Pensées (Stendhal)/09

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Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome secondp. 7-70).

PENSÉES[1]

Du 24 thermidor XII [12 août 1804] au…
À la volonté ferme, ou au roi Frédéric II.

h. Une comédie étant un plaidoyer tendant à faire reconnaître au spectateur que l’auteur de telle action est aimable ou haïssable, elle devient ennuyeuse pour lui dès qu’elle lui prouve une chose dont il convient entièrement.

Pour faire une comédie digne d’un grand succès, il faut donc 1o choisir des caractères dont la bonne compagnie ne soit pas encore entièrement désabusée, et qui tiennent au fond des mœurs de la nation ; 2o donner aux personnages autant d’esprit que possible à l’erreur près qui fonde leur ridicule.

*

Chez les Français pour qui Molière a fait sa pièce, les hommes entièrement livrés à la société ne trouvaient point leur bonheur dans eux-mêmes, ni dans leur famille, la manière dont on était dans le monde (à la cour) était tout pour des hommes qui n’espéraient d’influence sur les autres (ou de bonheur) que de la portion de crédit[2] que le tyran voudrait bien leur déléguer.

Ce crédit qu’on ne considérait que pour les choses futures, (dont les marques présentes n’étaient aimées que comme gages des futures), ne flattait presque que la passion de la vanité, passion qui mettait sa plus grande satisfaction dans les preuves de crédit.

Plus éclairée aujourd’hui (l’objet de vanité étant changé dans le cœur du Français de 1804 par l’amour des plaisirs réels, j’entends dire de tous côtés, même par des sots, (Gorse), que vingt-cinq mille livres de rente valent mieux que cent mille livres de place et tous les honneurs possibles), plus éclairée, dis-je, elle ne tire plus vanité que de l’argent, et n’estime plus les honneurs que par ce qu’ils promettent d’argent.

Voilà un service que les banquiers ont rendu à la nation. J’appelle cela un service parce que les moyens des tyrans en sont bien diminués. Rien ne les empêche d’inventer des légions d’honneur et des cordons tant qu’il leur plaira, tandis qu’au contraire leurs moyens pécuniaires sont bornés. Louis XIV pouvait récompenser. un grand service rendu par le cordon bleu, il faudra des tonnes d’or à B[onaparte].

Voilà le sens dans lequel moi, poète comique, je dois travailler pour être utile à la nation, en détruisant la prise des tyrans sur elle, et la rapprochant par-delà de la divina libertà.

L’empire du ridicule est donc diminué aujourd’hui, voilà le service rendu par Jean-Jacques. Un homme est reçu à dire : « vous cherchez le bonheur en allant au bois de Boulogne dans un carrick, moi je le trouve à y aller à pied » ; il sera extraordinaire, mais point ridicule.

On estime un homme raisonnable qui a vingt mille livres de rente beaucoup plus heureux qu’un sénateur qui en a trente-six et une sénatorerie.

Sous Louis XIV le crédit à la cour était l’assignat du bonheur pour ce qu’il y avait alors de plus raisonnable, et le bonheur même pour le reste ; sous Louis XVI, la manière d’être dans le monde avait pris la place du crédit. Parmi nous c’est l’argent, moyen qui aide beaucoup au bonheur, mais qui cependant ne le compose pas encore tout à fait, nous avons sans cesse marché vers la vérité, chez nos descendants enfin on n’estimera que le bonheur même.

(Voilà un morceau charmant, le vérifier par les mémoires et par ce que je verrai dans le monde et le mettre un jour dans la bouche d’un de mes personnages, non pas en donnant au morceau le rythme du personnage, mais au personnage le rythme du morceau.)

Par ce qu’on a estimé dans ces quatre époques on voit quel a dû être leur ridicule.

Sous Louis XIV c’était l’homme qui aspirait au crédit à la cour, prenait une fausse route pour y arriver, et se trouvait déçu.

Sous Louis XVI, l’homme qui voulant plaire dans le monde et agissant uniquement pour cela finissait par déplaire à tout le monde.

Parmi nous, l’homme ridicule serait celui qui, méprisant et négligeant les richesses, prendrait une autre voie pour arriver au bonheur, et se tromperait.

Par exemple, l’homme qui jugeant du temps présent par la description du siècle passé, préférerait l’honneur d’être grand chambellan de B[onaparte] avec quinze mille livres d’appointements à l’indépendance avec quarante mille livres de rente.

Dans la quatrième époque enfin, où la masse de la bonne compagnie sera convaincue que le bonheur est dans notre rapport avec les choses extérieures, et que pouvant modifier notre individu nous sommes maîtres d’un des termes du rapport, et par conséquent du rapport, le ridicule sera à se remplir si bien la tête de préjugés, et par là à remplir si bien son âme de fausses passions, que l’on soit incapable du bonheur.

Y aura-t-il une cinquième époque ? voilà un des problèmes dont la vérité importe le plus à mon bonheur.

Il n’y a rien de plus heureux que l’homme parfaitement heureux. Si nous étions parfaitement sages en 1804, c’est-à-dire que nous connussions parfaitement nos rapports avec tout le reste de l’univers, les hommes de 2804 n’auraient de plus que nous pour le bonheur que les moyens de bonheur que pourrait leur fournir la connaissance de beaucoup de rapports des choses entre elles que nous ignorons encore, et qu’ils connaîtraient.

Par exemple en supposant à Planta et à sa femme un moral aussi beau que possible, en les supposant encore aussi heureux ensemble qu’il est possible de l’être, Mme Planta peut devenir poitrinaire, mourir de cette funeste et incurable maladie, et laisser son mari malheureux pour tout le reste de ses jours. En 2804 on aura peut-être découvert le moyen de guérir les maladies de poitrine, on aurait rendu la santé à Mme Planta, et par là, le bonheur à cet heureux ménage.

Quand un poète aurait tout le génie possible il ne découvrirait jamais ces moyens-là, parce qu’il ne pourrait pas être en même temps grand poète et médecin, physicien, et chimiste, et quand il aurait découvert de ces moyens très utiles à l’humanité, ce ne serait pas dans une comédie qu’il les exposerait.

Le plus grand poète possible en 2804 connaîtra-t-il plus de vérités sur le cœur humain que le plus grand poète possible en 1804 ?

*

Si nous étions parvenus[3] à former en France une république aussi bien organisée que celle de Rome, au point de perfection où la civilisation est arrivée, la comédie fût-elle tombée ?

À la première vue, oui.

La monarchie si utile à la comédie parce qu’elle fait des oisifs, parce qu’elle fait des égoïstes, etc., ne lui est cependant utile que tant que l’autorité du despote n’a pas passé une certaine borne. Denon dit en parlant du Mufti de Rosette : « Le prêtre fut dévoilé… il fut déjoué à la manière orientale on lui signifia qu’il fallait que la fête eût lieu à l’instant. »

Il y a un point où l’autorité du tyran est telle qu’elle n’engage plus les hommes à faire ce qui les rend susceptibles de rire à la comédie. Déterminer ce point.

De tous les auteurs que j’ai lus sur les mœurs du siècle de Louis XIV, Saint-Simon est de bien loin le meilleur. Son livre doit être le manuel du poète comique.

On voit la perfection du caractère de la monarchie dans le caractère du duc d’Orléans qui (bon au fond, à ce que je crois) n’en était pas moins comme le dit Louis XIV, et comme le confirme Saint-Simon, un fanfaron de crimes'. Qu’on réfléchisse sur ce mot : dans une république on peut aimer le crime, mais en être fanfaron est la perfection de la monarchie.

Voici qui prouve combien généralement parlant la tête des Français s’est améliorée depuis Louis XIV.

« Mme de Maintenon tenait chaque semaine à Versailles une assemblée pieuse où les dames étaient obligées de venir pour faire des charités aux pauvres. Les lettres de Mme de Maintenon prouvent son esprit, et cependant voici ce que le curé qui se nommait M. Huchon dit à une de ces assemblées : « Mesdames, je sais bien que vous êtes toutes bas percées, mais nos besoins sont si grands ! Attendrissez-vous pour recevoir des membres… tout roides de froid et de misère. » Les dames vinrent me trouver en se tenant les côtés de rire et me racontèrent cela. »

(Saint-Simon, I, sup. p. 67.)
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Le caractère d’un homme. Pour connaître parfaitement le caractère d’un homme il faut connaître 1o ses opinions sur tout ; 2o jusqu’à quel point il y a conformé ses actions ; 3o les habitudes de son cœur qui l’ont empêché de s’y conformer entièrement.

Misère des courtisans de Mme de Maintenon causée par son humeur variable ; excellente à montrer pour représenter le malheur des courtisans, leur faire faire des bassesses en pure perte, et essuyer le chagrin cuisant de s’entendre reprocher un crime, et ridiculiser là-dessus par celui même qui l’a ordonné, et à qui on n’ose pas alléguer en excuse la variation de ses volontés. (Id. ibid. 99.)

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Comédie épigrammatique et de caractère[4]

Le Mariage de Figaro, excellent point de comparaison. Cette pièce qui était un magasin d’épigrammes[5] sur tous les objets qu’on avait jusque-là osé le moins plaisanter sur le théâtre, eut le plus grand succès qu’on ait jamais vu, on y courut pendant cent représentations ; maintenant elle ennuie à la deuxième représentation. Les objets de ses épigrammes n’existent plus. Si Beaumarchais y avait montré un caractère, on le reconnaîtrait encore à travers les moyens dont il se servirait (en les supposant passés d’usage) et il ferait rire en représentant une partie des ridicules que l’on voit dans le monde jusqu’à ce qu’il parût une nouvelle pièce qui au cœur qu’on voit, et dont on rit dans l’ancienne pièce, joindrait une tête nouvelle. C’est ainsi qu’on rit de Turcaret, jusqu’à ce qu’une nouvelle pièce nous fasse rire de nos riches banquiers, en en représentant un avec un cœur dans le genre de celui de Turcaret, mais avec une meilleure tête.

Voilà l’avantage de la critique par caractère, si l’auteur y joint la meilleure tête possible, il faudra qu’il se retrouve dans les siècles futurs un homme qui ait au moins autant de génie que lui pour faire tomber sa comédie par une meilleure.

Tandis que le genre de l’épigramme tombe immédiatement avec l’objet critiqué, et souvent même avant, lorsque le tour d’esprit du siècle change.

Exemple : Mlle Adèle L. disant : « il n’avait rien, et en moins de rien le voilà devenu très riche. » Cela eût été à mes yeux bien moins ridicule en province, parce que je m’attends à y trouver des têtes bien moins bonnes qu’à Paris.

Ce genre de Beaumarchais, la comédie d’épigramme, est je crois le genre des comédies anglaises. N’est-ce point par essence le genre de comédie républicain ?

Les Anglais le fortifient de méprises, et de mystification. Exemple : Falstaff dans Henri VIII de S[hakspeare] ; la belle Artificieuse de Mrs. Cowley, jouée en 1780[6].

La comédie épigrammatique n’est-elle pas plutôt le genre d’une monarchie tempérée, où le peuple toujours inquiet sur sa liberté doit toujours chercher à la défendre. Les mœurs anglaises sont encore celles de ce gouvernement. C’est une conséquence de ce que Mirabeau dit. Le revoir dans son Esprit.

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Alfieri, je crois, remarque que depuis la destruction des républiques anciennes, le poète n’ayant plus affaire à tout un peuple animé de la même passion, ne peut plus espérer de ces succès universels, tels que les obtenaient les poètes grecs.

Mais en France nous avons la vanité, passion générale, et telle que l’homme qui saura s’en servir pour aller à son but peut parvenir où il voudra. Un homme qui aurait le talent comique ferait donc ce qu’il voudrait en France.

Le vulgaire sent juste, mais toujours à travers sa tête, sur les choses qu’elle lui présente comme vraies, de là vient que souvent il ne faut regarder ses jugements que comme preuve de ses sentiments, et ne point se tenir au prononcé.

*

Voici une observation[7] qui peut conduire à découvrir l’essence de la comédie et de la tragédie, c’est-à-dire une définition de toutes deux qui en indiquant le but complètement indique aussi, complètement, les moyens d’y parvenir.

Toutes deux sont également ennemies du genre canevas (ex. la Chute de Sejan de Ben Jonson, quelques comédies de Louvois), la tragédie amie des actions extraordinaires qui excitent la pitié, la terreur ou l’admiration, la comédie essentiellement ennemie de tout extraordinaire qui ne vient pas des caractères, et des caractères qui sont décidément au-dessous de nous.

Les événements de la tragédie présentés entre gens de notre état forment la tragédie bourgeoise, genre le pire de tous. Car l’homme abhorre le malheur ne produisant que la simple impression désagréable du malheur, il n’aime qu’on le lui présente qu’autant qu’il en tire une sensation de bonheur. Le malheur présenté dans notre classe (Beverley, le père de famille) montre un des inconvénients de la vie, cause un désespoir, et plus on donne une bonne tête aux personnages, plus est grand le désespoir.

Il y a des passions cependant dont on peut admettre l’extrême malheur sur le théâtre comique, d’autres dont on peut admettre seulement le malheur en un certain degré.

L’avarice — on y voit avec plaisir l’extrême malheur de l’avarice dans Harpagon, on y verrait avec horreur l’extrême malheur de l’amour dans Othello qui a poignardé sa maîtresse. Mais je crois que les malheurs passagers d’un amour chaud, et venant à bien, dans Charles seront vus avec plaisir.

L’extrême malheur de la vanité serait vu avec plaisir, pourvu que le vaniteux couvert de ridicule ne se brulât pas la cervelle.

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L’imagination[8] augmente la pitié. Lors que ceux qui vous écoutent n’ont pas cette faculté, il faut y suppléer en détaillant. Il faut donc lorsqu’on veut plaire à un public étudier à quel point il a cette faculté. Étudier à quel point l’ont mes contemporains, à quel point l’auraient les Français, formant la meilleure république possible. C’est faute de savoir cette vérité que les anecdotes que je conte manquent leur effet. Je suppose à ceux qui m’écoutent autant d’imagination qu’à moi, avec une égale attention, ce qui est absurde. Dites : Mlle une Telle est morte en deux jours au moment de donner sa main à un amant qu’elle aimait depuis deux ans, et elle n’avait que vingt ans ; peu de personnes pleureront. Racontez ce fait avec les circonstances les plus touchantes en vingt lignes, quelques personnes pleureront, les larmes de quelques autres ne commenceront à couler qu’à trente lignes, quarante lignes de détails.

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Lorsque comme Louis XV[9] suivant Mme de Choiseul, et la maîtresse de M.[10], on est parvenu à ne pouvoir vivre avec soi-même et à avoir sans cesse besoin de se distraire, on ne peut plus trouver de distraction qu’à faire le mal, parce que le mal faisant effort contre les lois et les mœurs de la société flatte la vanité, seule passion restée de toutes les autres éteintes. Voilà la base du caractère de Chamoucy.

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J’ai lu aujourd’hui les premiers actes du Bourgeois gentilhomme, je conçois bien ce que c’est que le comique. Chamoucy et Delmare doivent être aussi ridicules que Jourdain, mais dans un genre plus élevé. Ne ferais-je pas bien de délasser du comique noble, par une seule scène de comique bourgeois, produit par un valet joué par Larochelle. Voici encore une différence du principe de la comédie, et de celui de la tragédie. La deuxième veut un petit nombre d’acteurs, la première en admet un grand nombre, comme dans le Timon ou le Dissipateur de Shakspeare, excellente pièce de caractère, le nombre des personnages peut servir à montrer que tous les caractères réveillent dans le protagoniste sa passion dominante. Voir si Ch[arles] et Ch[amoucy] se suffisent réciproquement pour se développer.

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Tout le secret[11] de la comédie noble consiste dans le vif plaisir que je vis qu’on prenait, et que je pris moi-même hier, aux compliments que Damis (dans la Métromanie) fait à Lucile. Le faux raisonnement en vertu duquel nous sourions de plaisir est très commun au théâtre. Nous disons : je comprends ce compliment, donc je suis en état d’en faire autant.

Pour le caractère de Ch[amoucy], je suis comme un homme qui voudrait à toute force tracer des chemins dans une grande plaine, sans savoir où il veut aller. Il faut pour que je puisse le montrer agissant que je lui donne des objets de désir, ou plutôt ne vaudrait-il pas mieux le montrer sans passions, sans désirs, ennuyé de tout ? Je puis en faire un ennuyé de tout, ou un courtisan ennuyé de tout.

L’éducation qu’il a reçue peut en faire un homme sans passions. Cette première supposition donnerait un indolent qui n’est pas propre à ma pièce ; elle peut en faire 2o un homme n’ayant d’autre passion que la vanité, passion satisfaite à peu près par les succès qu’il a sans sortir de son état et ne le poussant au désir des places qu’autant qu’elle n’est pas satisfaite dans son état.

3o elle peut en faire un ambitieux par volupté, ou par amour des honneurs, et de la vaine pompe qu’il recueillera lorsqu’il sera élevé en place, Elle en peut faire un ambitieux de gloire. Toutes ces sortes d’ambitieux ont le même cœur, un léger changement dans la tête en fait un grand poète, un grand guerrier, un grand géomètre, etc. Il cherche à primer dans ce qu’il croit le plus grand. Ce désir de primer parmi ce qu’il voit de plus grand en crédit fait l’ambitieux de cour, un Richelieu, un Mazarin.

Ce caractère ne convient point à mon Chamoucy parce qu’il suppose une grande passion, et que l’éducation que je veux combattre ne travaillant point sur l’âme des enfants, il s’ensuit qu’ils s’enfièvrent tout naturellement de la passion de leurs maîtres et parents qui n’est autre que la vanité. Mais quelle vanité ?

Il y a la fausse vanité, consistant à se targuer d’une chose que l’on n’a pas faite, comme la mouche du coche, ou à exagérer ce qu’on a fait.

Il y a la vanité sur les choses que l’on a réellement faites. Elle consiste à être toujours renfermé dans la contemplation de ce qu’on a fait.

On peut tirer vanité des moyens qu’on aurait de faire. Dans une république on fera remarquer ou l’on vantera ses talents, dans une monarchie son crédit.

La perte du crédit à la cour, ou les hommes devenus égaux devant la loi, a fait périr la race de nos grands roués. Le bonheur qu’ils ambitionnaient consistait dans la réunion de deux jouissances à la fois. Le plaisir physique de baiser une jolie femme, le plaisir de vanité de choquer toutes les lois en la baisant, de faire en sûreté à cause de son crédit ce qui ferait pendre son voisin.

On voit que pour que ce genre puisse exister il faut qu’il y ait des lois à violer, et que le plaisir est d’autant plus grand qu’en baisant on court plus de risque. Ce qui fait que la rouerie n’existe pas en Italie où excepté ce qui choque la religion on peut tout faire sans danger.

Il faudra composer mon Chamoucy d’un peu de toutes ces vanités, en évitant de lui donner celles qui tombent, comme la vanité de la naissance, par exemple ; il faudra qu’il l’ait cependant ainsi que toutes les autres. Je m’aperçois que peu à peu je vais en faire un protagoniste de vanité, un Rouget.

Les hommes ont intérêt que les bons cœurs soient éclairés. Charles ne peut faire un crime que par ignorance, tandis que ce n’est que par ignorance que Chamoucy peut faire une belle action.

Le genre de vanité de Chamoucy dépend du degré de bonté que je donnerai à sa tête. Plus il aura d’esprit, plus il cherchera un mérite inhérent à sa personne, et plus il pèsera les suffrages au lieu de les compter.

Il faut que Charles, renfermé dans les bornes de la vraisemblance, montre le caractère le plus propre possible à faire le bonheur des autres.

Et que Chamoucy sans aller jusqu’à l’odieux montre le caractère le plus propre à faire le malheur des autres.

Le problème est maintenant réduit à trouver la qualité de ces autres. Quels seront-ils ?

Il faut que Charles et Chamoucy montrent leurs caractères à l’âge de vingt ans, afin que le premier ne soit pas encore un héros, digne de toute notre admiration et de tout notre amour, et le second un scélérat digne de la Grève.

Il faut qu’ils montrent leur caractère comme une suite de leur éducation.

Pour le public il ne faut mettre l’étiquette que jusqu’à un certain point[12].

Mettez sur le titre de votre comédie : le Conciliateur ou l’homme aimable. Cet homme aimable devient à l’instant pour vous un homme à prétention, au lieu de sentir son mérite, vous le jugez ; n’annoncez rien, s’il est vraiment aimable on en sera charmé.

D’un autre côté, si Faure arrive à Paris qu’il vienne au Caveau et qu’en lui montrant Pascal, je lui dise : « Voilà un garçon qui s’embrouille par son propre tapage, à force de vouloir se donner un air d’aisance », il est possible qu’il fléchisse les traits de Pascal à mon jugement, et qu’après avoir remarqué lui-même la vérité de mon jugement il en vienne à dire : « ses traits expriment bien son caractère », quoique peut-être ils en expriment un tout opposé.

Ces deux traits, dont le deuxième indique l’existence du pouvoir de la prévention, et le premier le manque d’effet par le trop, peuvent servir à déterminer ce qu’on appelle la perspective du théâtre.

Je compare ma comédie à une statue en terre, quand en répondant aux deux questions de la page précédente j’aurai trouvé un trait propre à peindre Charles ou Chamoucy je l’ébaucherai en le mettant en place, le liant à l’action, et me figurant le dialogue qu’il doit produire ; alors je m’interrogerai et me demanderai quel effet ce trait produirait sur moi, si j’étais au parterre, et que je ne connusse pas la pièce. C’est comme le sculpteur supposant qu’une masse de cheveux sur le front, ou un morceau de draperie, ajoutera à l’effet de sa figure, flaque une poignée de terre glaise battue sur l’endroit où il veut mettre une boucle de cheveux ou une draperie, l’ébauche et se dit : quel effet cela fera-t-il ? Est-ce dans la nature ? Est-ce ce qu’il y a de mieux dans la nature pour produire l’effet auquel je vise ?

Nous connaissons un homme de notre société pour lui avoir parlé 200 heures, pour avoir parlé de lui 100 heures, pour avoir réfléchi sur lui 200 heures, nous avons parfaitement observé que sur sa physionomie tel signe indique telle chose, avec toute cette prénotion de l’individu, nous lui voyons faire un geste qui nous fait éclater de rire ; essayez de transporter cet effet à la scène, comme en un quart d’heure d’exposition vous ne pourrez apprendre au spectateur que la millième partie des choses que vous savez de lui, mille des rapports qui le lient à tout ce qui l’environne lui seront inconnus, et par conséquent mille détails de ses actions, sans physionomie, que celle que nous pourrons lui prêter d’après la connaissance générale des hommes.

C’est par cette raison que la scène (rapportée par Saint-Simon) entre le cardinal Dubois, le maréchal de Villeroy et Bissy et qui eût été si intéressante pour Saint-Simon s’il eût pu l’écouter de derrière une porte vitrée, ne ferait aucun effet au théâtre quelque bien qu’elle fût amenée, la nuance est trop fine.

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Lorsque pour un concours à l’institut, un discours, une préface, j’aurai besoin de pensées, les chercher dans mes cahiers. Ils sont mes magasins.

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Boileau a mieux peint que Voltaire des choses moins dignes d’être peintes que celles que ce dernier a offertes au public. Le Lutrin, la Pucelle, comédie contre la religion et le despotisme.

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Si je peignais[13] jamais un misanthrope, lui donner pour ami un homme qui reviendrait d’un long voyage, d’Amérique, et qui lui expliquerait pour le consoler mon système de l’âme et du cœur, comme quoi c’est par erreur et non par méchanceté que la plupart des hommes commettent leurs plus grands crimes ; et que

Qui les connaît les plaint, et qui les plaint les aime.

Je pourrais même faire une petite pièce du misanthrope, pour développer ce système.

Alors mon misanthrope serait un homme dégoûté de la cour, et qui en dévoilerait toutes les horreurs.

On voit d’après cela qu’il y a tel sujet qui pour produire une bonne comédie, être traité le mieux possible, doit n’être montré qu’en un acte, deux actes, trois actes. Comme il peut y en avoir tel autre qui sera estropié tant qu’il n’aura pas ses cinq grands actes bien pleins.

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Il y a tel public[14] si bête qu’il est incapable d’applaudir à tel caractère comique parce qu’il ne le sentira pas. Quels sont les sujets trop élevés pour être offerts à l’excellent public que je prends pour mon juge ?

J’en ai vu un exemple dans Pacé sifflant ma belle remarque sur Ladislas : qu’il serait adoré du spectateur s’il était aimé de sa maîtresse. C’est une très bonne idée que celle de donner à mes personnages ridicules des noms historiques, comme à mes cuistres par exemple les noms de Patouillet, Nonot, etc. Cela leur donne l’avantage des noms tragiques, on connaît leur caractère, lorsqu’on les nomme en entrant en scène. À suivre dans toutes mes pièces.

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Les circonstances[15] au travers desquelles tu es arrivé à ton âge (21 ans 1/2) sont peut-être les plus heureuses possibles, mais sinon très heureuses pour un poète comique.

Tu as été élevé dans des mœurs presque entièrement étrangères aux mœurs de la société de ton siècle, et ton éducation t’a donné une âme très passionnée.

N’étant pas accoutumé aux maux de tes contemporains, et ayant conçu le modèle idéal de la meilleure société possible, tu es donc non seulement étonné de tout ce que tu vois, mais choqué par ce que tu le compares au modèle plus parfait que tu t’es figuré.

Voilà deux grandes facultés qu’un hasard heureux t’a données. Tâche d’en acquérir une troisième, qui te rendra un grand comique, celle de présenter comiquement tes étonnements au public.

Il est naturel, très passionné pour le bonheur, trouve (plus ou moins) odieux tout ce qui s’oppose à son bonheur.

Cette disposition qui me fait voir mille défauts là où les autres voient la beauté, mais qui aussi me fait adorer bien plus fortement qu’eux la perfection quand je crois l’avoir trouvée, est très favorable à mon talent comique, mais peut être nuisible à mon bonheur.

Elle me fera voir une infinité de défauts qu’il faudra tâcher de faire trouver ridicules au public, pour cela il faudra ou trouver dans le public une âme telle que la mienne et alors produisant à ses yeux les mêmes objets qui m’ont affecté, je les lui ferai trouver odieux au même point qu’ils me le sont. Il faudrait alors faire un travail pour les leur rendre ridicules.

Ou ne trouvant point dans le public rassemblé au parterre une âme commune semblable à la mienne, il faudra trouver l’art de peindre à cette âme, qu’il faudra étudier, les défauts que je vois être un obstacle à la perfection de la société, sous un jour propre à exciter le rire.

Il me semble que les ridicules de caractère vus dans le monde ne font pas rire, ils sont si près de nous, et leur influence désagréable sur nous est si probable, qu’ils nous en sont odieux.

À mesure que l’influence de ces défauts sur nous devient moins probable, ils perdent de l’odieux et gagnent du ridicule.

De manière que si j’ai habité quelque temps Lisbonne et que j’aie quitté cette ville pour n’y plus retourner, je rirai si à Paris un compagnon de mon séjour à Lisbonne m’expose le ridicule d’un des membres de notre société commune, tandis que s’il me l’avait exposé en nous promenant le long du Tage, j’aurais dit : « Qu’il est sot, qu’il est ridicule ! », mais cela sans rire, et très sérieusement. Et peut-être si le défaut avait été plus fort me serais-je écrié[16] : « C’est une âme basse, ou un homme sans éducation, ou un homme sans délicatesse, ou il n’a point d’usage » et par forme de conclusion j’aurais ajouté « avec qui l’on ne saurait plus vivre. »

Je vois deux sortes de ridicules possibles : 1o la peinture des défauts de Sganarelle qui ne sont nuisibles qu’à lui. 2o la peinture des défauts de Sganarelle qui sont nuisibles aux autres.

Voilà pourquoi les méprises, lorsqu’elles n’influent que sur le bonheur de l’homme qui se méprend, sont un moyen si aisé d’exciter le rire.

Si le principe ci-dessus est vrai, il s’ensuit que je ne suis pas si différent des autres, en ne riant pas des défauts que j’aperçois dans les gens que je vois dans le monde.

Mon âme ressemble, je crois, beaucoup plus à l’âme collective du public assemblé aux Français qu’à l’âme d’un particulier quelconque pris au hasard dans la foule.

Ressemblance précieuse pour moi, qu’il faut cultiver avec soin après m’être assuré si vraiment elle existe.

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Faut-il absolument commencer[17] par avoir une âme tendre à la Jean-Jacques pour devenir un Molière ?

Je crois que oui dans ce moment. Ce qui assurerait au génie comique le prix de la rareté.

Il ne resterait plus contre lui que le peu de durée de ses ouvrages ; s’il parvenait à vaincre cette difficulté et à faire une bonne comédie qui fût aussi bonne dans cent ans qu’à cette heure, le génie comique serait celui qui donnerait le plus de gloire.

Je vois que des gens très médiocres peuvent produire du pathétique.

Pour produire du grand pathétique : Hermione, Phèdre, etc., l’homme qui possède une âme tendre et passionnée n’a qu’à se souvenir de ce qu’il a senti, à choisir parmi ces sentiments les plus convenables possible au personnage qu’il met en scène, qu’à avoir bâti l’intrigue de manière à produire sur des âmes telles que la sienne la plus forte impression de frémir, pleurer, ou admirer, et qu’à exprimer tous ces sentiments en vers, avec le rythme le plus convenable possible au sentiment.

Alors cet homme a fait une belle tragédie.

Toutes ces idées me viennent après avoir été continuellement avec Pacé de 9 à 2 1/2, et deux fois ensemble chez La Rive, où nous avons vu Charlier.

J’en écrirais davantage, mais je suis horriblement fatigué corps et âme. Voilà comment il faut étudier la comédie.

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L’enflure est un défaut très commun dans ce siècle, et un défaut très ridicule. Le traiter à fond dans mon faux Métromane, dont il est l’attribut nécessaire. D’un côté le faux Métromane, de l’autre La Fontaine, et la plus belle occasion du monde de tomber sur toutes les simagrées que le vulgaire prend pour le génie ou inhérentes au génie et de le laver de bien des ridicules. Dans tous les genres une comédie sur un état sera un service que j’aurai rendu aux gens de cet état.

Commencer à ridiculiser ferme l’enflure dans mon rôle de saint-Bernard.

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L’art de la comédie[18] ne consiste pas, ce me semble, à faire faire des actions extraordinaires à un protagoniste, mais bien à rendre très aimables, très haïssables, ou très ridicules, les auteurs d’actions que nous voyons chaque jour dans le monde. Le moyen pour arriver à ce but est de montrer au spectateur que les mêmes motifs qui poussent le protagoniste à faire cette action indifférente ou peu remarquable, le pousseraient aux actions les plus odieuses ridicules ou aimables, si les circonstances les lui présentaient à faire.

Je serai absolument neuf en montrant ceux qui violent la vraie vertu malheureux, et les vertueux heureux.

La comédie fait donc trouver aimables, odieux ou ridicules, les gens dont on avait une autre idée avant d’entrer au spectacle.

On ne s’attendrit plus par ce qui vous a semblé ridicule.

En éloignant la probabilité du danger on rend le dangereux ridicule d’odieux qu’il eût été. Molière, dans le Médecin malgré lui, nous montre ce que les médecins faisaient ; s’il eût mis un médecin en scène, chacun se mettant à la place de Géronte l’eût trouvé odieux mettant Sganarelle chacun se dit : j’ai bien assez d’esprit pour ne pas me laisser abuser ainsi. Cette pièce enseigne la manière de ridiculiser les choses odieuses.

Étudier et considérer avec attention Tencin comme protagoniste de M. Projet. La connaissance de ce protagoniste vivant a peut-être été un des plus grands bonheurs qui pussent m’arriver. Le trait de ce matin aux Tuileries est on ne peut plus fort, si fort qu’il en est digne du théâtre.

Nous parlions de notre voyage[19] d’un mois à Grenoble dont nous venions de former le projet, il rêvait profondément, pour décider (une chose à faire tout de suite) s’il partirait, je venais de le plaisanter doucement sur ce qu’il était M. Projet ; au milieu de cette profonde rêverie passe devant nous une femme de cinquante ans proprement mise, que je lie à ma phrase par un exemple en disant : j’aimerais mieux épouser cette femme. J’ajoute tout de suite : ma foi, oui, je l’épouserais si elle avait cinquante mille livres de rente. À l’instant voilà mon homme qui part : « on la mettrait à la campagne, dans une maison à quatre lieues de Paris, etc., etc., etc. » Je l’interromps deux ou trois fois, cela ne l’empêche pas de me dire de suite et avec une douce chaleur d’éloquence qu’il a rarement…

Il était profondément embarrassé parce qu’il fallait se décider sur une action à faire sur-le-champ, il trouve la plus futile occasion possible de fuir dans un projet, il la saisit avec empressement, et met dans sa manière de parler une chaleur qui lui est rare.

Ce trait m’a fait de l’effet, et je le lui ai dit tout de suite, et cela parce que, par hasard, il s’est trouvé sublimé. En effet l’occupation était presque une des plus fortes possible, l’occasion de fuir, un projet certainement aussi futile que possible, car ces souhaits de richesses sont revenus si souvent entre nous qu’ils en sont usés.

Voilà un trait de caractère frappant. Du reste il n’a point de caractère : incapable de déférer de la résolution à l’exécution ; il faut partir sur-le-champ, je l’ai envoyé à onze heures chez son père, déterminé à partir, il revient à demi déterminé à ne point partir. Je le persuade de nouveau, il me dit pendant que je lui parlais : « oui, mais vous aurez toute la gloire de ce départ », excellent trait de vanité.

Là-dessus il n’écoute plus guère ce que je lui dis, et va aux Tuileries pour réfléchir, et se trouver près de ses parents, il regarde cela comme beaucoup, tant il est vrai qu’il ne sent pas d’autre force que celle de la passion.

Voilà ce me semble comme sont les femmes ; il est possible que je l’emporte, j’ai mis en jeu la vanité. Toute cette affaire me le montre profondément faible. J’en avais déjà deux preuves ; 1o la loterie signée avec tant d’enthousiasme, et abandonnée deux mois après ; 2o le jeu où il me promit tant de ne pas retourner, et où il a perdu encore hier trois louis.

Son esprit est beaucoup moins rapide que le mien, ainsi quand je veux être entendu il ne faut pas lui montrer trop d’idées (il a cela de commun avec Mante, chose à remarquer entre deux hommes si différents), mais lui en bien expliquer un petit nombre. Jamais un tel homme ne pourra remonter jusqu’au plan qui fait que je lui offre telle ou telle idée, et dans tel ou tel ordre.

Excellent original à étudier, et homme avec qui il est agréable de vivre, en somme sans nul caractère, et sans doute facilissime à mener.

C’est par des traits comme celui de ce matin aux Tuileries, par des traits d’action, que je dois peindre mes protagonistes.

Il m’a semblé que dans le moment de son trait il y avait de grands rapports entre sa manière de jouer et celle de Caumont, que je vis hier dans Orgon, de Tartufe, aux différences près, cependant, de l’âge et du rôle.

*

J’ai pris depuis quelque temps une manière de pousser mes principes qui m’éloigne de l’invention. Je la quitte à compter d’aujourd’hui 6 septembre (20 fructidor XII).

La religion était beaucoup plus aisée à ridiculiser que le despotisme parce qu’elle était beaucoup plus ridicule. Voltaire avait à combattre de vieilles erreurs des premiers siècles de notre ère, qui outre la bêtise de leurs inventeurs avaient encore contre elles le perfectionnement de l’espèce humaine depuis lors. Ces erreurs gênaient l’homme dans tous les sens.

Le despotisme au contraire est extrêmement variable. Le despote adapte sans cesse ses moyens aux effets qu’il veut produire sur ses sujets actuels, et ne montre de respect pour les choses antiques qu’autant qu’elles sont favorables à la tyrannie.

D’ailleurs un tyran adroit ouvrirait à ses sujets les distractions du luxe et de la mollesse et alors son joug ne les gênerait qu’en un sens.

Chaque jour je vois dans les journaux des articles sur le luxe. Il paraît que le gouvernement veut le faire reprendre. Saint-Aubin a dit là-dessus la bonne raison, le luxe fait toujours perdre du travail. Deux mille journées sont employées à faire un voile de dentelle, que le feu dévore en un instant. Ces deux mille journées auraient pu faire deux mille chemises qui n’eussent pas pu (dans l’ordre probable) être dévorées en aussi peu de temps.

*

Milan[20] protège le luxe[21] ; faire une comédie contre sous le titre du Magnifique où je livrerais cette manie à tout le ridicule possible.

Corneille dans son Menteur a ménagé son protagoniste, Piron dans son Métromane a fait l’apologie du sien, ce personnage excite le doux sourire. Regnard a ménagé son Joueur. Ce n’est point là employer l’empire de la comédie. S’ils avaient voulu exterminer ces caractères de la société, ils les auraient livrés au plus ineffaçable ridicule.

Le ridicule de ces temps-là était de n’être pas conforme au ton régnant qui n’était pas le meilleur. Mon ridicule sera impérissable et sans excuse, il sera dans le malheur. Tous mes personnages ridicules seront malheureux par leur faute. Toutes mes intrigues sortiront du caractère du protagoniste.

Voilà donc trois principes nouveaux qui distingueront mes comédies.

Je ne sais si le magnifique ne rentre pas dans le sujet du vaniteux ?

*

Pacé nous dit chez La Rive[22] :

Un jeune homme s’était beaucoup échauffé auprès d’une femme sans réussir, la dame sonne, un valet se présente, elle dit : apportez un verre d’eau à Monsieur ; le verre d’eau arrive, le jeune homme dit au laquais : Versez-le moi sur les doigts, et se lave le bout des doigts.

Voilà qui est parfait, moi je serais allé mourir dans un coin ; de douleur si j’avais été amoureux, de vanité blessée si je ne l’avais pas été. L’esprit de ce jeune homme lui fait éviter le second malheur et lui donne le seul moyen qui lui restât d’avoir sa belle.

La Rive nous conte le pis de vache.

*
Seule éludè majeure à faire[23].

Me former au grand art de développer un caractère. Me mettre à faire de petites dissertations qui seront les réponses de ces questions :

Donnez le plan d’une tragédie dans laquelle vous peindriez le maximum de l’ambition à un homme tel que Pacé ?

Donnez le plan d’un roman où vous auriez à peindre le maximum du calomniateur ?

*

À compter de ce jour, 3 vendémiaire au 13, je n’écris plus de plans ni de réflexions sur l’homme ; j’arrête de n’écrire que des scènes, è tempo ormai se non d’andare, al meno di partire per la gloire.

arrêté
Henri.

Avoir en disant[24] les amoureux de la comédie l’air riant et tendre, et toujours de lire mon sort dans les yeux de la personne aimée, ce n’est pas là le caractère de la grande passion, mais c’est la grâce.

J’ai dit ce matin un morceau du Menteur comme çà.

*

Pourquoi les traits comiques que je trouve ne me paraissent-ils pas ridicules ?

C’est que mon âme n’est pas dans le même état que celle des spectateurs qui doivent les écouter ; il faut un certain état de froideur pour bien rire du ridicule, et moi au contraire j’attache un sentiment de bonheur à la bonté de ces traits.

Ou bien je suis dans un état d’éréthisme pour la gloire qui m’empêche de sentir rien autre. Voilà comment à force de bander je rate ma maîtresse.

*

La société des gens passionnés n’est jamais agréable, elle est adorable ou insupportable. Adorable si vous partagez leur passion, donc en général insupportable car il y a presque l’infini à parier que vous ne trouverez pas une passion identique à qui vous puissiez être utile.


Suite, Pensées[25]

… l’endroit où il doit faire des recherches ; j’ai donc beaucoup à travailler 1o pour me former le goût dans le comique ; 2o pour chercher les moyens de satisfaire ce goût le plus possible. Pour cela lire beaucoup de mémoires qui me montreront les mœurs de leur temps, lire Restif qui je crois a observé celles de notre siècle, et surtout aller dans le monde. (A[pprouvé]. 16 brumaire 14 [7 novembre 1805] in reading the Tracy’s logiq.)

Je puis voir par moi-même combien les rencontres de Tencin et de M. Cassini m’ont été utiles ; un an des plus belles réflexions à Claix ne m’aurait pas fait deviner ce que j’ai vu.

Le génie comique est peut-être le plus rare. Je ne vois qu’Aristophane, Plaute, Molière, Michel de Cervantès, encore je mets ici Plaute sur sa réputation. Tandis que Plutarque, Euripide, Sophocle, Eschyle, Shakspeare, Corneille, Racine, Crébillon, Alfieri et plusieurs poètes anglais du second ordre ont produit des impressions profondément tragiques.

*
Quantité de bonheur et de malheur donnée par chaque passion

Telle passion donne plus ou moins de bonheur, plus ou moins de malheur que telle autre. Cela est facile à voir.

Prenons la haine à son maximum avec les événements les plus favorables.

L’amour à son maximum avec aussi les événements les plus propres à procurer à l’amoureux par son amour la plus grande masse de bonheur possible.

Voilà pour la production du bonheur par les passions ; actuellement pour celle du malheur, prenons la haine à son maximum ; — et l’amour à son maximum. Faisons arriver au haineux et à l’amoureux les événements propres à donner la plus grande masse de malheur à chacun par la passion dont il est animé.

Lisons dans notre cœur ses sentiments, nous connaîtrons la quantité de bonheur et de malheur que ces deux passions peuvent nous donner.

Mais peut-être que le cœur capable de la plus grande haine n’est pas capable du plus grand amour. Il paraît par exemple que la plus grande haine de La Fontaine aurait été, peut-être, à peine une petite inimitié pour Libère.

Ici il faut trouver le moyen d’estimer la force des passions.

Chaque individu ce me semble se fait même dans ses moments de plus grand sang-froid l’image d’un bonheur auquel il désire parvenir.

Moi par exemple, une femme d’un génie vaste (dans le genre de Mme Pietragrua) ; brune, superbe, voluptueuse, m’aimant comme je l’aimerais, s’étant séparée de son mari pour moi et vivant avec moi à Milan où j’aurais trente mille livres de rente.

Si je voyais l’objet qui pourrait me procurer ce bonheur et un chemin qui m’y conduisît, elle exciterait la plus forte passion dont je sois susceptible.

Donc l’objet qui promettrait à cet homme, le plus sûrement possible, la plus grande quantité possible de ce bonheur qu’il se figure, exciterait en lui la plus forte passion qui puisse le pousser.

L’effet d’une passion est bien plus sûr lorsque les sens ont pris l’habitude de la servir. Auparavant il fallait qu’elle les mit en train, lorsqu’ils en ont pris l’habitude ce sont eux qui à tout propos la réveillent.

Voilà pourquoi, ce me semble, if Martha Maria has not d’autre passion but her love for me, this love doit être très durable depuis trois ans qu’il se nourrit de lui-même.

Mais il doit être très raisonnable car il doit avoir accoutumé la tête à le servir le mieux possible.

Il me semble que cet amour se fera faire 1o des sacrifices plus réels que l’amour subit, car la tête raisonnant juste pour ses intérêts prendra toujours les chemins les plus sûrs pour le conduire à son but ; 2o des sacrifices plus grands[26].

Mais paraîtront-ils plus grands à l’être passionné ? Non, peut-être même moins grands. Voilà l’effet d’une bonne tête donnée à une passion, les sacrifices lui paraissant moins grands, la représentent moins forte aux yeux du vulgaire (c’est a moi à apporter un personnage froid, sensé, qui fasse apercevoir au spectateur la grandeur du sacrifice, un confident par exemple). Cela serait raisonnable s’il restait encore des sacrifices à faire pour la suite, mais il n’en reste plus. Elle a sacrifié tout ce qui était possible à son amour, il ne reste plus rien à donner.

(Il est évident que ces sacrifices lui paraîtront moins grands parce qu’elle aura une plus petite idée des bonheurs qu’elle sacrifie.

Est-ce une plus petite idée de ces bonheurs, ou une plus grande du bonheur auquel elle sacrifie ?)

Une tête plus ou moins bonne change les effets des passions, mais ne change rien à leur force.

Julie (du Voyage de Sophie en Prusse) a une assez mauvaise tête mais elle meurt d’amour pour M. Schulze.

Héloïse, l’amante d’Abélard, qui en avait une si bonne, mourant pour lui ne l’aime pas davantage, peut-être même l’aime-t-elle moins ?

Julie qui n’est amoureuse que depuis deux mois doit encore[27] se promettre plus de bonheur de la vie qu’Héloïse. Le combat que l’espérance de bonheur par Schulze livre à l’espérance de bonheur par son grand talent pour la danse, par la manière dont elle parle le français par exemple, doit être plus long que celui qui se passe dans le cœur d’Héloïse entre les promesses de bonheur par Abélard et les promesses de bonheur par les autres moyens qu’elle possède. Remarquons en passant que ces passions sacrifiées sont celles d’une grande âme chez Héloïse (c’est-à-dire d’une âme très passionnée, jointe à une excellente tête) celles d’une âme commune chez Julie. Les hommes n’aiment jamais (d’amour) une tête meilleure que la leur, elle les force à l’admiration, les humilie, rend l’amour impossible entre eux.

L’art du poète est de présenter le plus de plaisir possible au spectateur. Si c’est par la peinture des passions qu’il veut plaire, il faut donc qu’il les représente dans des âmes dont les têtes n’effarouchent pas.

Les sacrifices peuvent paraître moins grands aux yeux des gens raisonnables, mais dans la perspective du théâtre ils en jugent d’après les gens qui les voient de près. Il suivrait de là que le même homme (en tout le même) voyant la même action au théâtre et dans la nature en portera un jugement bien différent. En général notre raison ne rabat pas assez de ce que nous disent les gens passionnés.

C’est, je crois, parce que sa tête et son corps ont pris les habitudes de l’amour, par conséquent ont perdu la facilité de se plier aux autres passions ; or quand j’estime une passion je me figure la jouissance présente et je considère, j’estime le plaisir que j’en ai (je dis 2d, 3d, etc.). Si dans ce moment-ci je suis incapable de la goûter et que je n’aie pas la raison de me dire qu’il est très probable que je changerai et qu’arrivé au moment de la jouisssance je la goûterai bien mieux que je ne la goûterais maintenant (ici deux choses à considérer : 1o la quantité de plaisir que cette jouissance me donnerait réellement, si elle arrivait dans ce moment-ci ; 2o la quantité que je m’en figure d’après mon imagination. Remarquons que l’état de la tête et de l’imagination influent sur cette deuxième quantité qui peut être bien moindre que la première).

(Si je voulais faire du Pascal (là où ce grand homme n’est pas sublime) : ô misère de l’homme qui n’a rien pour s’assurer de la vérité ! La tête est son seul moyen, et la passion vicie jusqu’à sa tête, etc.). Je fais à l’amour un sacrifice qui ne me paraît pas grand, il passe sans combat, mais cela prouve la grandeur de mon amour qui m’empêche même de voir les autres biens.

Donc ce n’est pas la grandeur de la violence qu’on se fait en faisant des sacrifices à l’amour, qui prouve la grandeur de cet amour.

Cette découverte (faite aujourd’hui 12 thermidor ayant pris du Kina hier et en devant prendre aujourd’hui) appliquée à toutes les passions justifiera bien Corneille peut-être à mes yeux du peu de combat que nous voyons dans l’âme de ses héros.

Cette découverte aurait je crois bien étonné Voltaire.

*
Perspective du théâtre

Un homme d’esprit qui verra dans le monde une jeune fille faire les plus grands sacrifices à l’amour sans avoir de combat à rendre, restera immobile ; c’est une espèce de sublime, il concevra toute la grandeur de son amour, et si le lendemain il voit une autre jeune fille avoir de grands combats à soutenir pour faire les mêmes sacrifices à son amant, il n’hésitera point : « la première aime bien mieux. »

Hé bien, le même homme verra ces deux mêmes actions au théâtre, et si c’est un homme d’esprit ordinaire il donnera l’avantage à celle qui aura soutenu les grands combats.

Il est donc très possible que les ouvrages des grands hommes qui ont travaillé pour des hommes à meilleure tête que ceux de leur siècle soient mieux goûtés à mesure que nous nous perfectionnons. On peut donc dire qu’ils embellissent en vieillissant.

Boileau a dit « Plus beaux, plus ils sont regardés », mais ici c’est autre chose.

*

Nous aimons à avoir toute puissance sur l’objet de notre amour (cela serait-il encore chez les républicains, ou est-ce suite de notre longue habitude du despotisme ?) Si nous ne venons à connaître la bonne tête de notre maîtresse que lorsque nous l’aimons déjà, c’est une adoration de plus, si auparavant cela nous dégoûte.

Or au théâtre nous regardons les femmes auxquelles nous nous intéressons comme nos maîtresses futures. Une si bonne tête nous déplairait donc.

Mais aussi la tête qui nous plaît le plus aujourd’hui paraîtra bête et ridicule dans mille ans.

Poète, prenez votre parti là-dessus en bâtissant vos caractères.

(Midi, 12 thermidor XII, grand soleil, chaleur modérée.)

*
Lu dans mes sensations

Mes productions me puent, non pas mes anciennes observations, par où il fallait passer pour en venir où j’en suis, mais mes vers, ma prose faite comme un ouvrage.

Je crois que c’est parce qu’ils me donnent mauvaise opinion de moi-même. J’espère toujours faire mieux. Cela ressemble à nil actum reputans, si quid super esset agendum. Peut-être changerai-je ? Un jour le Beyle de soixante ans ne sera plus le Beyle de vingt et un.

Ceci est vu dans mes sensations, observé dans la nature, parfaitement vrai.

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h. On pourrait dire aux hommes que l’envie porte à maudire l’amour de la gloire hé, malheureux, que feriez-vous sans cet amour, vous n’avez que cette force, c’est vos assignats, prenez garde de les décréditer, avec quoi payeriez-vous, vous n’auriez plus de force.

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h. Un raisonnement cesse d’être évident dès que l’imagination cesse d’avoir la force de figurer à la tête l’image complète signifiée par le terme abstrait dont elle se sert.

Il faut donc nourrir l’imagination en lisant de temps en temps un roman le moins mauvais possible. Sophie en Prusse m’a fait faire la belle découverte ci-dessus. Je vais délasser mon imagination fatiguée à la lire.

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Lu dans mes sensations, vrai

J’ai une sensation agréable, celle de mes cheveux divisés en deux masses sur les deux tempes. Je m’arrête à en jouir, à en goûter tes nuances, le philosophe l’eût détruite pour voir si elle était bien vraie, si c’était bien de là que venait le plaisir.

Voilà comment le poète bat le philosophe dans les détails, il n’y a que lui qui les ait sentis, il est donc le seul qui puisse les peindre.

Mais le philosophe (le supp[osant] très passionné) le bat dans les grands principes, dans les bases de système.

Voilà peut-être Rousseau opposé à Helvétius ; où l’on voit que le philosophe ne peut pas plus être bon poète que le poète bon philosophe.

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Histoire secrète de la C[our] de Berlin. II

M. d’Arnim y est, espèce d’homme du monde manqué…… et dont l’esprit tout à la fois assez droit et peu brillant, mais indécis et vacillant, n’offusque ni n’effraye le roi. En tout pays absolu c’est un grand moyen de fortune que d’être médiocre (mettre cela in the two men sur le compte de Chamoucy). S’il est vrai qu’en général avec les princes il ne faut rien de tranchant, et que l’hésitation en délibérant leur plaît toujours, je crois que cela est principalement pour Frédéric-Guillaume II (qui n’avait pour caractère que l’unique crainte d’être gouverné).

*

Il savait, ce prince qui connaissait si bien les hommes (Frédéric II), qu’il vaut mieux mal répondre que ne point répondre.

(Par conséquent il vaut mieux mal écrire que ne point écrire. Il vaut mieux faire une visite et n’y avoir pas beaucoup d’esprit, que ne la pas faire.)

*

Quel homme de la cour refuserait Mlle de Voss avec beaucoup d’argent ? Je leur faisais trop d’honneur l’autre jour, en doutant qu’il s’en trouvât dans cette cour de Vandale.

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h. Tant que je n’ai pas marqué les limites d’une vérité, que je ne l’ai pas sommée, elle n’est qu’à moitié découverte pour l’utilité qui est toujours l’échelle du mérite. C’est une ligne que je voudrais connaître et dont je n’ai que la direction. En marquant les limites je me préserverai de la vérité mal appliquée, grande source d’erreurs. T’is true.

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Un républicain et un monarchiste ont à se venger d’une injure et à en prévenir une autre ; par une répartie le républicain montre sa force qui n’est que son droit, le monarchiste soumet sa cause au jugement de tous ceux qui l’écoutent, flatte leur vanité, et gagne sa cause. La réponse du républicain est complète et sans réplique, celle du monarchien est bien plus aimable (d’après une anecdote de M. de Guines, Souvenirs de 20 ans, III, 218).

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Cependant je connais deux moyens de guérir une femme qui se dit malade. Le premier est de l’occuper, le second est de l’inquiéter elle-même. Au premier instant où votre femme vous aimera, feignez à votre tour d’être malade ; vous distrairez ainsi son attention, et moins occupée d’elle-même, elle s’occupera de vous. Un de mes amis a composé à ce sujet une fort jolie comédie, que sa femme après guérison a revue et corrigée.

(Il y a en effet là une jolie petite comédie dans le genre délicat. Un mari fort riche a une femme qui n’ayant point de passions s’ennuie et fait des folies, il ne peut l’intéresser par sa fortune, il s’en fait aimer, premier acte. Il l’inquiète en se feignant malade, elle se corrige. Deuxième acte.) (Sophie.)

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« … Je croyais que cette vie errante m’aurait préservé des traits acérés du dieu malin ; mais les diligences, ô mon ami, les diligences sont pour le sage de dangereux écueils. » (Sophie, 213.)

Voilà une apostrophe très ridicule. Pourquoi ?

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h. En fait de style, bien réellement, et sans phrase de journal, la forme fait partie de la chose ; une transposition de mots montre l’objet d’un autre côté. Pour les sentiments, le rythme les montre. Le rythme doit donc entrer dans un ouvrage en proportion des sentiments qui y sont.

Cela n’est vu que par les gens de génie. Un livre philosophique où l’auteur peint ses sentiments, mais où il ne les peint que par le rythme, et sans les exprimer, ce qui, ou en fait douter ou les rend pédants, est un ouvrage délicieux.

*

h. On n’est pas grand chose si l’on n’est pas original, mais on peut être original sans être grand. Les personnages des comédies de Picard ont un ton de bassesse par exemple qui est original mais qui n’est pas grand.

On n’est original dans ses écrits que par son caractère, c’est donc sur lui que nous devons travailler.

1o chercher l’aimable, le grand, le ridicule pour notre caractère, chercher ce qui lui semble tel ;

2o sentir fortement leurs impressions sur nous ;

3o les décrire ensuite de manière à faire les plus fortes impressions possibles sur nos contemporains ou sur des spectateurs donnés. Voilà la manière dont on s’y prend pour être 1o original, 2o original à morceaux de génie ; 3o homme de génie ; on a ce titre tant qu’on produit sur les spectateurs l’effet que l’on s’était proposé. On nomme original dans les arts celui qui a poussé le plus loin un genre, alors il écrase l’homme qui l’avait inventé, mais qui ne l’a pas porté si loin.

La Pucelle de Voltaire, les mémoires sur sa vie, et presque partout ses romans philosophiques sont dans son caractère, c’est aussi par là qu’il est original et grand en littérature. Joignons-y ses poésies légères. Presque partout ailleurs, il dit ce qu’il ne sent pas, alors il n’est qu’esprit de lumière plus ou moins vrai, et il n’attache que lorsque par une plaisanterie il revient à son caractère.

Il me semble que ne se formant pas l’idée d’un grand républicain, il ne connaissait point les hommes qui ont honoré le genre humain ; il les jugeait d’après les rois et les courtisans, qu’il avait connus. Il ne connaissait pas la véritable grandeur, il en parle souvent mais il ne la sent pas, il n’en parle pas bien. Il n’avait pas the comprehensive soul, qualité nécessaire de tout poète, aussi tous ses personnages se ressemblent-ils.

Conclusion : travailler sur mon caractère, chercher ce qui dans les choses qui existent me semble grand, digne d’amour, attendrisssant, ridicule, le peindre ensuite de manière à produire le plus grand effet possible sur les spectateurs.

Quand je voudrai peindre un caractère, l’étudier chez tous ceux qui l’ont réellement eu. Sublimer ensuite sur mes traits vrais ou naturels.

Par exemple, homme gai, La Mettrie, le comte de Grammont, Roquelaure, etc., etc.

L’envieux littéraire, Maupertuis, Saint-Lambert, sur J.-J. Rousseau.

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Je suis très content des Mémoires de Voltaire, écrits par lui-même. Il naquit à Châtenay le 20 février 1694. Œdipe joué en 1718, 24 ans. 1724, Marianne. 1741, Mahomet, joué à Lille. Crébillon refuse d’approuver cette tragédie ; approfondir ce fait, c’est peut-être une tache pour lui.

Meurt à Paris le 30 mai 1778. 84.

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D’après l’avant-dernière observation je pourrai parvenir à connaître le caractère d’un homme par ses écrits, en distinguant les endroits où il dit ce qu’il sent, de ceux où il dit des choses non évidentes ou fausses à ses yeux.

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h. Toutes les vérités qu’un homme voit, et qui sont intéressantes pour lui sont susceptibles de le faire rire.

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On ne satisfait pas avec les hochets de la vanité les âmes dominées par d’autres passions que la vanité, on ne fait que leur fournir des armes (Condorcet). Généralement il me semble qu’on ne lie un homme que par sa passion dominante.

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Les grands caractères sont fondés sur des opinions évidentes, il y en a peu de ce genre, parmi les modernes, les premiers temps de l’imprimerie y ont contribué, je crois, le limon commence à tomber et les vérités à paraître, voilà pourquoi il y a parmi nous moins de grands caractères. Cartouche était un coquin mais un grand caractère, le cardinal de Fleury un coquin plus nuisible, sans caractère.

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Condorcet fuit les détails dans sa Vie de Voltaire bien faite, la partie littéraire près qui est une ineptie, et il fuit l’intérêt dans la même proportion.

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Condorcet, Vie de Voltaire, dit

« … car on est toujours plus indulgent pour les talents bornés à un seul genre, qui paraissant une espèce d’instinct, et laissant en repos plus d’espèces d’amour-propre, humilient moins l’orgueil. »

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Le même, 131 :

« Les grands ont des intérêts et rarement des opinions. Combattre celle qui convient à leurs projets actuels, c’est se déclarer contre eux… ils croient qu’un raisonneur n’a, comme eux, que des opinions du moment, et doit changer de principes suivant les intérêts de ses amis. »

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h. Comment un roman comme Eugenio e Virginia qui ne peint point les caractères et qui ne peint pas le mieux possible la passion de l’amour n’intéresse-t-il point ? Pourquoi un canevas intéresse-t-il beaucoup moins qu’une pièce ? C’est, ce me semble, parce qu’on n’y voit que rarement les caractères[28].

*

Qui ne craint point de lois est aussi puissant que celui qui n’en reconnaît point. (Émilie Galotti dans la nature, mais peu sublimée, les personnages ont une petite tête, point de traces de pédantisme, dénouement de Virginie, ridicule là.)

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Peut-être la postérité regardera-t-elle ce siècle comme barbare (en littérature) à cause du manque absolu de rythme, cet accord entre les pensées et les tournures et les sons qui a seul le pouvoir de compléter le charme.

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Un plan est la meilleure méthode de parvenir au but que l’on se propose.

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Les personnages qui environnent un protagoniste nous font connaître sans qu’ils s’en aperçoivent par les opinions sur lesquelles sont fondées leurs flatteries, et toutes les formes qu’ils donnent à leurs relations avec lui, quel jugement ils portent sur lui.

La meilleure preuve qu’un homme puisse donner qu’il a une opinion, c’est d’agir d’après elle, les personnages donnent donc aux spectateurs la meilleure preuve possible que leur opinion est telle. C’est ensuite aux spectateurs à juger les juges.

*

Le politique, se proposant pour but son bonheur, cherche 1o à tirer le plus grand parti possible des actions des autres ; 2o à en pénétrer le motif pour profiter des suivantes. Beaucoup d’hommes dans le monde, les uns faute de passion, les autres faute de tête, ne vont guère plus loin que le premier pas. Ceux-là ne conçoivent pas un caractère, comment le peindraient-ils ?

*

La liaison des idées ne vient que de la liaison des sensations. Exemple : l’odeur du Kina dès qu’elle m’est rappelée le plus légèrement du monde, me fait prendre en horreur l’objet qui me la rappelle. Il en serait de même si cette odeur était excellente, à moins qu’elle ne vainquît la répugnance que le kina me donne ces jours-ci. Nous sommes sans cesse occupés à chercher certaines sensations ou à en fuir d’autres. Malgré cela nous ne sommes pas maîtres de nos sensations car 1o souvent nous sommes trompés. Exemple Faure et moi nous allâmes à Versailles il y a 18 mois (an X) pour avoir du plaisir, diverses causes firent que nous n’y en eûmes point. Voilà que la première impression que Versailles fera sur moi quand j’y retournerai sera triste, à moins qu’une passion ne me distraie.

2o il y a toujours beaucoup de petites sensations qui ne dépendent pas de nous. Ce nombre diminue à mesure que nous sommes plus riches. Exemple : en revenant par la pluie de la première représentation de Molière à Auteuil, j’eus de très douces sensations d’espérance, cela m’a rendu ami de la pluie douce à 11 heures du soir en revenant du Français. Si demain pareille chose m’arrivait dans le même lieu, probablement elle remontrerait encore à mes yeux les douces espérances que me donna La Fontaine. Cela peut exister tout différemment pour l’homme riche qui est revenu en voiture. L’homme riche est beaucoup plus sujet à l’ennui parce qu’il peut beaucoup plus prévoir ses sensations. L’homme riche est toujours de la même manière dans sa voiture, les signes qui pourraient lui rappeler les mêmes espérances seraient donc bien moins forts.

Le rythme se fonde presque entièrement sur la liaison des idées.

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Un poète ne peut jamais donner à ses personnages une meilleure tête que celle qu’il a. Tout ce qu’il peut est de leur faire trouver sur-le-champ des choses qu’il lui a fallu beaucoup de temps pour découvrir.

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Il me semble qu’il est plus facile de peindre un caractère de loin que de près. Je crois que c’est parce que de loin nous ne sommes plus distraits par écouter la sensation présente.

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Mille anecdotes les unes à la suite des autres ennuient. Liez-les à un système, elles intéressent. Pourquoi ?

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Les personnes faites pour ce qui est grand chérissent tout ce qu’elles admirent (Mme Necker).

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Nous repoussons un ouvrage très ingénieux, nous aimons une lecture simple, mais utile. Voltaire ne nous parle que de lui, c’est toujours lui qu’on voit sous ses plaisanteries, un livre utile nous occupe de nous (id.).

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Vous reconnaîtrez un fragment d’un ancien au manque de beaucoup d’idées ; il y a un deuxième genre d’ouvrages, ceux qui sont au niveau de leur siècle 3o enfin ceux qui donnent des idées nouvelles (id.).

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Est-il de l’intérêt d’un grand écrivain de faire une poétique ?

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Les hommes n’auront jamais une conduite parfaitement bonne ou parfaitement mauvaise que quand ils seront dirigés par un seul principe (id.).

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Il est des gens[29] qui à force de vouloir tout connaître oublient d’aimer.

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Est-il vrai que la gaieté d’un grand génie soit la plus aimable de toutes ? N’est-ce point que nous disons : si lui qui voit tout trouve que le vaisseau va. bien, nous sommes en sûreté.

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Rien n’est pénible pour moi comme la lecture d’un livre enflé sur les choses que j’aime. Jamais d’impression pénible comme celle que vient de me faire Mme Necker. Qu’est-ce que l’enflé ? de grands moyens employés et qui ne font qu’une petite impression.

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Je suis dans le plus haut de la philosophie, profiter du moment pour me faire un système.

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Jean-Jacques dit : « Le cœur de l’homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. » Alors il n’y a plus dans ses jugements que les erreurs de sa tête.

Je puis mettre en scène le républicain, le courtisan, l’athée, l’ennemi des femmes (d’après Salmon), le misanthrope, etc. tous sujets interdits à Molière, et que Regnard n’eût pas pris quand ils lui eussent été permis.

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Dans les two Men[30], je fais lutter le caractère républicain avec le caractère monarchique. C’est peut-être la plus grande idée qui ait jamais fondé une comédie, et dans les circonstances c’est peut-être aussi la plus forte.

D’après ce principe de toutes les actions de Chamoucy et de Charles j’en ferai deux caractères, les plus généraux que le théâtre ait encore montrés. Le caractère de tous les républicains qui ont existé, opposé à celui de tous les monarchistes.

Fortifié par l’exemple de Molière et de Corneille, j’oserai écrire tout ce que je sentirai.

Je vais lire la lettre de Jean-Jacques à d’Alembert pour voir si elle m’apprendra quelque vérité.

L’effet du théâtre est de faire comprendre au spectateur des actions qu’il voit tous les jours. Un spectateur honorait un Tartufe qui était dans la société, il admirait une Cléopâtre qui gouvernait l’état, en sortant du Tartufe et de Rodogune il déteste ces deux scélérats. Ces deux pièces démasquent donc le vice, elles rendent donc le succès plus difficile au vicieux en éclairant les honnêtes gens.

  1. Ces pensées sont extraites du tome 17 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896. N. D. L. É.
  2. Je pensais mettre : d’autorité et de crédit, j’ai bien mieux fait de réduire tout en force agissant directement sur les hommes et disant crédit qui est la résultante.
  3. 25 thermidor XII [13 août 1804].
  4. 26 thermidor XII [14 août 1804].
  5. C’est peut-être là le genre de Le Sage.
  6. 27 thermidor XII (Te Deum).
  7. Fructidor XII.
  8. Je retrouve ce principe (que j’avais trouvé l’an XI) dans le 197 ou 200e numéro de la Bibliothèque britannique. Pi. Prévôt donnant l’extrait d’un ouvrage sur les sentiments moraux de Dugald-Stewart ; très bon article.
  9. 2 fructidor XII [20 août 1804].
  10. En marge : M. Merteuil.
  11. 4 fructidor XII [22 août 1804].
  12. Fructidor XII. Bigi. adress.
  13. 12 fructidor XII [30 août 1804].
  14. Mon oncle, par exemple, a la tête fatiguée par le comique des Français, il ne sent avec plaisir que le comique de Feydeau.
  15. 13 fructidor XII.
  16. Écrié est un mauvais mot dans nos mœurs. J’aurais dit avec force, et sans transition, tout à coup.
  17. 13 fructidor XII.
  18. 14 fructidor.
  19. 18 fructidor XII [5 septembre 1804].
  20. Nom donné par le jeune Beyle à Napoléon Bonaparte.

    N. D. L. É.

  21. 19 fructidor XII.
  22. 3 vendémiaire XIII [25 septembre 1804]
  23. 30 fructidor an XII.
  24. 25 germinal XIII [15 avril 1805]
  25. 12 thermidor XII [31 juillet 1804].
  26. La bonne tête alors, esclave de la passion, raisonne juste sur tout excepté sur l’objet de la passion, car tel est l’intérêt de cette passion.

    Vous voyez en passant que dès qu’on est passionné on n’est plus entièrement raisonable, et les conséquences.

  27. Style. Cet encore ne veut pas dire encore plus de bonheur qu’Héloïse mais que ses espérances du bonheur pour d’autres moyens que Schulze ne sont pas encore tout à fait éteints, durent encore. À noter sur le mot encore.
  28. Stendhal a barré d’un trait cette pensée, et écrit en travers : Bête .N. D. L. É.
  29. 16 thermidor XII [4 août 1804].
  30. 17 thermidor XII.