Pensées (Stendhal)/03

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Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome premierp. 47-86).

PENSÉES DIVERSES[1]



Je sors de Fénelon bien joué, je peux donc juger. Le sujet n’est pas traité. Il fallait y faire naître la pitié et la terreur, ce qui était aisé et alors Chénier au lieu d’un drame assez insipide aurait fait une belle tragédie. On ne doute jamais de rien dans cette pièce. On y reste pour jouir de la joie d’un père, d’une épouse et d’une fille qui se retrouvent. Le dialogue n’est pas très naturel, l’auteur donne dans les maximes. Si j’avais eu ce sujet à traiter j’y aurais mis un dénouement malheureux.

*

Faire dans quatre ans une description des malheurs de l’amour en forme d’ode, c’est un amant qui parle à l’amour. Il faut de beaux vers. La 1re oct. du 2e chant de l’Orlando me donne cette idée aujourd’hui 19 nivôse.

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L’armée de Cambyse, ensevelie dans les déserts de sable voisins du temple de Jupiter Ammon, par le vent du midi. Grand spectacle.

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L’empire de la comédie est bien plus considérable chez nous que parmi les anciens, donc si le monde continue à se civiliser cet empire augmentera sans cesse. Si les littérateurs dévôts prennent le dessus et qu’ils puissent s’élever jusqu’à l’alexandrin, ils nous dégoûteront de cette chevalerie charmante, à force d’en abuser.

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Le profond et non encore apprécié Helvétius dit : « Le silence sur notre compte est toujours un mauvais signe… on dit peu de mal de ceux qui ne méritent pas d’éloges. »

Pour obtenir un succès entier, il faut aux grâces de l’expression joindre le choix des idées. Sans cet heureux choix un ouvrage ne peut soutenir l’épreuve du temps, et surtout d’une traduction qu’on doit regarder comme le creuset le plus propre à séparer l’or pur du clinquant.

S’il est vrai que le style d’Helvétius soit dans le genre oriental, grande conformité entre son caractère et celui des orientaux. Ce dernier fait est connu. Si le premier existe, tout l’homme est dans le style.

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Dans les tableaux poétiques : grandeur, nouveauté, variété, simplicité. Cette dernière perfection relative à la faiblesse de l’esprit.

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S’il a jamais existé deux hommes insensibles aux charmes de l’amour proprement dit (le plus platonique possible), c’est bien Boileau et Helvétius. Cependant l’un et l’autre regardent la peinture de cette passion comme la route la plus sûre pour aller au cœur. C’est, je crois, ce qui donne l’avantage aux ouvrages des modernes sur ceux des anciens. L’amour est une passion qui s’est formée depuis eux et qui probablement prendra sans cesse de nouvelles forces.

Un livre de littérature nous est utile parce qu’il nous engage à rejuger les ouvrages dont il traite, mais prenez bien garde de n’admettre dans les bases de votre jugement que les bonnes raisons produites par l’auteur que vous lisez, pour y parvenir méfiez-vôus toujours de lui.

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L’institution des compagnons d’armes de la chevalerie peut donner une situation tragique belle et très intéressante.

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La Révolution Française devient pour les poètes français qui existeront dans quatre cents ans la plus belle source de gloire qui ait jamais existé. Cette idée développée me fournira un beau chapitre pour mon h[istoire] de la R[ évolution]. Tâcher de profiter, comme poète, de tout ce que je pourrai prendre.

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La mort pouvant m’arrêter à chaque pas, travailler toujours mes plus beaux sujets. Commencer à écrire l’histoire à quarante ans, dans vingt ans.

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b. L’amour de la gloire n’est ridicule parmi nous que comme annonçant le charlatanisme. Sans cette circonstance il ne serait que haïssable.

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Helvétius 317. C’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq ou quarante, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie.

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b. Dans l’épopée et même dans la tragédie on peut aller au delà du vrai, et prendre le vraisemblable.

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H[elvétius] dit, et je [le] crois, que la passion du fanatisme est la plus forte de toutes.

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Lesquels des peuples du Nord ou du Midi sont le plus susceptibles des plaisirs de l’amour ?

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Ne faut-il pas dans un ouvrage quelconque que l’intérêt du style aille toujours en croissant ? Donc on doit supprimer vers la fin d’un livre les pour ainsi dire, si j’ose ainsi parler, et autres tours semblables.

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On dit les ouvrages contenant les principes des religions très bien écrits ; pourquoi ? C’est que la critique qui ose attaquer un mortel respecte l’ouvrage attribué à la divinité. Ensuite l’admiration pour les choses passe peu à peu à la manière dont elles sont dites. Ces livres d’ailleurs, étant les premiers présentés à l’enfance, s’emparent de son admiration et quelqu’opinion qu’embrasse dans la suite l’homme dont ils ont été les compagnons de jeunesse, il a toujours pour eux une grande tendresse[2].

H[elvétius] dit le Koran un ouvrage médiocre.

*

Des gens rétifs à l’amour, les amants de la gloire le sont le plus.

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Sur Isule. Cette pièce est faite pour être lue et non pour être jouée. Ses beautés sont trop compactes. Ce jugement ne doit-il pas être porté de toutes les pièces fortement tragiques ?

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« Un acte de vertu jeté dans la société, est à peu près comme ces pierres qu’on fait tomber dans un gouffre : elles retentissent longtemps, quoiqu’elles aillent se perdre pour jamais. » Mme Necker.

Il y a je ne sais quoi de faux dans ce perdre.

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Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur.

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Helvétius 579. Chaque passion a donc ses tours, ses expressions et sa manière particulière de s’exprimer. Suivant ce principe beaucoup de rhéteurs ne louent-ils pas Racine à faux ?

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Voici ce que j’ai écrit le 5 thermidor an X, en lisant Faublas, lors de m[on] a[mour] pour A[dèle] :

On ne peut nier que la satisfaction de nos désirs et par conséquent notre bonheur ne dépende en grande partie de l’intrigue. Il faut donc s’attacher à acquérir toutes les qualités qui peuvent assurer le succès de celles auxquelles je me livrerai. J’ai observé qu’une aisance affectée nous nuisait souvent beaucoup, et voici comment je crois que l’on doit agir. Dans une intrigue on n’a besoin que de deux ou trois personnes, avec celles-là il ne faut rien négliger, rien supposer, entrer dans les plus petits détails et parcourir toutes les chances du possible, en leur indiquant la manière de se conduire. Avec les autres au contraire il faut se dessiner une marche superbe, ne douter de rien, s’étendre avec complaisance sur les masses, leur donner un air de génie qui est toujours imposant, s’arrêter très peu sur les détails qui, s’ils sont justes, ont presque toujours un air de trivialité. On parvient ainsi à tirer des indifférents tout ce à quoi ils nous sont bons, ils parlent de nous avec admiration et nous secondent de tout leur pouvoir, si le hasard leur fournit l’occasion de nous être utiles, trop heureux à leurs propres yeux de pouvoir entrer pour quelque chose dans une entreprise conduite par le génie.

Voilà ce que je pensais en t[hermidor] an X, aujourd’hui 9 pluviôse an XI[3] je pense un peu différemment. Je connais mieux l’homme, surtout depuis vingt jours que je médite Helvétius. Je n’ai rien changé au style du morceau que je viens de transcrire.

*

Le citoyen libre d’une république a de plus grandes pensées que le courtisan ne pensant qu’aux petites choses d’une monarchie, il faut donc se faire citoyen et pour cela fuir les plus puissants que soi.

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b. Si tous les cent ans il venait un La Bruyère, le travail du génie ne serait plus qu’un badinage.

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b. Si tous les hommes étaient clairvoyants il suffirait pour leur faire croire qu’on n’est point avide, de faire des actions qui le prouvent. Mais ils ne sont pas clairvoyants, ne faudrait-il pas quelquefois leur dire : « Je ne suis point avide. »

S’il en est ainsi, V… avec ses maximes a fait la tragédie des gens médiocres, cause de ses grands succès. Il voyait les hommes en mal, peut-être pour avoir fondé ses observations sur les habitants de Paris, sans faire attention aux causes qui les rassemblent.

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Un Allemand se précipitait par la fenêtre : « Que faites-vous là », lui dit-on. — « Je me fais vif. » Faure croit que c’est ainsi que je me fais littérateur (passionné).

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b. Le vide d’une grande âme ne peut être rempli que par un être, des êtres, ou des choses. Les êtres changent, les choses morales ne changent jamais. Donc le bonheur de celui qui désire vivement une chose morale est assuré. Car il l’obtiendra et une fois qu’il l’aura, rien ne pourra la lui ravir. Il en est ainsi de la vraie gloire. (Et outre cela dans la gloire jamais de satiété.)

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b. Pour frapper il faut toucher, voir combien le sens physique que ces mots expriment est juste au moral. Pauline[4] ne peut pas être Iphigénie, mais elle peut être Zaïre, Pauline de Polyeucte, etc.

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b. Beaux caractères à peindre celui qu’on peut supposer à Mahomet. Henri IV. Cromwell.

César et Cromwell avaient le même but, par conséquent la même conduite. Le premier peut me servir à la peindre en beau, le deuxième en horrible.

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b. Si un homme voyait réellement arriver une épopée, il saurait l’histoire des acteurs. Il en est donc ici comme dans le drame, le poète doit sortir de la règle des caractères, mais le moins et le plus naturellement qu’il soit possible.

La meilleure forme que l’on puisse donner aux portraits est la forme historique. Il est facile de voir que cette forme est une copie exacte de la nature, en montrant les principaux événements de la vie d’un homme on montre les grands traits de son caractère.

*

b. Les premiers ouvrages des arts produisent souvent de beaucoup plus grands effets sur les spectateurs étonnés que les ouvrages beaucoup plus parfaits qui leur succèdent. La nouveauté produit l’attention, et l’extrême attention se laisse ravir.

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Voici deux fois que le café me fait mal à la vessie. C’est une tasse et demie de café au lait, au café Français.

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Le grand poète tire ses effets de l’opposition des parties, ou de leur accord. On peut lui disputer l’invention des parties (quelquefois) mais les effets qui résultent de leur arrangement ne sont-ils pas à lui ? Aussi la postérité ne s’y trompe-t-elle pas. Elle donne les choses à celui qui en a tiré le plus grand effet.

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b. En amour comme en poésie, il est bien plus adroit de faire deviner que de dire.

Mme Grua : « Mais Beyle qu’avez-vous donc ? Que veut dire tout ce que vous faites ? »

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Les hommes aiment la vérité. Elle perce toujours. Qu’on découvre une vérité métaphysique ou physique, vous la verrez bientôt dans les romans du jour, et elle n’y paraîtra pas déplacée.

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Flattez tous les hommes vous leur plairez. Mais ne les point trop flatter, vous vous formerez une atmosphère de gens estimables. Cela au sujet de la froideur que me marquent Boissat et Frédéric Faure parce que je leur ai dit la vérité.

(Au bout de vingt-quatre heures, ils se vengent par des plaisanteries sans fin et développent bien leur caractère. Moyen dangereux de connaître les caractères. À employer avec un rival. Je montrai ces six lignes à Fr. Faure dans le temps.)

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Vers faits en lisant Isule :

L’amour plein de lui-même en ces moments rapides
Ne voit rien, n’entend rien que l’espoir qui le guide.

De régir les humains montre-moi l’art sublime
Et ces rapports profonds des passions aux effets…
 
Chaque ouvrier s’applique à l’œuvre de son art,
Savants ou ignorants nous chantons au hasard.

*

b. L’homme ne doit réellement bien faire que ce qui est en rapport avec sa passion, celui qui n’est animé que par une faible passion ne fera pas le grand, et celui qui est animé par une grande passion méprisera le petit, et le fera par conséquent moins bien que l’homme médiocre qui y consacrera tous ses efforts.

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b. La tragédie est beaucoup plus éloignée de la nature que la comédie, en ce que, voulant atteindre au beau idéal, elle est obligée de cacher beaucoup plus.

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b. Dans une t[ragédie] d’Isaac :

Isaac prie son père de le laisser apprendre lui-même son malheur à son amante.

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Faire pour m’amuser un petit livre de piété en quelques chapitres, dans le genre suave de l’Imitation, parfaitement écrit. La vierge de Raphaël pour frontispice.

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b. Y a-t-il dans les temps chevaleresques un autre sujet digne de l’épopée, après la Jérusalem délivrée ?

Peut-être que non et qu’il n’y a plus seulement que des tragédies en ce cas dans l’antiquité. Et dans cette antiquité quoi de plus grand, et en même temps quoi de plus près de nous que la P[harsale] ?

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b. Le grand avantage de la variété est qu’elle est bonne pour tout le monde. Les âmes en état de la comprendre et de la sentir jouissent autant que possible, les autres choisissent selon leur goût, et jouissent de ce qui les touche.

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b. Quand on manque le bon sens en commençant une science, on court risque de n’y revenir que bien tard.

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Les choses vont au cœur à travers l’esprit.

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Beau mouvement de Chateaubriand : « …ni vous non plus, grand Bourdaloue, force et victoire de la doctrine évangélique » (III, 128).

Même volume beau morceau sur Pascal. C[hateaubriand] m’a appris l’air de grandeur que les pluriels donnent au discours.

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Voltaire comme ennemi du christianisme est véritablement grand. Hors de là il n’a que des grandeurs du deuxième ordre.

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Le badaud n’aperçoit l’homme de génie qu’au bout d’un certain temps, lorsqu’il voit que tout ce qui est venu depuis lui, dans le même genre, reste petit.

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Le gracieux des bosquets sera pour moi difficile à peindre. Me souvenir sans cesse de la manière dont Homère et Virgile ont traité le serpent. Homère décrit la terreur du berger ; Virgile le serpent et glace le lecteur. Peupler ma chambre de paysages.

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H. L’esprit est l’aptitude à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers.

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M. Hume a observé que (dans les nations) ce n’est qu’après avoir bien écrit en vers qu’on parvient à bien écrire en prose.

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Les passions peuvent tout. Qu’une fille de seize ans, élevée par ses parents, bourgeois d’une petite ville, est sotte ! Elle est amoureuse, que de génie !

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Il faut converser et disputer car H[elvétius] dit : « C’est à la chaleur de la conversation et de la dispute qu’on doit souvent ses idées les plus heureuses. »

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b. Pour s’élever à la métaphysique de l’art de la comédie, il faut rechercher le nombre des mœurs possibles. Si les mœurs viennent presque en entier des gouvernements, il faut partir pour les recherches des trois genres de gouvernements : la république, l’aristocratie, la monarchie (le despotisme). On doit trouver les mœurs plus compliquées suivant l’âge du monde. Voir les différences des effets du même gouvernement, dans le siècle d’Alexandre et dans le nôtre. Lire Montesquieu.

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Ne dites que des choses fortes de comique ou de raison, et il vous sera permis de parler lentement.

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L’infortune, dit le proverbe écossais, est saine à déjeuner, indifférente à dîner, et mortelle à souper.

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La belle religion des Scandinaves n’a pas encore été mise sur le théâtre.

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On ne peut mépriser ce que l’on voudrait être.

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Rien de bête comme de donner jeune ses principes de littérature. C’est convertir son génie en science pour les autres.

(J’ai retrouvé depuis ce sentiment dans Corneille.)

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Questions.

Quels sont les plaisirs et les peines qu’un grand talent pour la poésie doit dans ce siècle procurer à un homme ?

Quelles sont les études les plus propres à me rendre bon poète épique ?

La science de l’histoire a-t-elle d’autre but que la construction de la philosophie ?

Dans toute chose ce qui passe le but, n’est-il pas au moins inutile ?

Qu’est-ce qui est impérissable en philosophie ? La vérité. En poésie ? Le grand.

Quels sont les avantages de la philosophie pour un poète ?

La haine que le vulgaire a pour l’homme qui manque aux convenances ne vient-elle point en partie de ce que c’est une preuve que cet homme s’ennuie moins que lui ?

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H. Que d’hommes se croient vertueux parce qu’ils sont austères, et raisonnables parce qu’ils sont ennuyeux.

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Les carrières des arts peuvent-elles être épuisées ?

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L’enfer s’émeut…
Abhorré des mortels, et craint même des dieux.

Déclamer le premier hémistiche avec le sentiment de l’horreur la plus forte, le deuxième est une situation de dieu. Le faible mortel ne peut le peindre que par un anéantissement stupide. C’est l’état dans lequel l’excès de la terreur le mettrait s’il voyait dieu craindre.

Si je voyais la déclamation de tous les vers comme de celui-là, je serais grand acteur. Pour y parvenir, il faut créer la langue de la déclamation, science nécessaire au poète.

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Il faut tâcher de devenir poète-sculpteur : pour cela se figurer tous les objets que l’on veut peindre, ne s’occuper du style que lorsqu’on se sera entièrement transporté devant l’image que l’on veut peindre, on sera étonné de la facilité qu’on éprouvera à écrire supérieurement.

*

H. Qui ne pense pas veut sentir et sentir délicieusement.

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Ne pourrait-on pas dire que dans le style il y a deux langages ? Le langage des mots, et le langage de l’harmonie. Si cela est, lorsque je dis : ce grand homme mourut, si l’harmonie est agréable et douce, elle est fausse et j’écris mal. Si je vous montre le printemps en style dur, l’harmonie est fausse, j’écris mal.

Une fois l’art avoué, il faut fixer le goût dans cet art. Jusqu’à quel point est-il permis d’être dur, d’être doux ?

Combien faut-il de phrases pour pouvoir établir harmonie ?

Quels sont les tours nécessaires pour faire le vers, et auxquels le lecteur ne doit pas faire attention ?

Toutes ces idées lumineuses m’ont été suggérées par cette phrase de Brumoy : un tour est souvent une idée.

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Motifs pour commencer par le f. i.

filosofo innamorato, dappoi i due uomini.

En poésie le génie d’expression est un génie de nécessité.

Rousseau dit que quelque génie qu’on ait il faut apprendre l’art d’écrire. L’histoire de l’esprit des grands poètes le prouve.

Or, il n’y a qu’un moyen d’apprendre, c’est de faire et de voir juger ce qu’on a fait par le public. C’est l’avis de Lemercier.

L’envie si naturelle de jouir de ma gloire, et de pouvoir observer les hommes dans les grandes sociétés me ferait précipiter la publication des premiers chants de la φ[5], quoique le plan d’une épopée doive être longtemps réfléchi.

Il faut donc commencer par le f[ilosofo] i[nnamorato].

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H[elvétius] dit : Il faut donc des coquettes aux oisifs, et de jolies filles aux occupés.

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Sont-ce leurs mœurs qui ont rendu les nègres noirs ?

b. Les discours des hommes ne sont que des masques qu’ils appliquent sur leurs actions.

Ne jamais s’arrêter aux paroles, mais former toujours son jugement d’un homme, d’une nation, sur ses actions, en commençant par les plus importantes à ses yeux, et descendant ensuite à celles qui le sont moins.

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Je réfléchis qu’il n’y eut jamais d’homme plus heureux que moi dans ce moment (14 pluviôse XI[6], au soir à 11 1/4). Lettre charmante de mon grand-papa, de mon papa : il m’envoie du drap. Mon bon grand-papa s’est privé de quatre louis pour moi. Cette attention est charmante, et ces quatre louis en sont dix en province. Il me vante la vie d’artiste. Oh ! oui, je le sens elle est délicieuse, elle donne à l’âme plus de capacité pour aimer, et peut-on en avoir trop avec de tels parents ?

J’ai eu des étourdissements à quatre heures après un excellent travail. Helvétius m’a ouvert la porte de l’homme à deux battants. Je crois que je vais commencer par le f[ilosofo] i[nnamorato]. Je jouis d’avance du bonheur de mes bons parents, si cet ouvrage me mérite quelque gloire. Je sens que mon mal de tête augmente dès que je réfléchis. Je viens des Mœurs du jour. Fleury grand homme là-dedans ; pièce à la glace, jolis détails, jolis vers, en total vise à l’élégance.

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Dans les états monarchiques où les ambitieux sont à la chaîne, il vient des intrigants. Donc alors l’empire de la comédie doit augmenter. De là peut-être une partie de notre supériorité sur les anciens dans le genre comique.

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Plus le gouvernement approche du despotisme, moins le peuple est sensible à la peinture des grandes passions.

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H[elvétius] dit : « En fait d’idées le grand est plus généralement, et le fort plus vivement intéressant, voilà la différence. »

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Un ouvrage qui peindrait vivement et fortement le malheur des courtisans, de ceux même qui jouissent des grands emplois, objets uniques de leurs désirs, aurait un grand succès, surtout si cet ouvrage était dramatique.

Tragédie : la scène sous Louis XIII, Mazarin.

Comédie : les alentours d’un ministre (voir le Favori de Mme Villedieu).

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Examiner dans le plus grand détail les deux questions suivantes :

Pourquoi prenons-nous plaisir à la comédie ?

Pourquoi prenons-nous, plaisir à la tragédie ?

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Qu’est-ce que le goût ?

Quel est le meilleur goût ?

Quel est le goût qui doit durer le plus longtemps ?

Où est le type des proportions ? Dans la nature.

Pour le physique, c’est clair. Voyons pour le moral. On peut chercher le type du goût moral dans la capacité de l’homme pour une même sensation.

Cette capacité, dans les saisons…

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Malice pour malice, en vers, en trois actes, à Louvois — je vais par billet d’auteur à la deuxième représentation — assez bien versifiée, mais très froide. Le mystificateur mystifie les mystifiants. Cela ressemble assez à M. de Crac. Elle est de Collin d’Harleville, qui ne se nomme pas.

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Wenceslas n’intéresse pas, parce que son amour est sans espoir.

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On ne peut prétendre à une longue gloire dans les arts qui n’ont point de type dans la nature ; c’est-à-dire dans les révolutions physiques du globe, ou dans les mœurs des hommes. Il paraît que la musique[7] et l’art de la cuisine sont de ce nombre.

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Mœurs égale lois plus climat.

Le goût ne dérive-t-il pas directement des mœurs ? Si oui

1o goût républicain ;

2o goût monarchique, despotique ;

3o goût aristocratique.

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Je dois chercher à me donner beaucoup de temps pour le travail. Pour cela m’appliquer à en perdre le moins possible en bagatelles. M’accoutumer à creuser des sujets lorsque je suis forcément oisif, comme à la queue par exemple.

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Si j’ai jamais des talents je dois m’attendre à essuyer les traits de l’envie. Je dois donc tâcher de m’y rendre insensible. Les boîteux ne nous offensent pas, dit Montaigne, et les âmes boîteuses nous offensent. Pour éviter cela, dès que quelque chose me blesse il faut la ramener à sa juste valeur par un raisonnement exact. Si c’est un sarcasme je trouverai presque toujours que l’auteur n’en est que ridicule.

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Dans la conversation le principe de Voltaire est on ne peut pas plus vrai : « Frappez fort plutôt que juste. »

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Ne se déterminer jamais quia magister dixit, mais voir les raisons qui convainquaient le maître. Appliquer cette maxime au goût des anciens. Les hommes n’ont jamais donné le nom de génie à un imitateur.

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b. Les sciences qui sont nécessaires à tout le monde, chacun croit ordinairement les savoir, et il n’y a point d’école publique pour les apprendre. En général, la morale ; dans la société de Paris, la littérature.

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Étudier le langage des passions.

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Le spectacle le plus agréable dont peut jouir un homme est celui dont il serait témoin, si invisible dans un salon il voyait les personnes avec qui il vit et dont il connaît les caractères exécuter une intrigue intéressante.

*

Les événements avantageux à ma patrie se confondent avec les événements avantageux à moi, H. B., jusqu’à environ l’année 1773. Depuis lors ils s’en éloignent de plus en plus. Il se pourrait que l’ensemble. des dispositions actuelles des choses et des hommes fût un des plus avantageux qui aient jamais existé pour un poète tel que Corneille ou Molière. Chose à approfondir.

*

H. Tout sentiment qu’on n’éprouve plus, est un sentiment dont on n’admet point l’existence.

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Notre conduite, nos opinions, notre corps produit un certain effet sur celui qui nous observe, qui nous écoute, qui nous voit. Pour avoir l’opinion de cet homme sur nous, faire faire par un récit la même impression sur lui. Alors nous saurons sa pensée sur nous. Bien entendu qu’il faut qu’il nous ait oublié avant d’employer ce moyen.

*

Dans l’examen de cette question : est-il avantageux à la poésie de se servir d’une langue un peu différente de l’usuelle ? je puis remarquer que la populace voudrait que Talma eût une voix. autre que la voix humaine. Cela la satisferait dans la première scène, mais l’ennuierait à la longue.

*

La seule science que j’aie à apprendre est la connaissance des passions. Faire un cahier où, elles auront chacune leur place, y rassembler les notions que j’aurai sur chacune, d’elles, ou les indications, des lieux où je pourrai les trouver.

(Hier 30 pluviôse[8], Mlle Duchesnois joue

pour la première fois Aménaïde. On ne joue pas la deuxième pièce. Tout le monde la veut dans Phèdre.)

(Fameux tapage du 30 pluviôse XI, dont on parle encore en l’an XIII[9].)

Qu’est-ce qu’un grand peintre de passions ?

C’est un homme qui connaît exactement et dans leur ordre toutes les teintes successives et différentes que prend dans un homme passionné un désir vif, et les diverses actions que ces divers états du désir lui font faire[10].

*

Qu’on ne puisse pas retrancher un vers de ta pièce sans ôter un développement aux caractères ou rendre l’intrigue inintelligible.

*

Un auteur comique ne prouve jamais une vérité par des raisonnements, mais en donnant un exemple de son application où il peint les plus grands obstacles qu’elle puisse rencontrer et la facilité avec laquelle ils sont surmontés. Molière : École des Maris, il ne faut point gêner les filles pour les rendre vertueuses. Tartufe, etc…

*

Les langues transposantes sont plus

propres aux esprits fins, tels que Fontenelle. L’expression du sentiment est toujours simple.
*

Commencé le 2 ventôse [21 février 1803] à suivre le cours de Legouvé au Collège de France. Continué aujourd’hui 4 ventôse. Bon cours. Court un peu après l’esprit. Legouvé déclame supérieurement.

*

Salomon dit : La mélancolie du visage annonce un cœur tendre.

*

Chercher ce que c’est qu’une vérité de sentiment, et une vérité de démonstration, leur différence.

*

b. L’origine du plaisir que nous donnent le rythme, la rime et d’autres choses semblables ne serait-elle point dans les moyens de compréhension que ces choses nous donnent ? En nous faisant comprendre plus vite, c’est-à-dire en nous montrant plus rapidement la chose ?

*

b. Crayonner comme moyen d’instruction un personnage entièrement philosophe, et un entièrement poète (Fontenelle, J.-J. Rousseau, Goldsmith).

*

b. Ne pas oublier que la comédie doit plaire d’abord et ensuite instruire.

*

b. Je passe depuis longtemps sur une idée on ne peut pas plus essentielle pour moi, et cela sans doute parce qu’elle ne m’est pas favorable. Il faut chercher ces idées avec soin, et me forcer à les méditer.

J’ai vingt ans passés, si je ne me lance pas dans le monde et si je ne cherche pas à connaître les hommes par expérience je suis perdu. Je ne connais les hommes que par les livres, il y a des passions que je n’ai jamais vues ailleurs. Comment puis-je les peindre, mes tableaux ne seraient que des copies de copies.

Toute ma science ; ou du moins une grande partie, est de préjugés. Si tous les auteurs que j’ai lus s’étaient accordés à supposer une passion qui n’existe pas, j’y croirais.

Encore un an ou deux et j’ai pris mon

pli, il faut renoncer à être un grand peintre de passions.
*

b. Que me manque-t-il pour être heureux ? Société et argent avec considération. Je n’ai qu’à faire Les deux Hommes et dans un an ou dix-huit mois j’ai tout cela. Prendre exemple sur Mirabeau. Combien il était plus malheureux que moi, au donjon de Vincennes ! et il avait vingt-sept ans. Il était sûr de ses talents. Conduisons-nous de manière à être content de moi lorsque je serai riche. Je manque de courage. Lire souvent Mirabeau, il m’en donnera. Étudier quand mon imagination est fatiguée. Lire Virgile en attendant Homère ; apprendra le grec[11].

*

b. Quand tu veux peindre quelque chose vite voir la nature et les plus belles imitations de la nature. Pour Ch[amouey] lire les vies des philosophes et surtout des philosophes modernes.

*

Plus je deviens différent des autres, plus il faut qu’un homme sorte de lui-même pour m’approuver ; donc plus je m’approche du vrai bien, moins je dois être loué. Il faut m’accoutumer à ne m’estimer qu’autant que je serai blâmé.

*

Prendre cette habitude après avoir fait un plan, en faire la preuve, c’est-à-dire prouver que le sujet ne pouvait être traité (la vérité morale montrée) que par les caractères employés, et que ces caractères sont aussi forts que possible.

*

Examiner jusqu’à quel point on peut porter l’odieux sur la scène comique. Jaquinet trouve Isule mauvaise.

*

Étudier dans chaque auteur ce en quoi il a excellé et se bien pénétrer de la subordination des beautés, c’est-à-dire que le grand vaut mieux que le gracieux, etc : de Corneille, la hauteur des caractères, le sublime ;

de Racine, la douceur du style et la peinture de l’amour ;

d’Homère, tout excepté l’amour qui n’y est pas ;

de Virgile, la douce mélancolie, l’amour ;

de Tibulle, l’amour ;

de Camoëns, la volupté ;

du Tasse, l’enchantement et la coquetterie ;

de Crébillon, la force ;

de Dancourt, les rôles de paysans ;

de Regnard, la gaîté de son style, bon pour les valets.

Et ainsi dans ce genre. Sic ilur ad astra.

*

Un auteur comique peut espérer un grand succès quand il se peint lui-même.

*

Quel est mon but ? D’acquérir la réputation du plus grand poète français, non point par intrigue comme Voltaire, mais en la méritant véritablement. Pour cela savoir le grec, le latin, l’italien, l’anglais.

Ne point se former le goût sur l’exemple de mes devanciers, mais à coups d’analyse, en recherchant comment la poésie plaît aux hommes et comment elle peut parvenir à leur plaire autant que possible.

Voilà de quoi occuper une longue vie. Cependant craindre, ne fût-ce que pour ma réputation, de mener la vie de Boileau il manque de grâces et son vers sent la lampe. Étudier les hommes dans l’histoire et dans le monde.

Faire une comédie et une tragédie pour me donner mon entrée dans le monde, de la confiance en mes talents, l’art de faire des vers.

Ensuite la φ œuvre du reste de ma vie.

Éviter d’être amoureux d’une femme du monde, là j’aurais le dessous. D’ailleurs, comme dit Mounier, hae nugae seria ducunt in mala.

Ces mala sont pour moi des pertes de temps.

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La Rochefoucauld XLI. Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes. Profiter de cette vérité. M’accoutumer à découvrir le plan des ouvrages et à raisonner là-dessus. Dans les ouvrages dramatiques considérer les progrès des passions à chaque scène, et à chaque acte.

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b. Corneille le plus grand de nos poètes, en est le plus naturel. Toute affectation quelle qu’elle soit étant une fausseté de passion, ne plaît d’abord qu’aux gens non passionnés, mais comme ces gens-là unissent par prendre leur manière de penser des gens passionnés, l’affectation tombe et nuit aux beaux traits qui restent. Je ne

saurais trop me répéter cela et la réflexion précédente.
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b. Chercher le pourquoi des choses qui arrivent nous mène à trouver les choses qui arriveront.

Un homme qui serait excessivement scélérat envers les avocats et qui ne pourrait l’être qu’envers eux ne serait pas haï du reste du public, il en serait même aimé d’un amour secret.

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Il faut travailler un poème dramatique comme un tableau.

Esquisser.

Ebaucher, en faisant toutes les scènes dans leur ordre.

Finir en faisant un rôle après l’autre, sans égard aux scènes.

Quand la prose est finie versifier par rôles, en prenant garde de sortir du rôle de la passion que l’on traite, faire des études de style en observant les rôles analogues des grands maîtres[12].

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b. Quand on n’a pas réussi auprès de quelqu’un faire de grandes masses de conduite, et ensuite des absences. Peu à peu on oubliera les détails, on se souviendra des masses, on en tirera la conséquence, elle sera à votre avantage et vous réussirez.

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H. Les arts n’ont jamais tant de vogue et ne sont jamais si difficiles que lorsqu’il y a beaucoup d’ennuyés à amuser.

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Ne pas imiter Petitot dans la préface de son Alfieri. Il répond à des raisonnements sur des masses, par des objections de détail. Manière des dévots du temps.

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Dans les romans on ne nous offre qu’une nature choisie. Nous nous formons nos types de bonheur d’après les romans. Parvenus à l’âge où nous devons être heureux d’après les romans, nous nous étonnons de deux choses : la première de ne pas éprouver du tout les sentiments auxquels nous nous attendions. La deuxième si nous les éprouvons, de ne pas les sentir comme ils sont peints dans les romans. Quoi de plus naturel cependant, si les romans sont une nature choisie[13].

Fini le 18 germinal an XI[14].

Le 6 prairial an XI [jeudi 26 mai 1803][15]. — Je suis allé à la Bibliothèque du Corps législatif, j’y ai lu pendant deux heures le Virgile et l’Horace grand in-folio vélin de P. Didot. Les gravures de Virgile ne sont recommandables que par la pureté du dessin : elles sont dessinées par Gérard et Girodet. La meilleure est celle du 9e ou 10e livre représentant, je crois, la mort de Pallas. Elle parle à l’âme. Les vignettes d’Horace dessinées par Percier me semblent atteindre mieux leur objet.

J’ai lu l’art poétique d’Horace. Voici les remarques que j’ai faites : la lettre j n’y est pas employée. Le texte n’est point conforme à celui de l’Horace grand in-18 papier vélin ou 8 que je possède[16].


  1. Ce cahier, daté du 19 nivôse XI [9 janvier 1803], se trouva dans les manuscrits de la Bibliothèque de Grenoble sous la cote R. 5896 (dossier complémentaire). En tête Henri Beyle a tracé ultérieurement cette note :

    « Je relis ce cahier étant malade de gastricité le 29 brumaire an XIII [20 novembre 1804], L’état de maladie est peut-être bon en ce qu’il sort de l’ornière la manière de sentir. Je m’exhorte aujourd’hui d’après ce que m’a dit La Rive, et sa femme ; hier, à oser être naturel, à oser être moi. »

    N. D. L. É.

  2. D’ailleurs ils faussent le jugement dès l’enfance (29 B. XIII).
  3. [29 janvier 1803].
  4. Pauline Beyle, sa sœur. N. D. L. É.
  5. La Pharsale, grand ouvrage auquel songeait le jeune Beyle. N. D. L. É.
  6. [3 février 1803].
  7. Il pourrait y avoir une musique naturelle.
  8. [19 février 1803].
  9. Note surajoutée. N. D. L. É.
  10. Note ajoutée : « Il fallait dire qui se met facilement et entièrement à la place de chaque personnage et qui sent profondément 30 B. XIII. » N. D. L. É.
  11. 19 ventôse XI [10 mars 1803].
  12. Cette méthode est-ce qu’il y a de plus propre à étouffer le sentiment, par conséquent à empêcher le mérite, 30 B. XIII.
  13. Voilà l’histoire de ma vie, mon roman était les ouvrages de Rousseau (30 brumaire XIII) [21 novembre 1804].

    Dans ce cahier il y a de bonnes choses. Les sentiments valent mieux que les pensées. Il me semble qu’une pièce que j’aurais faite dans ce temps-là (surtout si comique) serait tombée (30 brumaire XIII). Relu tout ce jour.

  14. [8 avril 1803].
  15. Le fragment placé ici provient du même dossier complémentaire de R. 5896, où il figure sur un feuillet isolé. N. D. L. É.
  16. Suit une liste des différences de texte où Beyle ajoute : « comme je n’avais pas mon Horace, J’ai pris ces différences de mémoire. ». N. D. L. É.