Pelham/79

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 198-209).


CHAPITRE LXXIX


Lorsque je quittai le magistrat, je ne savais où porter mes pas. Il n’y avait cependant pas de temps à perdre : il ne s’agissait pas de s’abandonner à la stupeur que la situation de Glanville m’avait causée d’abord ; je la secouai, par un effort violent, et m’adressai à toute l’énergie de mon esprit pour tirer le meilleur parti du court répit que j’avais réussi à obtenir. À la fin, une de ces pensées soudaines, qui, par leur soudaineté même, paraissent plus lumineuses qu’elles ne le sont réellement, me passa par l’esprit. Je me rappelai le caractère accompli de M. Job Jonson, que j’avais vu en compagnie de Thornton. Or, quoiqu’il ne fût pas très-vraisemblable que Thornton eut fait de M. Jonson le confident de ses affaires secrètes, cependant la finesse et la pénétration remarquables du caractère du digne Job n’avaient pu rester tellement inoccupées pendant son association avec Thornton, qu’elles n’eussent fait quelques découvertes qui pouvaient m’aider puissamment dans mes recherches. D’ailleurs, comme il est littéralement vrai que dans la filouterie organisée de Londres, « les oiseaux de même espèce vont au même perchoir, » il n’était nullement invraisemblable que l’honnête Job eût pu être honoré de l’amitié de M. Dawson, aussi bien que de la compagnie de M. Thornton ; auquel cas je comptais avec plus de confiance encore sur les aveux de cette noble paire d’amis.

Je ne pouvais cependant me cacher à moi-même, que ce n’était qu’un raisonnement bien incertain et bien peu logique ; il y avait même des moments où les apparences contre Glanville ressemblaient si bien à la vérité, que toute mon amitié pouvait à peine bannir de mon esprit l’importun soupçon qu’il pouvait bien m’avoir trompé, et que l’accusation n’était peut-être pas dénuée de tout fondement.

Cette malencontreuse idée, cependant, ne ralentit nullement la rapidité avec laquelle je me hâtai de me rendre au mémorable cabaret où j’avais autrefois rencontré M. Gordon. C’est là que j’espérais trouver l’adresse de ce gentleman, ou celle du « club, » où il m’avait conduit, en compagnie de Tringle et de Dartmore. Soit à ce club, soit de la bouche de ce gentleman, j’espérais avec quelque vraisemblance obtenir des nouvelles de M. Job Jonson ; sinon, j’étais résolu à retourner au bureau de police, et à employer le gentleman à la trogne dont j’avais fait connaissance la nuit dernière, à la recherche du pieux Job.

Le destin m’épargna tout un monde d’embarras ; tandis que je marchais à la hâte droit devant moi, le hasard me fit tourner les yeux de l’autre côté de la rue, et j’aperçus un homme habillé de la même manière que les journaux appellent le nec plus ultrà de la mode, c’est-à-dire : orné du plus fastueux équipement qui se soit jamais étalé à Margate, ou qui jamais ait brillé sous les galeries du Palais-Royal. Le vêtement inférieur de ce petit-maître consistait en un pantalon bleu collant chargé de ganses en profusion et terminé par des bottes à l’écuyère, ornées d’éperons de cuivre du poli le plus brillant ; son gilet de velours noir était parsemé d’étoiles d’or ; sa redingote verte était couverte de fourrure, malgré la chaleur de la saison, et chargée de riches brandebourgs qui annonçaient plus de prodigalité que de goût. Un petit chapeau français, qui n’aurait pas été trop grand pour milord *** était posé de côté au centre d’un système de longues boucles de cheveux noirs, que mon œil, accoutumé dès longtemps à pénétrer les secrets de l’art de la toilette, reconnut de suite pour une perruque. Une farouche moustache noire, extrêmement frisée, se promenait amoureusement de la lèvre supérieure jusqu’aux yeux, qui, dans leur direction trahissaient une malheureuse disposition à l’excentricité. Pour compléter le portrait il ne faut pas oublier les couleurs qui consistaient dans une touche délicate du vermillon le plus élégant : on ne saurait sans injustice la qualifier du nom grossier de peinture : c’était plutôt un léger coloris.

Mes yeux ne se furent pas plus tôt posés sur cette figure, que traversant du côté de la rue dont elle faisait l’ornement, je suivis ses mouvements à distance respectueuse, mais convenable pour l’observer.

À la fin mon freluquet entra dans la boutique d’un joaillier d’Oxford-Street ; d’un air indifférent, deux minutes après je fis semblant d’avoir à faire un tour dans la même boutique ; le patron était occupé à montrer, à mon homme, ses articles de bijouterie, et, séduit, le malheureux ! par la splendeur de la perruque et du gilet, il me repassa à son apprenti. Dans un autre moment, j’aurais peut-être été indigné de voir que cet air noble, dont je me suis toujours piqué, n’était pas aussi universellement reconnu que je me l’étais imaginé dans ma vanité ; mais pour l’instant, j’étais trop affairé pour penser à ma dignité insultée. Pendant que je faisais semblant d’être absorbé dans l’examen de quelques breloques, j’avais l’œil ouvert sur mon superbe collègue en emplettes ; enfin, je lui vis mettre à part une bague de diamant et la fourrer, par un mouvement tout particulier de l’index, dans la fourrure de sa vaste manche : et coup sur coup d’autres articles de petite dimension disparurent de la même manière.

Le gentleman alors se leva, se montrant très-satisfait du goût parfait du joaillier, et dit qu’il repasserait le samedi. Il espérait bien que la parure qu’il avait commandée serait achevée, et effectua gravement son départ au milieu des salutations multipliées du boutiquier et de ses commis. Cependant de mon côté, j’achetai un cachet de peu de valeur et suivis ma vieille connaissance, car le lecteur a sans doute deviné depuis longtemps que le gentleman n’était autre que M. Job Jonson.

L’homme aux deux vertus accomplit tout le pèlerinage d’Oxford-Street à petits pas et en se pavanant tout le long du chemin. Il s’arrêta à Cumberland-Gate, et là, regardant autour de lui, d’un air de gentleman indécis, sembla réfléchir s’il irait se joindre ou non aux flâneurs du parc. Heureusement pour cette société distinguée, ses doutes se terminèrent en sa faveur, et M. Job Jonson entra dans le parc. Chacun se pressait alors vers Kensington-Gardens ; l’homme aux deux vertus en conséquence coupa à travers le parc, pour prendre le plus court, quoique ce fût le chemin le moins fréquenté, décidé à faire aux amateurs de plaisirs champêtres le dangereux honneur de sa compagnie.

Aussitôt que j’aperçus qu’il n’y avait que peu de personnes dans le voisinage pour m’observer, et qu’elles se composaient d’un grand garde du corps avec sa femme, d’une famille de jeunes enfants avec leur bonne, et d’un pauvre capitaine éreinté des Indes-Orientales, qui se promenait pour faire du bien à son foie, je rattrapai l’incomparable Job, et lui faisant un profond salut, je l’abordai respectueusement de cette sorte.

« M. Jonson, je suis ravi de vous rencontrer encore, permettez que je vous rappelle la charmante matinée que j’ai passée avec vous dans le voisinage de Hampton-Court. Je m’aperçois, à vos moustaches et à votre habit militaire, que depuis ce jour, vous êtes entré dans l’armée ; je félicite d’une aussi admirable acquisition les troupes de la Grande-Bretagne. »

L’assurance de M. Jonson l’abandonna pour un moment, mais il ne fut pas long à se remettre. Il prit un air farouche, et relevant sa moustache, sourit amèrement, comme le gouverneur de Voltaire[1]. « Corblou ! monsieur, s’écria-t-il, prétendez-vous m’insulter ? Je ne connais aucun de vos messieurs Jonson, et c’est la première fois que je jette les yeux sur vous.

— Voyez-vous, mon cher M. Job Jonson, répliquai-je, comme je puis prouver non-seulement tout ce que je dis là, mais beaucoup plus encore que je ne veux pas dire, par exemple votre petite méprise de tout à l’heure dans la boutique du joaillier d’Oxford Street, etc., etc., peut-être serait-il mieux pour vous de ne pas m’obliger à faire un rassemblement et (pardonnez la brusquerie de mon discours) à vous mettre entre les mains d’un constable ? J’espère que vous m’épargnerez ce désagrément. Et tout d’abord je vous pardonne parfaitement de m’avoir débarrassé du comfort inutile d’un portefeuille et d’un mouchoir, de l’accessoire peu philosophique d’une bourse, et d’un bijou en or, gage efféminé d’amour ; puis, songez donc qu’il m’est parfaitement indifférent que vous leviez des contributions sur les joailliers ou sur les gentlemen, et que je suis loin de vouloir m’immiscer dans vos inoffensives occupations ou porter atteinte à vos innocents amusements. Je vois, M. Jonson, que vous commencez à me comprendre ; permettez-moi de vous faciliter les choses, par un avis additionnel qui, précédé de la promesse de vous ouvrir ma bourse, mérite peut-être de m’ouvrir un peu votre cœur. J’ai, en ce moment, grand besoin de votre aide, faites-moi la faveur de me l’accorder, et je vous récompenserai à votre pleine satisfaction. Maintenant sommes-nous amis, M. Job Jonson ? »

Mon vieil ami partit d’un bruyant éclat de rire. « Eh bien ! monsieur, je dois dire que votre franchise m’enchante. Je ne puis plus longtemps feindre avec vous ; véritablement, je commence à voir que ce serait inutile ; mais d’ailleurs, j’ai toujours adoré la candeur, c’est ma vertu favorite. Dites-moi ce que je peux faire pour vous et je mets mes services à votre disposition.

— Un mot, lui dis-je : voulez-vous être ouvert et franc avec moi ? je vous ferai certaines questions, qui n’intéressent en rien votre propre sûreté, mais sur lesquelles, si vous voulez me servir, vous devez me donner vos réponses les plus candides. Pour vous affermir dans cette honnête résolution, sachez aussi que les dites réponses seront portées mot pour mot devant une cour de justice, et que, par conséquent, vous ferez preuve de prudence en les conformant aussi rigoureusement à la vérité que vos inclinations pourront vous le permettre. Pour contrebalancer cette déclaration, qui, je l’avoue, n’a rien de bien attrayant, je vous répète que les questions qui vous seront faites seront complètement étrangères à vos propres affaires, et que, si vous réussissiez à me donner l’assistance que j’espère de votre obligeance, je vous témoignerais ma reconnaissance de manière à vous satisfaire. Vous ne serez plus dans la nécessité d’exploiter à l’avenir les gentlemen campagnards et les boutiquiers trop confiants ; toutes vos occupations présentes, n’auront plus pour vous d’autre intérêt que de servir dans l’occasion à votre amusement particulier.

— Je vous répète que je suis à votre disposition, répliqua M. Jonson, mettant gracieusement la main sur son cœur.

— Permettez-moi alors, d’arriver de suite au point essentiel. Combien de temps avez-vous connu M. Thomas Thornton ?

— Pendant quelques mois seulement, reprit Job, sans le moindre embarras.

— Et M. Dawson ? »

Une légère altération parut sur le visage de Jonson ; il hésita.

« Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais vraiment, je ne vous connais pas le moins du monde, et je puis tomber dans quelque piège de la loi, de laquelle, le ciel le sait, je suis aussi ignorant que l’enfant qui n’est pas encore né. »

Je reconnus la juste susceptibilité de ce maître fourbe, et dans mon zèle absolu pour servir Glanville, je regardai l’inconvénient de me faire connaître d’un escroc et d’un filou comme une considération qui ne méritait pas qu’on y prît garde. En conséquence, donc, pour dissiper ses doutes, et, en même temps, poussé par le désir d’avoir un endroit plus secret et plus tranquille pour notre conférence, je lui proposai de m’accompagner chez moi. D’abord M. Jonson hésita, mais bientôt, moitié persuasion moitié intimidation, je l’amenai à ne plus faire aucune résistance.

Comme je n’étais pas autrement flatté de me faire voir en public avec un personnage d’un extérieur aussi magnifique et d’un caractère aussi connu, je le fis marcher devant moi vers l’hôtel Mivart, et je le suivis de près, sans tourner jamais l’œil ni à droite ni à gauche, de peur qu’il n’essayât de m’échapper. Mais il n’y avait pas de danger, car M. Jonson était un homme hardi et rusé, et il n’avait pas grand besoin de se mettre en frais de pénétration pour découvrir que je n’étais ni un inspecteur de police ni un mouchard, et que je lui avais fait des ouvertures sérieuses. Il n’avait donc pas besoin d’un grand courage pour m’accompagner à mon hôtel.

Il y avait bon nombre d’étrangers de haut rang chez Mivart, et les garçons prirent mon compagnon pour un ambassadeur au moins. Il reçut leur hommage avec la dignité mêlée de condescendance naturelle à un homme de sa distinction.

Comme la journée n’était pas très-avancée, je crus dans les convenances de l’hospitalité d’offrir à M. Jonson quelques rafraîchissements. Il accepta sans cérémonie ma proposition. Je commandai quelques viandes froides et deux bouteilles de vin, puis me souvenant des vieilles maximes, je remis à parler de mon affaire jusqu’à ce qu’il eût terminé son repas. Je conversai avec lui simplement de lieux-communs ordinaires, et, dans un autre temps, je me serais singulièrement amusé du mélange d’impudence et de duplicité qui formait le fond de son caractère.

Enfin son appétit était satisfait, et l’une des bouteilles était vide, l’autre était devant lui. Le corps renversé avec aisance sur mon fauteuil de bureau, les yeux en apparence baissés vers la terre, mais me lançant à tout moment un regard pénétrant et curieux, M. Jonson se prépara pour notre conférence ; je crus que c’était le moment de commencer :

« Vous dites que vous êtes lié avec M. Dawson, où est-il à présent ?

— Je ne sais pas, répondit laconiquement Jonson.

— Allons, dis-je, pas de plaisanterie, si vous ne le savez pas, vous pouvez l’apprendre.

— Il est possible que je le puisse, mais il me faudrait du temps, reprit l’honnête Job.

— Si vous ne pouvez sur le champ m’indiquer sa demeure, lui dis-je, notre entretien est terminé ; c’est là le point de départ de mes recherches. »

Jonson fit une pause avant de répondre. « Vous m’avez parlé franchement, ne faisons rien à moitié ; dites-moi, tout d’un coup, la nature du service que je peux vous rendre, quelle sera ma récompense, et alors vous aurez ma réponse. Quant à Dawson, je vous avouerai qu’autrefois je l’ai connu beaucoup et que nous avons fait ensemble bien des folies que je ne serais pas flatté de faire connaître aux gentlemen de la police. Vous comprendrez donc que j’aie naturellement de la répugnance à vous parler de lui, à moins que Votre Honneur ne me dise le pourquoi et le comment. »

J’étais quelque peu surpris de ce discours et de l’œil fin et rusé que je voyais fixé sur moi pendant tout le cours de sa harangue ; mais après tout, je n’étais pas sûr le moins du monde que le meilleur parti et le plus sage que j’eusse à prendre pour arriver à mon but ne fût pas d’accéder à sa proposition. Toutefois, il y avait quelques questions préliminaires sur lesquelles il fallait d’abord avoir une réponse : peut-être Dawson était-il un trop cher ami du candide Job, pour que ce dernier voulût compromettre sa sûreté ; ou peut-être (et c’était plus probable) Jonson ne savait-il absolument rien de ce que je voulais savoir. Dans ce cas ma communication devenait inutile ; en conséquence, après un moment de réflexion :

« Patience, lui dis-je, mon cher M. Jonson, patience ; vous saurez tout en son temps ; cependant il faut dans l’intérêt même de Dawson, me répondre les yeux bandés, par exemple, si en ce moment, votre pauvre ami Dawson était dans un danger imminent, et que vous eussiez le pouvoir de le sauver, ne feriez-vous pas tout ce que vous pourriez pour cela ? »

Les petits traits grossiers de M. Job furent comme pétrifiés par une espèce de désappointement assez drôle : « Est-ce tout ? dit-il. Non ! à moins que je ne fusse bien payé de mes peines pour lui, il pourrait aller à Botany Bay ; cela me serait bien égal.

— Quoi ! m’écriai-je d’un ton de reproche, est-ce là votre amitié ? Je pensais, à l’instant même, que vous m’aviez dit que Dawson avait été un de vos anciens et fidèles associés.

— Ancien, oui, Votre Honneur ; fidèle, non. Il y a peu de temps, je me trouvai dans une grande détresse ; Thornton et lui avaient, le diable sait comment, deux mille livres environ à eux deux. Eh bien ! je n’ai pas pu tirer de Dawson un rouge liard, ce grippe-sous de Thornton ne lui a rien laissé.

— Deux mille livres ! dis-je d’une voix calme, quoique mon cœur battît violemment ; c’est une bien grosse somme pour un pauvre diable comme Dawson. Y a-t-il longtemps qu’il avait ça ?

— Environ deux ou trois mois, répondit Jonson.

— Dites-moi, je vous prie, avez-vous beaucoup vu Dawson dans ces derniers temps ?

— Oui.

— Vraiment ! je croyais que vous veniez de me dire à l’instant, que vous ne connaissiez pas sa demeure.

— En effet, je ne la connais pas, repartit froidement Jonson ; ce n’est jamais chez lui que je le vois. »

Je gardai le silence, car en ce moment, je calculais avec soin et rapidement les avantages et les inconvénients qu’il y aurait de ma part à donner à Jonson la confiance qu’il me demandait.

Pour réduire la question à la forme la plus simple de la logique, ou il avait le pouvoir de m’aider dans mes investigations, ou il ne l’avait pas ; s’il ne l’avait pas, il ne pouvait pas non plus les gêner beaucoup, et par conséquent il importait peu qu’il fût ou non dans ma confidence S’il avait ce pouvoir, l’embarras était de savoir si je devais agir franchement avec lui ou recourir au stratagème ; c’est-à-dire, s’il serait plus sage de lui confier toute l’affaire, ou de continuer à tirer de lui ce que je pourrais, sans le mettre dans ma confidence. Or, l’inconvénient de la franchise était que, s’il avait le désir de mettre à couvert Dawson et son ami, il serait ainsi mieux préparé à le faire, et même à les mettre en garde contre mes soupçons. Mais l’indifférence qu’il avait témoignée à l’égard de Dawson semblait rendre cette probabilité très-faible. Les avantages d’une communication sincère et franche étaient plus apparents : Job, dans ce cas n’aurait plus lieu de craindre que sa sûreté ne fût mise en jeu, et si je réussissais à lui démontrer qu’il avait plus d’intérêt à servir l’innocent que le coupable, j’aurais à l’instant à ma disposition, non-seulement tous les renseignements qu’il pouvait posséder présentement, mais encore son expérience et son adresse pour trouver de nouvelles preuves, ou me suggérer au moins des idées utiles. De plus, en dépit de ma vanité et de la bonne opinion que j’avais de ma propre pénétration, j’étais obligé de confesser qu’il n’était pas vraisemblable que mon interrogatoire eût beaucoup de succès avec un vieux renard et un pécheur endurci comme M. Jonson. « Employez un voleur pour prendre un voleur », est un de nos plus sages proverbes, et l’on sait que les proverbes sont la sagesse des nations ; c’est ce qui me décida à ne rien lui cacher.

Tirant ma chaise près de Jonson, et fixant mes yeux sur son visage, je commençai par esquisser rapidement la situation de Glanville (dont je lui cachai seulement le nom), et les accusations de Thornton. J’exposai mes propres soupçons contre l’accusateur, et mon désir de découvrir Dawson, que Thornton me semblait mettre sous le séquestre avec beaucoup d’habileté. Enfin je conclus par une promesse solennelle, que si celui qui m’écoutait pouvait, par son zèle, ses efforts, son talent ou ses expédients, nous aider à convaincre les hommes qui, j’en avais l’assurance étaient les vrais meurtriers, il y gagnerait immédiatement une pension de trois cents livres par an.

Tout le temps que je mis à lui exposer la chose, le patient Job se tint muet et tranquille, fixant les yeux à terre, sans faire voir autrement que par l’élévation accidentelle de ses sourcils qu’il prît le plus mince intérêt au récit. Lorsque cependant, je touchai à la péroraison qui se terminait si délicatement par la mention d’une pension annuelle de trois cents livres, un changement visible s’opéra sur le visage de M. Jonson ; il se frotta les mains avec un air de grande satisfaction ; un sourire soudain éclaira ses traits et ensevelit presque ses yeux au milieu d’une avalanche de rides. Le sourire s’évanouit, aussi rapidement qu’il était venu, et M. Job se tourna vers moi avec un aspect solennel et calme. « Eh bien ! Votre Honneur, dit-il, je suis charmé que vous m’ayez dit tout : il faut voir maintenant ce qu’on peut faire. Quant à Thornton, j’ai peur que nous ne puissions pas tirer grand’chose de lui. C’est un vieux malfaiteur dont la conscience est aussi dure qu’une brique ; mais pour Dawson j’en augure mieux. Toutefois, il faut que vous me laissiez aller présentement, car c’est une affaire qui demande beaucoup de réflexions particulières. Demain je viendrai vous trouver, monsieur, avant dix heures, puisque vous dites que les choses sont si pressantes ; et vous verrez alors, j’en ai l’assurance, que vous n’aurez pas lieu de vous repentir de la confiance que vous avez placée dans un homme d’honneur. »

En parlant ainsi, M : Job Jonson vida le reste de la bouteille dans son verre, et termina ses libations par un petit claquement joyeux des lèvres, suivi d’un long soupir.

« Ah, Votre Honneur ! dit-il, le bon vin aiguise merveilleusement l’intelligence ; mais, voyez-vous, un vrai philosophe est toujours modéré ; pour ma part, je ne vais jamais au delà de mes deux bouteilles. »

Et en disant ces mots, le vrai philosophe me planta là.

Je ne fus pas plus tôt délivré de sa présence, que mes pensées volèrent vers Hélène. Je n’avais pu ni l’aller voir ni lui écrire de toute la journée ; et j’avais une crainte horrible que ma précaution auprès du valet de sir Réginald n’eût été rendue vaine, et que l’alarme causée par son emprisonnement ne fût arrivée jusqu’à ses oreilles, peut-être aussi jusqu’à celles de lady Glanville. Ne pouvant pas résister à cette inquiétude, je ne tins pas compte de l’heure avancée, et je me rendis immédiatement à Berkeley Square.

Lady et miss Glanville étaient seules, elles dînaient : le domestique me répondit avec son insouciance habituelle, sans avoir l’air préoccupé. « Ainsi elles vont tout à fait bien ? » lui dis-je, soulagé, quoique toujours inquiet ; et satisfait sur ce point, je retournai chez moi, où j’écrivis une lettre longue, et consolante, je l’espère, à sir Réginald.



  1. Don Fernand d’Ibarra.