulus pas laisser continuer Glanville. Je l’interrompis par de nouveaux arguments et de nouvelles prières, auxquels il semblait enfin disposé à se rendre, et j’avais la ferme espérance d’avoir vaincu sa détermination, quand nous fûmes frappés d’étonnement par un bruit soudain et violent dans le vestibule.

« C’est Thornton, dit Glanville avec calme. J’avais dit de ne pas le recevoir, et il entre de force. »

À peine sir Réginald avait-il parlé, que Thornton s’élança brusquement dans la chambre.

Quoiqu’il fût midi à peine, il était déjà à moitié ivre ; et ses yeux nageaient dans sa tête avec une expression hébétée de triomphe et d’insolence pendant qu’il les roulait en nous regardant tour à tour.

« Oh, oh ! dit-il, sir Réginald songeait à me brûler la politesse, n’est-ce pas ? Vos damnés domestiques me disaient que vous étiez sorti ; mais je les ai bientôt fait taire. Parbleu ! je les ai rendus aussi doux que des petits moutons ; ce n’est pas pour rien que j’ai appris à me servir de mes poings. Ainsi vous partez demain pour l’étranger ; sans ma permission, encore ; on voilà une fameuse plaisanterie. Allons, allons, mon brave camarade, vous n’avez pas besoin de me faire la mine ; en vérité, vous me regardez d’un air aussi grognon qu’un chien de boucher qui vient de se faire casser la tête. »

Glanville qui était livide de colère réprimée se leva avec fierté.

« M. Thornton, dit-il d’une voix calme, quoique, dans l’excès de son agitation, il tremblât de la tête aux pieds, je ne suis pas maintenant disposé à me soumettre à votre insolence et à vos importunités. Vous allez quitter cette chambre sur le champ. Si vous avez quelques nouvelles demandes à me faire, je les entendrai ce soir à l’heure qu’il vous plaira de m’indiquer.

— Non, non, mon bel ami, dit Thornton avec un grossier ricanement ; vous avez de l’esprit comme trois, — un fou et deux imbéciles ! mais c’est égal, vous ne me referez pas. Je n’aurai pas plus tôt le dos tourné, que vous décamperez aussi ; et quand je reviendrai, Votre Honneur sera déjà à moitié chemin de Calais. Mais, Dieu me bénisse ! monsieur Pelham, est-ce vous ? Je ne vous avais pas encore aperçu, vraiment ; je suppose que vous n’êtes pas dans le secret ?

— Je n’ai pas de secrets pour M. Pelham, dit Glanville ; et peu m’importe que vous discutiez toutes vos infâmes manœuvres avec moi en sa présence. Puisque vous doutez de ma parole, il est au-dessous de ma dignité de la défendre, et votre affaire peut s’expédier maintenant aussi bien que plus tard. On ne vous a pas trompé en vous informant que j’ai l’intention de quitter demain l’Angleterre ; et maintenant, monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

— Par Dieu, sir Réginald Glanville ! s’écria Thornton, qui semblait piqué au vif par la méprisante froideur de Granville, vous ne quitterez pas l’Angleterre sans ma permission. Oh ! vous pouvez froncer le sourcil, tant que vous voudrez, mais je vous dis que vous ne le ferez pas ; non, vous ne bougerez pas même de cette chambre à moins que je ne vous crie : allez ! »

Glanville ne pouvait se contraindre plus longtemps. Il se serait élancé sur Thornton, mais je le saisis et je l’arrêtai. Je lisais dans la figure malicieuse et colorée de son persécuteur tout le danger auquel une seule imprudence l’exposerait, et je tremblais pour son salut.

Je lui dit tout bas, en le forçant à se rasseoir : « Laissez-moi seul arranger les choses avec cet homme, et je vais tâcher de vous délivrer de lui. » Je n’attendis pas sa réponse, mais, me tournant vers Thornton, je lui dis froidement quoique civilement : « Sir Réginald Glanville m’a instruit de la nature des prétentions vraiment extraordinaires que vous lui manifestez. S’il suivait mon avis, il remettrait immédiatement l’affaire entre les mains de ses conseillers judiciaires. Sa mauvaise santé, néanmoins, le chagrin de quitter l’Angleterre, et le désir de sacrifier à peu près tout à son repos, l’engagent, plutôt que de prendre cette alternative, à faire taire vos importunités, en cédant à vos réclamations, tout illégales et injustes qu’elles sont. Si donc, vous honorez maintenant sir Réginald de votre visite, avec intention de lui faire une demande avant son départ de l’Angleterre, la dernière demande à laquelle il doive accéder, vous aurez la bonté de dire à quelle somme s’élèvent vos prétentions ; si elles sont raisonnables, je pense que sir Réginald voudra bien m’autoriser à dire qu’elle vous sera accordée.

— À la bonne heure ! cria Thornton, voilà ce que j’appelle parler en homme de bon sens ! et quoique je ne sois pas charmé d’avoir affaire à un tiers, quand la personne intéressée est là présente, cependant comme vous avez toujours été très-civil avec moi, je ne fais aucune difficulté de traiter avec vous. Veuillez passer ce papier à sir Réginald, s’il veut prendre la peine de le signer, il peut aller aux chutes du Niagara, je ne m’y oppose pas, je ne le gênerai pas ; ainsi ce qu’il a de mieux à faire est de poser la plume sur le papier et de se débarasser de moi tout d’un coup, car je reconnais qu’ici je suis aussi bien-venu que la neige pendant la moisson. »

Je pris le papier qui était plié et le donnai à Glanville qui se tenait appuyé sur le dos de sa chaise, à demi épuisé par la rage. Il y jeta un coup-d’œil, puis il le déchira en mille morceaux et le foula aux pieds : « Allez ! s’écria-t-il, allez, coquin, faites ce que vous voudrez ! Je ne veux pas me réduire à la misère pour vous enrichir. Toute ma fortune répondrait à peine à cette extorsion.

— Comme il vous plaira, sir Réginald, répondit Thornton en grinçant des dents, comme il vous plaira. Il n’y a pas loin pour aller d’ici à Bond-Street, ni pour sauter de Newgate à la potence. Faites comme il vous plaira ! » Et le scélérat se jeta sur le divan, considérant le visage de Glanville avec une impudente et maligne effronterie qui semblait dire : je vois bien que vous voudriez regimber mais vous êtes pris.

Je tirai Glanville à part : « Mon cher ami, lui-dis-je, croyez que je partage toute votre indignation ; mais il faut se résigner à tout plutôt que d’exaspérer ce misérable : qu’est-ce qu’il demande ?

— Je vous parle à la lettre, reprit Glanville, quand je vous dis qu’il enveloppe d’un coup presque toute ma fortune, à l’exception des terres qui sont assurées à l’héritier masculin de la famille ; car mes habitudes de prodigalité ont considérablement diminué mon bien ; c’est la somme exacte que j’avais mise de côté pour le présent de noces de ma sœur, en sus de sa propre fortune.

— Alors, lui dis-je, vous la donnerez à cet homme ; votre sœur n’a plus besoin de dot : son mariage avec moi la dispense d’en avoir une. Quant à vous, vos besoins ne sont pas nombreux, et, quelle que soit ma fortune, vous pouvez la partager.

— Non, non, non ! » s’écria Glanville, et sa généreuse nature redoublant de fureur, il se débarrassa de mon étreinte pour s’avancer d’un air menaçant vers Thornton. Celui-ci était toujours étendu sur le divan, nous regardant d’un air moitié dédaigneux, moitié triomphant.

« Quittez cette chambre à l’instant, dit Glanville, ou vous vous en repentirez !

— Quoi ! un autre meurtre, sir Réginald ? dit Thornton. Non pas, non pas, je ne suis pas un moineau, pour me laisser tordre le col par des mains de femme comme les vôtres. Accordez-moi ma demande, signez le papier et je vous laisserai tranquille à tout jamais.

— Je ne ferai pas une telle folie, répondit Glanville. Si vous voulez accepter cinq mille livres sterling, vous aurez cette somme ; mais quand j’aurais déjà la corde autour du col vous ne tirerez pas de moi un farthing de plus !

— Cinq mille livres ! répéta Thornton, une babiole, un jouet d’enfant, vous vous moquez de moi, sir Réginald, non, tenez ! je suis un homme raisonnable, et je veux bien rabattre une bagatelle de mes justes prétentions ; mais n’allez pas abuser de ce que je suis trop bon enfant ; faites-moi une bonne petite position de fortune pour la vie ; que j’aie une paire de chevaux de chasse, une jolie maisonnette avec quelques dépendances, une jeune fille selon mon cœur, et nous serons quittes. Maintenant, M. Pelham, qui est un gentleman avisé, et qui voit plus loin que le bout de son nez, sait bien que l’on ne peut pas avoir tout cela pour cinq mille livres ; mettons donc mille livres par an, c’est-à-dire, donnez-moi vingt mille livres net, et je n’exigerai pas un sou de plus. Parbleu, c’est étonnant comme cela vous altère de boire ! M. Pelham, passez-moi donc ce verre d’eau. Il me semble que je vois trente-six mille chandelles ! »

Voyant que je ne bougeais pas, Thornton se leva, avec un juron contre l’orgueil, et s’avançant vers la table, d’un air fanfaron, il se saisit d’un verre d’eau qui se trouvait là par hasard. Tout auprès était le portrait de la malheureuse Gertrude. Le joueur, qui évidemment était tellement gris qu’il avait à peine conscience de ses mouvements ou de ses paroles (autrement, selon toute probabilité, pour me servir d’une comparaison empruntée à sa profession, il n’aurait pas ainsi perdu la carte), ramassa le portrait.

Glanville vit son geste et fut près de lui en un instant.

« N’y touchez pas de vos mains maudites, cria-t-il avec une indomptable furie, lâchez-le sur-le-champ, ou je vous mets en pièces. »

Thornton serra fortement la peinture dans sa main. « Voilà bien du tapage ! » dit-il d’un air railleur : a-t-on jamais vu tant de bruit pour une méchante… ? » (et il se servit d’une expression trop grossière pour être répétée).

Le mot était à peine sorti de sa bouche, qu’il fut renversé tout de son long sur le plancher. Et Glanville ne s’arrêta pas là. Avec toute la vigueur de sa constitution nerveuse, pleinement rachetée de la faiblesse de la maladie par la furie du moment, il saisit le joueur comme si c’eût été un enfant, et le traîna à la porte : l’instant d’après, j’entendis son corps pesant rouler en bas plus vite qu’on ne descend ordinairement un escalier, quand on se respecte.

Glanville reparut. « Juste ciel ! m’écriai-je, qu’avez-vous fait ? » Mais il était encore trop abîmé dans les transports de sa fureur pour faire attention à moi. Il s’appuya, palpitant et sans haleine, contre la muraille, les dents serrées, les yeux étincelants, et brillant d’un feu rendu plus terrible par l’éclat fiévreux qui venait de son mal.

En ce moment j’entendis Thornton remonter les escaliers ; il ouvrit la porte et ne fit qu’un pas dans la chambre. Jamais je ne vis un visage humain empreint d’une plus atroce expression de haine et de rage. « Sir Réginald Glanville, dit-il, je vous remercie du fond du cœur. Quand on veut écorcher un ours, il faut se sentir des ongles de fer. Vous m’avez envoyé un cartel, le bourreau vous apportera ma réponse. Bonjour, sir Réginald, bonjour, M. Pelham. » En parlant ainsi, il ferma la porte, et descendant l’escalier rapidement, fut hors de la maison en un instant.

« Il n’y a pas de temps à perdre, lui dis-je ; faites mettre des chevaux de poste à votre voiture, et partez sur-le-champ.

— Vous vous trompez, reprit Glanville, revenant lentement à lui. Il ne faut pas que je fuie ; ce ne serait pas seulement inutile ; ce serait bien pis. Je ne pourrais pas donner de plus forte preuve contre moi. Rappelez-vous que, si réellement Thornton est allé me dénoncer, les agents de police m’arrêteraient bien avant que j’eusse atteint Calais, et que si même j’échappais à leurs poursuites jusque-là, je serais en leur pouvoir aussi bien en France qu’en Angleterre : mais, pour vous dire la vérité, je ne pense pas que Thornton fasse de déposition. L’argent, sur un caractère comme le sien, exerce une tentation plus forte que la vengeance, et il n’aura pas été trois minutes au grand air qu’il verra la folie de perdre une moisson d’or qu’il peut encore récolter avec moi, pour satisfaire sa colère d’un moment. Non, le meilleur plan que j’aie à suivre est d’attendre ici jusqu’à demain, comme je l’avais résolu dans l’origine. Pendant ce temps, selon toute probabilité, il me fera une autre visite et nous verrons à régler ses prétentions. »

En dépit de mes craintes, je ne pouvais que reconnaître la justesse de ces observations, d’autant plus qu’un argument, encore plus fort qu’aucun de ceux que m’avait présentés Glanville, me venait malgré moi à l’esprit ; c’était ma conviction intérieure que Thornton lui-même était coupable du meurtre de Tyrrell, et qu’en conséquence, dans son propre intérêt, il éviterait tant qu’il pourrait l’examen nouveau et approfondi de ce terrible événement.

Nous nous trompions tous les deux. Les scélérats ont des passions aussi bien que les honnêtes gens ; et par suite, ils manquent souvent à leur propre intérêt pour obéir à ces passions.

Glanville était tellement affaibli par sa dernière émotion qu’il me supplia de nouveau de le laisser à lui-même. Je le fis, sous la promesse, qu’il me recevrait encore dans la soirée, car malgré ma persuasion que Thornton n’exécuterait pas ses menaces, je ne pouvais vaincre un pressentiment secret de crainte et de malheur.