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Pelham/78

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 192-197).


CHAPITRE LXXVIII


Je retournai chez moi, tourmenté par mille pensées contradictoires en songeant à la scène dont je venais d’être témoin. Plus je réfléchissais, plus je regrettais la fatalité des circonstances qui avait poussé Glanville à céder aux demandes de Thornton. Il est vrai que l’intérêt personnel de Thornton pouvait être considéré comme une garantie suffisante du soin qu’il prendrait de cacher des faits aussi visiblement entachés d’extorsion. D’ailleurs, il était difficile de dire, en face du formidable échafaudage de présomptions apparentes qui se dressait contre Glanville, qu’il pût adopter un autre parti, en toute sécurité.

Je partageais aussi complètement ses sentiments à l’égard de l’infortunée Gertrude et j’étais plein de sympathie pour sa délicatesse ; mais malgré tout, c’était avec une aversion inexprimable que j’envisageais l’idée de cette confession tacite de culpabilité que sa condescendance pour les exactions de Thornton impliquait si malheureusement ; c’était donc une consolation pour moi de penser qu’on n’eût pas donné suite à l’avis que j’avais ouvert un peu vite, et qu’on n’eût pas fait de nouvelle concession à ses extorsions. Mon intention présente, dans le cas où Glanville persisterait à rejeter mon offre de l’accompagner, était de rester en Angleterre, pour y poursuivre une enquête sur l’assassinat. Je ne désespérais pas d’atteindre ce but si désirable, par le moyen de Dawson ; car je ne doutais pas que Thornton et lui ne fussent les meurtriers, et j’espérais par adresse ou par intimidation arracher à Dawson un aveu.

Occupé de ces pensées, je tâchai de tuer le temps jusqu’à ce que le soir me rappelât de nouveau au principal objet de mes réflexions. Dès que la porte de Glanville fut ouverte, je vis d’un coup d’œil que j’étais arrivé trop tard ; toute la maison était dans la confusion ; plusieurs des domestiques étaient dans le vestibule, s’entretenant ensemble avec cet air de mystère et cette agitation qui accompagnent toujours les craintes et les conjectures des gens du commun. Je pris à part le valet qui était depuis quelques années au service de Glanville et qui se montrait singulièrement attaché à son maître. Il m’apprit qu’il y avait un peu plus d’une heure, M. Thornton était revenu à la maison accompagné de trois hommes d’apparence très-suspecte. « En résumé, monsieur, » me dit-il, abaissant la voix au diapason d’un murmure, « je connaissais de vue l’un d’eux ; c’était M. ***, l’inspecteur de Bow Street avec ses hommes. Sir Réginald quitta la maison, en disant simplement, avec sa tranquillité habituelle, qu’il ne savait pas quand il reviendrait. »

Je cachai mon trouble et m’efforçai autant que j’en étais capable de calmer les appréhensions manifestes du domestique. « À tout événement, Seymour, lui dis-je, je sais que je puis assez me fier à vous pour vous avertir de ne pas ébruiter la chose. Surtout laissez-moi vous prier de fermer la bouche à tous ces imbéciles qui sont là à flâner dans le vestibule. Promettez-moi de ne donner aucune alarme inutile à lady et à miss Glanville. »

Le pauvre homme me promit, en effet avec des larmes dans les yeux, qu’il obéirait à mes injonctions ; et, le visage calme, mais le cœur défaillant, je m’éloignai de la maison. Je ne savais de quel côté diriger ma course ; heureusement je me rappelai que, selon toute probabilité, je serais un des premiers témoins appelés pour l’interrogatoire de Glanville. Peut-être, avant de regagner mon logis, y aurais-je déjà reçu une signification à cet effet. En conséquence, je revins sur mes pas, et au moment où je rentrais à mon hôtel, le garçon me dit d’un air mystérieux, qu’un gentleman m’attendait. Assis près d’une fenêtre dans ma chambre, et s’essuyant le front avec un mouchoir de soie rouge, se tenait en effet un homme court et trapu ; son teint ardent et bourgeonné lui donnait l’apparence d’une mûre. Sous une paire de sourcils épais perçaient deux yeux singulièrement petits qui faisaient ample compensation par le feu dont ils brillaient à ce qui leur manquait en grandeur. Ils étaient noirs, vifs, un peu farouches dans leur expression. Un nez de cette forme indécise que le bon peuple appelle je crois une trogne, formait l’arc sublime, le pont, le crépuscule, pour s’exprimer ainsi, entre le couchant empourpré de l’une des joues et le levant enflammé de l’autre. Sa bouche était petite, et relevée à chaque coin, comme une bourse dont on a tiré les cordons : il régnait autour quelque chose de revêche et de rechigné ; de sorte que si elle ressemblait à une bourse, c’était à celle d’une avare. Il avait un beau menton rond et florissant qui n’avait pas été condamné à jouir seul de sa prospérité comme un célibataire égoïste. Au contraire c’était un menton à deux dos comme une selle de fermier. De chaque côté d’un front très-bas, borné circulairement par des soies d’un noir sombre et rasées en brosse, on voyait une énorme oreille prodigieusement rubiconde de la même couleur que les caroncules empourprées qui ornent la gorge d’un coq-dinde en fureur. Ces oreilles étaient si larges et si rouges que jamais je n’avais vu pareille chose, c’étaient de vraies merveilles de la nature.

Cette figure enchanteresse, vêtue d’un grave habillement noir mat, rehaussé par une longue chaîne de montre en or, avec un abondant assortiment de breloques, se leva à mon entrée avec un grognement solennel, et un salut plus solennel encore. Je fermai la porte avec soin, et lui demandai ce qui l’amenait. Comme je l’avais prévu, c’était un mandat du magistrat de*** pour assister à un interrogatoire particulier le jour suivant.

« Mauvaise affaire, monsieur, mauvaise affaire, dit M*** ; il serait tout à fait choquant de pendre un gentleman de la qualité de Sir Réginald Glanville et un orateur si distingué, par-dessus le marché ; mauvaise affaire, monsieur, très-mauvaise affaire.

— Oh ! dis-je, tranquillement, il n’y a point de doute que Sir Réginald ne soit innocent du crime qui lui est imputé. Probablement, M…, je pourrai demain en appeler à votre assistance pour établir quels sont les véritables meurtriers. Je crois avoir le fil de cette affaire.

M*** dressa les oreilles, ces énormes oreilles ! « Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous accompagner, très-heureux ; vous n’avez qu’à me donner le fil dont vous parlez, et j’aurai bientôt découvert les scélérats. Horrible chose, monsieur, qu’un meurtre ! tout-à-fait horrible ; c’est un peu fort qu’un gentleman ne puisse rentrer chez lui d’une course ou d’une partie de plaisir, sans avoir le cou coupé d’une oreille à l’autre, d’une oreille à l’autre, monsieur ; et à ces mots, les protubérances auriculaires de l’orateur semblèrent, comme par un sentiment d’horreur intelligent, s’enflammer d’un double incarnat.

— C’est très-vrai, M*** répondis-je, dites bien que je ne manquerai pas de me rendre à l’instruction ; en attendant, bonsoir ! » À cet avis, mon rubicond ami me fit une profonde révérence, et s’évanouit de la chambre comme un revenant.

Laissé à moi-même, je repassai avidement et avec anxiété toutes les circonstances qui pouvaient combattre les présomptions contraires à Glanville, et diriger les soupçons du côté où j’étais sûr qu’était le crime. Je ne pensai pas à autre chose jusqu’au matin, où je tombai dans un sommeil pénible qui dura quelques heures. Lorsque je me réveillai, il était presque temps de me rendre à l’assignation du magistrat. Je m’habillai à la hâte et bientôt je me trouvai dans la chambre de l’enquête.

Il est impossible de s’imaginer un homme plus affable et cependant plus équitable que le magistrat auquel j’eus l’honneur de me présenter. Il parla avec un grand sens sur le sujet pour lequel j’étais appelé, m’avoua que la déposition de Thornton était très-claire et très-compromettante, exprima la confiance que mon témoignage viendrait contredire un rapport auquel il avait beaucoup de répugnance à croire ; puis il procéda aux questions. Je vis avec une affliction que je puis à peine exprimer que toutes mes réponses agissaient puissamment contre la cause que je m’efforçais de soutenir. Je fus obligé de reconnaître qu’un homme à cheval avait passé devant moi après que Tyrrel m’eut quitté ; qu’en arrivant sur le lieu où fut trouvé le mort, je vis le même cavalier dans cet endroit : et que je croyais, non, que j’étais sûr (comment dire le contraire ?) que cet homme là était bien Réginald Glanville.

Thornton avait déjà offert d’ajouter un témoignage de plus. Il pouvait prouver, que le dit cavalier était monté sur un cheval gris, vendu à une personne qui répondait parfaitement au signalement de Sir Réginald Glanville ; et qu’en outre ce cheval était encore dans les écuries du prisonnier. Il produisit une lettre qu’il avait trouvée disait-il, sur la personne du mort, signée de Sir Réginald Glanville, et contenant les plus terribles menaces contre la vie de Sir John Tyrrel. Enfin, pour couronner le tout, il me somma de témoigner que nous avions découvert ensemble, sur le lieu même où fut commis le crime, une miniature appartenant au prisonnier, qui depuis lui avait été rendue et se trouvait maintenant en sa possession.

À la fin de cet examen, le digne magistrat secoua la tête en signe d’évidente détresse. « J’ai connu sir Réginald Glanville personnellement, dit-il, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, j’ai toujours pensé que c’était le plus droit et le plus honorable des hommes. J’éprouve la plus grande douleur d’être obligé de dire qu’il sera de mon devoir absolu de le faire passer en jugement. »

J’interrompis le magistrat ; je demandai que Dawson fût produit. « Je me suis enquis déjà, dit-il, auprès de Thornton de cet homme dont le témoignage est d’une importance évidente ; il me dit que Dawson a quitté le pays et qu’il ne peut donner aucun indice sur son adresse.

— Il ment ! m’écriai-je, dans la brusque angoisse de mon cœur ; on fera paraître son complice. Écoutez-moi ; j’ai été, après Thornton, le principal témoin contre le prisonnier, et quand je vous jure qu’en dépit de toutes les apparences, j’ai la confiance la plus solennelle dans son innocence, vous pouvez vous en fier à l’assurance que je vous donne, qu’il y a des circonstances en sa faveur qui n’ont pas encore été appréciées, mais que je m’engage à produire bientôt. » Alors je dis à l’oreille du magistrat ma ferme conviction que le crime partait de l’accusateur lui-même. Je m’étendis avec force sur la circonstance que Tyrrell m’avait contée, que Thornton avait connaissance d’une forte somme qu’il portait sur lui, et de l’étrange disparition de cette somme lorsque son cadavre fut examiné sur le lieu fatal. Après avoir montré qu’il était impossible de supposer que Glanville eût volé cet argent, j’insistai fortement sur la position misérable, les habitudes dissolues et le caractère endurci de Thornton ; je rappelai à l’esprit du magistrat la singulière absence de Thornton qui n’était pas dans sa maison quand j’allai l’y demander, et la nature douteuse de son excuse ; j’ajoutai bien des choses encore, mais toutes également en vain. Tout ce que je pus obtenir, à force de pressantes instances, ce fut un sursis, motivé sur l’assurance que je pourrais confirmer mes soupçons par des preuves beaucoup plus fortes avant que le délai fût expiré.

« Il est très-vrai, dit l’équitable magistrat, qu’il y a bien quelques apparences contre le témoin ; mais certainement elles n’équivalent pas à quelque chose de plus qu’un léger soupçon. Si cependant, vous pensez positivement que vous puissiez vérifier quelques faits pour éclairer ce crime mystérieux et diriger les recherches de la justice d’un autre côté, j’ajournerai la question et renverrai le prisonnier à un autre jour ; voulez-vous que ce soit après-demain ? Si d’ici là on ne peut rien découvrir d’important en sa faveur, il sera nécessairement mis en jugement. »