Pensées d’août/À M. Villemain

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À M. VILLEMAIN


Cui pauca relicti
Jugera ruris erant…

Virgile.


Oh ! que je puisse un jour, tout un été paisible,
Libre de long projet et de peine sensible,
Aux champs sous votre toit, ô bienveillant railleur,
Dans la maison d’un Pline au goût sûr et meilleur,
Causer et vous entendre, et de la fleur antique
Respirer le parfum où votre doigt l’indique,
Et dans ce voisinage et ce commerce aimé,
Me défaire en mes vers de ce qu’on a blâmé,
Sentir venir de vous et passer sur ma trace
Cette émanation de douceur et de grâce,
Et cette lumineuse et vive qualité,
Par où l’effort s’enfuie et toute obscurité !
Et puissé-je, en retour de ce bienfait de maître,
Tout pénétré de vous, vous pénétrer peut-être,
Vous convaincre une fois (car on a ses raisons),
Et vous les embellir, comme Horace aux Pisons !

En attendant, je veux sur mon petit poëme,
Sur ce bon Magister un peu chétif et blême,
Vous dire mon regret de son sort, mon souci
Chaque fois que chez vous je n’ai pas réussi.
Si votre grâce aimable élude quelque chose,
Quand je vous parle vers, si vous louez ma prose,
Si, quand j’insiste, hélas ! sur le poëme entier,
Votre fuite en jouant se jette en un sentier,

J’ai compris, j’ai senti que quelque point m’abuse,
Qu’il manque en plus d’un lieu le léger de la muse ;
Et bien que tout poëte, en ce siècle, ait sa foi,
Son château-fort à lui, dont il est le seul roi,
J’hésite, et des raisons tant de fois parcourues
Je crie à moi l’élite et toutes les recrues.

La poésie en France allait dans la fadeur,
Dans la description sans vie et sans grandeur,
Comme un ruisseau chargé dont les ondes avares
Expirent en cristaux sous des grottes bizarres,
Quand soudain se rouvrit avec limpidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut : Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaira tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l’autre horizon, l’Atlantide à saisir.
Des rivaux, sans l’entendre, y couraient pleins de flamme ;
Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme,
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D’un destin inégal, mais aucun d’eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l’empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan
(Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan,
Un baron féodal), combattit sous l’armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure :
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait[1].

Venu bien tard, déjà quand chacun avait place,
Que faire ? où mettre pied ? en quel étroit espace ?

Les vétérans tenaient tout ce champ des esprits.
Avant qu’il fût à moi l’héritage était pris.

Les sentiments du cœur dans leur domaine immense,
Et la sphère étoilée où descend la clémence,
Tout ce vaste de l’âme et ce vaste des cieux,
Appartenaient à l’un, au plus harmonieux.
L’autre à de beaux élans vers la sphère sereine
Mêlait le goût du cirque et de l’humaine arène ;
Et pour témoins, au fond, les lutins familiers,
Le moyen âge en chœur, heurtant ses chevaliers,
Émerveillaient l’écho ! Sous ma triste muraille,
Loin des nobles objets dont le mal me travaille,
Je ne vis qu’une fleur, un puits demi-creusé,
Et je partis de là pour le peu que j’osai.

On raconte qu’au sein d’une des Pyramides,
Aussi haut que la cime atteint aux cieux splendides,
Aussi profond s’enfonce et plonge dans les flancs,
Sous le roc de la base et les sables brûlants,
Un puits mystérieux, dont la pointe qui sonde,
À défaut de soleil, s’en va ressaisir l’onde.
En ce puits, s’il n’avait pour couvercle d’airain,
Pour sépulcre éternel, son granit souverain,
On verrait en plein jour, malgré l’heure étonnée,
La nuit dans sa fraîcheur se mirer couronnée.
Si les cieux défendus manquent à notre essor,
Perçons, perçons la terre, on les retrouve encor !

Mon jardin, comme ceux du vieillard d’Œbalie,
N’avait pas en beauté le cadre d’Italie,
Sous un ciel de Tarente épargné de l’autan
Le laurier toujours vert, les rosiers deux fois l’an,
Et l’acanthe en festons et le myrte au rivage.

À peine j’y greffai quelque mûre sauvage.
J’y semai quelques fleurs dont je sais mal les noms.
Mais les chers souvenirs, auxquels nous revenons,
Eurent place ; on entend l’heure de la prière ;
Mais, sans cacher le mur du voisin cimetière,
Ma haie en fait l’abord plus riant et plus frais,
Et mon banc dans l’allée est au pied d’un cyprès.
À l’autre bout, au coin de ce champ qui confine,
L’horizon est borné par la triste chaumine,
Demeure d’artisan dont s’entend le marteau.
La forge, avec le toit qui s’adosse au coteau,
Dès l’aurore, à travers la pensée embaumée,
Ne m’épargne son bruit, ni sa pauvre fumée.
Ainsi vont les tableaux dont je romps les couleurs,
Rachetant l’idéal par le vrai des douleurs.

Plus est simple le vers et côtoyant la prose,
Plus pauvre de belle ombre et d’haleine de rose,
Et plus la forme étroite a lieu de le garder.
Si le sentier commun, où chacun peut rôder,
Longe par un long tour votre haie assez basse
Pour qu’on voie et bouvier et génisse qui passe,
Il faut doubler l’épine et le houx acéré,
Et joindre exprès d’un jonc chaque pied du fourré.
Si le fleuve ou le lac, si l’onde avec la vase
Menace incessamment notre plaine trop rase,
Il faut, sans avoir l’air, faute d’altier rocher,
Revêtir un fossé qui semble se cacher,
Et qui pourtant suffit, et bien souvent arrête.
La Hollande autrement ne rompt pas la tempête,
Et ne défend qu’ainsi ses pâturages verts
Et ses brillants hameaux, que j’envie en mes vers.
Ce rebord du fossé, simple et qui fait merveille,
C’est la rime avant tout ; de grammaire et d’oreille

C’est maint secret encore, une coupe, un seul mot
Qui raffermit à temps le ton qui baissait trop,
Un son inattendu, quelque lettre pressée
Par où le vers poussé porte mieux la pensée.
À ce jeu délicat qui veut être senti
Bien aisément se heurte un pas inaverti.
Cet air de prose, au loin, sans que rien la rehausse,
Peut faire voir nos prés comme on verrait la Beauce ;
Mais soudain le pied manque, et l’on dit : Faute d’art !
Qui donc irait courir dans Venise au hasard ?

Virgile l’enchanteur, ce plus divin des maîtres,
Quand jeune il essayait ses églogues champêtres,
Quand, dans ce grand effort pour le laurier romain,
Se croyant tard venu, par un nouveau chemin
Il tâchait d’être simple en des vers pleins d’étude,
Dont l’art, souvent hardi, s’oublie en habitude,
Parut-il dès l’abord avoir tout remporté,
Et son Cujum pecus ne fut-il pas noté ?
Despréaux l’éternel, que toujours on oppose,
Quand de son vers sensé, si voisin de la prose,
Il relevait pourtant la limite et le tour,
N’eut-il pas maint secret, tout neuf au premier jour,
Que Chapelain blâmait et que Brossette épèle,
Qu’au lieu de répéter il faut qu’on renouvelle ?
D’Huet ou de Segrais le vieux goût alarmé
Resta blessé d’un vers, aujourd’hui désarmé ;
Car, en y trop touchant, on usa la mémoire
De tant de traits heureux brisés dans leur victoire[2].


Je dis. — Mais la raison, et Vous, d’un air flatteur,
Tout bas me ramenez pourtant de ma hauteur,
Et de ces noms si beaux et vers qui je m’égare,
Au moment d’aujourd’hui, moins propice et moins rare.
Se peut-il en effet (sans nier les talents)
Que dans la même langue, en deux âges brillants,
Se forme tel ensemble et telle conjoncture,
Où l’art et le poli, naissant de la nature,
S’en souvenant toujours, et voulant déjà mieux,
Éclatent tout à point au fruit aimé des cieux ?
Est-il vrai que deux fois l’enveloppe entr’ouverte
Nous montre le bouton dans sa fleur la plus verte,
Si tôt épanouie ? et dans un an, deux fois,
La grappe brunit-elle au coteau de son choix ?

Des vers naissant trop tard, quand la science même,
Unie au sentiment, leur ferait un baptême,
Des vers à force d’art et de vouloir venus,
Que le ciel découvert n’aura jamais connus ;
Que n’ont pas colorés le soleil et les pluies ;
Que ne traversent pas les foules réjouies ;
Que les maîtres d’un temps dans les genres divers
Ignorent volontiers ; que ni Berryer, ni Thiers,
Ni Thierry, ne liront, qu’ils sentiraient à peine,
À cause des durs mots enchâssés dans la chaîne ;

Des vers tout inquiets et de leur sort chagrins,
Et qui n’auront pas eu de vrais contemporains ;
Qu’est-ce que de tels vers ? j’en souffre et m’en irrite…
Mais la Muse fait signe et me dit Théocrite,
Théocrite qui sut dans l’arrière-saison,
Et quand Sophocle était le même à l’horizon
Que Racine pour nous, en si neuve peinture
Chez les Alexandrins ressaisir la nature.

Ainsi je vais, toujours reprenant au bel art,
Au rebours, je le crains, de notre bon Nisard,
Du critique Nisard, honnête et qu’on estime,
Mais qui trop harcela notre effort légitime.
Il se hâte, il prédit, il devance le soir ;
Il frappe bruyamment le rameau qui doit choir,
Je voudrais l’étayer, et tâcher que la sève,
Demain comme aujourd’hui, sous le bourgeon qui lève
Ne cessât de courir en ce rameau chéri,
Et que l’endroit eût grâce où nous avons souri.

L’Art est cher à qui l’aime, et plus qu’on n’ose dire :
Il rappelle qui fuit, et, sitôt qu’il inspire,
Il console de tout : c’est la chimère enfin.
Pour les restes épars de son banquet divin,
Pour sa moindre ambroisie et l’une de ses miettes,
On verrait à la file arriver les poëtes.
J’irais à Rome à pied pour un sonnet de lui,
Un sonnet comme ceux qu’en son fervent ennui
Pétrarque consacrait sur l’autel à sa sainte.
Pour un seul des plus beaux, j’irais plus loin sans plainte,
Plus joyeux du butin, plus chantant au retour,
Qu’abeille qui trois fois fit l’Hymette en un jour.

Mais, si croyant qu’on soit, plus on porte espérance

À l’art dans son choix même et dans sa transparence,
Et plus de soi l’on doute à de fréquents instants.
En cette urne si pleine où les noms éclatants,
Médailles de tout poids à nobles effigies,
Iliades en masse, oboles d’élégies,
Se dressent et nous font l’antique et vrai trésor ;
Dans ce vase où ne tient que l’argent pur ou l’or,
Il me paraît, hélas ! que, vers le tabernacle,
Mon denier, chaque fois qu’il a tenté l’oracle,
D’abord a sonné juste et semblait accueilli,
Et pourtant a toujours à mes pieds rejailli !

Quand même il resterait, quand je pourrais le croire,
Quand tous autour de moi feraient foi de l’histoire,
Et diraient qu’au trésor s’est mêlé le denier ;
Quand le Cénacle saint défendrait de nier,
Tout exprès pour cela réveillé de sa cendre ;
Quand Lamartine ému, qui viendrait de m’entendre,
De sa voix la plus mâle et de son ferme accent
Jurerait que c’est bien ; quand Hugo pâlissant,
De son front sérieux et sombre qu’il balance,
Mieux qu’en superbes mots répondrait en silence ;
Quand Chactas, déridant son cœur de vieux nocher,
À mon vers mieux sonnant se laisserait toucher ;
Si vous, charmant esprit et la fusion même,
Vous, le passé vivant et la langue qu’on aime,
La plus pure aujourd’hui, regrettable demain,
Vous, le goût nuancé glanant sur tout chemin,
Vous, le prompt mouvement et la nature encore,
Si vous restez surpris à l’écho que j’adore,
À cet art, mon orgueil, mes craintives amours,
Si vous n’y souriez, je douterai toujours !


  1. Cette tour d’ivoire est devenue comme inséparable du nom de M. de Vigny ; le mot a couru, et il est resté.
  2. C’est le cas et le lieu de mettre ici cette pensée, qui aurait dû trouver place parmi celles de Joseph Delorme, et qui est un des articles de l’Art poétique moderne, en tant que cet Art existe :

    « La poésie des Anciens, celle des Grecs du moins, était élevée au-dessus de la prose et de la langue courante comme un balcon. Le nôtre n’a été, dès l’origine, que terre à terre et comme de rez-de-chaussée avec la prose. Ronsard et les poëtes de la Renaissance ont essayé de dresser le balcon ; mais ils l’ont mis si en dehors et l’ont voulu jucher si haut qu’il est tombé, et eux avec lui. De là notre poésie est restée plus au rez-de-chaussée que jamais. Avec Boileau, elle s’est bornée à se faire un trottoir de deux pouces environ au-dessus de la voie commune, un promenoir admirablement ménagé ; mais les trottoirs fréquentés s’usent vite, et ç’a été le cas pour le trottoir si suivi de notre poésie selon Boileau. On était revenu (sauf quelques grands mots creux) au niveau habituel et au plain-pied de la prose. Aujourd’hui il s’est agi de refaire à neuf Le trottoir, et on a même visé à reconstruire le balcon. »