Pensées et Fragments inédits de Montesquieu/III

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Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, Texte établi par Le baron Gaston de Montesquieu, Imprimerie de G. GounouilhouI (p. 237-456).




III

ŒUVRES ET FRAGMENTS D’ŒUVRES


INÉDITES

DE MONTESQUIEU





I. Tragédie. — II. Dialogues. — III. Lettres de Kanti. — IV. Histoire d’une Ile. — V. Le Casuiste. — VI. Mots. — VII. Lettres. — VIII. Citations. — IX. Discours. — X. Préfaces. — XI. Sur la Littérature. — XII. Sur la Critique. — XIII. Sur le Bonheur. — XIV. Sur la Jalousie. — XV. Opuscules historiques. — XVI. Sur l’Histoire du Comte de Boulainvilliers. — XVII. Sur le Testament politique de Richelieu. — XVIII. Sur l’Histoire de France. — XIX. Pensées morales. — XX. Des Devoirs. — XXI. Maximes générales de Politique. — XXII. De la Liberté politique. — XXIII. Les Princes. — XXIV. Réflexions philosophiques. — XXV. Doutes.


I. TRAGÉDIE


477 (359. I, p. 347). — Fragments d’une Tragédie que je fis au Collège, Et que j’ai jetée au Feu.

Le sujet étoit tiré de la Cléopatre ; le nom, Britomare.

(Pompée me dit :)
« Je vole où le destin du Monde entier m’appelle ;
» Mais je te laisse un fils, le fruit de nos amours,
» L’image d’un époux qui t’adore toujours. »

Il partit, et bientôt les discordes civiles
Désolèrent les champs, renversèrent les villes,
Et, dans Pharsale, enfin, César victorieux
Vit rougir les mortels des caprices des Dieux.

(Songe :) 5

Une nuit que j’étois dans cet état tranquille
Où notre esprit plus libre et moins apesanti
A l’empire des sens n’est point assujetti...

(Britomare dit :)

J’ai couru mille fois après ma liberté ; 10
Mais, ne pouvant éteindre un feu qui me dévore,
Je n’ai pu m’empêcher d’aimer ce que j’adore.

Le sang dont vous sortez,
Tous les rois, tous les cœurs qui vous rendent hommage,
Et la Divinité peinte dans son ouvrage... i5
Mais, bien loin que j’éteigne une flamme si belle,
Tous mes efforts ne font que la rendre éternelle.
Hélas ! Il falloit donc dérober à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue.
Tel est cet art puissant qu’ils ont de nous charmer : 20
Commencer à vous voir, c’est commencer d’aimer.
Un moment a vu naître une flamme éternelle ;
Chaque instant qui le suit vous présente plus belle :
Il me fait découvrir mille nouveaux attraits,

Je vois tous les amours dans un seul de vos traits.
Si l’on est criminel alors qu’on vous adore,
Je serai tous les jours plus criminel encore.
Mais, pourquoi mon amour seroit-il odieux ?
Les adorations n’offensent point les Dieux.

Ah ! Ne m’imputez point la fureur de mes armes ;
Tout mon crime est d’avoir ignoré tant de charmes.
Pourquoi me cachiez-vous l’éclat de vos beaux yeux ?
J’aurois cédé, Madame, à ces roix, à ces Dieux.
J’aurois emprunté d’eux ces foudres redoutables ;
J’aurois emprunté d’eux ces (?) traits inévitables ;
Et, marchant sur vos pas, combattant sous vos loix,
J’aurois su tout soumettre à ces Dieux, à ces roix.

Que vos ressentiments tombent avec vos chaînes,
Et, dans le rang suprême où vous ont mis les Dieux,
Venez, Madame, apprendre à pardonner comme eux.

(Tigrane dit :)

Ma moindre passion est toute violente ;
C’est un orage affreux d’une âme turbulente :
La Raison ne voit rien dans cette épaisse nuit.

Un amant plus heureux qui porteroit mes chaînes,
Dans ce rapport confus de plaisirs et de peines,
Tantôt plus languissant, tantôt plus animé,
Jouiroit du plaisir d’aimer et d’être aimé.


(Élise dit :)

Dans l’état où je suis, hélas ! puis-je te dire
Et pourquoi je me trouble, et pourquoi je soupire ?
Si Mars et ses fureurs me donnent de l’effroi,
Ou quelque Dieu plus fort qui veut régner sur moi, 5
Je me sens toute émue, et peut-être, Phœdime (?),
Que cette émotion est elle-même un crime.
Quand un cœur, pour haïr, se contraint et se gêne,
Il trouve que l’amour est bien près de la haine.

L’amour portant ses droits sur tout ce qui respire,
De la Terre et du Ciel ne forme qu’un empire.
Je n’ai plus d :ennemi, quand je n’ai plus d’égal.

(Élise à Tigrane :)

Non ! Tu fais naître seul toutes mes passions :
Mon cœur tout plein de toi se ferme à tout le reste. iï>
Si tu savois, cruel, combien je te déteste.
(Je ne vous écoutois pas quand vous étiez couvert de gloire. Croyez-vous que :)

Je vous entende mieux de l’abîme où vous êtes ?
(Je ne sais si, dans les transports dont je suis agité,)
Vous verrez mon amour ou ma témérité.

Vous avez su me vaincre après tant de combats.
En un mot, je vous aime, et je n’en rougis pas.
Il falloit en rougir quand mon âme insensée
En osa concevoir la première pensée ;
Il falloit en rougir quand le cruel poison
Laissoit à mon esprit un reste de raison ;
Que, tantôt abattue et tantôt triomphante,
Je défendois encore ma liberté mourante.
Mais, sans faire aujourd’hui des efforts superflus,
J’aime, j’ose le dire, et je n’en rougis plus.

(Phraate, de Britomare :)

Un seul de ses regards m’intimide et m’accable.
Je ne puis soutenir son superbe maintien.
L’astre qui le vit naître est plus fort que le mien.
Au funeste récit de ses faits magnanimes,
Je le crois voir armé pour punir tous mes crimes,
Et ce héros terrible à mon esprit confus
Montre autant d’ennemis qu’il fait voir de vertus.

(Tigrane dit :)

20 Dieux !...
C’est vous qui n’avez mis le sceptre dans mes mains
Que pour faire d’un roi le dernier des humains.
Je n’accuse que vous d’un dessein si sinistre,
Et Britomare, enfin, n’en est que le ministre.

25 Vous n’aurez plus de droits sur un infortuné.
Je vous rends jusqu’au jour que vous m’avez donné.


(Britomare dit :)

Un grand cœur...
Ne veut point éluder l’arrêt des destinées.
Toujours, sans s’émouvoir, il attend le trépas,
Et, lorsque le Ciel parle, il ne l’en dédit pas.

(Tigrane dit :)

Qu’entens-je ! Est-il bien vrai ? Quelles douceurs secrètes ! Les Dieux sont apaisés, Madame, si vous l’êtes.

(Élise dit :)

La mort est un cruel tourment,
Qui, pour adorer Britomare,
Ne me laisse plus qu’un moment.

(Phraate dit :)

Lorsque je me baignois dans le sang de mes frères,
Les Dieux, ces justes Dieux, ne m’étoient point contraires ;
Dans un calme profond, ils me laissoient régner ;
Un si grand criminel se faisoit épargner.
Ceux mêmes dont le sang fut versé par mes crimes
Pour apaiser le Ciel me servoient de victimes :
Ce Ciel, qui, n’osant plus foudroyer ici-bas,
Sembloit craindre un mortel qui ne le craignoit pas.
Mais, depuis que, perdant mon audace première,
Arbate, j’ai voulu faire un pas en arrière,
Depuis que la vertu s’est montrée à mes yeux,
Que j’ai quitté le crime et respecté les Dieux,

Depuis ce temps fatal, ma funeste innocence
N’a fait pleuvoir sur moi que haine et que vengeance.
Sans cesse malheureux, toujours persécuté,
J’ai senti tout le poids de la Divinité.

5 II. DIALOGUES

478-486. — Quelques Morceaux Qui N’ont Pu Entrer Dans Mes Dialogues.

478 (33o. I, p. 336).— Flore dit : « J’ai eu une conduite très déréglée. La plupart des femmes ne

o veulent point de société avec moi. Je n’ai qu’une ressource ; c’est de me faire Déesse : les hommes accordent plus aisément l’adoration que l’estime. »

479 (331. I, p. 336).— « Tous les autres Dieux ont 5 des temples, et je n’en ai point.— Amour, dis-je,

tous les cœurs sont vos temples. Allez dans celui de Céphise. Faites-y sentir votre présence. Vous y serez adoré de tous les mortels. »

480 (332. I, p. 336). — L’autre jour, Vénus s’habil0 loit. Les Grâces voulurent lui mettre sa ceinture.

c Laissez, laissez, leur dit-elle. Je ne verrai aujourd’hui que mon époux. C’est assez pour lui de la beauté. Je garde les charmes pour le Dieu de la Guerre. »

481 (333. I, p. 336). — * Divin Apollon, d’où vient que toutes les Nymphes vous fuyent ? Vous êtes jeune, vous avez des cheveux blonds ; et votre visage est très beau. Voulez-vous que je vous dise ? Vous vous êtes fort décrié auprès d’elles. Elles 5 croyent que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Je ne suis qu’un pauvre berger ; mais Céphise ne me fuit point. Quand je suis auprès d’elle, je me tais, je soupire, je la regarde, je m’égare,

je m’enflamme, je l’embrasse, je me pâme, j’expire. » m

482 (334. I, p. 337). — *« Je ne puis comprendre, Mercure, que vous, qui avez donné des loix et des mœurs aux hommes sauvages, soyez un si grand voleur. » — M[ercure] : « Vous croyez donc, vous, que c’est pour votre bien que je vous ai mis en 15 société, ce., [ou] ai (?) fait travailler aux mines... »*

483 (335. I, p. 337). — « Oui, Clovis, vous pouvez m’aimer. — Hélas ! Je ne sais point encore ce qui m’est permis. Le plaisir que je sens à aimer me fait soupçonner qu’il ne faut pas que j’aime. D’où vient 20 que je ne puis pas vous le dire sans rougir ? »

484 (336. I, p. 337). — « Ulysse, vous avez refusé l’immortalité pour revoir votre femme, et si avoitelle quarante bonnes années. Je ne vous aurois pas soupçonné de cela : car vous avez recherché toute 23 votre vie l’ombre même de l’immortalité, qui est la gloire. — Eumée ! Est-ce que nous raisonnons ? Nous ne faisons que sentir... »

485 (337. I, p. 337). — Procuste : « Je continue ma réforme. Vous savez que tous les hommes que j’attrape, je les mets, tout de leur long, sur mon lit. On étend ceux qui sont trop courts, et on rogne les

5 jambes de ceux qui sont trop longs. Voyez-vous ! Je prétends que tous les hommes soyent faits comme moi. Mais ils sont si opiniâtres qu’ils veulent tous garder leur taille... »

486 (338. I, p. 338). — « Cruelle Myrinna, parce 10 que vous êtes suivie de trente mille femmes de pied et

de dix mille de cavalerie, vous voulez réduire l’Afrique en servitude. » — Myrinna : « Je veux affranchir mon sexe de la tyrannie où il est. Vous ne nous mettez sous les loix de l’honneur qu’afin de pouvoir

i5 nous déshonorer quand il vous plaît. Vous êtes piqués, si nous vous refusons, et vous nous méprisez, si nous ne vous refusons pas. Quand vous nous dites que vous nous aimez, cela veut dire que vous souhaitez de nous jeter dans les plus grands périls,

20 sans les partager. »

487 (564.1, f° 438 v°). — D’un Dialogue de Vulcain et Vénus. — Je ne sais ce qui me fait le plus de peine de ce que je suis c..., ou de ce que tout le monde le sait. En vérité, je crois que c’est de ce que

a5 je suis c... : car, lorsque j’appelois les Dieux pour voir dans mes filets Mars et Vénus, j’étois charmé. Ils furent bien confus... Mais je ne veux plus laisser ma femme courir en Chypre, à Paphos, à Cythère... Je n’ai que faire de cette troupe de Nymphes, d’Amours et de Grâces, et de cet attirail de coquetterie, qui la suit toujours. Que tout l’Univers parle tant qu’il voudra de la jalousie de Vulcain. Tout l’Univers ne parleroit-il pas tout de même des perfidies de Vénus ?Je sens du plaisir à penser aux disgrâces que 5 je vais éviter.

III. LETTRES DE KANTI 488 (64o. I, f, 455). — Morceaux Qui N’ont Pu

ENTRER DANS LES « LETTRES DE KANTI ».

Le pouvoir n’est point à moi : je n’en ai que 10 l’usage et ne l’ai que pour un moment1.

Si quelque être pouvoit abuser de sa puissance, ce seroit le Ciel, qui, étant éternel, voit toutes les créatures passer devant lui ; mais il se conduit avec autant d’ordre et de règle que si sa puissance étoit 15 dépendante.

Ne montrez ma justice qu’avec ma clémence. Faites comme le Ciel, qui ne lance son tonnerre sur un criminel que pour en avertir plusieurs.

IV. HISTOIRE D’UNE ILE

489 (2o9. I, p. 212).— Quelques années après que les Espagnols eurent découvert le Nouveau-Monde,

1. Mis dans les Princes. — Je crois tjue je l’ôterai. un de leurs vaisseaux, battu de la tempête, échoua sur la côte d’une île inconnue. Cette île étoit déserte. Les habitants l’avoient abandonnée, parce que l’air y étoit si mauvais qu’on n’y vivoit pas plus 5 de trente ans. Le terrain étoit marécageux, mais très gras. L’île étoit remplie de chèvres si pleines de lait qu’elles se laissoient traire à l’envi, et ce lait fut toujours la nourriture de notre Espagnol. Ce qui lui faisoit le plus de peine, c’est qu’il étoit nu, ayant

10 jeté ses habits, lorsqu’il se sauva à la nage.

Il y avoit plus de six mois qu’il étoit dans cette île, lorsqu’un jour qu’il étoit sur le rivage, il vit une jeune fille de l’âge de douze ans, qui s’y baignoit ; et c’étoit la seule personne qui fût dans l’île. Elle

i5 avoit été laissée (je ne sais comment), lorsque les habitants l’abandonnèrent. Ils (sic) furent d’abord surpris tous deux ; mais ils sentirent bientôt qu’ils n’étoient point ennemis : à mesure que l’Espagnol s’approchait, la jeune Américaine s’approcha aussi :

20 car elle n’avoit point appris à ignorer ce qu’il est impossible de ne pas savoir1. Ils s’aimèrent et se donnèrent une foi qu’ils ne pouvoient pas violer. Ils eurent quatre enfants. Le père mourut, et la mère ne survécut que de quelques jours, laissant dans l’île

23 quatre habitants, dont le plus âgé n’avoit pas encore quatre ans. Les chèvres accoutumées à venir allaiter les petits enfants y vinrent toujours de même et en eurent toujours soin. Dès qu’ils eurent atteint l’âge de douze ans, ils

1. C’étoit une prière (?) naturelle. commencèrent à sentir les desseins de la Nature. L’île fut bientôt repeuplée ; de façon qu’en quatrevingts ans de temps, dans l’espace de sept générations, il s’étoit fait une nation qui n’avoit point d’idée qu’il y eût sur la Terre d’autres hommes, ni 5 un autre peuple. Ils se firent une langue.

Un vaisseau 1 ayant fait naufrage auprès de l’île, deux hommes, qui se sauvèrent à la nage, y abordèrent. Les habitants les reçurent avec humanité et leur donnèrent du lait, qui étoit le seul mets qu’ils 10 eussent encore imaginé.

Lorsqu’ils eurent appris la langue du pays, ils virent un peuple tout neuf...

Un des insulaires demanda au vieux (sic) étranger quel âge il avoit : «J’ai, répondit-il, quatre-vingt-dix ô ans. — Qu’entendez-vous par une année ? répliqua l’insulaire.—J’appelle année, dit l’étranger, douze révolutions de lune. — Et, à ce compte, combien auriez-vous de révolutions de lune ?—Laissez-moi un peu songer. J’en aurois mille quatre-vingts. — 20 Peut-on mentir comme cela ? dit l’insulaire. Et vous seriez plus vieux que nos premiers pères ! — Si vous ne me croyez pas, dit l’étranger, vous croirez peutêtre ce jeune homme, qui est venu avec moi, et qui est de la même ville où j’ai pris naissance. — Quoi ? 25 dit l’insulaire, y a-t-il donc d’autres villes que les

1. C’est ce que j’ai reconnu par ce que j’ai pu apprendre du pays, et par l’histoire d’un navire perdu, dans ce temps-là, contre une île du Mexique dont on garde la mémoire au Mexique, où quelques-uns des gens du vaisseau se réfugièrent dans une chaloupe ; et on ne put, depuis, découvrir cetto ile. nôtres ? — Oui, dit le jeune étranger. La ville dont nous sommes est presque aussi grande que la moitié de votre île. Ne croyez pas que mon compatriote veuille vous en imposer. Il étoit de l’âge de mon

5 père, qui, s’il vivoit aujourd’hui, n’auroit pas moins de mille quatre-vingts révolutions de lune. >

Tout le peuple se mit à rire. * Ne vous étonnez pas de cela ! reprit le jeune homme. Nous vivons longtemps dans notre famille. J’ai ouï dire à mon

10 père que mon ayeul mourut après quatre-vingt-dix fois douze lunes. Mon bisayeul en avoit soixante-dix. — Dieux ! Quels mensonges ! s’écria l’insulaire. Je suis fils de Treptalip (?). Son père s’appeloit Berzici, qui étoit fils d’Agapé, qui ne vécut que quinze ans.

i5 Le père d’Agapé étoit Narnacun, qui naquit d’une chèvre, aussi bien que Neptata, sa femme et sa sœur, dont vous êtes descendus comme nous1. »

V. LE CASUISTE

490(1o59. II, f° 62). —Il y avoit, dans Paris, un 20 casuiste d’une si grande réputation que tout le monde venoit le consulter : il étoit l’arbitre des consciences et grand conducteur dans la voye du salut.

1. Remarquez qu’il faut que ce soit le plus jeune étranger sorti de l’île qui raconte l’histoire. Remarquez que dans les Indes les femmes conçoivent à huit ans. — Peut-être pourrais-je entremêler cela d’un plus long roman.

Il se regardoit comme un homme public : il étoit d’un accès facile, et tout le monde étoit content de lui.

Il se tenoit dans un grand cabinet ; il avoit, au devant de lui, un bureau, et, aux deux côtés, en ligne parallèle, deux grandes rangées de livres : d’un côté étoient placés, en un bel ordre, tous les casuistes doux et bénins ; et, de l’autre, les casuistes qui affligent le cœur et sont en perpétuelle contradiction avec les pécheurs. io

La porte étoit vis-à-vis de son bureau, et il voyoit venir de loin ceux qui venoient le consulter ; il examinoit leur air et leur contenance et étudioit la situation de leur cœur : car, ayant à leur servir des mets différents, il vouloit en trouver qui fussent de is leur goût. Quand un homme venoit avec un air posé, des regards fixes et un peu tristes, et une grande régularité dans les habits, il se tournoit à droite, du côté des théologiens sévères, et le servoit à son plaisir. Mais, si un homme du monde, un abbé, 20 une femme coquette, venoient à lui, il se tournoit du côté des théologiens relâchés et les servoit encore à leur fantaisie : il faisoit pleuvoir la manne du Désert.

Ce métier n’étoit pas sans inconvénients. Il tomba 25 un jour dans un embarras épouvantable. Un homme si équivoque vint à lui, qu’il lui fut impossible de le démêler en le saluant et lui faisant des compliments. Son embarras parut, et, lorsqu’on exposa la question, il se tourna vingt fois, tantôt à droite, tantôt à 3o gauche, prit un auteur et son antagoniste ; enfin il étoit si troublé qu’il remit un Escobar dans la loge de Sainte-Beuve, et une Morale de Grenoble tout près de Sanchez. « Votre question est difficile, dit pour lors le casuiste, tout hors de lui. — Comment, 5 difficile ? dit le consultant. Est-ce que l’on peut se dispenser de me payer ces intérêts ? — Ah ! vous avez raison, dit-il. Je n’étois pas fâché de voir ce que vous pensiez vous-même. Mais vous avez le discernement juste, et, si vous en doutiez...» Pour 10 lors, il fit descendre une foule de casuistes, l’un après l’autre, et accabla le consultant de passages et d’autorités.

VI. MOTS

491 (1 i55. II, f° 8o v°). — Je disois à Mad9 de .... i5 « Je veux avoir la meilleure part dans votre amitié :

il me faut la part du lion. >

492 (122o. II. f° g5). — La pr d’Au me

disoit de parler. Je lui répondis : « Madame, si je parlois, vous ne parleriez pas. >

20 493 (1221. II, f° 95). — I said to a lady : «Vous n’avez aucune des qualités qui vous empêchent d’être aimable ; vous pouvez en avoir de celles qui vous empêchent d’être aimée. »

494(i222. II, f°95). — Sur la vente de Turenne, 23 je dis : «Bernard doit, dans ses affaires, calculer combien il sera plus riche ; mais M. de Bouillon doit calculer combien il sera plus grand seigneur. »

495 (1234. II, f° 1oo v°). — Madeo/M>rr take the deffence of an honest man injustly injuried. I said to her : « Madame, je savois bien que vous aviez des 5 belles qualités ; mais je ne savois pas que vous eussiez des vertus. » On voulut critiquer ceci. / said :

« La vertu n’est pas mise au nombre des vertus. >

496 ( 1311. II, f° 179). — / said of Mada de L... :

t Ceux qui entendent parler de vous vous admirent ; 10 ceux qui vous voyent vous aiment. »

497 (1646. III, f° 7 v°). — Mad« de R... se plaignoit de quelques boutons. Je lui dis : « Eh ! que font des boutons sur un visage qui a derrière lui une si belle âme. » i5

498 (2o63. III, f° 342 v°). — En envoyant l’édition de l’Esprit d’Écosse à Made Dupré de Saint-Maur, je lui disois : « Je suis bien aise que vous me lisiez dans une si belle édition : je voudrois que quelque fée me donnât un habit avec lequel je pusse vous plaire. » ao

VII. LETTRES

499* (1o24. II, f° 57). — Vous me mandez que vous m’aimez un peu. S’il vous a fallu un an pour m’aimer un peu, combien vous en faudra-t-il pour m’aimer beaucoup ?

500* (1o27. II, f° 57). — J’ai vu l’autre monde de bien près. Je ne saurois vous rien dire de ceux qui 5 demeurent dans le cœur du pays ; mais ceux de la frontière ont un visage blême, un air grave et sont de grands discoureurs, etc. — Le Petit de Launay.

501* (1o28. II, f° 57). — Vous ne pouvez mieux faire que de vous marier. Mariez-vous donc vite.

10 Necte,Amarylli, modo, et *Veneris, die, vincula necto».

502*(1o3o. II, f° 57 v°). — La règle est qu’on demande pour l’Académie. Je sais bien que les règles ne sont pas faites pour les personnes comme vous. Mais les personnes comme vous veulent rarement i5 s’en départir.

503* (1o3i. II, f° 57 v°). — Je te proteste par la Divinité que j’adore ; tu connois mon idolâtrie.

504* (1o32. II, f° 58). — Je vous envoye ce que vous me demandez. Quelque grande que soit la perte, je >o ne vous reprocherai jamais des sottises que je pourrai réparer.

505* (1o33. II, f° 58). — Des lods et ventes ! Bon Dieu ! Des lods et ventesf Quelle élocution ! C’est un mot barbare qui ne doit jamais sortir de la bouche 25 d’un homme comme vous. Je n’en veux pas surtout savoir la signification, et je vous prie de ne me plus parler de lods et ventes.

506* (1o35. II, f° 58).— Vous me mandez, mon cher père, que vous ne direz point à mes oncles les sujets que vous avez de vous plaindre de moi. Je me b comporterai à l’avenir de manière que vous ne serez plus en état de m’accorder de pareilles grâces1.

507*(1o37. II, f° 58 v°).—Vous avez beau faire, je ne vous haïrai jamais. Vous pouvez m’affliger ; mais il vous est impossible de me déplaire. 10

508* (1o4o. II, f° 58 v°). — Vous venez de perdre votre mari ; vous ne m’aimerez plus.

509* (1o42. II, f° 59).

Asper eram, et bene dissidium me ferre loquebar.

Vous connoissez bien le pouvoir que vous avez i5 sur moi. Vous jouissez de votre ascendant ordinaire. Je veux bien me raccommoder.

510* (1o46. II, f° 59). — Vous me quittez donc, et vous me quittez pour un homme sans mérite. Malheureux que je suis ! Que pouvoit-il m’arriver de 20 plus triste que de me voir obligé à rougir de vous avoir aimée. Ordinairement, quand on cesse de s’aimer, il reste toujours dans l’esprit un souvenir

1. J’étois très jeune quand je fis cette lettre. agréable des douceurs passées. Mais ici le présent fait la honte, et le passé désespère.

511* (1o47. II, f° 59 v°). — Que la haine que vous avez pour le mariage est juste ! La raison vous a fait 5 sentir ce que l’expérience seule peut faire connoître aux autres.

Lorsque, par des nœuds solennels, Deux fidèles amants, que même ardeur anime, Vont s’unir l’un à l’autre, aux yeux des Immortels, 10 L’Amour est toujours la victime

Qu’on immole sur les autels.

Vous savez bien qu’autrefois les gens du bel air ne se marioient point.

Vous connoissez Coriolan, i5 Amadis, Roger et Rolan (sic).

Quoique amoureux, quoique fidèles, Ils détestoient le sacrement, Et, contents de plaire à leurs belles, Ils n’épousoient que leurs querelles.

20 Vous voyez, Mademoiselle, qu’il ne faut point confondre les chaînes de l’Hymen avec celles de l’Amour ; il ne faut point se marier ; mais il faut aimer, et tout le monde doit être là-dessus de même religion.

23 Iris, ne soyez point sévère.

Aimez, soupirez nuit et jour. Le plus adorable mystère Est le mystère de l’Amour. Point de salut hors de Cythère.

Aimez, sur ma parole, Mademoiselle ; je sais ce qui en est. 5

Goûtez ce plaisir extrême : C’est la seule félicité. Il fait le bonheur des Dieux mêmes Et leur ôte l’ennui de l’immortalité.

512* (1o48. II, f°6o).—Je suis désolé. Figure-toi 10 que je suis encore dans l’horrible état où nous étions quand nous nous séparâmes. T’en souviens-tu bien, ma chère enfant ? Ton trouble te permit-il de t’apercevoir de tout le mien. Je ne te parle plus de ce jour que nous passâmes dans les larmes, mais de ce cruel i5 moment où on nous arracha et la douceur de pleurer et la consolation de nous plaindre. Te souvienstu de cette Junon qui nous étudioit sans cesse et cherchoit nos soupirs jusques dans notre cœur ? Te souviens-tu de ce corsaire qui portoit la cruauté ao jusqu’à vouloir nous réjouir ? Que je souffris ! Encore, si j’avois pu, en te quittant, te bien peindre mon désespoir, j’aurois trouvé de la consolation à te faire voir que je ne suis pas indigne de tout ton amour. Je crains toujours de ne t’avoir pas fait con- a5 noître tout le mien. Je t’ai dit un million de fois que je t’aime avec fureur. Je crois toujours ne te l’avoir pas assez dit, et je voudrois mourir en te le disant.

513(517.1,p.42o). — A Sarrau dePichon. — Vous n’êtes point, comme vous dites, un simple laboureur de la République des Sciences (observateur), à moins que ce ne soit comme autrefois, où les Roix 5 étoient laboureurs et bergers.

514(1o93. II, f°68v°). —J’écrivois à une personne : « Je crois que les Grâces vous ont envoyée pour nous apprendre ce qu’elles disent, et ce qu’elles font. »

545(1i44. II, f° 78 v°). — Ayant une affaire avec 10 une femme, je vis de loin que j’allois avoir un successeur, et je le vis bientôt de près. Je lui renvoyai ses lettres et lui écrivis : « Peut-être trouverez-vous autant de plaisir à recevoir ces lettres, que vous en avez eu à les écrire. »

i5 516 (1288. II, f° 136). — Pardonnez, Monsieur, si je m’arrache de mon sujet ; il faut que je me prive du plaisir de parler encore de vous.

517 (1332. II, f° 186). — J’ai gagné mon procès ! Voilà une plaisante lettre où je ne vous parle que

20 de moi ! Mais, pour vous parler bien de moi, il faudrait que je vous parlasse de vous-même.

518 (1333. II, f° 186). — Il me semble que les Grâces vous ont envoyée pour nous apprendre ce qu’elles disent et ce qu’elles font. Ne prenez point cette

25 lettre pour une déclaration d’amour, mais comme la seule manière qu’il y ait de vous écrire. Il me semble T. 1. 33 que c’est un discours ordinaire, et que je n’ai fait que parler de vous.

519*(1543. II, f° 244). — La Patrie croit avoir perdu son père ; chaque citoyen, son ami ; chaque infortuné, son protecteur... Si vous n’avez pas réparé 5 tout le mal, vous avez, du moins, fait que ceux qui viendront après vous, seront obligés de chercher à finir ce que vous avez commencé ou de renoncer à la gloire... Vos grâces et vos refus étoient toujours en faveur de la Patrie. Vous refusiez comme un 10 père de famille refuse à ses enfants. Vous refusiez comme un père, et vous accordiez comme un ami.

520(2o74. III, f° 343). — On admire votre Altesse, quand on la voit de loin ; on l’aime, quand on la voit de près : il semble que vous ayez été faite pour faire sen- i5 tir la différence qu’il y a entre la noblesse et la fierté.

521* (2o88. III, f° 345 v°). — Vous reçûtes, il y a 3 ou 4 jours, un culte de la part de M*** et de moi : l’encens fuma, et je ne sais s’il monta jusqu’à vous.

VIII. CITATIONS 2o

522(1o95. II, f° 68 v°). —Je voudrois mettre sur le frontispice de la maison de Chantilly, où M. le Prince se retira si longtemps :

Hœc limina victor Alcides subiit ; hœc illum regia cepit. a5

523* (1656. III, f 11). — Le Roi de Suède : Mi robur et œs triplex Circa pectus erat...

M. le Prince : 5 Qualem ministrum fulminis alitem.

Luther :

Cœlo ionantem credidimus Jovem. Charles-Quint :

Huic, post tres consulatus et totidem triumphos, 10 fortunée fuit exitus, tantum in Mo viro a se discordante Fortuna, ut eadem tellus, quœ modo victoriis defuerat, pene deesset ad sepulturam.

Sermones Marianœ, par Benoît XIII : Cœlum ipsum petimus stultitia.

i5 Guerres civiles de France, par d’Aubigné :

Neque

Per nostrum patimur scelus Iracunda Jovem ponere fulmina.

Vie de Philippe, duc d’Orléans :

20 Atque metus omnes et inexorabile fatum

Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari.

Vie de la Reine Marie d’Angleterre : Tantum Relligio potuit suadere malorum.

La Religion turque :

Te nascente, novtim Parcœ cecinere puellis Servitium.

Pologne :

Magis sine domino, quam in libertate. 5

(Tacite, livre II.)

Moscovites :

Saxa— quis hoc credat ? — Ponere duritiem cœpere...

Chinois : 10 Major e longinquo reverentia.

L’Espagne :

Effice quidquid Corpore contigero fulvum vertatur in aurum.

(Ovide, Métamorphoses.) i5

Le Pape :

Rex Anius, rex idem hominum Phœbique sacerdos.

(Virgile, livre I.)

Les Juifs :

Eorum prosperœ res, regnante Saturno. ao

(Tacite.)

Les Moines :

Ego odi homines ignava opera et philosopha sen

[tentia.

(Pacuvius, dans Aulu Gelle.) *S

Juriconsulti :

Monstrum horrendum, ingens.

Rescindere nunquam

Diis licet acta Deum. 5 (Ovide.)

... Acheronta movebo*.

524* (1658. III, f 11 v°). — La Savoye :

Quum faber, incertus scamnum faceretne Priapum Maluit esse Deum2... 10 (Bolingbroke, au traité d’Utrecht.)

525* (1953. III, f» 257). — M. Faulques :

Cui pecudum fibrœ, Cœli cui sidera parent.

(Virgile, livre X.)

IX. DISCOURS

i 5 526 (3o3.1, p. 326). — Sire3, l’Académie françoise sembleroit ne devoir parler aux roix, ses protecteurs, qu’avec cette éloquence qui est l’objet de son établissement. Mais elle paroîtra à votre Majesté plus simple et plus naïve. Elle vient vous tenir le

20 langage de tous vos sujets. Elle vous aime. L’esprit n’a rien à dire quand le cœur peut si bien parler.

1. Voyez la page 73, recto.

2. Nota qu’il y en a d’autres à la page...

3. Permettez, Sire, que nous fassions part à votre Majesté, de nos craintes. Chacun craignoit de perdre un Roi..., ou un ami généreux, ou un père tendre.

Nous ne pouvons nous empêcher de faire part à votre Majesté des craintes que nous avons eues. Nous tremblions pour les jours d’un roi, d’un citoyen, d’un ami, d’un père. Car, Sire, parmi tant de vertus royales, nous sommes surtout frappés 5 de celles i...

Elle ose dire qu’elle n’est point touchée de l’éclat et de la majesté qui vous environne. Rien ne lui montre son roi que votre seule personne. Gloire, grandeur, majesté, elle trouve tout en elle2. 10

527 (1284. II, f° i35). — Sire, vous êtes le roi d’un peuple qui vous aime, qui vous regarde avec admiration, et qui vous obéit avec plaisir ; qui regarde vos vertus comme le plus grand bien que le Ciel ait pu lui faire ; qui ne voudroit point d’un bonheur i5 qu’il ne partageroit point avec vous ; qui, en vous aimant, croit aimer la Patrie, et à qui sa prospérité annonce votre gloire.

Si votre Majesté n’avoit perdu qu’un grand ministre, elle trouveroit de reste en elle-même de quoi »0 réparer cette perte. Elle a perdu un ami, et c’est une chose que les princes retrouvent encore moins que les autres hommes 3.

1. Excusez, Sire, si, parmi tant de vertus royales, nous ne pouvons nous empêcher de relever celles qui vous auraient distingué de tous les François, si vous étiez né dans la vie privée.

2. Chacun craignoit de perdre le chef de sa famille. Il sembloit que, dans le royaume, vous n’eussiez plus de sujets, et que vous n’eussiez que des amis. Nous souhaitons principalement de vivre pourvoir les grandes choses pour lesquelles le Ciel vous a conservé.

3. Voyez page 38.

528 (1oi5. II, f° 38). — Fin que je voulois mettre à ma Harangue au Roi 1. —

A ces vertus propres pour gouverner, comment avez-vous pu réunir toutes celles qu’il faut pour 5 plaire. Permettez-nous, Sire, de cesser pour un moment d’être éblouis de la majesté (grandeur) qui vous environne. Vous seriez le particulier du Monde le plus aimable, si vous n’étiez pas le plus grand des roix1.

10 529*(15o5. II, f° 226 v°). — Harangues3.

Sire, lorsque votre Majesté déclara la guerre, les diverses puissances de l’Europe entrèrent dans ses desseins, les unes, par leurs secours, les autres, par leur respect et par leur silence. 13 Votre noblesse accourut de toutes parts, désolée si elle ne trouvoit point quelque place où elle pût répandre son sang pour votre service. Un nouveau feu parut dans vos troupes. Tout ce qui occupoit la Nation ne la toucha plus : 20 toute autre idée que celle de votre gloire disparut devant elle. Votre clergé prodigua ses biens. Tous vos sujets s’envièrent, l’un à l’autre, la douce satisfaction de vous être utiles, et, sûrs du 25 désir qu’a votre Majesté de les faire jouir du superflu, ils auroient supporté sans peine le retranchement du nécessaire.

1. Page 135 v°.

2. Voyez page 134.

3. Il n’y a que la première qui ait été prononcée.

Vous êtes, Sire, le roi d’un peuple qui vous aime. Les monarques sont aisément adorés ; ils ne sont jamais si grands que quand ils sont aimés.

Cette paix que vous nous avez donnée, nous la chérissons pour elle-même, et parce qu’elle est un 5 de vos bienfaits. C’est le caractère de notre bonheur de ne pouvoir pas être séparé du vôtre. Nous regardons toutes vos vertus comme la plus grande faveur que le Ciel ait pu nous faire, et c’est un ravissement pour nous de voir dans votre personne le père de la 10 Patrie et le roi des François.

Madame, cette paix est aussi glorieuse pour le Roi, votre père, que triste pour des sujets fidèles qui, perdant des yeux leur monarque, ont cru voir la dissolution de leur monarchie. »5

Fille d’un roi si longtemps fameux par ses revers, épouse d’un monarque qui n’a vu que des prospérités, le Ciel vous a enfin choisie pour faire le bonheur de l’un, et pour combler celui de l’autre.

Monseigneur, nous espérons que, de tous les »o événements du glorieux règne du Roi, votre père, ce sera de celui de ce jour que vous vous ressouviendrez le mieux.

Mesdames, nous éprouvons combien il est difficile de jouir d’une satisfaction entière, lorsque nous J5 venons vous parler de notre joye : elle est troublée par nos regrets. Mesdames, toute l’Europe attend avec impatience cet âge où, peut-être loin de nous, vous ferez la félicité des princes et des peuples, et nous voudrions, s’il nous étoit possible, en retarder les moments. Mais, quelle que soit, à cet égard, votre destinée, le peuple françois disputera 5 toujours votre cœur à toutes les nations du Monde.

530(128i. II, f° i34). — Sire lorsque votre Majesté 2 a jugé à propos de déclarer la guerre, toutes les puissances de l’Europe ont concouru à ses desseins : les uns, par les secours qu’elle en a reçus ; 10 les autres, par leur respect et par leur silence. Vos soldats...

Votre noblesse est accourue de toutes parts...

Vos autres sujets se sont envié, les uns aux autres, la douce satisfaction de vous montrer leur i5 amour, et, sûrs qu’après la paix vous les feriez jouir du superflu, ils ont supporté sans peine le retranchement du nécessaire.

On ne porte point plus de zèle pour sauver la Patrie en péril, qu’on n’en a eu pour défendre îo l’honneur de votre Majesté.

Chose admirable ! Pendant que vous portiez la terreur partout par vos victoires, personne, dans l’Europe, n’a cessé un moment de compter sur votre modération. 25 Il n’y auroit rien de si triste pour un grand monarque que de s’entendre dire sans cesse qu’il peut tout, et de voir qu’il ne fait pas le bien. Il trouveroit des reproches continuels dans la flatterie même, et,

1. Presque tout ceci n’a pu entrer dans ma harangue.

2. Inutile.]

1.1. 34 dans ce sens, il n’y a que les bons roix qui puissent être flattés d’un grand pouvoir.

531 (1385. II, f° 198). — Sire vous m’aidez tous

les jours à dire la vérité.

532(1282.II, f° 134v°). — Madame, quand la nation 5 françoise n’auroit point pris de parti (?) pour ellemême à cette guerre, elle en auroit pris aux divers sujets de tristesse et de joye que votre Majesté a éprouvés dans ses divers événements.

Cette paix est aussi glorieuse pour le Roi, votre 10 père, que triste pour de fidèles sujets, qui, perdant des yeux leur monarque, ont cru voir la dissolution de leur monarchie.

Elle est également signalée par les regrets des peuples qui l’avoient appelé, et par la joye de ceux i5 qui l’ont reçu.

533(1283. II, f° i35). — Nous espéronsi, Monseigneur, que de tous les événements du règne du Roi, votre père, celui de ce jour sera celui dont vous vous ressouviendrez le mieux. Et, comme la Provi- »o dence, qui a tout fait pour vous, vous a déjà mis au-dessus des autres hommes, vous ne pouvez vous y mettre vous-même que par de plus grandes vertus, et l’émulation, qui ne peut plus en vous s’attacher aux honneurs, aux places et aux rangs, ne doit plus 25 avoir d’autre objet que le mérite personnel.

1. Inutile.

534 (2165. III, f° 356). — Matériaux divers. — Je crus que je recevrois M. de Buffon à l’Académie, et je voulois mettre dans mon discours :

« Les talents sembloient naître sous la main et 5 sous les regards du Roi. »

€ Que les étrangers appellent à eux nos plus rares esprits, c’est notre gloire : la forge en est chez nous.»

Je disois de Buffon, de son livre :

< Ces grandes conceptions, dans cette manière 10 hardie, noble et fière, qui ressemble si bien à celle de Michel-Ange :

» Di Michel Angel la lerribil via... »

« Il y a ordinairement plus de places que d’hommes ; aujourd’hui, nous avions plus d’hommes que de i5 places ; c’est l’effet de la protection que le Roi, etc. »

« Ce que l’Académie vous a accordé d’elle-même, nous l’avons tous demandé, et, ce que le public apprenoit autrefois par des sollicitations, il ne l’a su aujourd’hui que par notre choix. 1» » Ainsi on vous a épargné cette rougeur qui coûte tant aux gens de mérite, de dire qu’ils en ont.

» Conserver au mérite sa modestie, c’est lui conserver ses grâces ; c’est lui laisser l’avantage de plaire une seconde fois. 25 » Je croirai suivre l’esprit de l’Académie en supprimant les éloges. Ses louanges, c’est ce qu’elle a fait. En vous choisissant, Monsieur, elle vous a tout dit. »

535* (2177. III, f° 361 v°). —Je croyois faire l’éloge de M. l’archevêque de Sens ; je disois : 3o « On peut dire de lui que, dans un temps où la plupart des gens faisoit voir plus de passion que de zèle, celui-ci a montré plus de zèle que de passion.

» Ses souffrances, sa pauvreté sans dérangement, prouveront à jamais que ce zèle pour la Religion étoit de l’amour pour la Religion.

» Je n’en saurois douter : je sais des gens qu’il avoit cru être ses adversaires ; je suis sûr qu’il ne les prenoit pas pour ses ennemis. »

« L’éloquence est relative ; la variété des talents la caractérise : le caractère de celle de M. de Sens étoit 10 la discussion ; celui de votre esprit est une imagination et une gayeté qui ne vous quitte jamais. Quel bonheur quand la Nature a donné à l’esprit pour caractère cette joye qui ne fait que le bonheur passager des hommes ; cette joye qui fuit tous ceux 15 qui la cherchent ; qui est sourde à tous ceux qui l’invoquent ; qui suit ceux qui veulent la recevoir ; qui fuit ceux qui veulent la communiquer ; cette gayeté qui, depuis si longtemps a quitté l’esclavage, les richesses et les palais ; cette gayeté que la î0 grandeur peut envier, que la grandeur peut avoir, mais que certainement elle ne donne jamais. >

X. PRÉFACES

536* (182o. III, f° 89). — Préface. — Dès l’instant que j’eus l’honneur de vous voir pour la première 25 fois, à la cour de Vienne, je sentis cette impression que fait sur les autres un mérite rare, et, quoique vous n’eussiez pas les mêmes raisons, mon bonheur fut tel que je vis qu’à mesure que j’avançois vers vous, vous vouliez bien vous approcher de moi. Et telle fut ma situation que je fus presque obligé 5 par reconnoissance de chérir ce que j’admirois. Voilà ce qui m’a déterminé à vous consacrer ce petit ouvrage : car, si le hasard le fait passer à la postérité, il sera le monument éternel d’une amitié qui me touche plus que la gloire.

10 537*(237.1, p. 253).—Je ne ferai point d’épître dédicatoire : ceux qui font profession de dire la vérité ne doivent point espérer de protection sur la Terre.

J’entreprends un ouvrage de longue haleine : i5 l’histoire de la Société est plus féconde en grands événements que celle des nations les plus belliqueuses. On y trouve une grande compagnie, dans une guerre continuelle contre un monde d’ennemis, attaquer et se défendre avec le même courage, 2o Toujours obstinée dans les bons et dans les mauvais succès, elle profite des uns par son adresse et sait réparer les autres par sa fermeté. C’est sous l’étendard de la Religion que l’on combat pour des intérêts purement humains, et qu’on travaille à s’entre25 détruire. Les princes qui sont amenés sur la scène augmentent le trouble, bien loin de l’apaiser, et, au lieu de se porter pour médiateurs, ils deviennent eux-mêmes chefs de parti.

538*(1642. III, f° 4 v°j. — Petite Préface pour l’Histoire de France. — Un docteur de l’Université de Salamanque a trouvé, par un calcul exact, que, depuis la mort de Henri IV jusqu’au traité des Pyrénées, les ligues, les associations de la noblesse, les délibérations des parlements, les différentes 5 expéditions, les traités de paix et de guerre, ne coûtèrent que 118 minutes de réflexion à toutes les têtes françoises ; qu’en remontant plus haut, aux règnes de Henri III, Charles IX, François II, ils furent dans une distraction générale et s’entre- 10 tuèrent, toujours sans y penser. Un de leur roi qui, par hasard, pensoit beaucoup, se voyant chef d’une nation qui ne pensoit pas, entreprit de la subjuguer, y réussit, et se mit, comme il disoit, hors de page." i5

539*(1183. II, f°83). - Je suis dans des circonstances les plus propres du Monde pour écrire l’histoire. Je n’ai aucune vue de fortune : j’ai un tel bien, et ma naissance est telle, que je n’ai ni à rougir de l’une, ni à envier ou admirer l’autre. Je n’ai point ao été employé dans les affaires, et je n’ai à parler ni pour ma vanité, ni pour ma justification. J’ai vécu dans le monde, et j’ai eu des liaisons, et même d’amitié, avec des gens qui avoient vécu à la cour du prince dont je décris la vie. J’ai su quantité 25 d’anecdotes dans le monde où j’ai vécu une partie de ma vie. Je ne suis ni trop éloigné du temps où ce monarque a vécu pour ignorer bien des circonstances, ni trop près pour en être ébloui. Je suis dans un temps où l’on est beaucoup revenu de l’admiration du (sic) héroïsme. J’ai voyagé dans les pays étrangers, où j’ai recueilli de bons mémoires. Enfin, le temps a fait sortir des cabinets tous les divers mémoires que ceux de notre nation, où l’on aime à

5 parler de soi, ont écrit en foule ; et, de ces différents mémoires, on tire la vérité, lorsqu’on n’en suit aucun, et qu’on les suit tous ensemble ; lorsqu’on les compare avec des monuments plus authentiques, tels que sont les lettres des ministres, des généraux, les

10 instructions des ambassadeurs et les monuments qui sont comme les pierres principales de l’édifice, entre lesquelles tout le reste s’enchâsse. Enfin, j’ai été d’une profession où j’ai acquis des connoissances du droit de mon pays, et surtout du droit public, si l’on doit

iS appeler ainsi ces foibles et misérables restes de nos loix, que le pouvoir arbitraire a pu jusqu’ici cacher, mais qu’il ne pourra jamais anéantir qu’avec luimême.

Dans un siècle où l’on donne tout à l’amusement 20 et rien à l’instruction, il y a eu des écrivains qui ont cherché à rendre leurs histoires uniquement agréables. Pour cela, ils ont choisi un seul point d’histoire à traiter, comme quelque révolution, et ils ont écrit l’histoire comme on écrit une tragédie, avec 25 une unité d’action qui plaît au lecteur, parce qu’elle lui donne des mouvements sans peine, et qu’elle semble instruire sans besoin de mémoire ni de jugement. Et cela a dégoûté de toute cette suite de faits dont l’histoire est chargée, et qui fatiguent la 3o mémoire et ne sont pas tous intéressants.

540*(2oi5.HI, f 3i3v°). — Je voulois dédier au roi d’Angleterre un ouvrage, et je lui disois :

« En parcourant, dans l’Europe, les différents domaines de votre Majesté, on voit toujours le même maître. La justice et la douceur régnent dans les 5 pays où votre volonté est la Loi, comme dans ceux où votre volonté est celle de la Loi.

« Un grand roi comme vous, Sire, n’est pas né seulement pour faire le bonheur de ses sujets ; mais il est né encore pour la félicité du Genre humain. 10 C’est ce qui fait qu’avec tant de goût pour la guerre on n’a jamais vu tant d’amour pour la paix, soit que vous préfériez la vertu à la gloire, soit que vous pensiez que la vertu est la seule gloire. »

541* (2246. III, f° 475). — Matériaux divers.— i5 M. Rollin m’avoit prié de lui faire une épître dédicatoire pour M. le duc de Richelieu. Je fis celle-ci ; mais, comme elle n’étoit pas assez respectueuse, je ne la lui donnai pas.

« Je voudrois dédier mon ouvrage à un grand a0 homme. Ce n’est point à celui qui sut assurer la liberté d’une république alliée ; ni à celui qui rappela à Fontenoy la Victoire, qui alloit s’égarer ; ni à celui qui, envoyé dans le Languedoc, fut le conciliateur de tous les esprits ; encore moins à celui [à] ab qui (comme on l’a dit dans nos provinces) une fée, qui présidoit à sa naissance, défendit d’aimer et ordonna de plaire ; mais à celui qui connoît et protège les sciences et les arts, et qui accorde au mien (sic) une faveur particulière. Puisse-t-il jeter 30 sur moi quelque regard favorable. Je lisois dans les poètes que les Dieux quelquefois descendoient sur la Terre et se communiquoient aux mortels. >

XI. SUR LA LITTÉRATURE.

5 542 (1oo6. II, f° 32). — On ne peut pas dire que les lettres ne soyent qu’un amusement d’une certaine partie des citoyens ; il faut les regarder sous une autre face. On a remarqué que leur prospérité est si intimement attachée à celle des empires qu’elle en est

i° infailliblement le signe ou la cause. Et, si l’on veut jeter un coup d’œil sur ce qui se passe actuellement dans le Monde, nous verrons que, dans la même raison que l’Europe domine sur les autres trois parties du Monde et est dans la prospérité, tandis que

i5 tout le reste gémit dans l’esclavage et la misère : de même l’Europe est plus éclairée, à proportion, que dans (sic) les autres parties, où elles sont ensevelies dans une épaisse nuit. Que si nous voulons jeter les yeux sur l’Europe, nous verrons que les états où les

a0 lettres sont les plus cultivées ont aussi, à proportion, plus de puissance. Si nous ne jetons les yeux que sur notre France, nous verrons les lettres naître ou s’ensevelir avec sa gloire, donner une lueur sombre sous Charlemagne, et puis s’éteindre ; reparoître sous

25 François Ier et suivre l’éclat de notre monarchie. Et, si nous nous bornons au grand règne de Louis XIV, nous verrons que, le temps de ce règne où la prosT. 1. 35 périté fut plus grande, le succès des lettres le fut aussi.

Que si vous jetez les yeux sur l’Empire romain, si vous examinez les ouvrages de l’art qui nous sont restés, vous verrez la sculpture, l’architecture 5 et, enfin, tous les autres arts se pencher et tomber comme l’Empire : la sculpture et l’architecture croître depuis Auguste jusques à Hadrien et à Trajan, et dépérir jusques à Constantin.

Que si vous jetez les yeux sur l’empire des Califes, i° vous verrez que ceux de la famille d’Abbas, dont l’esprit général fut de faire fleurir les sciences, Almanzor, Raschid et son fils Alamon, qui surpassa dans cet amour tous ses ancêtres, qui obtint de l’empereur d’Orient tous les livres grecs de philo- i5 sophie, en fit traduire un grand nombre

Que si vous jetez les yeux sur l’empire des Turcs, sur sa foiblesse dans le même pays où l’on avoit vu autrefois un si grand nombre de puissantes nations, vous verrez que, dans ce pays, il n’y a que l’igno- 20 rance qui soit égale à cette foiblesse dont nous parlons ; et, si nous comparons cet état dans le temps où il est à présent, avec ceux où ils eurent le pouvoir de tout conquérir et de tout détruire, vous verrez que cela part de ce principe certain qu’il a5 ne peut y avoir deux sortes de peuples véritablement puissants sur la Terre : ou des nations totalement policées, ou des nations totalement barbares.

On sait2 que ces vastes empires du Pérou et du

1. Voir cela.

2. Voir ce que j’en ai dit dans un morceau à part. Mexique ne périrent que par leur ignorance, et il y a apparence qu’ils se seroient défendus contre nos arts, si cette même ignorance n’avoit mis dans leur cœur une superstition qui leur faisoit sans cesse 5 espérer ce qu’ils ne devoient pas espérer, et craindre ce qu’ils ne devoient pas craindre. Et une preuve certaine de cela, c’est que les petits peuples barbares qui se trouvèrent dans ce vaste continent ne purent être soumis, et la plupart ne le sont pas 10 encore.

Il ne faut donc pas regarder, dans une grande nation, les sciences comme une occupation vaine ; c’est un objet sérieux. Et nous n’avons pas à nous reprocher que notre

ib nation n’y ait travaillé avec soin. Mais, comme, dans les empires, rien n’approche plus de la décadence qu’une grande prospérité, aussi, dans notre république littéraire, il est à craindre que la prospérité ne mène à la décadence. Nous n’avons que

10 les inconvénients que nous trouvons dans notre prospérité même, heureux de n’être plus dans ces temps où l’on ne trouvoit que ceux qui étoient produits par une cause contraire. Le savoir, par les secours de toutes les espèces

23 que nous avons eus, a pris parmi nous un air aisé, une apparence de facilité qui fait que tout le monde se juge savant*ou bel esprit et avoir acquis le droit de mépriser les autres. De là, cette négligence d’apprendre ce qu’on croit savoir. De là, cette sotte

3o confiance dans ses propres forces, qui fait entreprendre ce qu’on n’est pas capable d’exécuter. De là, cette fureur de juger, cette honte de ne pas décider, cet air de mépris sur tout ce qu’on ne connoît pas, cette envie de ravaler tout ce qui se trouve trop haut, dans un siècle où chacun se croit ou se voit un personnage. De là, dans ceux qui se 5 croyent être obligés d’être de beaux-esprits, et qui ne peuvent s’empêcher de sentir leur mérite inférieur, cette fureur pour la satire qui a fait multiplier parmi nous les écrits de cette espèce, qui produisent deux sortes de mauvais effets, en décourageant les 10 talents de ceux qui en ont, et en produisant la malice stupide de ceux qui n’en ont pas1. De là, ce ton continuel qui consiste à tourner en ridicule les choses bonnes et même les vertueuses. Tout le monde s’en est mêlé, et on a confondu le goût. A i5 force de dire qu’on le cherchoit, on l’a fait disparoître.

Si nous n’avons plus de Socrate, nous avons encore moins des Aristophanes.

Virgile et Horace sentirent, dans leur temps, le 20 poids de l’envie. Nous le savons, et nous ne le savons que par les ouvrages de ces grands hommes. Les écrits satiriques faits contre eux ont péri, et les ouvrages qu’ils ont attaqués sont éternels. Ainsi meurent les insectes qui ont fait sécher les feuilles a5 des arbres, qui, au retour du printemps, reparoissent toujours verts.

Une certaine délicatesse a fait que l’on s’est rendu extrêmement difficile sur tout ce qui n’a pas cette

1 Voyez la page 64. — Voyez aussi la page 243 v°, et r° page 136. perfection dont la Nature humaine n’est pas capable, et, à force de trop demander, on décourage les talents

Enfin, de grandes découvertes qu’on a faites dans 5 ces derniers temps, fait qu’on regarde comme frivole tout ce qui ne porte pas avec soi un air d’utilité présente, sans songer que tout est lié, et que tout se tient2.

543(1262. II, f m v°). — Ce qui retarde encore 10 nos progrès 3, c’est le ridicule qu’il y a à savoir, et le bon air de l’ignorance.

Le talent de tourner en ridicule, talent si commun dans notre nation que l’on trouvera plus aisément des gens qui l’ont en quelque degré, que des gens i5 qui en soyent totalement privés.

Ce goût pour la parodie le prouve bien : sorte d’ouvrage qu’un esprit même médiocre ne peut pas manquer.

Il faut, dans une nation, prendre garde au pen20 chant qu’on peut avoir de donner du ridicule aux choses bonnes. Il faut garder cela comme une arme contre celles qui ne le sont pas. Ainsi le fanatisme, en Angleterre, fut détruit par là. Ce ne peut donc être tout au plus que pour le bien des hommes 25 que Ton peut faire usage de la malignité humaine.

1. Voyez page i36 v° et r°.

2. Voir mon ouvrage sur la Critique. Voyez aussi la page 17 v° de ce volume. — Voyez aussi la page 11o et m de ce volume et suiv.

3. Suite de la page 34.

Cette façon de prouver ou de combattre ne décide de rien, parce qu’une plaisanterie n’est pas une raison i.

544 (1292. II, f° 136 v°). — La prospérité des lettres les fait tomber ; il en est comme de la pros- 5 périté des empires ; c’est que les extrêmes et les excès ne sont pas faits pour être le cours ordinaire des choses 2.

XII. SUR LA CRITIQUE.

545-548. — Fragments Qui N’ont Pu Entrer Dans 10 Mon Ouvrage Su~r « La Critique ».

545 (5io. I, p. 418). — Les ouvrages qui ne sont point de génie ne prouvent que la mémoire ou la patience de l’auteur.

546(51 i.I,p.418). — Les critiques ont l’avantage i5 de choisir leur ennemi, d’attaquer parj l’endroit foible, de laisser le fort, et de rendre au moins problématique par la contradiction ce que l’autre avoit avancé comme certain.

Ils font comme les mauvais généraux d’armée qui, 20 ne pouvant conquérir un pays, en corrompent les eaux.

1. Allez à la page 136 de ce volume.

2. Voyez page 135 v° et page 37 v°. — Voyez page 32.

547(512.1, p. 418).— La plaisanterie qui ne se fait pas sentir retombe contre celui qui la faiti.

548*(513.1, p. 419). — Il y a un dégoût régnant pour les ouvrages nouveaux ; ce qui vient de ce que, 5 pour la plupart des gens, il n’y a déjà que trop de bons ouvrages : leur provision est faite. On lit si peu qu’à cet égard la recette est bien au-dessus de la dépense.

XIII. SUR LE BONHEUR.

10 549 (3o. I, p. 24). — Le bonheur ou le malheur consistent dans une certaine disposition d’organes, favorable ou défavorable5.

Dans une disposition favorable, les accidents, comme les richesses, les honneurs, la santé, les

i5 maladies, augmentent ou diminuent le bonheur. Au contraire, dans une disposition défavorable, les accidents augmentent ou diminuent le malheur.

Quand nous parlons du bonheur ou du malheur, nous nous trompons toujours ; parce que nous

a0 jugeons des conditions, et non pas des personnes. Une condition n’est jamais malheureuse lorsqu’elle plaît, et, quand nous disons qu’un homme, qui est dans une certaine situation, est malheureux, cela ne veut dire autre chose si ce n’est que nous serions

1. Voyez page 329.

a. Voyez page 37 et page 6o, page 65, page 46o, page 5î3. — Second volume, page 27. — Ibidem (2" volume), page 82. malheureux si, avec les organes que nous avons, nous étions en sa place.

Retranchons donc du nombre des malheureux tous les gens qui ne sont pas de la Cour, quoiqu’un courtisan les regarde comme les plus infor- 5 tunés de l’Espèce humaine1. Retranchons en tous ceux qui habitent les provinces, quoique ceux qui vivent dans la Capitale les regardent comme des êtres qui végètent. Retranchons en les philosophes, quoiqu’ils ne vivent pas dans le bruit du monde, et 10 les gens du monde, quoiqu’ils ne vivent pas dans la retraite.

Otons, de même, du nombre des gens heureux, les grands, quoiqu’ils soyent chargés de titres, les financiers, quoiqu’ils soyent riches, les gens de robe, i5 quoiqu’ils soyent fiers, les gens de guerre, quoiqu’ils parlent souvent d’eux-mêmes, les jeunes gens, quoiqu’on croye qu’ils ont des bonnes fortunes, les femmes, quoiqu’on les cajole, enfin les ecclésiastiques, quoiqu’ils puissent obtenir de la réputation ïo par leur opiniâtreté, ou des dignités par leur ignorance. Les vrais délices ne sont pas toujours dans le cœur des roix ; mais ils peuvent aisément y être.

Ce que je dis ne sauroit guère être disputé. Cependant, si cela est vrai, que deviendront toutes a5 les réflexions morales, anciennes et modernes ? On ne s’est guère jamais trompé plus grossièrement que lorsqu’on a voulu réduire en système les sentiments

i. On dit que tout le monde se croit malheureux. 11 me semble, au contraire, que tout le monde se croit heureux. Le courtisan croit qu’il n’y a que lui qui vive. des hommes, et, sans contredit, la plus mauvaise copie de l’homme est celle qui se trouve dans les livres, qui sont un amas de propositions générales, presque toujours fausses 5 Un malheureux auteur, qui ne se sent pas propre aux plaisirs, qui est accablé de tristesse et de dégoûts, qui, par sa fortune, ne peut pas jouir des commodités de la vie, ou, par son esprit, de celles de sa fortune, a, cependant, l’orgueil de prétendre 10 être heureux et s’étourdit des mots de souverain bien, de préjugés de l’enfance, et d’empire sur les passions.

Il y a deux sortes de gens malheureux.

Les uns ont une certaine défaillance d’âme, qui

i 5 fait que rien ne la remue. Elle n’a pas la force de rien désirer, et tout ce qui la touche n’excite que des sentiments sourds. Le propriétaire de cette âme est toujours dans la langueur ; la vie lui est à charge ; tousses moments lui pèsent. Il n’aime pas

20 la vie ; mais il craint la mort.

L’autre espèce de gens malheureux, opposée à ceux-ci, est de ceux qui désirent impatiemment tout ce qu’ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l’espérance d’un bien qui recule toujours.

25 Je ne parle ici que d’une frénésie de l’âme, et non pas d’un simple mouvement. Ainsi un homme n’est pas malheureux parce qu’il a de l’ambition2 ; mais

1. Voyez les galériens fort gais. Allez, après cela, chercher un cordon bleu pour votre bonheur.

2. J’ai mis quelque part, dans ce volume (?), combien l’ambition donne de plaisirs. parce qu’il en est dévoré. Et même un tel homme a presque toujours les organes tellement construits qu’il seroit malheureux tout de même, si, par quelque hasard, l’ambition, c’est-à-dire le désir de faire de grandes choses, n’avoit pu lui entrer dans la 5 fête.

Mais le simple désir de faire fortune, bien loin de nous rendre malheureux, est, au contraire, un jeu qui nous égaye par mille espérances. Mille routes paroissent nous y conduire, et, à peine l’une se 10 trouve-t-elle fermée, que l’autre semble s’ouvrir.

Il y a aussi deux sortes de gens heureux.

Les uns sont vivement excités par des objets accessibles à leur âme et qu’ils peuvent facilement acquérir1. Ils désirent vivement ; ils espèrent, ils i5 jouissent, et bientôt ils recommencent à désirer.

Les autres ont leur machine tellement construite qu’elle est doucement et continuellement ébranlée. Elle est entretenue, et non pas agitée ; une lecture, une conversation leur suffit. ao

Il me semble que la Nature a travaillé pour des ingrats : nous sommes heureux, et nos discours sont tels qu’il semble que nous ne le soupçonnions pas. Cependant, nous trouvons partout des plaisirs : ils sont attachés à notre être, et les peines ne sont que 25 des accidents. Les objets semblent partout préparés pour nos plaisirs : lorsque le sommeil nous appelle, les ténèbres nous plaisent ; et, lorsque nous nous éveillons, la lumière du jour nous ravit. La nature

1. La chasse, le jeu qu’on peut supporter. est parée de mille couleurs ; nos oreilles sont flattées par les sons ; les mets ont des goûts agréables ; et, comme si ce n’étoit pas assez du bonheur de l’existence, il faut encore que notre machine ait besoin 5 d’être réparée sans cesse pour nos plaisirs.

Notre âme, qui a la faculté de recevoir par les organes des sentiments agréables ou douloureux, a l’industrie de se procurer les uns et d’en écarter les autres. Et, en cela, l’art supplée sans cesse à la

10 Nature. Ainsi nous corrigeons sans cesse les objets extérieurs : nous en ôtons ce qui nous pourroit nuire, et y ajoutons ce qui peut les rendre agréables.

Il y a plus. C’est que les peines des sens nous ramènent nécessairement aux plaisirs. Je vous défie

i5 de faire jeûner un anachorète sans donner, en même temps, un nouveau goût à ses légumes. Il n’y a même que les peines vives qui puissent nous blesser. Les peines modérées sont très près des plaisirs, et, au moins, elles ne nous ôtent point celui d’exister.

20 Quant aux peines de l’esprit, elles ne sauroient être comparées avec les satisfactions que notre orgueil perpétuel nous donne, et il y a très peu de quarts d’heure où nous ne soyons, à quelque égard, contents de nous. L’orgueil est un miroir toujours

î5 favorable : il diminue nos défauts, augmente nos vertus ; c’est un nouveau sens de l’âme, qui lui donne à tous les instants des satisfactions nouvelles. Les passions agréables nous servent bien plus exactement que les tristes. Si nous craignons des choses

3o qui n’arriveront pas, nous en espérons un bien plus grand nombre qui n’arriveront pas. Aussi ce sont autant de quarts d’heure heureux de gagnés. Une femme espéra hier qu’elle se feroit un amant. Si elle ne réussit pas, elle espère qu’un autre, qu’elle a vu, prendra la place ; et ainsi elle passe sa vie à espérer. Gomme nous passons plus notre vie dans 5 l’espérance que dans la possession, nos espérances sont bien autrement multipliées que les craintes. Tout ceci est une affaire de calcul, et, par là, il est facile de voir combien ce qui est pour nous va au-delà de ce qui est contre. 10

550 (3i. I, p. 35). — Que si les peines nous distrayent des plaisirs, les plaisirs ne nous distrayentils pas des peines ? Le moindre objet qui agira sur les sens est capable de nous ôter les pensées d’ambition les plus dévorantes. i5

Il faudroit convaincre les hommes du bonheur qu’ils ignorent, lors même qu’ils en jouissent1.

551*(1675.III,f°i8v°). —Sur Le Bonheur2.

Pour être heureux, il faut avoir un objet, parce que c’est le moyen de donner de la vie à nos 20 actions. Elles deviennent même plus importantes selon la nature de l’objet, et, par là, elles occupent plus notre âme.

Voyez ce beau mot dans Plutarque : «Oui ! si le bonheur étoit à vendre. > 25

1. J’ai vu les galères de Livourne et de Venise ; je n’y ai pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous mettre en écharpe un morceau de ruban bleu pour être heureux.

2. Voyez la page 12 v°.

On est heureux dans la poursuite d’un objet, quoique l’expérience fasse voir qu’on ne l’est pas par l’objet même ; mais cette illusion nous suffit. La raison en est que notre âme est une suite d’idées. 5 Elle souffre quand elle n’est pas occupée, comme si cette suite étoit interrompue, et qu’on menaçât son existence. Ce qui fait que nous ne sommes point heureux, c’est que nous voudrions être comme des Dieux ; mais il nous suffit bien d’être heureux comme 10 des hommes.

Ceux qui, par leur état, n’ont pas des occupations nécessaires doivent chercher à s’en donner. La plus convenable aux gens qui ont eu de l’éducation, la lecture, nous ôte quelques heures qui nous seroient i5 insupportables dans le vide de chaque jour, et peut souvent rendre délicieuses les heures qui y sont occupées.

Les grandes villes ont cet avantage que l’on peut se retourner. A-t-on mal choisi ses sociétés ? On en îo trouve d’autres.

Dans les républiques, on a des amis et des ennemis ; on n’a ni l’un, ni l’autre dans les monarchies. Là, on se hait ; ici, on se méprise. Là, l’amitié est fondée sur les intérêts ; ici, elle se fonde sur les 25 plaisirs. ,

On est plus heureux par les amusements que par les plaisirs. C’est que les amusements délassent également et les (sic) peines, et les (sic) plaisirs. L’âme a son être à ménager, comme le corps. 30 Les animaux sont des espèces d’instruments à corde : leurs nerfs y font la fonction des cordes dans les instruments de musique. Ceux qui jouent de ceux-ci ont besoin de leur donner le degré de tension pour en jouer. Si cela ne se trouve pas dans l’homme, le commerce entre l’âme et les objets est, en quelque façon, interrompu, ou, du moins, ce 5 commerce lui devient-il si pénible que son état lui est insupportable.

Les grands seigneurs sont ordinairement dans une grande disette des plaisirs de l’âme. C’est ce qui fait qu’ils s’attachent beaucoup aux plaisirs du io corps ; parce qu’il n’y a guère que ceux-là qui soyent favorisés par leur état, et qui puissent être des conséquences de leur grandeur. Mais cette même grandeur met les amusements de l’esprit à une telle distance d’eux qu’ils n’y atteignent pas. i5 Leur grandeur leur ordonne de s’ennuyer. Il leur faudroit des conquêtes pour leur amusement ; mais leurs voisins leur défendent de s’amuser. CharlesQuint et le roi Victor cherchèrent la retraite, pour les sauver du trouble où ils étoient. Ils trouvèrent »0 bientôt que la retraite leur étoit plus insupportable que leurs inquiétudes, et qu’il valoit mieux gouverner le Monde que de s’y ennuyer, et qu’un état d’agitation est plus propre à l’âme qu’un état d’anéantissement. Si quelques Chartreux sont heu- 25 reux, ce n’est pas sûrement parce qu’ils sont tranquilles ; c’est parce que leur âme est mise en activité par de grandes vérités : frappés de l’état de notre vie, ils peuvent en avoir la joye, comme un prince malheureux, chassé du trône, devient heureux 3o quand il voit ce trône s’approcher de lui.

Cherchons à nous accommoder à cette vie ; ce n’est point à cette vie à s’accommoder à nous. Ne soyons ni trop vides, ni trop pleins. Si nous sommes destinés à nous ennuyer, sachons 5 nous ennuyer, et, pour cela, évaluons bien les plaisirs que nous perdons, et n’ôtons pas leur prix à ceux que nous pouvons nous procurer.

Quand je devins aveugle, je compris d’abord que je saurois être aveugle. 10 On peut compter que, dans la plupart des malheurs, il n’y a qu’à savoir se retourner.

Dans ce cas, la plupart des malheurs entreront dans le plan d’une vie heureuse. Il est très aisé, avec un peu de réflexion, de se défaire des passions xb tristes.

M. Rousseau a très bien dit : «J’ai vu qu’il étoit plus facile de souffrir que de se venger. »

La plupart des gens vous nuisent sans avoir la moindre intention de vous nuire. Ils font des traits

20 d’inimitié, et ils ne sont pas vos ennemis. Ils ont parlé contre vous, et ils ne vouloient que parler. C’étoit un de leurs besoins, et ils l’ont satisfait : ils ont parlé contre vous, parce qu’ils étoient dans l’impuissance de se taire. Ces gens qui vous ont

a5 montré peu de bienveillance, vous serviroient volontiers si vous les en priiez, et blâmeroient de tout leur cœur ceux qu’ils ont loués contre vous. Rendez-vous justice ! Êtes-vous faits pour être loués de tout le monde ? Ce qu’on a dit n’est-il pas offen

3o sant parce que vous ayez trop de délicatesse ? Ne commencez-vous pas à le mériter dès que vous avez la foiblesse de vous en plaindre ? Si on n’a pas eu assez d’égards pour vous, on est impoli, et ce n’est pas vous qui l’êtes. Quand il seroit vrai qu’on auroit manqué d’estime, personne ne vous a obligé de vous mesurer au degré d’estime qu’une certaine 5 personne a pour vous. Vous pouvez très bien ne vous en pas tenir à la fixation. La plupart des mépris ne valent que des mépris. Les choses qui déshonorent ne font cet effet que parce quïl est établi qu’on ne peut pas les mépriser, et que n’en 10 point marquer son ressentiment, c’est en convenir. N’étendez donc point contre vous le chapitre du déshonneur, et tenez-vous en, avec exactitude, à ce qu’il prescrit.

Avez-vous une passion naissante ? Comparez bien i5 la suite du bonheur et la suite du malheur qui en peut naturellement résulter. Je ne parle point dans les vues de la Religion : il n’y auroit point à délibérer. Je parle dans les vues de cette vie. Mais, au moins, si vous avez à confier votre bonheur, à qui 20 le confiez-vous ? et n’est-ce pas le cas où l’amour de vous-même vous ordonne de bien choisir ? Il est très rarement vrai que le cœur ne soit fait que pour un seul, et qu’on soit fatalement destiné à un seul, et qu’un peu de raison ne puisse vous destiner à un 25 autre.

En traitant du bonheur, j’ai cru devoir prendre des idées communes, et me contenter de faire sentir ce que je sentois, et porter dans l’âme des autres la paix de mon âme. Il ne faut point beaucoup de phi- 3o losophie pour être heureux : il n’y a qu’à prendre des idées un peu saines. Une minute d’attention par jour suffit, et il ne faut point entrer pour cela dans un cabinet, pour se recueillir : ces choses s’apprennent dans le tumulte du monde mieux que 5 dans un cabinet.

J’ai vu des gens mourir de chagrin de ce qu’on ne leur donnoit pas des emplois qu’ils auroient été obligés de refuser, si on les leur avoit offerts i. Belles paroles de Sénèque : « Sic prœsentibus vo10 luptatibus utaris, ut futuris non noceas. »

Une mère a-t-elle perdu sa beauté ? Vous la voyez qu’elle s’enorgueillit de celle de sa fille.

On est heureux dans le cercle des sociétés où l’on vit : témoin les galériens. Or chacun se fait son iS cercle, dans lequel il se met pour être heureux.

Comme les plaisirs sont souvent mêlés de peines, les peines sont mêlées de plaisirs. On ne sauroit croire jusqu’où va le délice des afflictions fausses, lorsque l’âme sent qu’elle attire l’attention et la 20 compassion ; c’est un sentiment agréable. On voit bien naïvement cette ressource de l’âme dans le jeu : pendant que l’un s’enorgueillit de gagner et se croit un personnage plus important parce qu’il gagne, vous voyez ceux qui perdent chercher une 23 infinité de petites consolations par leurs petites plaintes, par leurs petites interpellations à tous ceux qui les entourent. On parle de soi ; cela suffit à l’âme.

Il y a plus. Les vrayes afflictions ont leurs délices ; les vrayes afflictions n’ennuyent jamais, parce qu’elles occupent beaucoup l’âme. C’est un plaisir, lorsqu’elles aiment à parler ; c’en est un, lorsqu’elles aiment à se taire, et c’en est un si grand qu’on ne peut distraire personne de sa dou- 5 leur sans lui causer une douleur plus vive.

Les plaisirs de la lecture, lorsque l’âme s’identifie dans les objets, avec les objets (sic) auxquels elle s’intéresse. Il y a tel amour dont la peinture a fait plus de plaisirs à ceux qui l’ont lu qu’à ceux qui 10 l’ont ressenti. Il y a peu de jardins si agréables qu’ils ayent fait plus de plaisir à ceux qui s’y promènent, qu’on [n’] en a trouvé dans les jardins d’Alcide.

L’âme est une ouvrière éternelle, qui travaille sans cesse pour elle. 25

Quant à la beauté des femmes, il y a peu d’hommes qui, lorsque ses (sic) passions sont tranquilles, ne sente plus de ravissement d’un beau portrait qu’à la vue de l’original.

XIV. SUR LA JALOUSIE. 20

j. 552(483.1, p. 4o4). — J’avois fait un ouvrage intitulé Histoire de la Jalousie ; je l’ai changé en un autre : Réflexions sur la Jalousie.

Voici les morceaux qui n’ont pu entrer dans le nouveau plan : 25

553 (484. I, p. 4o4). — Je suis bien aise, mon cher ***, de vous consacrer ce petit ouvrage, afin que, si le hasard le fait passer à la postérité, il soit le monument éternel d’une amitié qui ne m’est pas moins précieuse que la gloire.

554 (485. I, p. 4o4).— En l’honneur d’Isis1, les femmes Égyptiennes eurent toute l’autorité dans les familles, les emplois publics, les affaires du dehors ; le mari, les détails domestiques.

Dans l’accord des mariages2, le mari promettoit d’être soumis à sa femme.

On trouve dans les fragments de Nymphiodore (Rerum Barbar., livre XIII) que Sésostris, pour décourager les Égyptiens, introduisit cette coutume. Mais ce ne sont pas là les traits de ce prince, qui ne respira que la guerre et accorda tant de privilèges aux soldats.

555(486.1, p. 4o4). — Les Scythes étoient un peuple composé de beaucoup d’autres ; c’étoit plutôt un nom de barbarie (?) que de nation.

556(487.1, p. 4o5). — Il pourroit bien être que le culte de Sémiramis auroit été cause de l’obscurité des règnes efféminés qui suivirent. L’Histoire n’a eu rien à en dire. La fin de Sardanapale a fait parler de sa vie. Cette vie paroît avoir été toute consacrée à la Déesse. Arbace, Mède, le seul qui le vît, le trouva au milieu de ses femmes, habillé comme elles

1. Pomponius Mêla, Hérodote.

2. Diodore, livre Ier. (action religieusei), leur distribuant de la laine et faisant sa tâche comme elles.

557 (488.1, p. 4o5). — L’Histoire fait mention de quatre colonies qui vinrent d’Égypte pour s’établir en Grèce. Une, conduite par Danaiis, fonda le 5 royaume d’Argos. Une autre, mêlée des peuples d’Égypte et de Phénicie, eut pour chef Cadmus, originaire de Thèbes d’Égypte, qui fonda Thèbes de Béotie. Cécrops et Érechtée, qui furent tous deux roix d’Athènes, en menèrent deux autres. 10 Aussi les Égyptiens disoient-ils que le gouvernement politique d’Athènes étoit semblable au leur.

558 (489. I, p. 4o5). — Avant Cécrops, les mariages étoient inconnus chez les Athéniens. Ce prince, qui soumit à des formalités ce qu’avant lui la i5 Nature seule avoit réglé, voulut qu’on n’épousât qu’une femme. Ceux qui ont dit que Socrate en avoit deux ont été repris par des auteurs sensés.

559 (49o. I, p. 4o6). — Le peuple Grec étoit un composé d’Egyptiens, de Phéniciens et d’enfants de 20 la Terre, c’est-à-dire de ces hommes qui avoient échappé à la grande catastrophe qui affligea la Grèce, soit qu’ils fussent nés là, ou qu’ils fussent venus du Nord.

560(491. I, p. 4o6). — Solon éleva un temple à a5

i. Nota que les hommes s’habilloient en femme en l’honneur de la Déesse syrienne. Vénus vulgaire, qu’il ne laissa pas manquer de prêtresses. Lorsque les Grecs vouloient implorer la protection de Vénus, ils le faisoient par le ministère des courtisanes Dans la guerre des Perses, les 5 courtisanes corinthiennes s’assemblèrent et prièrent pour le salut de la Grèce. Quand le Peuple lui demandoit quelque grâce, il lui promettoit aussitôt d’emmener (sic) dans son temple de nouvelles courtisanes. Ainsi il ne faut pas s’étonner que ces sortes de

10 femmes fussent en si grand honneur chez les Grecs : elles jouoient un rôle dans le monde ; elles avoient des Dieux et des autels.

On pouvoit dire d’elles ce qu’un orateur romain disoit d’une vestale : < Vous ne devez point mépri

i5 ser celle qui fléchit les Dieux pour vous, qui conserve le feu éternel, et s’employe nuit et jour pour le salut de l’Empire. »

Aussi de grands personnages2 ont-ils employé leur plume à écrire la vie des courtisanes athé

20 niennes, leur caractère, celui de leurs amants, leurs reparties, les traits de leur esprit et de leur visage, le brillant et le déclin d’une profession qui n’est jamais la dernière que l’on embrasse.

561 (492.1, p. 4o7). — Les Lydiens introduisirent 25 l’usage de l’eunuquisme des femmes. L’Histoire remarque que ce n’étoit pas par jalousie, mais pour que les femmes qui servoient fussent plus fraîches et conservassent leur jeunesse plus longtemps.

1. Athénée, livre XIII.

2. Antiphane, Apollodore, Aristophane, Ammonius, Gorgias.

On ne sait pas bien si l’opération étoit la même que l’on fait encore dans quelques pays, ou si c’étoit une véritable extirpation. Ce qui fait croire la dernière opinion, c’est le motif de cet usage. Il y a deux causes contraires qui ruinent la beauté 5 des femmes : les grossesses et la virginité lassée. Or il n’y a que l’entière extirpation qui puisse remédier, en même temps, à ces deux inconvénients.

562 (493.1, p. 4o8). — Candaule n’avoit point cette 10 jalousie qui fait que l’on craint tous les témoins de son bonheur. Enivré des charmes de la Reine, il crut qu’il en jouiroit moins si un autre ne les envioit pas.

563(494.1, p. 4o8). — Les roix de Lydie iusques ib à Gygès étoient de la race des Héraclides1.

564 (495. I, p. 4o8). — Les Colonies grecques se soumirent à Crésus, et elles ne disputèrent la liberté que lorsque les Perses, peuple barbare, voulurent devenir les maîtres. a0

’Il n’y avoit de différence, dit l’Histoire, entre les coutumes lydiennes et les grecques, si ce n’est que toutes les filles lydiennes se prostituoient, chose que les filles grecques ne faisoient pas.

Il y avoit en Lydie un ouvrage immense presque 25 tout fait de la main et de l’argent de ces filles.

1. Hérodote, livre I»r.

565 (496. I, p. 4o8). — Les peuples de l’Afrique, voisins de l’Égypte, avoient les mêmes coutumes que les Égyptiens1.

Les Grecs bâtirent Cyrène en Lybie.

3 566(497.1) P- 4°9). — Didon abordée en Chypre, le grand-prêtre de l’île se joignit à elle, à condition qu’il auroit la même dignité, et, comme ils manquoient de femmes, ils prirent de ces filles qui se prostituoient sur le rivage en l’honneur de Vénus ; 10 ce qui ne devoit point les choquer, puisque les femmes de leur pays se prostituoient en l’honneur de la Déesse syrienne2.

567 (498.1, p. 4o9).— Quant aux autres peuples de la côte, les auteurs ont parlé : des Nazamones,

i5 chez lesquels le mari emportoit chez lui, le jour de ses noces, tous les présents que sa femme avoit reçus de ses amants ; des Gyndames, dont les femmes portoient des franges autour d’elles, où elles faisoient des nœuds pour marquer leurs amours :

20 celles qui étoient le plus chargées de ces nœuds se vantoient d’avoir eu plus de part à l’estime publique.

Pour les peuples de l’intérieur, ils étoient si barbares qu’ils n’avoient point de loix. Hommes, et 25 non pas citoyens, ils respiroient l’air et ne vivoient pas. La plupart ne connoissoient point le mariage et ne trouvoient les enfants qu’à la ressemblance.

1. Voyez Hérodote, livre IV.

2. Cela prouve bien que la v étoit inconnue.

568(499.1, p. 41o). — Outre les bons traitements que les Romains furent obligés d’accorder aux Sabines qu’ils avoient enlevées, les Romaines ayant dans les temps difficiles témoigné du zèle pour le bien public, elles reçurent de nouvelles marques de 5 considération.

Un sexe si engageant prend toujours de nouveaux avantages. Elles rendirent leurs maris tous les jours moins difficiles et leur firent agréer des choses auxquelles les autres peuples n’étoient point accoutu- 10 més. Un vieux censeur s’indignoit de voir un peuple qui commandoit à tous les hommes, entièrement dominé par les femmes.

La jalousie fut si peu connue chez les Romains que les auteurs qui nous restent ne nous parlent i5 presque jamais de cette passion ; et l’abus alla si loin qu’il fallut que la Puissance publique punît les maris de leur trop grande complaisance pour leurs femmes ; et les Empereurs romains, dans l’abus continuel qu’ils firent de leur puissance, dédaignèrent 20 de s’en servir pour maintenir les leurs dans la fidélité. Ils se contentoient presque toujours de les répudier, et souvent ils poussoient la patience plus loin. On voit une longue suite d’impératrices qui déshonorent la couche impériale d’une manière indi- 25 gne ; plusieurs même furent courtisanes publiques, comme Messaline, femme de Claude, et Julia, femme de Sévère. Le nom de Julia passa en proverbe, comme un nom de débauche et de prostitution.

Ce n’est pas qu’on n’eût tenté souvent de corriger 3o le désordre, surtout lorsque la République fut gou vernée par des gens sages. Sous César, sous Auguste, sous Tibère, on fit des Ioix qui, sous prétexte de maintenir la dignité des matrones, furent un peu gênantes. Mais, quand les mœurs et le génie d’une 5 nation sont fixés à un certain point, il faut une révolution, et non pas des loix pour les changer.

C’est en vain que Livie cherche à corriger les mœurs de son siècle par les siennes ; Rome ne voit que les débauches de Julie, et c’est le seul exemple

10 qu’elle suit.

Quand la loi de César punit l’adultère des matrones, elles éludèrent la peine en se faisant courtisanes publiques. Mais la loi de Tibère les chassa de cet indigne retranchement.

i5 Mais jusqu’où ne portèrent-elles point la hardiesse ? Non seulement elles assistèrent à tous les spectaclesi, même à ceux où l’on voyoit combattre des hommes nus2 ; elles osèrent y combattre ellesmêmes et descendre sur l’arène avec les athlètes et

îo les gladiateurs. Elles parurent même toutes nues aux bains publics, et bientôt elles furent réduites à avoir honte de se couvrir. Quand quelques-unes le firent, on peut voir, dans les poètes, quelles humiliantes conséquences on tiroit de cette mo

25 destie.

Trajan fut obligé de faire une loi pour leur défendre de se baigner avec les hommes. Il les obligea, malgré elles, de cacher des charmes que, quand la modestie ne tiendroit point secrets, la prudence

1. Suétone, In Augusto. 3. Suétone, In Domitiano. seule déroberoit aux yeux, pour les mieux montrer à l’imagination.

569 (5oo. I, p. 413). — Dans le temps que l’Empire romain étoit dans sa grandeur, il s’en forma un autre destiné à le mortifier : ce furent les Parthes. 5 Ils firent périr Crassus, couvrirent de honte Antoine ; ils insultèrent Tibère. Enfin, les Carthaginois, Mithridate et eux furent les seuls vrais ennemis des Romains1.

570 (5oi. I, p. 413). — Si quelqu’un vouloit épou- 1 ser une fille sace, il étoit obligé de la combattre, et, s’il étoit vaincu, elle l’amenoit prisonnier.

571 (5o2. I, p. 414). — Religion chrétienne. — Le Paganisme se fatigua vainement pour la détruire. Supérieure au génie des Princes, à la sévérité des 1 magistrats, à la jalousie des prêtres, à la superstition des peuples, elle se rendit dominante.

572 (5o3. I, p. 414). — Les prophètes chrétiens, qui furent manifestés dans l’humiliation, établirent partout l’égalité. Mahomet, qui vécut dans la gloire, » établit partout la dépendance.

Sa religion a)’ant été portée en Asie, en Afrique, en Europe, les prisons se formèrent. La moitié du monde s’éclipsa. On ne vit plus que des grilles et des verroux. Tout fut tendu de noir dans l’Univers, 2

1. *J’ai mis cela dans le traité des Romains.* et le beau sexe, enseveli avec ses charmes, pleura partout sa liberté.

573 (5o4. I, p. 414). — Les Italiens ont autrefois trouvé, pour s’assurer des femmes, des moyens qui 5 avoient échappé à l’imagination asiatique : ils les ont armées de pointes et de grilles, et ont fait, à leur égard, ce que faisoient, pour leurs héros, les anciens poëtes, qui, pour les rendre plus courageux, les rendoient invulnérables.

10 574 (5o5. I, p. 415). — On ne permet aux eunuques d’approcher des femmes, à moins qu’outre la facilité d’engendrer on ne leur en ait ôté jusqu’à l’apparence. On ne laisse point de prise à une imagination qui se fatigue toujours. Il y a même des

i5 pays où des misérables ainsi fabriqués tourmentent encore. Il n’y a point de ciseau qui rassure. Quatre eunuques portent dans une chaise bien fermée la reine de Tonkin, et elle n’est vue que de ses filles et de son roi.

ao 575 (5o6. I, p. 4i5). — Nous avons une certaine crainte du ridicule que les mauvais plaisants de toutes les nations ont versé sur les accidents du mariage : chacun s’étant toujours plu à toucher une passion qui, remuée dans un homme, aboutit à

25 toutes les autres.

576 (5o7. I, p. 416). — Parlez de la vengeance, vous ne toucherez que celui qui sera pénétré d’un ) affront qu’il aura reçu ! Tous les autres seront de Jalousie » ; bon pour « la Servitude domestique *. — Il faut remarquer qu’excepté dans des cas que de certaines circonstances ont fait naître, les femmes n’ont jamais guère prétendu à l’égalité : car elles ont déjà 5 tant d’autres avantages naturels, que l’égalité de puissance est toujours pour elles un empire.

glace. Mais parlez de l’amour, vous trouverez tous les cœurs ouverts et toutes les oreilles attentives.

577 (5o8.1, p. 416). — La Religion a presque toujours décidé des droits des deux sexes et du sort 5 des mariages, et la pudeur a fait bien naturellement qu’elle s’en est mêlée1. Dès que de certaines causes et de certaines actions ont été cachées, on a été porté à les regarder comme impures et illicites, et, comme elles étoient pourtant nécessaires, il a 10 fallu appeler la Religion pour les légitimer dans un cas et les approuver dans un autre.

578 (5o9.1, p. 416).— L’amour veut recevoir autant qu’il donne : c’est le plus personnel de tous les intérêts ; c’est là que l’on compare, que l’on compte, i5 que la vanité se défie et ne se rassure jamais assez.

L’amour nous donne, pour être aimés, un titre que notre vanité veut faire valoir à la rigueur, et les hommes les moins aimables appellent toujours ingratitude l’indifférence que l’on a pour leur pas- 10 sion. Si, dans l’incertitude ou la crainte de n’être point aimés, nous venons à soupçonner quelqu’un de l’être, nous sentons une peine qu’on appelle jalousie. Il nous est bien plus naturel de rapporter le mépris que l’on fait de nous à l’injustice d’un 25 rival qu’à nos défauts : car notre vanité nous sert toujours assez bien pour nous faire croire que nous

1. Mis dans les Loix. aurions été aimés si un autre n’avoit agi contre nous. On hait un homme qui prend ce que nous croyons nous être dû : en amour, l’on s’imagine que la seule prétention donne un titre légitime1.

5 579* ( 162 2. II, f° 491 ). — Nouveaux Fragments d’une « Histoire de la Jalousiea ». —Je lis quelquefois toute une histoire sans faire la moindre attention aux coups donnés dans les batailles et à l’épaisseur des murs des villes prises ; uniquement attentif à regar

10 der les hommes, mon plaisir est de voir cette longue suite de passions et de fantaisies.

On verra dans l’Histoire de la Jalousie que ce n’est pas toujours la Nature et la Raison qui gouverne (sic) les hommes, mais le pur hasard, et que

i 5 certaines circonstances qui ne paroissent pas d’abord considérables influent tellement sur eux et agissent avec tant de force et d’assiduité, qu’elles peuvent donner un tour d’esprit à toute la nature humaine. Darius ayant fait une loi qui défendoit l’adultère,

20 les Massagètes lui représentèrent qu’ils ne pouvoient y obéir, parce qu’ils avoient coutume de régaler leurs hôtes de leurs femmes. Quelle que fut la force de cette coutume, il est bien certain qu’un Massagète qui aimoit sa femme, et (sic) qu’il prosti

25 tuoit à un étranger, eût été bien fâché qu’elle eût aimé plus cet étranger que lui. Il vouloit bien remplir un devoir extérieur ; mais il souhaitoit sans doute que sa femme se tint purement à la civilité, et

I. Voyez page 483.

a. Voyez ce qui est au tome Ier, page 483. qu’elle lui gardât un cœur qui lui étoit cher. On étoit si honnête, dans ce pays, qu’on vouloit faire voir à un étranger qu’on lui donnoit ce qu’on aimoit le mieux, et cela même doit faire penser qu’un homme auroit été bien fâché de perdre pour tou- 5 jours l’amour d’une femme qu’il abandonnoit pour un moment.

Il a fallu que de grandes sociétés se formassent pour que de certains préjugés devinssent généraux et donnassent le ton à tout le reste. io

Il y avoit deux peuples qui se disputoient d’antiquité : les Égyptiens et les Scythes.

Isis et Osiris régnèrent chez les Égyptiens ; ils furent mis au rang des Dieux. Isis eut la prééminence sur son mari, et, en elle, tout son sexe fut i5 respecté. Les Égyptiens se soumirent à leurs femmes en son honneur et se plurent tellement à cette servitude que, prenant soin de la maison, ils leur laissèrent toutes les affaires du dehors : elles succédèrent au royaume avec leurs frères, etc. î0

A l’égard des Scythes, l’Histoire nous apprend que quelques femmes tuèrent leurs maris, appelant le mariage non pas une alliance, mais une servitude. Elles fondèrent l’empire des Amazones, bâtirent Éphèse, et conquirent presque toute l’Asie. 25

Les préjugés des nations ont (sic) les mêmes préjugés que les empires. Il ne faut presque rien pour donner à un peuple les préjugés d’un autre, et le progrès peut être si grand qu’il change, pour ainsi dire, tout le génie de la nature humaine. C’est ce 3o qui fait que l’homme est si difficile à définir.

N’est-il pas vrai que, si le Mahométisme avoit soumis toute la Terre, les femmes auroient été partout renfermées ? On auroit regardé cette manière de les gouverner comme naturelle, et on auroit de â la peine à imaginer qu’il y en pût avoir une autre. Si les femmes scythes avoient continué leurs conquêtes, si les Égyptiens avoient continué les leurs, le Genre humain vivroit sous la servitude des femmes, et il faudroit être philosophe pour dire qu’un i o autre gouvernement seroit plus conforme à la nature1.

580* (163o. II, f°494). — Jalousie2. — Les femmes une fois gardées, il arrivera naturellement que l’on cherchera tous les jours à les garder encore mieux ; l’effet deviendra lui-même la cause, et la

i5 vigilance, le plus grand motif de la vigilance.

Plus vous prenez des mesures, s’il arrive qu’elles ne réussissent pas, la douleur croîtra à proportion des mesures déconcertées. Des gens qui se sont toujours tenus sur leurs gardes, qui se sont félicités

20 des moyens imaginaires pour se garantir ; qui ont ôté tous les prétextes ; qui ont choisi leurs gardiens ; qui ont veillé sur leurs soins : si, avec tout cela, ils se trouvent pris, ils deviennent furieux. Dans l’inutilité de tout ce qu’on a fait, on songe à ce qui reste

ï5 à faire ; on recommence sur un nouveau plan ; on invente, on ajoute, on corrige, et on se surpasse toujours.

La douleur d’un homme jaloux vient surtout de la

i. Voyez la page 494. 1. Voyez la page 492. satisfaction que l’on a trouvée à le désespérer. Plus un homme est jaloux, plus l’affront qu’il reçoit est grand ; et, par une conséquence juste, plus il est jaloux, plus il a raison de l’être, et plus il doit le devenir. 5

Bientôt un certain préjugé d’honneur et de religion fera qu’on sera persuadé que ce seroit un malheur moins grand de perdre la vie et les biens que de souffrir qu’un autre homme, un père même, vît le visage d’une femme qu’on ne se soucie point 10 soi-même de voir. On ne peut mieux comparer ce préjugé qu’à celui où l’on est en Europe, qu’un démenti mérite d’être vengé par la mort, préjugé qui n’est établi sur rien, mais qui, pourtant, est établi, et beaucoup mieux que les choses les plus i5 raisonnables : car souvent rien ne trouble plus le cours d’une opinion que cette considération qu’elle est raisonnable et, par conséquent, peu extraordinaire.

Comme, parmi les Asiatiques, la servitude des 20 femmes a fait naître une plus grande servitude, leur liberté, parmi nous, a fait naître une plus grande liberté. Ce qui fait que nous prenons moins de précautions avec nos femmes, c’est qu’à mesure qu’elles nous menacent des affronts qu’elles peuvent nous 25 faire, elles mettent un ridicule à les craindre. Or, plus elles ont de liberté, mieux elles sont en état d’établir ce ridicule et de nous donner le tour d’esprit qui leur convient.

581 (1726. III, f?46). Tir? de l’Histoire de la Jalousie) ; bon pour la Servitude domestique II hut remarquer qu’exceptt dans des casque de cer- taines circonstances ont fait naitre, les femmes n’ont jamais gutre prttendu l’dgalitt: car elles ont dtj? rant d’autres avantages natureIs, que l’tgalitt de puissance est toujours pour elles un empire.

XV. OPUSCULES HISTORIQUES.

582* (2oo9. III, f 3u). — L’histoire du Cieli intéresse tout l’Univers. Elle est composée par les

10 astronomes de tous les siècles. Chacun y consigne ce qu’il a vu ou ce qu’il a calculé, et il y a des nations qui n’ont d’autres intérêts communs que les observations astronomiques. Ces observations nous font voir un merveilleux

i 5 simple, au lieu de ce faux merveilleux que l’on imagine toujours dans ce qui est grand. Elle nous ont donné des points sûrs pour fixer les époques de la Religion : car l’histoire des hommes, pour devenir invariable, a besoin d’être fixée par les événements

2° qui arrivent dans le Ciel.

C’est par là que l’on a fait évanouir tous ces siècles fabuleux, qui faisoient regarder, par les incrédules, les Patriarches comme des hommes nouveaux, et qui établissoient une différence entre l’antiquité

« de la Religion et l’antiquité du Monde. Par là, l’astronomie est devenue une science sacrée, et l’on

1. Ceci a été fait pour l’Académie de Bordeaux. appelle profanes les sciences utiles au Genre humain, lorsqu’elles ne touchent pas le premier, le plus grand et le plus fort de ses intérêts.

583-590. — Réflexions Sur Les Premières HisToires. 5

583* (16o1. II, f° 457). — C’était des temps bien extraordinaires que les premiers siècles : il n’y avoit que les princes qui eussent de l’esprit ; tous les autres hommes n’avoient pas le sens commun. Il fallut que les Roix enseignassent tous les arts à leurs peuples, 10 qui avoient l’esprit si bouché qu’ils ne s’avisoient pas même des choses les plus simples.

Vous vous rappelez toujours l’idée d’un berger qui vivoit seul dans un désert avec ses troupeaux, et de qui l’on diroit qu’il auroit inventé une bergerie i5 pour les retirer, de faire sécher de l’herbe et de la serrer pour les nourrir l’hiver, de tondre la laine qui les incommodoit. C’est ainsi qu’on nous représente les peuples comme des bêtes, pendant que les princes jouissoient seuls des lumières de la raison. 20

Isis enseigne aux Égyptiens à coudre, à filer, à semer, à cuire le pain. On trouve d’aussi fins inventeurs dans les autres pays : un roi de Macédoine — quelle absurdité ! — inventa les poids et les mesures1 ; et, comme si les hommes siffloient auparavant, a5 on dit que Mnémosyne leur apprit à parler2.

1. Le Syncelle rapporte ce fait.

2. Cela est conforme à ce que dit Diodore de Sicile, livre V, chapitre xv.

Quand les Roix eurent donné ces inventions vulgaires, ils s’attachèrent à des recherches plus relevées : ils devinrent excellents médecins, bons astronomes, parfaits mécaniciens. Tout ce qui se 5 découvrit fut sur leur compte. Dans ces temps-là, ils ne levoient de tributs que sur les savants.

Quand je songe que nous ne savons pas au juste qui est celui qui a trouvé la boussole, la poudre, l’imprimerie, ces choses si utiles ou si nuisibles, ces

10 choses encore qui sont presque de nos jours et sous nos yeux, que puis-je penser de ceux qui se fatiguent à chercher, dans les temps les plus reculés et les plus obscurs, le nom de ceux qui ont découvert les choses les plus vulgaires ?

i5 Comment ne voit-on pas que les arts les plus communs n’ont eu que des progrès insensibles, et que chaque inventeur a dû toujours être perdu dans le grand nombre de ceux qui ont ajouté à son invention ?

20 584* (16o2. II, f° 457 v°). — Les premiers héros étoient bienfaisants : ils protégeoient les voyageurs, purgeoient la Terre de monstres, entreprenoient des ouvrages utiles : tels furent Hercule et Thésée.

Dans la suite, ils furent seulement courageux : 25 comme Achille, Ajax, Diomède.

Après cela, ils furent de grands conquérants : comme Philippe et Alexandre.

Enfin, ils devinrent amoureux : comme ceux des romans.

3o A présent, je ne sais ce qu’ils sont. Ils ne sont plus sujets aux caprices de la Fortune. On fait valoir un empire comme un fermier fait valoir sa terre : on en tire le plus qu’on peut. Si l’on fait la guerre, elle se fait par commission et seulement pour avoir des terres qui donnent des subsides. Ce qu’on appe- 5 loit autrefois gloire, lauriers, trophées, triomphes, couronnes, est aujourd’hui de l’argent comptant.

585* (16o3. II, f° 458). — Les premières histoires sont celles des Dieux. Ces Dieux se changent en héros à mesure que les temps deviennent moins 10 grossiers. Ces héros n’ont pour enfants que des hommes, parce que le monde commence à devenir plus éclairé, et que l’on voit les enfants de plus près que les pères.

Les mythologistes, embarrassés à débrouiller l’his- 15 toire et la génération des Dieux, firent deux sectes différentes. Les uns distinguoient et multiplioient les Divinités : tels étoient les poètes et les scholiastes. Les autres, plus subtils, vouloient tout simplifier, tout réduire, tout confondre : de ce nombre étoient 20 les philosophes.

Mais il faut avouer qu’il y avoit bien peu de philosophie à se charger du pénible emploi de mettre la superstition en système et de ranger ce qui étoit sans cesse brouillé par les écarts des poètes, les fantaisies 25 des peintres, l’avarice des prêtres et la prodigieuse fécondité des superstitieux.

Ce n’étoit pas la seule branche de ce procès immortel : les uns, plus grossiers, vouloient tout entendre à la lettre ; les autres, plus spirituels, ne 3o trouvoient que des allégories et rapportoient tout à la morale et à la physique.

Les philosophes révoltés vouloient restreindre ce prodigieux nombre de Divinités, qui avoient passé 5 jusqu’aux noms abstraits des substances. Mais quelle grande différence y avoit-il entre eux, qui animoient toute la nature, et les théologiens, qui la divinisoient tout entière ?

586* (16o4. II, f° 458 v°). — Ce qui frappe le plus

10 chez les anciens auteurs, c’est que leurs épisodes se ressemblent presque toutes : c’est ou un prince qui a inventé quelque art ; un autre qui a consulté un oracle ; un autre qui va chercher sa fille, sa femme ou sa sœur qu’on lui a enlevée ; un dernier, enfin,

i5 qui a dompté quelque monstre : toujours les mêmes aventures, qui viennent sous des noms différents.

Le pays de Grèce, qui étoit le théâtre d’une bonne partie des anciennes histoires qui nous restent, s’étant partagé en un nombre infini de petites îles,

20 ceux qui, les premiers, le peuplèrent ne l’habitèrent pas en peuple. C’étoit des aventuriers qui passoient les mers et s’établissoient dans ces îles désertes. Chacun venoit avec son oracle (méthode sans doute asiatique) et choisissoit l’endroit qui lui convenoit.

25 Et, comme de pareils aventuriers n’amenoient guère de femmes, il falloit bien en enlever dans cette première vertu, dans ces siècles plus voisins de l’innocence ; ces héros prenoient ces femmes farouches comme on prend à présent des villes.

3o Les enlèvements étoient si communs en Grèce qu’avant que Paris n’eût enlevé Hélène la Grèce s’étoit déjà engagée par serment de faire la guerre à celui qui oseroit l’enlever.

587*(16o5. II, 459 v°). — On étoit autrefois philosophe à bon marché : il y avoit si peu de vérités 5 connues ; on raisonnoit sur des choses si vagues et si générales.

Tout rouloit sur trois ou quatre questions :

Quel étoit le souverain bien.

Quel étoit le principe des choses : ou le feu, ou Iq l’eau, ou les nombres.

Si l’âme étoit immortelle.

Si les Dieux gouvernoient l’Univers.

Celui qui s’étoit déterminé sur quelqu’une de ces questions étoit d’abord philosophe, pour peu qu’il i5 eût de barbe.

588* (16o6. II, f° 459 v°). — Le Monde n’a plus cet air riant qu’il avoit du temps des Grecs et des Romains. La Religion étoit douce et toujours d’accord avec la Nature. Une grande gayeté dans le 20 culte étoit jointe à une indépendance entière dans le dogme.

Les jeux, les danses, les fêtes, les théâtres, tout ce qui peut émouvoir, tout ce qui fait sentir, étoit du culte religieux. 25

Si la philosophie payenne vouloit affliger l’Homme par la vue de ses misères, la théologie étoit bien plus consolante. Tout le monde entroit en foule dans cette école des passions. En vain, les philosophes appeloient leurs sectateurs, qui fuyoient ; on les laissoit pleurer seuls, au milieu de la joye publique.

Aujourd’hui, le Mahométisme et le Christianisme, uniquement faits pour l’autre vie, anéantissent toute 5 celle-ci. Et, pendant que la Religion nous afflige, le Despotisme, partout répandu, nous accable.

Ce n’est pas tout. D’affreuses maladies, inconnues à nos pères, se sont jetées sur la Nature humaine, et ont infecté les sources de la vie et des plaisirs.

10 On a vu les grandes familles d’Espagne1, qui avoient échappé à tant de siècles, périr en grande partie de nos jours : ravage que la guerre n’a point fait, et qui ne doit être attribué qu’à un mal trop commun pour être honteux, et qui n’est plus que

i5 funeste.

589* (16o7. II, f° 46o v°). — Ce qui me charme dans les premiers temps, c’est une certaine simplicité de mœurs, une naïveté de la nature, que je ne trouve que là, et qui n’est plus à présent dans le Monde a0 (au moins que je sache) chez aucun peuple policé.

J’aime à voir dans l’Homme lui-même des vertus qu’une certaine éducation ou religion n’ont point inspirées ; des vices que la mollesse et le luxe n’ont point faits.

a5 J’aime à voir l’innocence rester encore dans les coutumes, lorsque la grandeur du courage, la fierté, la colère, l’ont chassée des cœurs mêmes. J’aime à voir les Roix plus forts, plus courageux

1. Mis (je crois) dans les Loix. que les autres hommes, distingués de leurs sujets dans les combats, dans les conseils ; hors de là, confondus avec eux.

Mais la plupart des gens ne connoissent que leur siècle : un Européen est choqué des mœurs simples 5 des temps héroïques, comme un Asiatique est choqué des mœurs des Européens.

590* (16o8. II, f° 46o v°). — On peut remarquer, dans les anciennes histoires, un certain goût des premiers hommes pour le merveilleux et un carac- 10 tère de singularité dans l’esprit des princes, qui leur faisoit toujours rechercher une espèce d’éternité dans leurs entreprises.

Si Ninus bâtit une ville, c’est pour faire un ouvrage qui n’eût pas eu de pareil jusqu’alors, et i5 qui n’en peut (sic) pas aussi avoir dans l’avenir.

Quand les roix d’Égypte élèvent leurs immenses pyramides, ils se font des difficultés, ils choisissent un terrain sabloneux, afin d’être contraints de faire venir des pierres d’Arabie, et que l’on puisse dire 20 que la pyramide n’a pas (sic) été mise là que par les Dieux.

Si Sémiramis va parcourir l’Asie, c’est pour faire des changements continuels dans la nature du terrain, aplanir les montagnes et en former d’autres ^5 dans des lieux pléniers, carrer des rochers de dixsept stades de haut, et faire une élévation avec les bagages de son armée, pour y monter.

Voilà comment les princes cherchoient toujours le merveilleux ; l’utile venoit en second. Si l’on faisoit des chemins publics, c’étoit afin qu’ils passassent au travers des vallées et des précipices. Si l’on rendent les rivières navigables, c’étoit pour la gloire qui en devoit revenir au Prince. Il paroît que, du

5 temps d’Alexandre, on s’étoit un peu guéri de ce goût pour le merveilleux de cette espèce : car, dans les premiers siècles, un conquérant n’auroit jamais refusé la proposition qui lui fut faite de tailler le Mont Athos et d’en faire sa statue.

10 Dans un temps où les arts étoient inconnus, les hommes sans goût appeloient beau tout ce qui étoit grand, tout ce qui étoit difficile, tout ce qui avoit été fait par un grand nombre de bras.

591* (2oo4. III, f° 3oi). — Quelques Fragments I5 D’un Ouvrage Que J’avois Fait Sur Les Prêtres Dans Le Paganisme, Que J’ai Jeté Au Feu.

Astronomie, la première science, parce que ce fut le premier livre qui fut ouvert aux hommes. Quelques prêtres pour se faire distinguer d’une 20 manière plus particulière se firent la plus triste de toutes les opérations.

Il ne faut point regarder les offrandes comme les causes, les effets et les signes de la vertu, ni leur donner une qualité propre à expier les crimes. Ce 25 seroit trafiquer de la vengeance céleste, et, dès qu’on auroit bien purgé la bourse d’un scélérat, on pourroit le déclarer homme de bien.

Les princes superstitieux disent en eux-mêmes : « Ma gloire sera inséparable de ma piété. Il est 3o bon de faire du bien à des gens qui renaîtront sans cesse pour chanter ma magnificence dans tous les temps. »

Un prince superstitieux peut croire que le moyen le plus sûr de se rendre agréable à Dieu est de choisir pour ministres ceux qu’il a choisis pour les 5 siens, croyant que c’est étendre sa puissance, autant qu’il est en soi, que de choisir pour le gouvernement de ses états les personnes qui lui sont les plus chères.

Les princes superstitieux enrichirent beaucoup le i» Clergé, parce que les conditions de la paix ou de la trêve avec le Ciel leur étoient toujours favorables, et tout l’avantage — chose singulière ! — restoit aux négociateurs.

« Nous vous passons que nous ayons tort, disoit i5 autrefois le Clergé. Mais vous êtes vous-mêmes inexcusables de le penser. Il falloit que vous attendissiez patiemment que nous eussions réformé nousmêmes cet abus qui vous choque, et, parce que nous nous sommes écartés de notre devoir, il ne 20 falloit pas oublier le vôtre. »

592* (2245. III, f° 472). — Matériaux De DisserTations Pour L’académie De Bordeaux, Qui Ne Sont Point Dignes De Paroitre

J’avois fait une dissertation à l’Académie de Bor- 25 deaux sur les Dieux animaux. Elle ne valoit rien. Voici ce que j’en ai tiré :

« Varron, grand théologien, admettoit trois sortes de Divinités : les Dieux célestes, les Dieux hommes et les Dieux animaux. 3o

» Labéon, souvent cité par Macrobe (il ne parloit guère que des Dieux pénates et des Dieux hommes), avoit fait plusieurs livres sur les Dieux animaux. Son système étoit qu’il y avoit de certains sacrifices 5 par le moyen desquels les âmes humaines étoient changées en Dieux appelés animaux, parce qu’ils avoient été tels1. >

« Duris (Samien), Tzetzès et Pausanias flétrissent la réputation la mieux établie qui soit dans l’Anti

10 quité. (C’est Pénélope.) Mercure, qui entra dans son palais sous la figure d’un bouc, la rendit mère de Pan. Il (sic) établit son empire dans les forêts. Ses sujets furent des bergers, qui, se regardant eux-mêmes comme les seuls hommes et leurs cabanes comme

i5 les seules villes du Monde, le regardèrent aussi comme le Dieu de toute la Nature.

» Cette opinion choque beaucoup la chronologie. Ainsi n’ôtons point aux femmes un modèle qui leur fait honneur : les grands exemples doivent être res

20 pectés. La naissance de Pan n’appartient point aux temps historiques, et les Dieux étoient tous faits du temps du siège de Troye.»

Dans ma dissertation, je disois que « toutes ces troupes de Satyres, que les premiers hommes pri

25 rent pour des Dieux, et que les historiens prirent ensuite pour des peuples, n’étoient que le singechèvre, et je citois Nicéphore (livre IX», Histoire ecclésiastique) et Philostorge (livre III), qui nous apprennent qu’il y a plusieurs espèces de singes

i. Voyez Lilius Gyraldus, page 85. dans l’Afrique et l’Arabie, qui ont rapport avec plusieurs animaux : le singe-lion, le singe-ours, le singe-chèvre (œgopithecus). »

« Le culte de Pan diminua à mesure que les hommes se dégoûtèrent de la vie champêtre. Il tomba 5 avec ses adorateurs. Les Arcadiens confondoient Jupiter avec Pan. Pausanias dit que Lycaon consacra les Lupercales à Jupiter ; donc Jupiter et Pan étoient la même chose chez eux.

» Pan, selon Ovide, baisa si brutalement Diane 10 que, de là, vinrent les taches que l’on aperçoit dans la Lune. Les Docteurs mahométans disent que l’ange Gabriel, volant près de la Lune, la froissa si rudement d’une de ses aîles qu’il lui fit ces marques noires que nous y voyons. Les Docteurs in- 15 diens, qui poussent des cris horribles lorsque la Lune s’éclipse, afin d’épouvanter le Dragon qui va la dévorer, s’imaginent sans doute que ces taches sont des coups de griffes de cet animal.

s Evander porta en Italie le culte de Pan. Il étoit 20 un berger : car il étoit arcadien. Les mythologistes composent tous comme deux sectes : les uns, plus attachés à la lettre, distinguent toutes les Divinités et les multiplient ; les autres, plus subtils, les rapprochent tous (sic) et les simplifient. Ainsi, quoique 2b Faunus eût régné dans le Latium, que son père y eût régné, que son ayeul Saturne eût transmis l’empire à ses descendants : une certaine conformité avec Pan lui a fait perdre sa patrie, son royaume, et il s’est trouvé anéanti dans les idées de gens qui 3o ont voulu faire fléchir l’Histoire pour faire honneur à la Fable. Ainsi, quoique, dans la suite, on leur ait décerné les mêmes fêtes, je crois que l’un étoit d’Arcadie, et l’autre, un prince ausonien. >

« Plutarque dit qu’Antoine se fit tirer dans un cha5 riot, tout nu, par quarante dames aussi toutes nues. Ces infames cérémonies ne furent abolies qu’en 496, sous Théodoric, en Italie, par le pape Gélase, même avec assez de peine, selon Onufre et Baronius. » Je commençois ainsi ma dissertation : « Comme 10 il ne faut tromper personne, je suis obligé d’avertir qu’il n’y a peut-être pas un mot de vérité dans tout ce que je vais dire. »

« Il y a un vide, dans les premiers temps que tout le monde est convenu de remplir. Hésiode, Homère, i5 Virgile, Ovide, auteurs les moins graves qu’il y ait, sont, dans leur territoire, aussi écoutés que les autres écrivains. »

« Les Dieux pénates, ainsi appelés quand ils étoient de bons génies, et Lémures quand ils étoient 20 de mauvais génies. »

«Peut-être que le livre qu’Aristote avoit écrit, au rapport de Servius, sur les Dieux animaux contenoit un système semblable à celui de Labéon. » « On croyoit que ces Dieux animaux avoient une 25 grande connoissance de l’avenir, et cela, joint avec la puissance de nuire, faisoit toute leur divinité : car, d’ailleurs, on [ne] les croyoit pas immortels. Ils étoient sujets à la mort, comme les hommes ; ils avoient des âges ; ils vieillissoient. Les Satyres, 3o dans leur vieillesse, étoient appelés Silènes ; c’est Pausanias qui nous l’apprend. »

« Il n’y a point d’animal qui soit plus susceptible de variétés que le singe ; etenim, propter salaciiatem, omnia cujusvis speciei animalia appetunt. »

« Par un de ces points d’honneur fort en usage chez les Dieux, il y eut une dispute entre Apollon 5 et Pan, sur le savoir-faire en musique ; Midas fut choisi pour arbitre entre l’inventeur de la flûte et l’inventeur de la lyre. »

XVI. SUR L’« HISTOIRE» DU COMTE

DE BOULAINVILLIERS. 10

593* (1184. II, f° 84). — Remarques Sur L> « HisToire » Du Comte De Boulainvilliers.

Il paroît que l’usage d’Angleterre, que chacun doit être jugé par ses pairs, qu’on nomme jurés, et tout l’ordre judiciaire étoit le même en France. On le i5 trouve par les chartres accordées par Louis-leHutin, sur la défection générale où il trouva le royaume à la mort de Philippe-le-Bel, son père. Le comte de Boulainvilliers, dans son Histoire du Gouvernement, rapporte ces chartres. Dans la 20 seconde, accordée au seigneur de Cayeu et de La Varenne, le Roi déclare que ses baillis et autres officiers n’auront point de voix dans les jugements, mais les laisseront faire aux hommes de fief, après les avoir assemblés et conjurés, et qu’ils seront zb tenus de donner leurs lettres de jugement conformes à leur avis.

Ces chartres accordées à divers seigneurs et pays sont encore au Trésor des Chartres et, entre autres, celle appelée Chartre normande, la plus fâcheuse pour les Roix. Il en reste huit. Elles furent données 5 après qu’on eût envoyé des commissaires dans les provinces pour réparer le grief qui avoit donné lieu aux associations faites contre Philippe-le-Bel, et il paroît que le principal but du Roi étoit de retirer l’original de ces associations, et celles qui sont au

10 Trésor des Chartres sont celles qui furent retirées pour lors. Le comte de Boulainvilliers dit que ces pièces sont le principal monument de notre liberté et l’auroient conservée sans la continuelle inattention de notre nation1. Il paroît encore qu’il fit davan

i5 tage, dit le comte. Nicole Gilles nous apprend, dit-il, que le Hutin rendit, outre ce, une déclaration par laquelle il reconnut, tant pour lui que pour ses successeurs, qu’il ne pourroit lever aucuns deniers sans le consentement des trois états, qui en feroient

20 eux-mêmes l’emploi et le recouvrement. Il y a des auteurs, dit le comte, qui révoquent en doute cette déclaration parce qu’elle ne se trouve pas au Trésor des Chartres. Mais il est clair qu’elle a été le fondement de l’autorité que les trois états ont prise

25 depuis ce temps-là ; outre qu’elle est si relative aux chartres susdites que, sans cela, elles ne pourroient subsister. Le Roi y déclare qu’il renonce à imposer aucune taille ou aide sans une évidente nécessité ou une évidente utilité. Or, cela ne

1. Voyez ce qu’il dit chapitre II, page 97. seroit-il pas vain, s’il avoit été seul juge de l’un et de l’autre 1.

On se prépare à faire des associations contre Philippe-de-Valois, comme on avoit fait contre Philippe-le-Bel. Les Normands, plus lents à prendre 5 leur parti, furent les plus lents aussi à s’accommoder. Ils obtinrent la confirmation de la chartre accordée par le Hutin, avec déclaration qu’il ne seroit rien permis d’imposer sans le consentement des états. Cette fermeté fut commune à tout le 10 royaume. Nicole Gilles et le Rosier de France disent qu’en cette année, 1338 et 133g (avant Pâques), il fut arrêté devant les trois états, présent le Roi, que l’on ne pourroit imposer taille en France, ni lever, si urgente nécessité ou évidente utilité ne le requéroit ib de la part desdits états 2.

J’ajouterai et je remarquerai ici quelque chose de singulier. Tandis que tout se soulève à l’occasion des impôts que les Roix veulent établir (ce qui marque qu’on connoissoit les droits de la liberté), ao on voit, d’un autre côté, des coups de cruauté et de barbarie faits par les Roix, qui ne font pas le moindre bruit dans la Nation. Philippe de Valois fait, en un jour, arrêter quatorze seigneurs de Bretagne et de Normandie, à qui il fait couper la tête, 25 sans aucune forme de procès, sur ce qu’il les soupçonne de tenir le parti de Jean de Monfort, et cela, quoiqu’ils fussent sous la sauvegarde d’un

1. Voyez cette Histoire du Gouvernement par le comte, pages 127, 128, 129.

2. Voyez le même auteur, pages 185, 186, 187. tournoi, où ils avoient été invités. Le roi Jean, son fils, commence son règne par faire enlever le comte d’Eu, connétable de France, la fleur de la chevalerie de ce temps-là, et le fait décapiter en sa 5 présence sans formalité de justice. Je dis qu’il faut que ces choses ne fissent pas tant d’impression dans ce temps-là, où les seigneurs eux-mêmes étoient accoutumés à faire des coups pareils d’autorité contre leurs vassaux ou autres qu’il leur plairoit,

10 comme il paroît par mille exemples et, entre autres, par l’exemple du démêlé d’Enguerrand de Couci et de saint Louis, que ce roi fit prendre et juger pour avoir fait pendre, sans formalité de justice, trois Flamands, chasseurs dans la forêt de Couci.

i5 Je dirai ensuite que les Chartres rapportées par Boulainvilliers sont curieuses en ce qu’elles nous donnent idée de l’origine de notre droit françois, et de la forme de la justice royale et des seigneurs, et des changements qui s’y sont faits, et par quelle

20 voye on est venu à ces changements. Ainsi il faut les voir ; j’en ferai l’extrait.

Il faut remarquer que les Roix ne s’élevèrent principalement que par les profits immenses qu’ils firent sur la monnoye ; qui alloient si loin qu’ils triploient

25 souvent et quadruploient à leur profit tout l’argent des particuliers. Cela les mit en état d’acheter partout villes, terres, châteaux, seigneuries, comtés, duchés. Cela les rendit plus riches souvent que tous les seigneurs ensemble. Les remèdes mêmes qu’y

3o apportoient les états ne faisoient qu’augmenter le mal : ils établissoient des subsides pour que le Roi pût faire de la monnoye forte ; ce qui le mettoit en état d’en faire d’abord de foible et de faire de nouveaux gains. Les seigneurs, qui vouloient de la monnoye forte, consentoient aux impôts sur le Peuple, pour qu’on leur fît de la monnoye forte1. 5

XVII. SUR LE «TESTAMENT POLITIQUE» DE RICHELIEU.

594* (1962. III, 1° 262). — Lorsque je lus le Testament politique du cardinal de Richelieu, je le regardai comme un des meilleurs ouvrages que nous 10 eussions en ce genre. Il me sembla que l’âme du Cardinal y étoit tout entière, et, comme on juge qu’un tableau est de Raphaël parce qu’on y trouve le pinceau de ce grand peintre, je jugeai de même que le Testament politique étoit du cardinal de n Richelieu parce que j’y trouvois toujours l’esprit du cardinal de Richelieu, et que je le voyois penser comme’je l’avois vu agir. Je m’imaginai que le Cardinal étoit du nombre de ces gens très heureux dont parle un auteur romain, qui ont reçu ces deux 20 dons du Ciel : de faire des choses mémorables et de les écrire. Je pensai que le Testament du cardinal de Richelieu étoit un ouvrage original, qui, comme il arrive toujours, avoit fait faire de mauvaises copies, et que l’applaudissement avec lequel il avoit 25

i. J’ai cité Budé dans le Spicilège, ou il reproche à notre nation sa continuelle inattention. été reçu avoit engagé les libraires à faire composer les Testaments de MTM de Louvois et de Colbert, qui sont visiblement des pièces supposées. C’est en conséquence de ceci, que, travaillant

5 à YEsprit des Loix, je citai dans deux ou trois endroits ce Testament comme un ouvrage de celui dont il portoit le nom ; mais, ayant, par hasard, ouï dire à M. de Voltaire que cet ouvrage n’étoit pas du cardinal de Richelieu, je supprimai les endroits

o où j’en avois parlé. Mais M. l’abbé Dubos, qui avoit beaucoup de connoissances sur ces sortes de faits, que je consultai, me dit que l’ouvrage étoit du cardinal de Richelieu, c’est-à-dire qu’il avoit été composé par ordre, sous les yeux et sur les idées

5 de M. le cardinal de Richelieu, par M. de Bourzeis et un autre qu’il me nomma. Il ne m’en fallut pas davantage, et je remis les endroits que j’avois tirés.

Aujourd’hui, en (?) novembre 1749, il paroît une 0 brochure de M. de Voltaire, dans laquelle il explique les raisons qui lui font penser que l’ouvrage que nous appelons le Testament du cardinal de Richelieu n’est pas de lui. Ces raisons m’ont paru foibles, et je n’ai pu m’y 5 rendre. La plus forte (sic) de toutes sont ces deux : que ce livre a été publié trente ans après la mort du cardinal de Richelieu ; la seconde, que le cardinal dit que l’on étoit en paix, et que, cependant, on étoit en guerre, o i° Ce livre n’étoit point de nature à être publié dès qu’il a été fait : ce n’étoit pas là son objet. Ce livre avoit été fait pour le Roi, et il avoit été fait pour le Cardinal et pour les vues du Cardinal. Ainsi, bien loin de le publier, il falloit ne le pas publier. C’étoit une pièce secrète, qui ne devoit paroître que lorsque les circonstances n’exigeroient 5 plus qu’il (sic) ne parût pas.

2° Je n’ai point devant mes yeux les termes dont se sert le cardinal de Richelieu. Il y a apparence qu’il vouloit dire que l’on étoit en paix, parce que, quand il écrivoit, il n’y avoit point de guerre civile 10 en France, et effectivement, dans ces temps-là, l’état ordinaire de la guerre étoit la guerre civile, et, quant à la guerre étrangère, il y a eu des temps que le cardinal de Richelieu la faisoit plus faire qu’il ne la faisoit. II y en a eu où nous étions plutôt i5 auxiliaires que partie principale. De plus, comme M. de Bourzeis écrivit sur les mémoires du cardinal de Richelieu, on ne peut pas dire que cet ouvrage est d’une date, ni qu’il soit d’une année particulière. C’étoit des réflexions que le Cardinal écrivoit à 20 mesure qu’elles lui venoient. Il y a la date des réflexions ; il y a la daté de la rédaction. Ce seroit une faute trop grossière de la part de celui qui auroit fait ce testament, d’avoir ignoré si, pendant le ministère du Cardinal, on étoit en paix ou en ab guerre, et l’auteur quelconque paroît si instruit de l’état de l’Europe pendant le ministère du Cardinal qu’il ne peut pas avoir ignoré si on y étoit en paix ou en guerre.

Une autre objection de M. de Voltaire, c’est 3o l’affaire du comptant. « Le Cardinal, dit-il, auroit parlé contre lui-même. » Je réponds que le Cardinal a tant parlé pour lui dans ce Testament, qu’on ne peut guère le soupçonner de s’être oublié dans ce cas-ci. Le Cardinal n’étoit point un ministre 5 particulier ; il étoit roi. Il s’en faut bien qu’il se confondît à (sic) qui il donnoit part au ministère.

Toutes les autres objections de M. de Voltaire portent contre le livre et ne décident point qui en est l’auteur, et c’est mal raisonner que de dire que

10 le livre n’est pas du Cardinal parce qu’il y a des endroits qu’on y peut reprendre ; de dire que le Cardinal a dit la Fargy, en parlant d’une femme qui a été ambassadrice : elle est ambassadrice pour nous, et, pour le Cardinal, elle n’étoit (je crois) que

i5 femme de chambre, et il faudroit savoir si, dans le temps qu’écrivoit le Cardinal, il lui manquoit de respect en disant la Fargy. Cette expression peut être très basse et peut être très haute ; elle peut être l’effet de l’orgueil, comme elle peut l’être,

2o aujourd’hui, d’une mauvaise éducation. De plus, et ce qui induit à le croire, c’est que les expressions et les idées de tout le livre ne sont point basses.

A l’égard du mot de la Reine, au lieu de la Reine25 Mère, cette reine avoit été régente, et il n’étoit point question de la Reine proprement dite, et c’est une négligence qui convenoit plus au Cardinal qu’à un autre, et où celui qui a écrit ne devoit pas plus tomber que le Cardinal, si l’on regarde cela comme 3o une faute.

A l’égard du style, il ne peut faire qu’honneur au Cardinal : il est plein de feu, de mouvement ; il est plein d’une certaine impétuosité dans les phrases, d’un certain génie naturel, d’une grande inexatitude (sic). Enfin, on voit le style d’un homme qui a toujours commencé à écrire, et qui n’a jamais écrit. 5 Enfin, on y voit plutôt l’homme que l’écrivain, et je suis persuadé que ceux qui ont rédigé ont plutôt mis dans l’ouvrage l’ordre que les choses.

M. de Voltaire ne peut guère dire que le style du Testament ne ressemble pas aux autres ouvrages 10 du cardinal de Richelieu. On sait que, ses ouvrages théologiques, il ne les a pas plus faits que nos évêques [n’] ont fait leurs mandements. Adopteroit-on le style des ouvrages qu’il n’a point faits pour juger de ceux qu’il a faits ? i5

A l’égard de ce qu’on trouve dans le Testament, que l’on prétend que la régale s’étend partout, parce que la couronne du Roi est ronde, ce n’est point une pensée du Cardinal ; il la cite (me semble) comme une pensée des jurisconsultes. 20

Je dis donc que le Testament politique est du Cardinal, parce que j’y trouve son caractère, son génie, ses passions, ses intérêts, ses vues, et jusques aux préjugés de son état et de la profession qu’il avoit embrassée. Seroit-ce M. de Bourzeis, jansé- 25 niste décidé, qui auroit voulu anéantir les appels comme d’abus ? Seroit-ce M. de Bourzeis, qui auroit imaginé des choses si spécieuses pour empêcher qu’un ministre ne pût jamais être déplacé, ni convaincu de mal gouverner ? Seroit-ce M. de 3o Bourzeis, qui auroit fait faire des recherches si difficiles, si fines, si judicieuses, sur le port de Marseille, sur la situation de la Méditerranée, les avantages et les inconvénients qu’en tirèrent les Espagnols et les François. Il est visible que c’étoit le fruit de 5 l’expérience des bons et des mauvais succès du Cardinal.

M. de Voltaire dit qu’il y a une contradiction entre ce qui est dit dans un endroit de ce livre, que les cinq dernières années de la guerre coûtèrent

10 6o millions de livres, et un autre où il est dit que les revenus de l’Épargne ne montoient qu’à 35 millions. Je renvoye M. de Voltaire à l’écrit que donna M. Desmarets, au commencement de la Régence. Il trouvera bien une autre disproportion

i 5 entre la recette et la dépense, et ce n’est [pas] pour rien que Louis XIV devoit, en mourant, près de deux milliards ; ce n’est pas pour rien que les finances se trouvèrent perdues au commencement de son règne, soit dans sa minorité, sous M. d’Émery,

20 soit dans sa majorité, sous M. Fouquet.

M. de Voltaire s’étonne que le manuscrit n’ait pas été trouvé chez la famille, ni même autre part. Ce manuscrit ne se trouve point parce que le livre est imprimé. On sait la destinée de la plupart des

a5 manuscrits que l’on fait imprimer. On [n’] est curieux des anciennes éditions que parce qu’elles tiennent lieu du manuscrit ancien, que les libraires avoient pour imprimer, et qui s’est perdu ou gâté chez eux.

3o M. de Voltaire trouve puériles les allusions tirées de la philosophie d’Aristote. Mais apparemment que le cardinal de Richelieu n’avoit point étudié la philosophie cartésienne ! Et cela prouve plus que l’ouvrage est de lui que de celui qui le publia cinquante [et] quelques années après sa mort, temps auquel la philosophie d’Aristote étoit si décriée. 5 Il faut donc, selon les paroles de M. [de] Voltaire, que le compilateur fût un pédant du (sic) collège. Mais personne ne peut dire que ce soit un pédant de collège qui ait fait cette compilation.

Il s’étonne qu’un ministre se soit déclaré contre la 10 régale. Mais ce ministre étoit ecclésiastique, et, qui plus est, cardinal. Le cardinal de Balue étoit ministre, et il se déclara contre la PragmatiqueSanction, qui étoit bien de tout autre importance que l’honorable, mais vain droit de régale, et qui i5 est de si petite conséquence qu’encore aujourd’hui les Roix ne le tournent point à leur profit.

M. de Voltaire s’étonne que le Cardinal ait donné à un roi qui règnoit depuis trente ans, des instructions si petites : par exemple, il faut qu’un roi ait de »o la piété, etc. Mais ne sent-il pas qu’un ministre qui instruit les Roix est fort porté à leur donner des instructions pour faire ce qu’ils font ? Le cardinal de Richelieu conseille au Roi d’être pieux, parce qu’il l’étoit ; il lui conseille de n’avoir point de maîtresses, 25 parce qu’il n’en avoit point, et, peut-être encore, parce qu’il en avoit lui-même.

11 trouve puéril que le Cardinal dise au Roi qu’un prince doit avoir un conseil. Qui pouvoit mieux dire cela que le Cardinal, qui ne pouvoit avoir oublié sa 3o querelle avec M. de Cinq-Mars, et qui avoit été obligé de dire à ce dernier, devant le Roi, qu’on ne mettoit point les affaires d’État entre les mains des enfants ? Il disoit au Roi ce qu’il avoit pris tant de peine à lui persuader toute sa vie : de mettre les 5 affaires entre les mains des ministres, et non pas des favoris 1.

M. de Voltaire regarde comme une absurdité ce que le Testament politique dit : qu’il faut borner le comptant à 6 millions d’or. Il demande ce que

10 c’est que 6 millions d’or : si ce sont des millions de marcs, des millions de louis. Il est aisé de répondre : ce sont 6 millions de livres en or. On dit ici 6 millions d’or parce que le Comptant ou le Trésor royal paye toujours le comptant du Roi en or. Sous

i5 le cardinal Mazarin, le comptant étoit prodigieux et passoit 4o millions. Le comptant a toujours été nécessaire, et, d’un autre côté, il a été nécessaire que l’on comptât à la Chambre, pour que le Roi pût se rendre raison à lui-même. Lorsque les cours ont

20 fait des représentations, on a fait de certaines bornes au comptant, et même sans représentations : car il doit toujours y avoir des dépenses secrètes. Ici le cardinal de Richelieu veut que le comptant ait une étendue suffisante ; mais que, d’ailleurs, il

25 n’en ait pas trop, afin que l’administration soit sage. Le comptant qu’il établit est, à peu près, à (sic) ce qui est établi aujourd’hui : il est d’environ i5 millions.

1. Ce sont des idées jetées en l’air et des matériaux à rectifier ; non pas un ouvrage.

XVIII. SUR L’HISTOIRE DE FRANCE.

595 et 596. — Morceaux De Ce Que1 Je Voulois écrire Sur L’histoire De France1 .

595*(13o2. II, f° 141). — Ce ne fut pas un peuple, mais une armée, qui, sous Clovis, conquit les 5 Gaules. Elle étoit composée de volontaires, qui s’étoient choisi des chefs plutôt pour les conduire, que pour leur commander. Le premier acte d’indépendance qu’ils donnèrent fut de chasser Chilpéric (sic), et, lorsque la famille de Clovis partagea 10 le royaume, on vit partout les Seigneurs se rendre arbitres de la guerre et de la paix.

Brunehaud, femme habile, porta plus loin l’autorité royale, et elle étonna les seigneurs par sa hardiesse et ses crimes. Son gouvernement étoit, 0 d’ailleurs, bon. Elle fit partout des ouvrages dignes d’un proconsul romain. Frédégonde disputa de méchanceté avec elle ; mais elle l’exerça plus sur la famille royale que sur les sujets.

Un gouvernement successif se fit envisager par 20 les seigneurs comme une suite de l’esclavage. Ainsi ils furent ravis de transporter toute l’autorité aux maires du Palais, laissant le nom de Roi à ceux de la famille de Clovis. Ils ne firent par là que remettre les choses dans le premier ordre : car, comme dit 25 Tacite (De Moribus Germanorum) : Reges ex nobilitate,

1. Nous n’avons pas le courage si abattu que nous n’osions pas dire la vérité même sous un bon prince. duces ex virtute sumunt. Les Roix étoient les . magistrats civils ; les chefs, les magistrats militaires. Or, Clovis avoit réuni ces deux fonctions, et les François jugèrent à propos de les séparer. 5 Ainsi, il ne faut pas croire que tous ces roix qu’on appelle fainéants fussent sans esprit, parce qu’ils étoient sans autorité ; à moins qu’on ne voulût dire que les roix de Pologne, de Suède et de Danemark, étoient sans esprit, toutes les fois qu’ils ont été ou

10 exposés aux entreprises de leurs sujets, ou accablés sous l’empire des loix.

Les victoires de Pepin le firent résoudre à réunir encore dans sa personne le titre de Roi, titre qui ne lui donnoit pas plus d’autorité qu’il n’avoit, titre

i5 électif comme le sien, soit qu’il le fût déjà en quelque façon, soit que, comme accessoire d’un titre électif, il le fût devenu. Je ne crois pourtant pas que le titre de Roi fût électif de sa nature avant Pepin, et cela, pour trois raisons : la première, c’est qu’il étoit

20 si héréditaire que chaque enfant avoit droit au partage ; la seconde, que ce titre ayant aussi peu d’autorité (aucun roi n’ayant le pouvoir par lui-même de se le faire conférer), il eût été singulier qu’on se fût asservi aux règles de la naissance, si le titre avoit été

25 électif ; la troisième, c’est que cela est marqué expressément dans Tacite : Reges ex nobilitate, duces e # virtute sumunt.

De la seconde Race.

Les continuelles victoires de Charlemagne, la 3o douceur et la justice de son gouvernement, semblé rent fonder une nouvelle monarchie. Il évita les brouilleries, assembla souvent la Nation. Les arts et les sciences semblèrent reparoître. On eût dit que le peuple françois alloit détruire la Barbarie.

Sous cette seconde race, les seigneurs exercèrent 5 la même autorité que sur (sic) la première. Mais plusieurs causes abaissèrent et détruisirent cette double puissance, de roi et de chef, que Pepin avoit réunie dans sa personne et celle de ses successeurs.

i° Les grands officiers, ceux qui avoient des 10 emplois dans les provinces, dans les villes, devinrent successifs.

2° Les évêques, qui avoient eu beaucoup d’autorité sous la première race, l’augmentèrent beaucoup sous la seconde. Il faut chercher l’origine de cette i5 autorité avant les temps-mêmes de l’établissement de la Religion chrétienne. Nous voyons dans Tacite (De Moribus Germanorum) que ces peuples ne faisoient rien sans avoir consulté les prêtres. Ainsi les seigneurs françois devenus chétiens se trou- 20 vèrent disposés à consulter des évêques, comme ils avoient consulté leurs prêtres. Cette autorité s’étendit de deux manières : i° Elle se propagea avec la Religion et acquit avec chaque prosélyte de nouveaux défenseurs ; 20 les assemblées ecclé- 25 siastiques devinrent plus réglées ; leur (?) corps particulier se sépara davantage, et leurs intérêts devinrent plus unis : ce qui les mit en état de faire eux seuls des révolutions dans la Nation et de déposer les Roix sous des prétextes même inouïs, 3o comme ceux de pénitence et de discipline.

De la troisième Race.

L’histoire de la première race est l’histoire d’un peuple barbare. L’histoire de la seconde est celle d’un peuple superstitieux. Celle du commencement 5 de la troisième, celle d’un peuple qui vit dans une espèce d’anarchie, qui a un mauvais gouvernement, et qui n’en suit pas même les règles.

Les Seigneurs ne laissèrent encore une fois aux Roix que le nom. Mais, au lieu de faire un corps de 10 monarchie sous un maire, comme sous la fin de la première race, ils la mirent en lambeaux, divisant cette autorité dont ils avoient joui en commun sous un maire.

Ainsi on voyait un corps composé de pièces i5 rapportées, sans harmonie et sans liaison ; point d’autorité dans le chef ; aucune union dans les membres ; chaque seigneur régissant son état particulier avec les mêmes défauts de la Monarchie ; de la majesté sans pouvoir ; des guerres faites avec 20 courage, à la vérité, mais sans but et sans dessein. Mais ce qui sembloit devoir anéantir pour jamais l’autorité royale fut la cause de son rétablissement ; chose qui n’a jamais manqué d’arriver dans toute cette troisième race, comme la suite de ceci le fera 25 voir.

Lorsque les Seigneurs formèrent divers états, ils voulurent pourtant laisser toujours un corps et former une nation. Mais, dans ce temps-là, on n’avoit point d’alliance d’état à état. On ne les connoissoit pas même. Toute l’union consistait à se mettre plusieurs sous la protection d’un seul, et [à] avoir encore chacun, en descendant, d’autres plus petits sous sa protection. C’étoit, pour lors, le génie de l’Europe. Tous les seigneurs françois se mirent sous 5 la protection de leur roi, c’est-à-dire consentirent à relever de lui. La Couronne devint le fief dominant de tout l’État, et, selon la loi des fiefs, chaque fief qui relevoit immédiatement d’elle lui fut reversible : ce qui n’étoit point à charge aux princes ou io seigneurs françois, parce qu’ils exerçoient le même droit sur leurs vassaux, et que, d’ailleurs, cette condition ne les concernoit, ni eux, ni leur postérité.

Mais il arriva de là que, le hasard ayant rendu ces réunions très promptes, parce que beaucoup de i5 maisons finirent pendant que la postérité de Hugues Capet resta éternelle ; il est arrivé (dis-je) que le Roi a succédé à l’autorité des principaux seigneurs françois et a réuni à soi l’une et l’autre puissance : ce qui est peut-être la manière la plus innocente so d’acquérir.

De plus, par cet ordre même, il falloit nécessairement que la Couronne engloutît tout, à la fin : car elle avoit un droit sur tout, et il falloit bien que tout revint s’y perdre, comme les fleuves dans a5 l’Océan.

Et il ne faut pas croire, comme quelques historiens ont dit, que Hugues Capet eût donné aux Seigneurs des privilèges pour obtenir d’eux la couronne : car il ne leur auroit donné que ce qu’ils 3o avoient, et que ce qu’il n’avoit pas lui-même. Il n’avoit que ses droits particuliers dans le comté de Paris et son duché de France, qui étoient une émanation de cette autorité générale que chaque seigneur avoit eue, à quelque changement près, 5 depuis le commencement de la Monarchie.

Hugues Capet, ayant la couronne, se trouva avoir un titre grand, mais sans pouvoir ; il étoit même incertain : il n’étoit pas assuré à sa race, mais seulement à sa personne. En quoi, sa condition étoit pire

10 que celle des autres seigneurs. Aussi l’histoire du commencement de cette race est-elle moins l’histoire du roi de France, que celle du comte de Paris. Les Roix furent humiliés à ce point qu’ils eurent, pendant plusieurs règnes, la honte de vaincre le

i5 seigneur de Dammartin, et le respect leur fut perdu jusque dans les villages.

La constitution (comme nous l’avons dit), sous cette race, étoit un ouvrage digne du hasard, qui l’avoit formé. C’étoit un corps monstrueux, qui,

20 dans un grand fief où personne n’obéissoit, renfermoit un nombre innombrable de petits états, dans lesquels l’obéissance étoit quelquefois sans bornes, et quelquefois à peine connue. Le bien public ne consistoit que dans l’exercice de certains

25 droits particuliers, que les uns prétendoient avoir sur les autres, et n’étoit fondé sur aucune vue générale.

Les assemblées de la Nation n’étoient que des conjurations et des prétextes continuels de vexation, tantôt pour dépouiller un seigneur, tantôt pour le

3o perdre : tout le monde cherchoit à s’opprimer ; personne à se secourir.

Les Grands, qui n’avoient aucune idée de la politique, approuvoient des usages qui confisquoient les terres de leurs pareils, parce qu’ils exerçoient eux-mêmes les mêmes usages dans leurs terres.

Si les loix avoient été pour lors aussi sages que 5 celles du Corps germanique d’aujourd’hui, et qu’on eût joint à l’assemblée des Pairs, qui répond à celle des Électeurs, une assemblée de seigneurs et une assemblée des députés des villes, le gouvernement gothique auroit subsisté. io

Car, depuis même que la puissance des Roix se fut si fort agrandie, l’on vit, d’un côté, la simple association des villes mettre au désespoir , et

celle du Bien public mettre Louis XI au point qu’il fut prêt à quitter le royaume. i5

Il arriva une chose dans les commencements de cette race, qui augmenta un peu la puissance de nos roix : ce fut la folie des croisades. Chaque seigneur prit un dégoût pour sa patrie : d’un côté, l’espérance des conquêtes lointaines et des terres plus 20 étendues que celles de leurs fiefs ; de l’autre, l’espérance du salut acquis dans le chemin de la gloire : moyen bien plus séduisant que celui qui le fait acheter par le renoncement à soi-même.

Il arriva que Philippe, qui régnoit pour lors, ne a5 fut pas touché de ces idées. Il étoit amoureux de Bertrade, comtesse d’Anjou, et il étoit heureux dans ses amours. Les historiens parlent des charmes de cette princesse comme de ceux d’une Circé. Ainsi une passion déraisonnable fit faire à Philippe ce 3o qu’auroit pu lui suggérer une politique consommée.

On voyoit, pour la première fois, à la cour de France, régner cette douceur de mœurs que l’amour inspire même aux nations barbares, et, pendant que tant de héros portoient la guerre au bout de 5 l’Univers, le Roi languissoit dans la mollesse et les plaisirs.

Jamais femme ne porta plus loin cet empire souverain que donne la beauté. Elle régna sur le cœur de son mari, comme sur celui de son amant.

10 L’amour fit pardonner le crime, taire le désespoir, étouffer la vengeance ; les plaintes étoient des prières ; les reproches, des larmes ; Foulques étoit plus tendre à mesure qu’il étoit plus outragé. Bientôt vinrent les querelles avec les Anglois. La

i5 haine que l’on conçut pour eux fut cause que l’on n’eut longtemps aucune jalousie de l’agrandissement des Roix, et que l’on s’empressa même à les mettre en état de leur résister. Dès qu’ils furent chassés, les fondements de la

20 grandeur royale se trouvèrent élevés, et les Seigneurs admirèrent comment ils avoient pu ainsi passer, sans moyen (sic), d’une si extrême licence à une si extrême servitude. Qu’on voye le règne de Charles VII et celui de Louis XI, on diroit

25 que c’est un autre peuple qui est gouverné. Le pouvoir arbitraire s’élève et se forme dans un instant. A la fin de ce dernier règne, il n’y avoit pas un seigneur qui pût être assuré de n’être pas assassiné.

3o Une des choses que l’on doit remarquer en France, c’est l’extrême facilité avec laquelle elle s’est toujours remise de ses pertes, de ses maladies, de ses dépopulations, et, avec quelle ressource, elle a toujours soutenu ou même surmonté les vices intérieurs de ses divers gouvernements.

Peut-être en doit-elle la cause à cette diversité 5 même, qui a fait que nul mal n’a jamais pu prendre assez de racine pour lui ôter entièrement le fruit de ses avantages naturels.

Peu de princes ont mieux connu les devoirs de la royauté que saint Louis. Que s’il a donné dans la 10 bigotterie, c’étoit les foiblesses de son temps, et non pas les siennes ; que s’il a entrepris des croisades, c’étoit encore l’erreur de son siècle. Il faut le juger sur les vertus qu’il auroit eues dans tous les temps.

Charles VIL

Sous ce règne combattit le comte Dunois, homme que nous pouvons regarder à aussi juste titre, comme le fondateur de notre monarchie, que Pharamond et Clovis.

Louis XL 20

La mort de Charles VII fut le dernier jour de la liberté françoise. On vit, dans un moment, un autre roi, un autre peuple, une autre politique, une autre patience, et le passage de la servitude, à la liberté fut si grand, si prompt, si rapide ; les moyens, si ab étranges, si odieux à une nation libre : qu’on ne sauroit regarder cela que comme un esprit d’étourdissement tombé tout à coup sur ce royaume. Surtout, quand on fait réflexion qu’il n’employa pour soumettre tant de princes et tant de villes, aucune armée qui ne fût malheureuse ; qu’il ne se servit que de quelques mauvaises finesses ; et qu’il 5 ne caressoit jamais que de la même main dont il avoit frappé.

Il sembla n’être donné à son père que pour jeter de l’amertume sur ses victoires et corriger l’orgueil des prospérités. Il obtint la permission d’aller en

10 Dauphiné, sur lequel, par une espèce de prodige, on ignoroit les droits qu’il avoit.

Lorsqu’il parvint à la couronne, la France étoit dans un état où elle ne s’étoit point vue depuis les premiers roix carlovingiens. Les Anglois, nos enne

i5 mis éternels, avoient été chassés de nos provinces ; ils ne possédoient plus que Calais ; leurs divisions nous assuroient encore plus qu’elles ne nous vengeoient1. Délivrés de nos craintes nous avions presque perdu jusqu’à la haine. L’Allemagne ne

2o pouvoit se mêler de nos affaires que comme notre alliée ou comme ennemie de la Maison de Bourgogne. Les différents états de cette maison, gouvernés par des loix toutes différentes, dont ils étoient souverainement jaloux, ne laissoient guère

25 à leurs princes cette autorité au dedans qui fait entreprendre au dehors. Ainsi les ducs de Bourgogne étoient dans le respect, et tous les autres feudataires dans la crainte. Les roix d’Aragon, de

i. Tel fut le sort des deux monarchies que le malheur de l’une sembla être attaché au bonheur de l’autre : l’Angleterre fut agitée de troubles, dès que la France commença à respirer. Castille, de Grenade, de Navarre, de Portugal, renfermoient leur ambition dans le continent de l’Espagne. Les États d’Italie étoient encore plus foibles, plus divisés, plus timides : les villes faisoient la guerre dans l’enceinte de leurs murailles, tantôt 5 le théâtre de la tyrannie, et tantôt, de la liberté. Le duc de Bretagne ne demandoit qu’à vieillir dans la paix ; il approchoit de cette imbécillité qui devoit finir sa vie. Le duc de Savoye étoit beau-frère du Roi, et, s’il avoit attenté contre nous, nous pou- io vions disposer du Milanez contre lui. Pour comble de bonheur, pendant que nous jouissions d’une paix qu’il sembloit que rien n’eût dû troubler, il n’y avoit presque aucun de nos voisins qui ne fût dans la crainte, dans la fureur ou dans la lassitude de la i5 guerre. Nos finances étoient en bon état ; nos troupes, nombreuses, aguerries, disciplinées, accoutumées à vaincre, et nous jouissions de la science d’une longue guerre. Les états des principaux seigneurs étoient presque tous entourés de la puis- 20 sance royale. La plupart des grands fiefs étoient réunis ; d’autres alloient se réunir. Les bornes de l’empire et de l’obéissance étoient assez connues ; les droits réciproques, assez bien établis. Ainsi il étoit facile au successeur de Charles VII d’allier la 25 justice avec la grandeur, de se faire redouter dans sa modération même, d’être, enfin, le prince de l’Europe le plus aimé de ses sujets et le plus respecté des étrangers.

Mais il ne vit dans le commencement de son 3o règne que le commencement de sa vengeance ; il renonça à sa dissimulation même et fit paroître toute sa joye. Il partit des états de Bourgogne, suivi du Duc et de son fils, et alla se faire sacrer à Reims. Dans un moment, il changea tout ce qu’avoit fait 5 son père, mortifia tous ses serviteurs, protégea tous ceux qui s’étoient signalés contre lui par quelques crimes, reçut dans sa faveur le médecin Fumée, accusé de l’avoir empoisonné, doubla les impôts, abolit les privilèges des villes, inquiéta la Noblesse, 10 ôta les charges ou en diminua les prérogatives, et, ce que la vengeance ou l’avarice, qui peuvent avoir des bornes, ne lui fit pas changer, il le changea par inquiétude.

Il abolit la Pragmatique-Sanction, c’est-à-dire

i5 l’ouvrage de la Religion et de la Liberté. Il refusa un apanage convenable à Monsieur ; il inquiéta le duc de Bourgogne ; il rétablit le duc d’Alençon.

Tout-à-coup, il parut avec une armée sur la Bretagne, et il fit au Duc des demandes si déraison

ao nables qu’il fit bien voir qu’il n’en vouloit pas plus à lui qu’aux autres seigneurs. Le Duc, surpris et épouvanté, s’humilia et promit tant de choses qu’il pensa de tromper le Roi, à force de promettre. Mais, pendant ce temps-là, il envoya des émissaires par

2b tout ; il représenta aux seigneurs qu’il ne falloit pas qu’ils pensassent que la Bretagne seroit seule insultée ; qu’il n’avoit avec le Roi aucune querelle particulière : uniquement son ennemi parce qu’il étoit son vassal ; qu’il venoit sur ses frontières exiger

3o des droits jusqu’alors inouïs ; que c’étoit avec les armes qu’il faisoit ses procédures ; que cet esprit inquiet, actif et caché, ne pouvoit être arrêté que par la crainte ; que, pour sa justice, on ne devoit en juger que par celle qu’il rendoit à son frère, et, de sa modération, par ses attentats contre le feu Roi ; qu’il avoit signalé son enfance par des déso- 5 béissances et mérité des punitions au-dessus de son âge ; qu’à l’âge de onze ans il s’étoit fait chef de parti ; que, dans les guerres des Anglois, on avoit disputé pour le choix d’un seigneur, mais qu’à présent il n’y avoit plus à choisir, sinon entre la 10 conservation de ses droits ou la sujétion.

Personne ne fut si aisé à persuader que le comte de Charolois. Ces deux princes s’étoient vus, s’étoient connus. Nés pour être inégaux en dignité, mais presque égaux en puissance, ils nourrissoient i5 les semences d’une grande haine pendant tout le temps que le Dauphin jouit, dans les terres de Bourgogne, du seul asile qu’il eût sur la Terre. Il (sic) avoit été insulté par les ambassadeurs du Roi jusque dans le palais du Duc, son père, et ce 20 prince, qui avoit toutes les passions, excepté les petites, ne pouvoit dévorer cet affront.

Le Comte, qui avoit envoyé dire au Roi qu’il l’en feroit repentir avant la fin de l’année, saisit avec avidité cette occasion. Il entra dans la Ligue. La 2b haine publique l’eut bientôt formée. Le Roi ne vit de tous côtés que des ennemis : le duc de Bourgogne, le duc de Bretagne, le duc de Bourbon, une infinité d’autres seigneurs ; et (ce qui acheva de le confondre) Monsieur s’évada de la Cour et alla 3o porter dans le parti ennemi un grand nom, de la pitié pour ses malheurs et une certaine confiance que donne à un parti un fils de France opprimé.

Pendant que le Roi attaquoit le duc de Bourbon, le comte de Charolois entra en France. Son armée 5 rencontra celle du Roi à Montlhéri. Le Roi, qui avoit tout à perdre, ne désiroit pas la bataille ; le Comte, qui attendoit le duc de Bretagne, ne la cherchoit pas non plus ; mais elle fut engagée malgré eux. Les deux armées eurent toutes les marques, 10 tous les désavantages d’une défaite. Les fuyards des deux côtés portèrent la consternation partout : les uns disoient que le Roi, d’autres, que le Comte avoit été tué ; celui-ci délibéra de se retirer ; celui-là se retira effectivement, tant il y avoit, dans les deux i5 partis, de défiance de ses forces.

Le Roi gagna vers Paris, résolu, si on lui fermoit les portes, de se retirer en Italie. Il y a apparence qu’il ne seroit jamais rentré dans le royaume, et que le duc de Bourgogne y auroit établi telle forme de 20 gouvernement qu’il lui auroit plu.

Cette retraite donna aux seigneurs l’idée qu’ils avoient remporté la victoire, et cette idée donne (sic) à leur parti cette réputation qui fait la puissance même, toujours fondée sur la manière de penser de >5 ceux qui espèrent, ou qui craignent.

Monsieur étoit un nom, que formoient la voix (sic) des seigneurs opprimés, et, à la tête du Bien public, il sembloit être le bien public même : mais ce nom qui est devenu (je ne sais comment) fatal pour la 3o foiblesse.

Il arriva avec l’armée de Bretagne ; mais sa pré sence nuisit plus au parti, qu’elle n’y servit. Le Roi fut reçu à Paris. C’est là qu’il employa toute son adresse à gagner les cœurs.

Le duc de Bourgogne avoit fait une alliance très longue avec les Anglois, et, dans le cours de ces 5 guerres, les François et les Parisiens surtout s’étoient accoutumés à regarder les Bourguignons comme ennemis. Ainsi, s’ils n’aimoient pas le Roi, ils aimoient encore moins les Bourguignons : on s’y souvenoit des anciens maux. Le Roi caressoit les 10 Parisiens, et ses vices sembloient disparoître avec sa fortune. Il leur disoit qu’il étoit venu à eux comme ses premiers sujets ; qu’il vouloit les traiter en père ; que les princes ligués ne cherchoient que le saccagement des grandes villes et la dissolution i5 de la Monarchie ; que, pour lui, il regrettoit une paix qui l’auroit mis en état de leur faire les plus grands biens ; qu’il ne refusoit point un apanage à son frère ; mais qu’il ne pouvoit consentir à lui donner la Normandie et à voir distraire de la 20 Couronne les forces de la Royauté. Falloit-il donc multiplier les tributs sur les provinces qui resteroient à son domaine, ou revoir la France dans la foiblesse dont elle venoit de sortir ? Qu’il voyoit autour de leurs murailles ces Bourguignons, qu’ils avoient si a5 longtemps vus parmi les Anglois.

Les seigneurs françois ne laissoient pas d’être embarrassés. Leur ressource étoit l’assemblée des états. Mais le Peuple et le Clergé y étoient toujours contre eux, parce qu’il craignoit (sic) les guerres 3o civiles et l’ambition des seigneurs ; ils craignoient une guerre dont ils auroient porté les frais. Aussi les états tenus sous ce règne, à la requête des seigneurs, délibérèrent-ils que le frère du Roi se contenteroit d’une assignation en argent.

5 Lorsque les princes ne sont pas au comble de la puissance, rien ne les y conduit plus sûrement que la crainte de l’invasion d’une nation étrangère. Les peuples ne sont jaloux de leurs privilèges que dans l’oisiveté de la paix, qui est aussi laborieuse pour les

10 princes non absolus, qu’elle est favorable à ceux qui le sont.

On fit la paix, et vous eussiez dit que c’étoit l’ouvrage de la Discorde elle-même. Le Roi donna tout et ne se réserva pour lui que l’espoir de la ven

i5 geance, les larmes de ses peuples et l’esclavage de ses sujets. Il est certain que, si ces princes avoient pu, seulement pendant six mois, se dépouiller de leurs jalousies et de leurs méfiances, et travailler au bien de la chose, ^ls auroient mis le Roi hors d’état

ao de les inquiéter, et, si, au lieu de demander de nouvelles terres, ils avoient seulement cherché à s’assurer la possession des leurs, à mettre des bornes au crime vague de félonie et aux confiscations arbitraires, ils auroient assuré la constitution pré

25 sente et forcé le Roi à dévorer son ambition.

Il est étonnant que le Roi, dans le temps qu’il préparoit au Duc des offenses impardonnables, osât se mettre entre ses mains. Il sentit bientôt tout le danger de cet artifice. Il apprend qu’il a été trop

3o bien servi du côté de Liège ; il redouble de caresses envers les gens du Duc, et certes il n’eut jamais plus T. i. 44 de besoins (sic) du talent qu’il avoit de se faire des créatures.

Le Duc mena le Roi contre les Liégeois. Ils n’avoient que la force ordinaire du Peuple, c’està-dire des quarts d’heure de fureur. Cette ville 5 prise, la Religion fit épargner les temples, et l’Humanité ne fit rien pour les citoyens.

Le comte de Saint-Pol étoit un homme fin, qui choisissoit très mal ses dupes : car il entreprit de jouer trois hommes, dont le premier se piquoit de 10 tromper tous les autres ; le second étoit l’homme du Monde qui aimoit le moins à être joué ; et tous trois étoient infiniment plus puissants que lui. Il ôta donc à trois grands princes l’intérêt qu’ils auroient eu de le protéger. 15

Il est étonnant que le duc de Bourgogne voulût ôter au Roi cette épine du pied, qui l’auroit embarrassé toute sa vie : car il éprouva bien que le reste de la Noblesse françoise étoit fidèle.

Le duc de Bourgogne entra dans le Royaume, et 2o celui qui avoit été à la tête du Bien public du Royaume y mit tout à feu et à sang.

Le Roi laissa son rival se consommer par ses guerres, par ses défaites, par ses victoires ; il lui auroit plutôt donné des secours pour l’aider 25 à se perdre. En effet, ce prince incapable des leçons de la bonne ou de la mauvaise fortune, plus aisé à détruire qu’à corriger, se faisoit partout des périls et se chargeoit des querelles de ses voisins comme des siennes. 3o

Louis goûtoit le plaisir que trouvent les âmes peu généreuses lorsqu’elles voyent arriver l’instant d’une vengeance que la crainte avoit étouffée. Il se prépare contre la Bourgogne, et, comme s’il eût voulu appeler en jugement les mânes du duc Charles, 5 lui qui, pendant qu’il avoit un soupir, n’avoit jamais eu la hardiesse de le trouver coupable, il l’accusa de félonie et confisqua les terres qui relevoient de lui.

Il s’étoit fait une dévotion, non pas contre le 10 crime, mais contre les remords. A mesure qu’il remplissoit les prisons, inventoit des supplices, augmentoit les impôts, il redoubloit de pèlerinages, de vœux et de fondations, se couvroit de reliques, rendoit de nouveaux cultes aux Saints. Il sembloit i5 qu’il voulût transiger avec le Ciel pour son dédommagement, et ce qui ne peut servir qu’à empêcher les autres de se désespérer étoit le fondement de sa hardiesse.

Enfin, ses craintes, ses méfiances, sa mauvaise 20 santé, le conduisirent au château de Plessis-lesTours, où il paroît qu’il étoit le plus malheureux de tous les hommes. Misérable prince, qui trembloit à la vue de son fils et de ses amis mêmes, qui voyoit le péril où les autres trouvent leur sûreté, qui ne 23 confioit sa vie qu’à des satellites, comme si, pour qu’il vécût, il étoit nécessaire qu’il fît violence à tous les gens de bien.

Il craignit la mort jusqu’à l’extravagance. Il paroît pourtant que le compte terrible qu’il avoit à rendre 3o fut le moindre de ses soins : car il ne vouloit point qu’on priât Dieu pour son âme. Il ne pouvoit se résoudre à finir ; il se couvroit de reliques contre la mort. Dans les derniers soupirs, il fondoit encore sa puissance : sans espérance pour la vie, il craignoit encore pour son autorité.

Il a été assez heureux pour avoir eu un historien 5 qui a fait honneur à ses vices et les a parés du nom de prudence et de sagesse. Son esprit consistoit surtout à trouver toutes les âmes vénales et à les payer. Il achetoit des places et n’auroit rien donné pour la gloire de les conquérir. Il savoit aussi fort 10 à propos avilir sa dignité. Il excelloit à faire et à défaire les haines et les amitiés. Il n’étoit retenu que par l’adversité. Il n’étoit point de ces princes qui laissent les insinuations aux inférieurs et se maintiennent par leur majesté. Il fit de sa dévotion i5 le premier instrument de sa tyrannie, plus implacable quand il se croyoit plus pieux.

Cromwell avoit un grand esprit ; celui de Louis étoit un tissu de petites fourberies, sans suite et sans but certain. Les deux meilleurs conseils que prit »o Louis (l’un, de (?) brouiller ; l’autre, de laisser agir le duc de Bourgogne) lui furent suggérés, l’un, par Sforce, l’autre, par Comines.

Sforce n’avoit point l’audace des grands criminels ; mais une noirceur qu’ils n’eurent jamais. Ses 25 crimes n’étoient point l’effet de ses passions, mais de ses réflexions, de ses délibérations, de ses pensées habituelles. C’est auprès de cet homme que Louis se proposoit de s’aller consoler, et il s’en fallut peu que le Destin n’unît mieux deux âmes qu’il avoit si 3o bien assorties. Louis le reconnoissoit pour son maître.

Louis XII.

Nous voilà tombés dans un règne dont les gens de bien se souviendront toujours avec plaisir, où la vertu trouve son histoire, où l’on est charmé 5 d’écrire, afin de faire voir à ses concitoyens qu’il y a aussi des âges heureux pour les monarchies, et que la sujétion a ses avantages, comme la liberté, ses inconvénients.

C’est pour lors qu’il dit cette parole qui ne s’ou10 bliera jamais : « Un roi de France ne venge pas les injures du duc d’Orléans. »

La république de Venise augmentoit tous les jours ses richesses et son insolence. Elle avoit pour lors cette puissance qu’ont, tour à tour, les nations i5 qui font le commerce de l’Orient.

Mais le jour de la bataille de devoit être son

dernier jour, comme celui de la bataille de Cannes auroit dû être le dernier de Rome.

Louis XII. — Ce prince auroit fait aimer la sujé20 tion, si elle étoit odieuse ; il auroit été capable de rendre plus supportable le pouvoir arbitraire, que d’autres, la liberté. Il eut un ministre selon son cœur. Il gouverna ses sujets comme sa famille, sans passions, comme les loix, et sans bruit, comme le 23 Ciel. Il ne pensa jamais que ce qu’un homme de probité auroit voulu penser ; il ne dit que ce qu’un grand roi auroit dû dire ; il ne fit que ce qu’un héros auroit été glorieux d’avoir fait. Enfin, si vous voulez trouver quelque chose qui vous représente le beau siècle des empereurs de Rome, celui des Trajans 5 ou des Antonins, il faut lire le règne de Louis XII.

Jamais les portes de l’Enfer ne prévalurent plus contre l’Église que lorsque le plus méchant de tous les hommes (Alexandre VI) monta sur le premier 10 siège du Monde, et nous serions encore indignés de cette scandaleuse élection, si on ne la regardoit moins comme un effet de la brigue, que comme un secret jugement de Dieu sur les fidèles.

François I". 15

Les cours des duchesses d’Étampes et de Valentinois étoient rivales : le faste du règne dans l’une, et l’ambition de régner dans l’autre ; le luxe et l’avarice dans toutes les deux. Ces deux femmes s’envioient leurs plaisirs et leurs vices mêmes. Sou- ao veraines sur le cœur de leur prince, elles étoient, toutes deux, jalouses d’une conquête qu’elles ne disputoient point.

Henri II.

La duchesse de Valentinois joignoit à une grande 25 beauté, qui lui avoit fait des amants, tous les artifices qui les retiennent. L’ascendant qu’elle avoit sur le Roi étoit une des calamités publiques : elle se servoit du cœur du Roi contre lui-même. Elle n’avoit point cette jeunesse timide, ni cette pudeur modeste qui engage plus, mais qui irrite moins.

Charles-Quint se retira dans une solitude de 5 moines. Il s’étoit mis dans l’esprit que les affaires l’accabloient, parce qu’elles l’occupoient. Mais cette âme, qui avoit été si fort agitée, s’ennuya bientôt du silence du cloître et du vide de ses nouvelles occupations.

Charles IX.

Henri 111K

Les Hollandois secouent le joug de l’Espagne. Ce fut l’effet de leurs forces maritimes. La terre a été donnée aux monarchies ; la mer, aux peuples i5 libres. Philippe II s’indignoit de voir deux petites provinces contre lesquelles se brisoit sa puissance.

Don Jean d’Autriche mourut soit de poison, soit de chagrin : car il avoit, pour le Roi, son frère, de formidables vertus ; odieux, pour avoir voulu 20 régner même sur des royaumes imaginaires : Tunis et l’Angleterre (par un mariage avec Marie Stuart).

i. Voir ce que j’ai dit dans un petit ouvrage là-dessus, intitulé Parallèles.

La vie du duc d’Alençon fut un continuel désespoir : il aimoit les plaisirs ; il avoit toujours de grands desseins ; mais il n’avoit à la tête de ses desseins que les ministres de ses plaisirs. Appelé aux Pays-Bas, et mécontent de ce qu’on n’y donnoit 5 pas au Protecteur de la liberté toute la puissance de la tyrannie, il fit des entreprises sur les principales villes et eut le chagrin d’avoir montré sa perfidie vainement. Ainsi ces peuples, qui virent la servitude aussi présente avec lui que sans lui, revinrent à 10 cette ancienne haine contre les François qu’ils avoient sous la Maison de Bourgogne.

Don Carlos fut la plus grande victime de l’Inquisition, s’il est vrai qu’elle ait pardonné aux mânes de Charles-Quint. Ainsi la superstition acheva dans 25 le cœur de Philippe ce que la jalousie y avoit commencé. On dit qu’après avoir tenté inutilement la pitié de son père, il rendit dans son sang une vie qui lui étoit à charge depuis qu’il l’avoit demandée.

Ce prince étoit violent ; mais l’impétuosité de *o l’esprit est moins incurable que sa foiblesse, et cette foiblesse dans les roix qui succédèrent rendit cette mort de don Carlos fatale à la Monarchie.

C’étoit le destin de l’Angleterre qu’elle seroit deux fois perdue par l’impétuosité des Papes. La ^5 grande puissance que Rome avoit exercée sur ce royaume la rendit moins traitable dans ses démêlés avec ses roix. Mesurant le degré de l’empire à celui de la désobéissance, elle fut incapable de tous ces ménagements qui conviennent si bien à une puissance qui ne règne que sur les âmes.

Henri IV.

Les Seize, gens hardis, et qui ne savoient à qui 5 faire rendre compte des malheurs de leur parti, allèrent prendre Brisson, Tardif et Larcher, et les firent pendre. Le Peuple regarda de sang-froid cette exécution, et les Seize ne purent jamais lui faire part de leur fureur.

10 Le duc de Mayenne, se trouvant dans un parti où le titre de Roi étoit odieux à ceux qui en étoient les chefs, n’osa le prendre ; mais il ne fit pas réflexion qu’il le laissoit au prince légitime. En effet, sa (sic) personne devenoit sacrée pour tous les François

r5 que la fureur pourroit quitter, pour ceux que le dégoût pourroit prendre, pour ceux qui pourroient honorer leur ambition du nom de fidélité, pour ceux qui se souviendroient de la gloire de la Monarchie, enfin, pour cette noblesse qui tient à honneur

:o d’obéir à un roi, mais qui trouve de l’infamie à partager la puissance avec le Peuple1.

Il est certain qu’en faisant déclarer Roi le cardinal de Bourbon il accoutumoit le Peuple à révérer encore ceux de cette maison et le rappeloit à la

25 fidélité ancienne.

i. Mis dans l’Esprit des Loix. — On voit dans la Continuation du Journal de Henri III, qu’il n’y avoit que deux gentilshommes de la prévôté de Paris qui fussent ligueurs.

Lorsque le duc de Mayenne pendit les Seize, il suivit la justice, et non pas la politique : il ôta cet esprit de faction qui l’avoit élevé, et toute la chaleur qui animoit son parti. La perte des batailles peut se réparer ; mais l’esprit d’une faction qui décline ne 5 peut guère se rétablir. Bientôt cette opposition infinie dans l’esprit des deux partis ne fut plus la même, surtout lorsque le roi d’Espagne eut découvert ses desseins et demandé la couronne pour sa fille : tout ligueur outré fut regardé comme i° traître.

Il est certain que, si Philippe avoit porté uniquement les intérêts du duc de Mayenne, s’il l’avoit fait roi, comme il pouvoit le faire, il auroit rendu les Maisons de Lorraine et de Bourbon éternellement i5 rivales et contraint le Roi de rester dans sa religion. Mais le destin de la France voulut qu’il ne prît pas ce parti, que même la faction fût divisée, et que la Maison de Lorraine ne le fût pas moins.

Pendant que la Maison de Lorraine préparoit sa 20 puissance, et qu’elle formoit dans le royaume une nouvelle monarchie, les Huguenots, soulagés du poids de la puissance royale, pouvoient se diviser impunément et donner à leurs ennemis des avantages qui, dans tout autre temps, les auroient perdus 25 sans ressource.

Henri se convertit et ne vit rien de plus sacré que sa couronne. Lorsque Henri IV eut été assasiné les Espagnols furent soulagés d’un poids immense. Ils se voyoient délivrés d’un prince qui avoit de grands projets, qui s’allioit avec les princes opprimés et avoit la

5 confiance de l’Europe. Il est certain qu’ils se mêlèrent de l’entreprise de Ravaillac, que les Ligueurs proscrits à Naples et aux Pays-Bas ne cessèrent de conjurer, surtout depuis que l’Espagne, instruite du projet du Roi contre elle, crut n’avoir plus rien à

10 ménager. Pour la Société, quel que fût le bruit

i. Est tué le 14 mai 161o, à 4 heures du soir.— Ravaillac fouillé : trois quarts d’écu, avec un cœur de cire navré de trois coups. Il demande si le Roi étoit mort. On lui dit que non. « Si lui ai-je porté un vilain coup. » 11 badine et disoit : « Gardez que je ne die que c’est vous-même. » (De l’Estoile, page 3o5.)— A cinq heures du soir, la Reine déclarée régente par le Parlement qui se rassemble. (Ibid., page 3o6.) — Pressentiments du Roi. (Ibid., pages 3o7, 3o8.)— Père Coton demande si le scélérat n’est pas un hérétique. (Ibid., page 3o9.)— Médecin Duret fait médecin de la Reine : l’homme du Monde que le Roi aimoit le moins. Conchine qu’on disoit porter fort constamment la mort du Roi : on croyoit qu’il y avoit contribué. (Ibid., pages 3o9, 3io.)

— Dureté du feu Roi pour une pauvre femme. (Ibid., page 3 M.) — De Vicq obtient la chemise sanglante du Roi. (Ibid., page 3io.)

— Billet laissé trois ans auparavant sur un autel, pour avertir le Roi de Ravaillac. (Ibid., page 312.)—Le jeune Roi : «Je voudrais, disoit-il, n’être point roi, et que ce fût mon frère : car j’ai peur qu’on me tue. » (Ibid., page 314.) — Le Roi va le 15 mai au Parlement pour confirmer la Régence. Le Premier Président et Servin font des discours très beaux : le Premier Président, sur les protestations du duc de Guise, l’en remercie, et dit qu’il en fera charger les registres, pour l’en faire souvenir. — Un homme mis en prison pour avoir dit que l’action de Ravaillac étoit bonne : il étoit de la maison du duc d’Épemon et du Connétable ; mis dehors par l’importunité des plus grands. Discours du Peuple sur ces deux seigneurs. (Ibid., page 316.) — Autre garnement pris, qui avoit montré à une femme plusieurs espions du roi d’Espagne public, il y a apparence qu’elle n’y trempa point, et qu’elle mit même la mort du Roi au rang de ses malheurs : car cette mort, réveillant la mémoire d’une infinité de fautes que le temps n’avoit pu encore faire oublier, faisoit renaître les soupçons 5 publics et mettoit en péril tout le corps, et plus encore ses principales têtes. D’ailleurs, la conduite du Roi étoit pour eux la Religion même : car il leur donnoit de l’argent, et, ce qui étoit encore plus catholique, ils dirigeoient sa consciencei et souvent 10

habillés en pauvres ; entre autres, Ravaillac, qui avoit un faux bras caché. Procéd. (Ibid., page 319.) — Le père d’Aubigny, confesseur, interrogé, dit avoir le don d’oubliance des confessions. (Page 32o.)—Jésuites accusés dans les sermons de quelques curés de Paris. — Plusieurs informations remises à M. le Chancelier demeurées au néant. — Cœur porté à La Flèche. (Page 325.)— Livre de Mariana brûlé. Déclaration des Jésuites contre la doctrine de ce livre, qui soutient le fait de frère Clément. (Ibid., page 323.)—M... (De l’Estoile, pages 3o7 et 3o9.)— M. d’Épemon, bien avec les Jésuites et pour eux. Sujet de soupçonner M. d’Entragues et la marquise de Verneuil. (Ibid., pages 327, 328.) — Affaires de la guerre. (Ibid., page 329.) — Divisions entre le prince de Conti et le comte de Soissons, appuyé d’Épernon, qui avoit l’esprit de la Reine. Épemon conservé dans son gouvernement de Metz.(Page 33i.)— Affliction du Pape à cette nouvelle. (Page 332.) — Épernon rajeuni depuis la mort de son maître. (Ibid., page 334.) — Le comte de Soissons menace de donner d’un poignard dans le sein à ceux qui diront que les Jésuites ont fait mourir le feu Roi. (Ibid., page 33J.)—Le Jésuite Gontier prêche l’intolérance contre les Huguenots. Épernon l’y enhardit. Huguenots craignent une Sainte-Barthélemy. (Ibid., page 338.) — L’argent amassé par le feu Roi donné aux Grands. (Ibid., page 341.)—Balduin, Jésuite, qui savoit plus qu’homme du Monde des nouvelles de l’assassinat du feu Roi, est arrêté pour la conjuraiion des poudres. (Page 343.)—Coton maltraité du Roi. (Page 355.) 1. Voir cela. ses affaires. La Société avoit en Cour des amis puissants, et le Roi, qui aimoit que l’on lui marquât de l’attachement, étoit, de ce côté-là, tout-à-fait content d’eux. Le Roi même étoit très bien avec 5 Rome, parvenue, par sa conversion, à ce qu’elle pouvoit souhaiter de plus heureux, de conserver (dans le Royaume) la Religion catholique et l’indépendance de l’Espagne.

Les seigneurs du Royaume (exceptés (sic) qu’un

io ou deux furent (sic) grièvement soupçonnés) n’y trempèrent pas non plus : car, outre que ces actions ne sont ni de leur cœur, ni de leur esprit, on ne vit en eux aucun penchant au désordre ; au contraire, ils donnèrent au malheur commun toutes leurs ini

iS mitiés.

Ravaillac soutint jusqu’au dernier moment qu’il n’avoit pas de complices, et il reçut une absolution sous condition que, s’il ne disoit pas vrai, il seroit damné.

20 Mais ce qui fit naître les soupçons fut une grande négligence dans la poursuite de certaines gens que l’on accusoit d’être complices. Mais on crut qu’il étoit de la prudence de cesser des poursuites où personne ne gagnoit rien, où bien des

a5 gens pouvoient être calomniés, où l’on couroit risque de trouver un grand ennemi dont il falloit se cacher l’inimitié, pour ne pas se le rendre irréconciliable. Ceux qui gouvernoient ne songeoient qu’à leurs intérêts présents. On cessa donc d’exposer

io des gens à une accusation terrible à l’innocence même.

Louis XIII

Le roi Jacques avoit succédé aux états d’Élisabeth, et non pas à son autorité. De la dignité, sans force ; un grand nom, sans pouvoir : ce qui fait la plus triste condition qui soit au Monde. Élisabeth fut le 5 dernier monarque de l’Angleterre.

L’Italie, ayant renoncé au pouvoir militaire, comptoit sur sa politique contre les accidents, dans la balance du pouvoir : cherchant deux maîtres, de peur d’un ; travaillant à diviser les forces de l’Eu- 10 rope, comme elle avoit partagé les siennes. L’Espagne la divisoit par le Milanez et la tenoit, par un bout, par le royaume de Naples. Les États du Pape n’étoient de nulle considération pour une ligue : personne ne voulant s’allier avec des princes dont i5 l’imbécillité étoit successive, et qui ne faisoient espérer que quelques jours d’un âge où tout décline, jusqu’à la prudence, et où l’expérience laisse bien des difficultés et non pas des moyens, des défiances et non pas des résolutions. a0

Les Espagnols, maîtres de la Valteline, enfermoient l’Italie par les Alpes, par la mer. Ils pouvoient recevoir du secours par l’État de Gênes, qui étoit dans leur dépendance, à cause de celle où ils tenoient les particuliers ; ils alloient faire les Lom- 25 bards en Italie

Guerre de la Valteline.

Le Pape, qui n’a de puissance que par l’ostentation de sa puissance, feignit de s’armer, sachant bien qu’il ne risquoit point de faire la guerre au moment de la paix. Enfin, les deux roix traitèrent sans les Savoyards et les Vénitiens. Les monarques se jouent

5 des petits princes, comme la Fortune se joue des monarques1. On fit la paix sans les parties qui avoient fait si heureusement la guerre, et on appela dignité le mépris des alliés.

Protection des grands princes, chez lesquels

10 défendre est assujettir ; chose qui est même vraie entre particuliers.

Charles-Emmanuel, duc de Savoye, dans un petit état où sa fortune étoit comme enchaînée, avoit l’âme de César. Il s’indignoit contre le Destin, qui

i5 ne l’avoit fait souverain que pour le rendre dépendant : d’autant moins libre qu’il étoit né pour l’être ; dans une situation d’autant plus triste qu’il ne pouvoit ni commander, ni obéir. Ce prince, mesurant sa puissance par sa dignité ou par son ambition, osa,

20 malgré l’Europe entière, faire la guerre au duc de Mantoue et montrer de l’orgueil devant les Espagnols. Pour lors, la France s’unissoit d’intérêts avec l’Espagne, comme si ce n’étoit pas déjà trop de ne point secourir les princes d’Italie, sans aider

»5 encore à les opprimer. Mais, pour lors, la politique n’étoit employée qu’à assurer la fortune d’un indigne favori. Concinno (sic) ne songeoit qu’à une retraite qu’il prévoyoit déjà nécessaire. Il fut assassiné, comme s’il avoit été un duc de Guise.

Bientôt après se découvrit cette conspiration contre Venise qui n’a point fait de déshonneur à son auteur, parce que les hommes n’ont horreur que pour les crimes des gens médiocres. Il avoit conspiré contre cette république comme on conspire 5 contre la vie d’un particulier. Pendant qu’elle ne se défendoit que de la conquête, qui est toujours longue, il songeoit à la destruction, laquelle ne demande qu’une nuit. Pendant qu’on exécutoit les complices, le caractère de l’ambassadeur le rendoit 10 redoutable. Le Peuple le menaçoit de le mettre en pièces. Bedmar, chargé d’exécrations, soutenoit encore l’orgueil de son rang ; il menaçoit encore, parce qu’il n’avoit pu détruire.

Le duc d’Ossone, vice-roi de Naples, homme dont i5 les caprices entroient dans l’ordre de ses desseins. 11 avoit la politique de laisser douter s’il avoit de la raison, et il pensa se faire roi dans le temps qu’on le jugeoit à peine capable d’être gouverneur.

La France, par le traité d’Ulm, fonda cette grande 20 puissance de la Maison d’Autriche en Allemagne. La Ligue catholique faisoit en Allemagne des progrès étonnants. Les princes protestants, consternés, ne se servoient pas de leurs forces ; ils ne les sentoient pas même. Il n’y avoit que des aventuriers qui, »5 n’ayant ni biens, ni réputation, ni états à perdre, fatiguoient les vainqueurs et ne les arrêtoient pas. Le seul Mansfeld se distinguoit par la facilité qu’il avoit à réparer ses défaites. Le roi Jacques, aussi malheureux dans la négociation que son gendre 3o dans la guerre, lui nuisit plus qu’il ne le secourut, et, le faisant négocier sans cesse, ne lui donnant que de petits secours, il lui ôta jusqu’aux ressources de la promptitude et du désespoir. La Maison

5 d’Autriche disposoit des états de ceux qu’elle qualifioit de rebelles, et alloit disposer de ceux qui ne l’étoient pas encore. Elle croyoit déjà tenir, par l’Allemagne, le bout de la Monarchie universelle, quand, tout à coup, la France se détermina à abattre

Iû cette monarchie, qui ne soutint que Louis XIII, et qui, sous le règne de Louis XIV, fut confondue dans le nombre de ses ennemis.

On peut dire que le cardinal de Richelieu ressuscita la Religion protestante, qui tendoit à sa destruc

i5 tion, et qu’en frappant sur Madrid et sur Vienne il frappa des mêmes coups sur Rome. Les papes de ces temps-là ne laissoient pas d’être embarrassés entre la Religion et l’Empire. Cette même maison qui avoit porté la Religion catholique partout alloit

20 devenir maîtresse de l’Italie. L’intérêt de l’Église se trouvoit différent de l’intérêt de la Religion ; le Prince n’étoit pas d’accord avec le Pontife. Chaque pape suivoit ou rejetoit les vues de ses prédécesseurs, suivant qu’il avoit plus d’ambition ou plus de

zèle. Ainsi Urbain ne fut pas si entêté des affaires de la Valteline que Grégoire.

Le roi Jacques crut que, par une longue paix, il ôteroit à son peuple ses inquiétudes. Mais si ce peuple est quelquefois indocile envers les roix qu’il craint, il l’est bien plus envers ceux qu’il méprise. Il ne respecte jamais tant le trône que quand il le voit couvert de lauriers.

Le roi de Bohême avoit contre lui : la Maison d’Autriche ; la Couronne de France, à qui sa maison étoit odieuse à cause des secours qu’elle avoit tou- 5 jours accordés aux Protestants ; les négociations de son beau-père ; ses irrésolutions, souvent compagnes de l’adversité et souvent plus fatales que l’adversité même.

Stuart, maison sur laquelle le Destin frappe sans io cesse pour étonner tous les roix ; dont la grandeur n’a été faite que pour les disgrâces ; qui a souffert des outrages inconnus aux souverains ; qui a eu des malheurs semblables à ceux que vantent les fables.

Le mariage de la princesse de France avec i5 Charles Ier, mariage qui avoit d’abord alarmé les Espagnols, ne fut heureux ni pour la France, ni pour l’Angleterre, ni même pour les deux époux. Dans le voyage que Buckingham, favori du roi d’Angleterre, avoit fait pour chercher sa reine, il M avoit vu la jeune reine de France ; il avoit eu l’audace de l’aimer, et Richelieu, celle d’en être jaloux. La haine des deux favoris passa dans le cœur des deux roix. La reine de France fut toujours insultée par Richelieu ; celle d’Angleterre, par Bue- 25 kingham. On ôte, à la première, ses plus chers domestiques ; on chicane la seconde sur sa religion. Enfin, les deux cours ne perdirent aucune occasion pour exercer ces petites vengeances exquises comme les passions qui les font naître, et qui soulagent quelquefois la haine autant qu’une guerre « 5 ouverte.

Épernon étoit un homme également fier dans la bonne et dans la mauvaise fortune, dans la faveur et dans la disgrâce, avec ses supérieurs, ses égaux et ses inférieurs. Il savoit monter ; mais il ignoroit 10 absolument comment on pouvoit descendre.

La Reine-Mère n’avoit rien qui la mît au-dessous des femmes du commun, ni rien qui la mît au-dessus. Jamais princesse ne fut moins italienne. Elle ne vit rien au travers de ses préventions. Ses plaintes et i5 ses aigreurs éternelles éloignèrent plus qu’elles ne touchèrent son mari et son fils.

Louis, sans esprit et plus encore sans force d’esprit. Il s’amusoit à des niaiseries et étoit jaloux du gouvernement ; il prit tous les soupçons et tous

20 les chagrins que ses ministres voulurent lui donner ; il dévora tous les siens ; il dut son nom de Juste à l’exercice qu’il fit des vengeances du Cardinal. Dévôt, au lieu d’être pieux, il n’avoit pas cette dévotion qui vient de la force de l’âme, mais celle qui

25 naît de sa foiblesse.

Le caractère du Roi n’étoit pas bien différent de celui de Monsieur. Mais le métier de Monsieur étoit plus difficile à faire que celui du Roi, qui alloit tout seul : rien ne retranchant plus les difficultés que la puissance.

Monsieur entroit toujours dans les affaires avec l’inquiétude d’en sortir. Il entreprenoit contre le Cardinal et se conduisoit de façon qu’il ne lui 5 montroit que de vaines inimitiés. Il ne savoit être innocent ni coupable ; il croyoit ne perdre rien en ne perdant que ses serviteurs ; il ne portoit dans les partis où il entroit, que ses craintes et un esprit tantôt susceptible de toutes les impressions, tantôt 10 susceptible d’aucunes1.

Richelieu, homme privé qui avoit plus d’ambition que tous les monarques du Monde. Il ne regardoit les peuples et les roix que comme des instruments de sa fortune ; il faisoit la guerre moins contre les i5 ennemis que contre les intrigues de la paix. La France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Europe entière, tout l’Univers n’étoit pour lui qu’un théâtre propre à signaler son ambition, s,a haine ou (?) sa vengeance. 20

Il gouverna comme maître, et non pas comme ministre : c’étoit régner que de gouverner comme lui. Il augmentoit l’autorité royale, non par flatterie, non par attachement, mais par ambition. Il faisoit des esclaves pour en jouir ; il forçoit par ses mauvais" traitements les princes du sang au ressentiment et en tiroit avantage. Il étoit jaloux même de son maître et usurpoit sur lui cette autorité qu’il lui

1. Voyez Mémoires de Montrésor, tome I, page 162 ; lettres de Monsieur, du Roi et du Cardinal. faisoit reprendre sur les Grands. Favori, sans avoir le cœur, jaloux même des talents médiocres, pensant moins à exercer qu’à signaler son ministère ; homme, enfin, qui avoit toujours de l’ascendant sur les esprits

5 et jamais de l’empire sur les cœurs. Il se soutint sans faveur, uniquement par son propre génie et par la grandeur des affaires. Il fit jouer à son monarque le second rôle dans la Monarchie et le premier dans l’Europe. Il avilit le Roi, et honora le règne, et ôta

10 les lauriers de toutes ses victoires.

Il faut avouer que les moyens qu’il employa pour saisir l’esprit du Roi n’étoient pas de ces moyens communs qui réussissent si bien dans les cours aux âmes viles. Il laissa le poste de favori sous lui ; il prit

i5 le Prince du côté de la sûreté, de la gloire, et, par là, il se rendit maître d’un homme également soupçonneux, jaloux et ambitieux, mais ambitieux comme un particulier est avare, et qui n’avoit d’un grand homme que quelque envie de le devenir.

20 Il parvint à mettre le Prince dans cet état que ses intérêts n’étoient plus séparés de ceux de son ministre, qui, ayant irrité tous les Grands, lui rendoit nécessaires ses victoires contre les ennemis du dehors. Enfin, il ne fut autre chose que l’instrument

2b de la grandeur du Cardinal, et (comme j’ai dit) son secret fut de donner toujours au Roi plus d’affaires qu’il n’en pouvoit porter.

Marillac porta jusque sur l’échaffaud la réputation de son innocence. Le maréchal de Montmorenci fut 3o pleuré de ceux-mêmes qui le condamnèrent, pendant que l’implacable Cardinal s’indignoit de la pitié universelle et rendoit le Roi aussi inflexible dans sa justice qu’il l’étoit lui-même dans sa haine. Ainsi il ne faut qu’un jour pour effacer devant les princes les actions de mille années. 5

M. de Cinq-Mars avoit l’âme grande, l’air noble, des amis et de l’ambition, même avant d’être favori. Le Cardinal avoit mis dans ses mains la faveur du Roi, comme un dépôt qu’il devoit lui rendre : il vouloit qu’il se contentât de l’honneur d’amuser le 1o Roi. Mais une telle modération n’étoit point faite pour M. le Grand, qui cherchoit à se signaler par tout ce qui peut faire les grands hommes : car il demandoit de commander dans les armées et vouloit entrer dans les affaires. Enfin, ces deux hommes i5 portèrent si loin leurs inimitiés qu’ils ne laissèrent plus le Roi le maître de les souffrir tous deux.

Les Huguenots, bien embarrassés sous Louis XIII. Les grands de leur parti avoient abandonné les mânes de leurs pères : Condé, pour de l’argent ; La ïo Force, pour le bâton de maréchal de France ; Lesdiguières, pour être connétable. Le seul Rohan faisoit revivre l’Amiral dans un temps où les secours étrangers n’étoient plus ; où Jacques n’étoit qu’un vain fantôme de ce héros connu sous le nom d’Élisabeth ; 25 où le zèle étoit ralenti ; où la paix avoit énervé les courages ; où les capitaines et les soldats étoient devenus des citoyens ; où la religion nouvelle cornmençoit à prendre la tiédeur de l’ancienne ; où l’air de la Cour avoit placé l’ambition là où était la superstition ; où les ministres étoient moins connus par leurs prédications que par leur avarice et leur foiblesse ; où la subordination étoit perdue ; où tout

5 bourgeois vouloit être capitaine, et tout capitaine, courtisan ; où le parti catholique, qui n’avoit pu détruire l’autorité royale, l’avoit pour ainsi dire enveloppé. Mais tout étoit ranimé par le feu, par l’activité, par la présence du duc de Rohan, grand

10 homme de cabinet, grand capitaine. Montauban se défendit avec cette fureur et cette patience qui ne se trouvent que lorsque l’on a une religion à défendre. L’armée catholique étoit presque détruite et n’étoit pas encore lassée.

i5 Buckingham, qui attaqua en vain l’île de Ré, ôta les vivres à La Rochelle et en facilita la prise. La Rochelle étoit défendue par sa situation, sa réputation, sa religion, le courage d’un peuple soldat et citoyen, par les secours, même par la fureur de la

îo mer, enfin, par l’ardeur naturelle à défendre son indépendance. De ce coin de terre devoit dépendre le destin de l’Europe. Richelieu songea à la réduire. La difficulté de l’entreprise servit à la faire réussir, parce que personne, ni au dedans, ni au dehors, ne

23 songea à la traverser. Et, si l’on y fait bien attention les desseins les moins sensés sont souvent ceux qui réussissent le mieux : on forme mille obstacles contre les entreprises que l’on peut craindre, ou que l’on peut prévoir.

3o La prise de cette ville changea la face de toute l’Europe. Le génie de la France s’éleva, dès ce moment, contre celui de l’Espagne. Cette dernière se lava, à la vérité, des accusations tant de fois faites de n’avoir d’autre religion que celle qui favorisoit sa grandeur ou sa politique. La chute du parti huguenot, 5 l’expulsion des Maures la justifia. Mais que ne lui en coûta-t-il pas pour se justifier ?

Le ministère du comte-duc d’Olivarez fut une perpétuelle décadence.

La guerre se faisoit non pour la gloire des princes, 10 l’utilité des peuples, le bien de la Religion, mais pour l’orgueil de deux ministres qui se jouoient de leur patrie et abusoient du Genre humain.

Les deux plus méchants citoyens que la France ait eus : Richelieu et Louvois. J’en nommerois un i5 troisième. Mais épargnons le dans sa disgrâce !

Louis XIV.

Le cardinal Imperiali, qui avoit offensé le Roi, trouva partout la colère d’un grand prince.

A la paix de , on donna à la France la a0

Haute et Basse-Alsace et le Les ambassa

deurs de France se recrièrent sur le peu. « Allez, dit M. Foscarini, plénipotentiaire de Venise. Il y a plus de deux cent mille (sic) ans qu’aucun ambassadeur de France n’envoya à son maître trois provinces a5 dans une lettre. »

Une armée de cent mille Turcs parut tout-à-coup devant Vienne. On en fut plus étonné que consterné. L’Empereur, retiré à Lintz, demande et trouve partout du secours. Il osa même refuser le nôtre. Sobieski

5 arrive avec, secours d’autant plus agréable

qu’il n’étoit pas suspect, qu’il avoit à peine été demandé, à peine espéré, et qu’il se pouvoit refuser par les raisons de sa défense propre. Nous ne primes donc d’autre part à l’affaire de

10 Vienne que celle pour laquelle il plut aux Impériaux de nous y mettre. Ils firent courir le bruit que nous avions nous-mêmes attiré ce fléau au nom (?) chrétien ; ils prétendirent en avoir trouvé des preuves dans la cassette du Grand-Visir : soit que cela fût

i3 vrai ; soit que cela fût propre à exciter la haine.

Louis ne travailloit qu’à réveiller contre lui la jalousie de l’Europe. Il sembloit avoir formé le projet de l’inquiéter plutôt que de la conquérir. Le génie d’un grand politique cherche à établir la puis-,

20 sance avant de la faire sentir ; le génie de Louis étoit de la faire sentir avant de l’avoir établie.

Il sembloit n’avoir de puissance que pour l’ostentation : tout étoit fanfaron, jusqu’à sa politique ; et, si l’on veut lire les lettres du comte d’Estrades au

a3 cardinal Mazarin et, ensuite, au Roi, on verra que l’esprit fanfaron avoit gagné autant de terrain sur le Roi qu’il en avoit peu sur le Cardinal.

11 avoit une ambition si fausse qu’il se ruinoit à prendre des places qu’il savoit qu’il seroit obligé de

3o rendre : il ambitionnoit un certain genre d’héroïsme dont les histoires ne nous ont pas encore donné d’exemples.

Louvois, le plus mauvais François qui soit peutêtre encore né, [ne] lui faisoit faire la guerre que pour se rendre nécessaire : crime qui comprend tous 5 ceux que la seule justice de la guerre rend légitimes. Les princes qui auroient soutenu dans le respect la grandeur du Roi, il les désesperoit par son insolence.

Le prince d’Orange n’avoit point les talents d’un homme de guerre ; mais il avoit tant de parties d’un 10 grand homme que l’on mettoit ses fautes au nombre de ses malheurs, et, au lieu qu’on a coutume d’accuser les autres généraux des fautes du Destin, on mettoit sur le compte de la Fortune les défaites continuelles de celui-ci, soit pour sa gloire, soit i5 contre la nôtre.

Bâville, homme d’une famille qui a produit de grands hommes ; grand instrument du pouvoir arbitraire, qui s’étoit fait établir, dans une grande province, comme une espèce de dictateur sur les 20 commandants des troupes et sur les compagnies souveraines, comme un inquisiteur sur la foi, comme un questeur rigide pour les deniers publics ; homme le plus propre à éteindre une religion qui a vieilli, et le plus propre à irriter le zèle d’une religion qui « commence ; qui, sur son tribunal, répandoit le sang comme les guerriers le versent sur le champ de bataille ; qui, confondoit sans cesse la puissance civile avec la militaire ; génie plus dangereux qu’un médiocre, parce qu’il outroit les principes ; homme, d’ailleurs, aimant la police, et qui ne négligeoit pas le bien, lorsqu’il étoit compatible avec ses préventions ; laborieux, diligent, propre à rompre les 5 entreprises des ennemis et à seconder celles du Ministère 1.

596* (13o6. II, f° 173).— Jusques ici la Fortune sembloit avoir pris plaisir à corrompre le cœur du Roi ; elle s’en lassa. Avant la bataille d’Hochstaedt,

10 la France étoit montée à ce période de grandeur que l’on regarde comme immuable, quoiqu’il touche au moment de la décadence. 11 est certain que la Ligue se fit par désespoir. Nous perdîmes donc à Hochstœdt cette confiance que nous avions acquise

i5 par trente ans de victoires : .... bataillons se rendirent prisonniers de guerre ; nous regrettâmes leur vie, comme nous aurions regretté leur mort.

Il semble que Dieu, qui a voulu mettre des bornes aux empires, ait donné aux François cette facilité

20 d’acquérir, avec cette facilité de perdre, ce feu auquel rien ne résiste, avec ce découragement qui fait plier à tout.

Mad’de Maintenon. — Le temps lui ôta la beauté, jamais de certaines grâces ; son esprit insinuant fit 25 seul, et malgré les yeux, cette grande conquête. Elle servit sa famille avec modération et n’eut aucun attachement pour les richesses. Elle ne demanda

1. Voyez ci-dessus le caractère de Louis XIV. plus rien après le cœur, et, dans la médiocrité, jouit de la plus grande de toutes les fortunes. Lorsque le Roi devint difficile, sans cesse exposée à ses chagrins, elle sembla plutôt les adoucir que les souffrir. Il est vrai que le Roi avoit l’âme plus grande que la 5 sienne ; ce qui faisoit qu’elle abaissoit continuellement celle du Roi.

Le Roi avoit perdu le cœur de ses sujets par les tributs intolérables dont il les avoit chargés, soutien nécessaire d’une guerre vaine : car telle est la nature 10 des choses qu’ordinairement ceux qui commencent à combattre pour la gloire finissent par combattre pour le salut de l’État.

La guerre entreprise souvent sans sujet fit croire que toutes celles qu’il fit dans la suite étoient aussi peu légitimes, et, quand on combattoit pour le salut du royaume, on croyoit encore ne combattre que pour les passions du Roi.

Il avoit un désir immodéré d’accroître sa puissance sur ses sujets ; en quoi, je ne sais si je dois le a0 tant blâmer d’un sentiment commun à presque tous les hommes.

Il avoit plus les qualités médiocres d’un roi que les grandes, une figure noble, un air grave, accessible, poli, constant dans ses amitiés, n’aimant à 25 changer de ministres ni de manières de gouverner, astreint aux loix et aux règles, dès qu’elles ne choquoient pas ses intérêts, aimant à conserver les droits des sujets envers les sujets, libéral envers ses domestiques, très propre, enfin, à soutenir l’extérieur de la royauté, mais né avec un esprit médiocre. Il se trompa souvent de la vraye grandeur à la fausse. Il ne sut ni commencer ses guerres, ni les finir. Dans un siècle et dans une partie du Monde 5 où le héroïsme (sic) est devenu impossible, il eut le foible de le chercher. Déterminé à ses entreprises par l’intérêt de ses ministres, il ne sut ni attendre les prétextes, ni les prendre. Le Ciel lui donna des ministres et des généraux ; son choix ne lui en

10 donna jamais. Ses confesseurs, qui accommodèrent toujours sa dévotion à sa situation présente, *lui firent croire, lorsqu’il fit des traités où il abandonnoit tout, que la dévotion consistoit dans la modération ; lorsqu’il faisoit la guerre, ils ne lui parlèrent

i5 que de David ; lorsqu’il fit la paix, ils ne lui parlèrent que de Salomon*. Cette dévotion acheva de lui ôter le peu de génie que la Nature lui avoit donné. Son Conseil de Conscience, de dur qu’étoit son gouvernement, le rendit odieux et ridicule ; il

ao le filouta pendant quarante ans aux yeux de toute l’Europe ; il fut pris sur le fait, sans perdre sa dupe. On admiroit la hardiesse du Conseil de Conscience et la débilité des autres : là, tout étoit feu ; partout ailleurs, de la tiédeur et de la cons

25 ternation. Le ministère idiot de Chamillard acheva de le dégrader. Très facile à tromper, parce qu’il se communiquoit peu. M. de Cambray, par sa dévotion, pensa devenir son premier ministre. Sur la fin de ses jours, difficile à amuser ; incapable de

3o chercher, ni de trouver dans lui-même des ressources ; sans lecture, sans passions ; attristé par sa dévotion, et, avec une vieille femme, livré au chagrin d’un vieux roi. Il avoit une qualité qui, chez les dévots, passe la dévotion même, qui est de se laisser tromper par eux. Dans les différents choix qu’il faisoit, il consultoit toujours son cœur avant son 5 esprit.

Régence.

M. le duc d’Orléans avoit toutes les qualités d’un bon gentilhomme.

Le cardinal Dubois étoit un vrai cuistre. Le Régent 10 étoit si las de lui qu’il l’auroit chassé s’il avoit vécu deux mois de plus. Mais pourquoi le fit-il ? C’est une question qu’on doit faire, parce qu’on n’en voit pas la réponse. C’étoit l’homme du Monde le plus timide. Les ministres d’Angleterre se divertissoient ô à se débiter de fausses nouvelles qui l’empêchoient de dormir, et lui disoient le lendemain que la nouvelle étoit fausse. M. le duc d’Orléans lui disoit quelquefois : « Abbé, vous ne me dites rien de ce pays. » Il alloit dicter une lettre à son secrétaire et 20 la portoit à M. le duc d’Orléans. On a trouvé à sa mort des paquets de trois semaines, qui n’avoient pas été ouverts, des lettres du Grand-Vizir, qui étoient là depuis un an. Il avoit attention à ce que les dépêches ne vinssent directement qu’à lui. Il se a5 servoit de gens obscurs, qui n’y pouvoient point aboutir. Quand M. le duc d’Orléans proposoit une chose, il se faisoit écrire par ces gens-là des difficultés, et, ensuite, il les faisoit cesser, de sorte que le duc d’Orléans étoit charmé de son esprit.

Il dit un jour à M. le duc d’Orléans que les ministres étrangers n’avoient point de confiance en lui 5 parce qu’il n’avoit jamais travaillé seul avec le Roi. «B et coquin que tu es ! lui dit M. d’Orléans. Je te donnerai vingt coups de pied au c, si tu me tiens jamais de pareils discours. >

On dit que le dessein de M. d’Orléans étoit d’abord 10 de faire un Conseil royal, dont auroit (sic) été le maréchal de Villeroy, M. d’Uxelles, Tallard et quelques autres, moyennant quoi Dubois n’auroit pas été premier ministre ; mais le maréchal de Villeroy ne voulut pas s’y prêter1 .

i5 Le cardinal Dubois étoit une mauvaise copie du cardinal de Mazarin. Quelle infamie d’avoir révélé les complices de la conspiration de l’évêque de Rochester ! N’employa-t-il pas le Prétendant pour se faire faire cardinal ? et n’écrivoit-il pas en An

2o gleterre que, quand il le seroit, il se joueroit de l’imbécile ?

Après ce que j’ai vu, je ne compterai jamais pour rien les louanges données au ministre qui est en place. J’ai vu les gens les plus sensés admirer le 2 5 cardinal Dubois comme un Richelieu, et, trois jours après sa mort, tout le monde est convenu que c’étoit un cuistre, incapable d’aucune partie du ministère.

On portoit le respect aussi loin qu’on avoit, d’abord, porté le mépris, et, sans examiner les raisons

i. Voyez la page 2o2 de ce volume, et la page 2o3. d’un progrès si rapide, on prenoit cette rapidité même pour une raison de la grandeur du génie.

Voici la raison de ces sortes de réputations : on veut passer pour un homme sage ; on veut quelquefois passer pour un homme de Cour ; très peu de personnes peuvent donner le ton au public ; dès que ce petit nombre de personnes intéressées a cessé de parler, le public rétracte son jugement.

Le cardinal Dubois mourut, ne laissant après lui personne qui en rappelât le souvenir. Le duc d’Orléans prit sa place, ayant connu qu’il ne convient qu’au Roi d’avoir des premiers ministres, et que le troisième degré étoit trop près du second1.

XIX. PENSÉES MORALES.

597-601. — Quelques Morceaux Qui N’ont Pu Entrer Dans Mes « Pensées Morales ».

597* (22o.1, p. 24o). — Les actions humaines sont le sujet des devoirs2. C’est la raison qui en est le principe, et qui nous rend propres à nous en acquitter. Ce seroit abaisser cette raison que de dire qu’elle ne nous a été donnée que pour la conservation de notre être : car les bêtes conservent le

1. Voyez dans le Spicilège quelques anecdotes que je n’ai point mises ici. — Voyez ibidem, page 1o9.

2. J’ai mis presque tout cela dans ce que j’ai donné à l’Académie sur les Devoirs. leur, tout comme nous. Souvent même, elles le conservent mieux : l’instinct, qui leur laisse toutes les passions nécessaires pour la conservation de leur vie, les privant presque toujours de celles qui pour

5 roient la détruire. Au lieu que notre raison ne nous donne pas seulement des passions destructives, mais même nous fait faire souvent un très mauvais usage des conservatrices. Comme il y a des principes qui anéantissent en

10 nous l’esprit du citoyen, en nous portant au mal, il y en a aussi qui le ralentissent en nous détournant de faire le bien. Tels sont ceux qui inspirent une espèce de quiétisme, qui dérobe un homme à sa famille et à sa patrie.

i5 Le moyen d’acquérir la justice parfaite, c’est de s’en faire une telle habitude qu’on l’observe dans les plus petites choses, et qu’on y plie jusqu’à sa manière de penser. En voici un seul exemple. Il est très indifférent à la société dans laquelle nous vivons

2o qu’un homme qui habite à Stockholm ou à Leipsick fasse bien ou mal des épigrammes ou soit un bon ou un mauvais physicien. Cependant, si nous en portions notre jugement, il faut chercher à le porter juste, afin de nous préparer à en agir de même dans

a5 une occasion plus importante.

Nous avons tous des machines qui nous soumettent éternellement aux loix de l’habitude. Notre machine accoutume notre âme à penser d’une certaine façon. Elle l’accoutume à penser d’une autre.

3o C’est ici que la Physique pourroit trouver place dans la Morale, en nous faisant voir combien les T. i. 48 dispositions pour les vices et les vertus humaines dépendent du mécanisme.

598* (221.1, p. 243). — C’est l’amour de la patrie qui a donné aux histoires grecques et romaines cette noblesse que les nôtres n’ont pas. Elle y est le res- 5 sort continuel de toutes les actions, et on sent du plaisir à la trouver partout, cette vertu chère à tous ceux qui ont un cœur.

Quand on pense à la petitesse de nos motifs, à la bassesse de nos moyens, à l’avarice avec laquelle 10 nous cherchons de viles récompenses, à cette ambition si différente de l’amour de la gloire, on est étonné de la différence des spectacles, et il semble que, depuis que ces deux grands peuples ne sont plus, les hommes se sont raccourcis d’une coudée. i5

599* (222.1, p. 244).— De toutes les paroles des Anciens, je n’en sache pas qui marque plus de barbarie qu’une parole de Sylla.

On lui présenta un pêcheur de la ville ***, qui lui portoit un poisson. 20

« Après tout ce que j’ai fait, dit-il, y a-t-il encore un homme dans la ville de *** ?»

Cet homme funeste admiroit que sa cruauté eût pu avoir quelques bornes.

600* (223. I, p. 244). — Si la Physique n’avoit 25 d’autres inventions que celles de la poudre et du feu grégeois, on feroit fort bien de la bannir comme la Magie.

601* (224.1, p. 244). — C’est un principe bien faux que celui de Hobbes : que, le Peuple ayant autorisé le Prince, les actions du Prince sont les actions du Peuple, et, par conséquent, le Peuple ne peut pas se

5 plaindre du Prince, ni lui demander aucun compte de ses actions : parce que le Peuple ne peut pas se plaindre du Peuple. Ainsi Hobbes a oublié son principe du Droit naturel : Pacta esse servanda. Le Peuple a autorisé le Prince sous condition ; il l’a

i° établi sous une convention. Il faut qu’il l’observe, et le Prince ne représente le Peuple que comme le Peuple a voulu ou est sensé avoir voulu qu’il le représentât. De plus, il est faux que celui qui est délégué ait autant de pouvoir que celui qui délègue, et qu’il ne dépende plus de lui.

XX. DES DEVOIRS.

602*(125i. II, f° io3 v°). — Des Serments1. — Les serments tiennent lieu du gage que l’on est naturellement porté à donner pour la promesse : car on a

a0 toujours eu besoin de se procurer la confiance des autres. Ainsi on a fait souvent les conventions suivantes : « Si je ne fais pas ce que je vous promets, je veux perdre le gage que je vous mets entre les mains. — Si je ne fais pas ce que je promets, je veux que

25 mon ami s’en offense et soit contraint de vous ré

1. Ce sont des morceaux de mon projet du Traité sur le* Devoirs. parer le tort que je vous aurai fait. — Si je ne fais pas ce que je vous promets, je me soumets au plus grand des malheurs, c’est-à-dire à la vengeance de Dieu. » Et, dans ce cas, si je n’y crois pas, je vous donne un gage faux, et je vous trompe de deux 5 manières : car vous n’avez ni la chose que je vous ai promise, ni le gage que vous croyez avoir.

Ceux qui disent que les serments n’ajoutent rien à la promesse se trompent fort : car votre promesse ne vous lie que parce qu’elle m’engage à vous croire. 10 Le lien augmente donc avec le motif de confiance : j’ai compté sur ce que vous me disiez, non seulement parce que vous le disiez, mais aussi parce que j’ai cru que vous aviez de la religion, et que vous ne m’avez pas donné sujet de penser que vous étiez un i5 athée.

S’il est faux que le serment soit un nouveau lien, il est faux aussi que la parole soit un lien : car la parole ne lie que par le degré de crédibilité (sic) qu’elle donne à celui à qui on l’a donnée. 20

603* (1252. II, f° 1o4 v°).— Du Gouvernement d’Angleterre. — Les Anglois peuvent demander, sur la question s’il est permis de résister à la tyrannie : « Est-il plus utile au Genre humain que l’opinion de l’obéissance aveugle soit établie, que celle qui borne 25 la puissance, lorsqu’elle devient destructive ?»

Valoit-il mieux que des villes florissantes fussent baignées dans le sang, que si Pisistrate avoit été exilé ? Denys, chassé ? Phalaris, dépouillé de la puissance ? 3o

Supposons, pour un moment, qu’un gouvernement cruel et destructeur se trouvât établi dans tout l’Univers, et qu’il ne subsistât pas par la force des tyrans, mais par une certaine crédulité et supers

5 tition populaire. Si quelqu’un venoit désabuser les hommes de cette superstition et leur apprendre des loix invariables et fondamentales, ne seroit-il pas proprement le bienfaiteur du Genre humain ? et quel héros, à plus juste titre, mériteroit des autels ?

10 II n’y a pas de bon sens de vouloir que l’autorité du Prince soit sacrée, et que celle de la Loi ne le soit pas.

La guerre civile se fait lorsque les sujets résistent au Prince ; la guerre civile se fait lorsque le Prince

i5 fait violence à ses sujets : l’un et l’autre est (sic) une violence extérieure.

Mais (dira-t-on) on ne dispute pas le droit des peuples ; mais les malheurs de la guerre civile sont si grands qu’il est plus utile de ne l’exercer jamais.

20 Comment peut-on dire cela ? Les Princes sont mortels ; la République est éternelle. Leur empire est passager ; l’obéissance de la République ne finit point. Il n’y a donc point de mal plus grand, et qui ait des suites si funestes, que la tolérance d’une

2b tyrannie, qui la perpétue dans l’avenir.

604* (1253. II, f° io5 v°). — De VAmitiéi. — Les

i. Ce qui suit, jusques à la page i 34, sont (sic) des morceaux qui ont (sic) resté de ce que j’ai fait sur les devoirs. J’en ai fait un commencement, que j’ai donné à l’Académie de Bordeaux pour une dissertation. Comme je ne continuerai pas, selon toutes les apparences, je crois qu’il faudra la rompre et la joindre ici. Stoïciens disoient que le Sage n’aimoit personne. Ils portoient le raisonnement trop loin. Je crois, cependant, qu’il est vrai que, si les hommes étoient parfaitement vertueux, ils n’auroient point d’amis.

Nous ne pouvons nous attacher à tous nos conci- 5 toyens. Nous en choisissons un petit nombre, auquel nous nous bornons. Nous passons une espèce de contrat pour notre utilité commune, qui n’est qu’un retranchement de celui que nous avons passé avec la société entière, et semble même, en un certain sens, lui être préjudiciable. 10

En effet, un homme véritablement vertueux devroit être porté à seçourir l’homme le plus inconnu comme son ami propre ; il a, dans son cœur, un engagement qui n’a besoin d’être confirmé par des paroles, des serments, ni des témoignages exté- i5 rieurs, et le borner à un certain nombre d’amis, c’est détourner son cœur de tous les autres hommes ; c’est le séparer du tronc et l’attacher aux branches.

Si cela est ainsi, que peut-on dire de ces âmes lâches qui trahissent même jusqu’à cet engagement 20 qui n’a été établi que pour secourir l’imperfection de notre nature ?

1

^ L’amitié étoit proprement la vertu des Romains ; en en trouve des traits dans l’histoire de leurs siècles les plus corrompus : jamais plus héros que lorsqu’ils 25 furent amis1.

La constitution de l’État étoit telle que chacun étoit porté à se faire des amis. Les besoins éternels

1. Voyez jusqu’où Lucilius porta l’amitié pour Brutus et Antoine (Saint-Réal, 29o). que l’on avoit de l’amitié en établissoit les droits. Un homme n’étoit puissant dans le Sénat et dans le Peuple que par ses amis, n’alloit aux charges que par ses amis, et, quand le temps de son adminis5 tration étoit fini, en butte à toutes les accusations, on avoit encore plus besoin de ses amis. Les citoyens tenoient aux citoyens par toutes sortes de chaînes : on étoit lié avec ses amis, ses affranchis, ses esclaves, ses enfants. Aujourd’hui, tout est aboli jusqu’à

10 la puissance paternelle : chaque homme est isolé. Il semble que l’effet naturel de la puissance arbitraire soit de particulariser tous les intérêts.

Cependant, ces liens qui détachoient l’homme de lui-même pour l’attacher à autrui faisoient faire les

i5 grandes actions. Sans cela, tout est vulgaire, et il ne reste qu’un intérêt bas, qui n’est proprement que l’instinct animal de tous les hommes.

Parmi nous, ceux qui peuvent faire du bien aux autres sont précisément ceux qui n’ont et ne peu

20 vent avoir d’amis. Je parle des Princes et d’une troisième espèce d’hommes qui tiennent le milieu entre le Souverain et ses sujets ; je veux dire les Ministres : gens qui ne jouissent que des malheurs de la condition des Princes et n’ont ni les avantages de la vie

î5 privée, ni ceux de la souveraineté1.

60o*(i254. II, f° 1o7 v°).— L’usage des femmes de la Cour de faire des affaires a produit bien des maux : i° Cela remplit toutes sortes de places de

1. Ce que je dis des Ministres, je l’ai mis dans le traité du Prince. gens sans mérite. — 2° Cela a banni la générosité, le bon naturel, la candeur, la noblesse de l’âme. — 3° Cela a ruiné ceux qui ne faisoient point ce honteux trafic, en les obligeant de se monter aux dépens des autres. — 40 Les femmes étant plus propres à ce 5 commerce-là que les hommes, elles faisoient une fortune particulière ; ce qui est la chose du Monde qui contribue le plus à la ruine des mœurs, à leur luxe et à leur galanterie.

606* (1255. II, f° 1o8). — L’amour de l’argent avilit i» à tel point un prince qu’il ne laisse plus voir en lui aucunes vertus. C’est ce qui rendit le père du grand Condé la fable de l’Europe. L’avarice du père fut autant chantée que les actions héroïques du fils.

607* (1256. II, f° 1o8). — On aime une noble fierté i5 qui vient de cette satisfaction intérieure que laisse la vertu : elle sied aux Grands ; elle orne les dignités. Une grande âme ne sauroit s’empêcher de se montrer tout entière : elle sent la dignité de son être. Et comment pourroit-elle ignorer sa supériorité sur 20 tant d’autres qui sont dégradées dans la nature ?

Ces hommes fiers sont les moins orgueilleux : car ce ne sont pas ceux que l’on voit anéantis devant les Grands, bas comme de l’herbe sous leurs égaux, élevés comme des cèdres sur leurs inférieurs. 25

Une âme basse orgueilleuse est descendue au seul point de bassesse où elle pouvait descendre. Une grande âme qui s’abaisse est au plus haut point de la grandeur.

Une des causes de la débilité de nos courages, c’est notre éducation, dans laquelle on n’a pas assez distingué la grandeur d’âme de l’orgueil et de cette vanité, impropre à tout bien, qui n’est fondée sur 5 aucun motif : ce qui fait que l’on a affoibli le principe des actions ; et plus on a ôté de motifs aux hommes, plus on a exigé d’eux.

608* (1257. II, f° 1o8 v°). — La manière de se vêtir et de se loger sont deux choses auxquelles il ne faut 10 ni trop d’affectation, ni trop de négligence.

La table ne contribue pas peu à nous donner cette gayeté qui, jointe à une certaine familiarité modeste, est appelée politesse. Nous évitons les deux extrémités où donnent les i5 nations du Midi et du Nord : nous mangeons souvent ensemble, et nous ne buvons pas avec excès.

609* (1258. II, f° 1o9). — Nous n’avons pas laissé d’avoir en France de ces hommes rares qui auroient été avoués des Romains. La foi, la justice et la gran

a0 deur d’âme montèrent sur le trône avec saint Louis. Tannegui Du Châtel abandonna ses emplois dès que la voix publique s’éleva contre lui ; il quitta sa patrie sans se plaindre, pour lui épargner ses murmures. Le chancelier Olivier introduisit la Justice

25 jusque dans le Conseil des Roix, et la Politique y plia devant elle. La France n’a jamais eu de meilleur citoyen que Louis XII. Le cardinal d’Amboise trouva les intérêts du Peuple dans ceux du Roi et les intérêts du Roi dans ceux du Peuple. Charles VIII connut, dans sa jeunesse même, toutes les vanités de sa jeunesse. Le chancelier de L’Hôpital, tel que les loix, fut sage comme elles dans une cour qui n’étoit calmée que par les plus profondes dissimulations ou agitée que par les passions les plus violentes. 5 On vit, dans La Noue, un grand citoyen au milieu des discordes civiles. L’Amiral fut assassiné n’ayant dans le cœur que la gloire de l’État, et son sort fut tel qu’après tant de rebellions il ne put être puni que par un grand crime. Les Guises furent extrêmes 10 dans le bien et le mal qu’ils firent à l’État : heureuse la France s’ils n’avoient pas senti couler dans leurs veines le sang de Charlemagne ! Il sembla que l’âme de Miron, prévôt des marchands, fut celle de tout le Peuple. Henri IV, je n’en dirai rien : je parle à des i5 François. Molé montra du (sic) héroïsme dans une profession que ne s’appuye ordinairement que sur d’autres vertus. César auroit été comparé à M. le Prince s’il étoit venu après lui. M. de Turenne n’avoit point de vices, et peut-être que, s’il en avoit 20 eu, il auroit porté de certaines vertus plus loin : sa vie est une hymne à la louange de l’humanité. Le caractère de M. de Montausier a quelque chose de celui des philosophes anciens et de cet excès de leur raison. Le maréchal de Catinat a soutenu la 25 victoire avec modestie et la disgrâce avec majesté, grand encore après la perte de sa réputation même. M. de Vendôme n’a jamais rien eu à lui que sa gloire.

610* (1259. II, f° 11o). — Des Récompenses. —Je . n’entends point parler de la postérité de ces six 3o bourgeois de Calais qui s’offrirent à la mort pour sauver leur patrie, et que M. de Saci a tiré de l’oubli. Je ne sais qu’est devenue celle de cette femme qui, du temps de Charles VIII, sauva Amiens. ? Ces bourgeois sont encore bourgeois. Mais, s’il y a eu dans notre France quelque insigne fripon, comptez sûrement que sa postérité est dans les honneurs.

Mais la vertu n’en doit pas moins être l’objet éternel de nos poursuites. On l’a laissée presque 10 toujours sans récompense : on l’a fuie, on l’a crainte, on l’a persécutée. Il n’est guère encore arrivé qu’on l’ait méprisée.

611* (126o. II, f° 11o v°). — De l’Histoire. — Il est à propos que chacun lise l’histoire, surtout celle de

ib son pays. On doit cela à la mémoire de ceux qui ont servi leur patrie et ont contribué à donner par là aux gens vertueux cette récompense qui leur est due, et qui souvent les a encouragés. Le sentiment d’admiration que leurs belles actions

20 excitent en nous est une espèce de justice que nous leur rendons, et l’horreur que nous avons pour les méchants en est une autre. Il n’est pas juste d’accorder aux méchants l’oubli de leur nom et de leurs crimes. Il n’est pas juste de laisser les grands hom

25 mes dans ce même oubli que les méchants ont paru souhaiter.

Les historiens sont des examinateurs sévères des actions de ceux qui ont paru sur la Terre, et ils sont une image de ces magistrats d’Égypte qui appeloient 3o en jugement l’âme de tous les morts.

612*(i261. II, Fin). — Ce ne sont pas seulement les lectures sérieuses qui sont utiles, mais aussi les agréables, y ayant un temps où on a besoin d’un délassement honnête. Les savants mêmes doivent être payés, par le plaisir, de leurs fatigues. Les 5 sciences mêmes gagnent à être traitées d’une manière délicate et avec goût. Il est donc bon que l’on écrive sur tous les sujets et de tous les styles. La philosophie ne doit point être isolée : elle a des rapports avec tout. 10

613*(12Ô3. II, F 112). — Cicéron divise l’honnête en quatre chefs : l’attachement aux sciences et la recherche de la vérité, le maintien de la société civile, la grandeur d’âme, et une certaine convenance d’actions, secundum ordinem et modum. ib

Il croit qu’un bon citoyen doit plutôt s’employer pour sa patrie, que de s’attacher à acquérir des connoissances. Mais il ne fait pas attention que les savants sont très utiles à leur patrie, et d’autant plus estimables qu’ils la servent presque toujours sans a0 intérêt, n’étant dédommagés de leurs peines, ni par les récompenses pécuniaires, ni par les dignités.

La seule différence qu’il y a (sic) entre les peuples policés et les peuples barbares, c’est que les uns se sont appliqués aux sciences ; les autres les ont abso- 25 lument négligées.

C’est peut-être à ces connoissances que nous avons, et que les peuples sauvages ignorent, que la plupart des nations doivent leur existence.

Si nous avions les mœurs des peuples de l’Aînérique, deux ou trois nations de l’Europe auraient bientôt exterminé ou mangé toutes les autres.

614* ( 1265. II, f 113). — Exemples particuliers des Conquêtes des Espagnols dans les Indes. — Si l’on 5 veut savoir à quoi sert la philosophie, on n’a qu’à lire l’histoire de la conquête de deux grands empires : celui du Mexique et celui du Pérou.

Si un Descartes étoit venu au Mexique cent ans avant Cortez ; qu’il eût appris aux Mexicains que les

10 hommes, composés comme ils sont, ne peuvent pas être immortels ; qu’il leur eût fait comprendre que tous les effets de la Nature sont une suite des loix et des communications des mouvements ; qu’il leur eût fait reconnoître dans les effets de la Nature le choc

i5 des corps, plutôt que la puissance invisible des Esprits : Cortez, avec une poignée de gens, n’auroit jamais détruit le vaste empire du Mexique, et Pizarre, celui du Pérou. Quand les Romains, la première fois, virent des

20 éléphants qui combattoient contre eux, ils furent étonnés ; mais ils ne perdirent pas l’esprit, comme les Mexicains à la vue des chevaux.

Les éléphants ne parurent aux yeux des Romains que des bêtes plus grandes que celles qu’ils avoient

25 vues. Ces bêtes ne firent sur leurs esprits que l’impression qu’ils devoient naturellement faire : ils sentirent qu’ils avoient besoin d’un plus grand courage, parce que leur ennemi avoit de plus grandes forces. Attaqués d’une manière nouvelle, ils cherchèrent de

3o nouveaux moyens de se défendre.

L’invention de la poudre en Europe donna un si médiocre avantage à la nation qui s’en servit la première, qu’il n’est pas encore décidé laquelle eut ce premier avantage.

La découverte des lunettes d’approche ne servit 5 qu’une seule fois aux Hollandois.

Nous ne trouvons, dans tous les effets, qu’un pur mécanisme, et, par là, il n’y a point d’artifices que nous ne soyons en état d’éluder par un autre artifice. 10

Ces effets que l’ignorance de la philosophie fait attribuer aux Puissances invisibles ne sont pas pernicieux en ce qu’ils donnent la peur, mais en ce qu’ils jettent dans le désespoir de vaincre et ne permettent] point à ceux qui en sont frappés de faire ô usage de leurs forces, les leur faisant juger inutiles.

Ainsi il n’y a rien de si dangereux que de frapper trop l’esprit du Peuple de miracles et de prodiges. Rien n’est plus capable d’engendrer des préjugés destructifs que la superstition, et, s’il est quelquefois 20 arrivé que de sages législateurs s’en soyent servis avec avantage, le Genre humain, en général, y a mille fois plus perdu que gagné.

Il est vrai que les premiers roix du Pérou trouvèrent un grand avantage à se faire passer pour fils du î> Soleil ; que, par là, ils se rendirent absolus sur leurs sujets et respectables aux étrangers, qui se rangèrent à l’envi sous leur obéissance. Mais ces avantages que les monarques du Pérou avoient tirés de la superstition, la superstition les leur fit perdre. La 3o seule venue des Espagnols découragea les sujets d’Athualpa et lui-même, parce qu’elle lui parut être une marque de la colère du Soleil et de l’abandon qu’il faisoit de la Nation. Les Espagnols se servirent utilement contre les 5 empereurs du Mexique et du Pérou de la vénération ou plutôt du culte intérieur que leurs peuples leur rendoient ; puisque, dès que, par les plus indignes artifices, ils les eurent faits prisonniers, toute la Nation fut découragée et ne songea presque plus à 10 se défendre, croyant inutile de s’opposer aux Dieux irrités.

Montézuma, qui auroit pu exterminer les Espagnols à leur arrivée, s’il avoit eu du courage, en employant la force, ou qui pouvoit même, sans rien

i5 risquer, les faire mourir de faim, ne les attaque que par des sacrifices et par des prières qu’il va faire dans tous les temples. Il leur envoye toutes sortes de provisions et leur laisse tranquillement faire des ligues et subjuguer tous ses vassaux.

io Les Mexicains n’avoient point, à la vérité, d’armes à feu ; mais ils avoient des arcs et des flèches ; ce qui étoit les plus fortes armes des Grecs et des Romains. Ils n’avoient point de fer, mais des pierres à fusil qui coupoient et perçoient comme du fer, et

25 qu’ils mettoient au bout de leurs armes. Ils avoient même une chose bonne pour l’art militaire ; c’est qu’ils faisoient leurs rangs fort serrés, et que, dès que quelqu’un étoit tué, il étoit soudain remplacé par un autre, afin de cacher leur perte à l’ennemi.

3o Pour preuve de ce que j’avance, c’est que les Espagnols qui allèrent à la conquête du Pérou pensèrent être exterminés par de petits peuples barbares chez qui ils descendirent, et ne se sauvèrent que par une prompte retraite, après avoir été bien maltraités ; au lieu qu’ils ne trouvèrent aucune résistance dans le Pérou, et fort peu dans le Mexique, 5 où la superstition ôtait à ces empires toute la force qu’ils auroient pu tirer de leur grandeur et de leur police. Les Princes, pour se faire révérer comme des Dieux, avoient rendu leurs peuples stupides comme des bêtes et périrent par cette même supers- 10 tition qu’ils avoient accréditée pour leur avantage.

Presque partout où les Péruviens se défendirent, ils eurent de l’avantage sur les Espagnols. Il ne leur manquoit donc que l’espérance du succès et d’être délivrés des maux de la foiblesse de l’esprit. 15

615* (1266. II, f° 116 v°).— Continuation de quelques Pensées qui n’ont pu entrer dans le Traité des Devoirs. — Faisons un effort pour arracher de notre cœur l’idée de Dieu ; secouons une bonne fois ce joug que l’erreur et le préjugé ont mis sur la a0 Nature humaine ; affermissons nous bien dans la pensée que nous ne sommes plus dans cette dépendance. Voyons quels seront nos succès ! Dès ce moment, nous perdrons toutes les ressources de l’adversité, celles de nos maladies, de notre vieillesse," et (ce qui est encore plus) celles de notre mort. Nous allons mourrir, et il n’y a point de Dieu ! Peutêtre que nous entrerons dans le néant. Mais quelle idée effroyable ! Que si notre âme survit, isolée, sans appui, sans secours dans la Nature ; quel triste état 3o que le sien ! Par la perte de son corps, elle vient d’être privée de tous les plaisirs des sens, qui lui rendoient cette vie si délicieuse, et il ne peut lui rester que ce qui est encore plus à elle : ce désir 5 irritant d’être heureux et cette impuissance de le devenir ; cette vue douloureuse d’elle-même qui ne lui montre que sa petitesse ; ce vide, ce dégoût, cet ennui qu’elle trouve en elle ; cette impossibilité de se satisfaire dans elle et par la seule force de son

10 être. Accablante immortalité ! S’il n’est pas bien sûr qu’il n’y ait point de Dieu, si notre philosophie a pu nous laisser là-dessus quelque doute, il faut espérer qu’il y en a un. Nous sommes Une grande preuve que ce Dieu que

i à nous espérons est un être bienfaisant : car il nous a donné la vie, c’est-à-dire une chose qu’il n’y a personne de nous qui voulût perdre ; il nous a donné l’existence et (ce qui est bien plus) le sentiment de notre existence.

20 Si Dieu est un être bienfaisant, nous devons l’aimer, et, comme il ne s’est pas rendu visible, l’aimer, c’est le servir avec cette satisfaction intérieure que l’on sent lorsque l’on donne à quelqu’un des marques de sa reconnoissance.

25 Cet être seroit bien imparfait s’il n’avoit créé ou, si l’on veut, seulement mû ou arrangé l’Univers dans quelque vue, et si, agissant sans dessein ou dégoûté de son ouvrage, il nous abandonnoit au sortir de ses mains.

3o Cette providence qui veille sur nous est extrêmement puissante : car, comme il a fallu une force infinie pour mettre l’Univers dans l’état où il est, on ne peut pas concevoir comment Dieu, ayant exercé une fois une pareille puissance, l’auroit perdue depuis, ou comment, l’ayant encore sur l’Univers, il ne l’auroit pas sur nous. S

Dieu a pu surtout nous rendre heureux : car, comme il y a eu des moments où nous avons éprouvé que nous avons été heureux dans cette vie, on ne peut guère concevoir que Dieu ait pu nous rendre heureux une fois, et qu’il ne l’aye pas pu toujours. 10

S’il l’a pu, il l’a voulu : car notre bonheur ne coûte rien au sien. S’il ne l’a pas voulu, il seroit plus imparfait, en cela, que les hommes mêmes.

Cependant, un grand génie m’a promis que je mourrai comme un insecte. Il cherche à me flatter i5 de l’idée que je ne suis qu’une modification de la matière. Il employe un ordre géométrique et des raisonnements qu’on dit être très forts, et que j’ai trouvés très obscurs, pour élever mon âme à la dignité de mon corps, et, au lieu de cet espace 20 immense que mon esprit embrasse, il me donne à ma propre matière et à un espace de quatre ou cinq pieds dans l’Univers.

Selon lui, je ne suis point un être distingué d’un autre être ; il m’enlève tout ce que je me croyois de 25 plus personnel. Je ne sais plus où retrouver ce moi auquel je m’intéressois tant ; je suis plus perdu dans l’étendue qu’une particule d’eau n’est perdue dans la mer. Pourquoi la gloire ? Pourquoi la honte ? Pourquoi cette modification qui n’[en] est point une ? 3° Veut-elle, pour ainsi dire, faire un corps à part dans l’Univers ? Elle n’est celle-ci, ni celle-là ; elle n’est rien de distingué de l’être, et, dans l’universalité de la substance, ont été, ont passé sans distinction le lion et l’insecte, Charlemagne et Chilpéric. 5 Ce même philosophe veut bien, en ma faveur, détruire en moi la liberté. Toutes les actions de ma vie ne sont que comme l’action de l’eau régale, qui disout l’or, comme celle de l’aimant, qui tantôt attire, tantôt repousse le fer, ou celle de la chaleur,

10 qui amollit ou durcit la boue. Il m’ôte le motif de toutes mes actions et me soulage de toute la morale. Il m’honore jusqu’au point de vouloir que je sois un très grand scélérat sans crime et sans que personne ait droit de le trouver mauvais. J’ai bien des grâces

i5 à rendre à ce philosophe.

Un autre, beaucoup moins outré et, par conséquent, beaucoup plus dangereux que le premier (c’est Hobbes), m’avertit de me défier généralement de tous les hommes, et non seulement de tous les

a0 hommes, mais aussi de tous les êtres qui sont supérieurs au mien : car il me dit que la justice n’est rien en elle-même, qu’elle n’est autre chose que ce que les loix des empires ordonnent ou défendent. J’en suis fâché : car, étant obligé de vivre avec les

2b hommes, j’aurois été très aise qu’il y eût eu dans leur cœur un principe intérieur qui me rassurât contre eux, et, n’étant pas sûr qu’il n’y ait dans la Nature d’autres êtres plus puissants que moi, j’aurois bien voulu qu’ils eussent eu une règle de justice qui les

3o empêchât de me nuire.

Hobbes dit que, le Droit naturel n’étant que la liberté que nous avons de faire tout ce qui sert à notre conservation, l’état naturel de l’homme est la guerre de tous contre tous. Mais, outre qu’il est faux que la défense entraîne nécessairement la nécessité d’attaquer, il ne faut pas, comme il fait, 5 supposer les hommes comme tombés du Ciel ou sortis tout armés de la Terre, à peu près comme les soldats de Cadmus, pour s’entre-détruire : ce n’est point là l’état des hommes.

Le premier et le seul ne craint personne. Cet to homme seul, qui trouveroit une femme seule aussi, ne lui feroit point la guerre. Tous les autres naîtroient dans une famille, et bientôt dans une société. Il n’y a point là de guerre ; au contraire, l’amour, l’éducation, le respect, la reconnoissance : tout res- i5 pire la paix.

Il n’est pas même vrai que deux hommes tombés des nues dans un pays désert, cherchassent, par la peur, à s’attaquer et à se subjuguer1. Cent circonstances, jointes au naturel particulier de chaque 20 homme, les pourroient faire agir différemment. L’air, le geste, le maintien, la manière particulière de penser, feroient des différences. Premièrement, la crainte les porteroit, non pas à attaquer, mais à fuir. Les marques de crainte respective les feroient bientôt »5 approcher. L’ennui d’être seul et le plaisir que tout animal sent à l’approche d’un animal de même espèce, les porteroient à s’unir, et plus ils seroient misérables, plus ils y seroient déterminés. Jusque-là

1. Mis en grande partie dans l’Esprit des Lois. on ne voit point d’antioccupation (sic). Il en seroit comme des autres animaux, qui ne font la guerre à ceux de leur espèce que dans des cas particuliers, quoiqu’ils se trouvent tous les jours dans les forêts,

5 à peu près comme les hommes de Hobbes. Les premiers sentiments seroient pour les vrais besoins que l’on auroit’, et non pas pour les commodités de la domination. Ce n’est que lorsque la Société est formée, que les particuliers, dans l’abondance et la

10 paix, ayant à tous les instants occasion de sentir la supériorité de leur esprit ou de leurs talents, cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société. Hobbes veut faire faire aux hommes, ce que les lions ne font pas eux

i5 mêmes. Ce n’est que par l’établissement des sociétés qu’ils abusent les uns des autres et deviennent les plus forts ; avant cela, ils sont tous égaux.

S’ils établissent les sociétés, c’est par un principe de justice. Ils l’avoient donc.

20 616* (1267. II, f° 121 v°). — En considérant les hom mes avant l’établissement des sociétés, on trouve qu’ils étoient soumis à une puissance que la Nature avoit établie2 : car l’enfance étant l’état de la plus grande foiblesse qui se puisse concevoir, il a fallu

23 que les enfants fussent dans la dépendance de leurs pères, qui leur avoient donné la vie, et qui leur donnoient encore les moyens de la conserver.

1. Prières naturelles.

2. Cela est bon pour les Loix.

  • La loi naturelle1 qui soumet cet âge à tous les besoins imaginables ayant établi cette dépendance, les enfants n’en pouvoient jamais sortir : car une telle autorité ayant précédé toutes les conventions n’avoit point de bornes dans son origine, et, si l’âge 5 avoit insensiblement diminué le pouvoir des pères, cela n’auroit pu se faire que par une progression de désobéissance. Or le père qui commandoit et le fils qui obéissoit ne pouvoient jamais convenir du temps où l’obéissance aveugle devoit cesser, ni de la façon 10 dont elle devoit diminuer*.
  • Les enfants n’ont donc jamais pu borner cette puissance2. Ce n’est que la raison des pères qui l’a fait, lorsque, dans l’établissement des sociétés, ils l’ont modifiée par les loix civiles, et les modifica- iS tions ont été quelquefois si loin qu’elles sont presque entièrement abolies : comme si on avoit voulu encourager l’ingratitude des enfants3*.

Les familles se sont divisées ; les pères étant morts ont laissé les collatéraux indépendants. Il a fallu 20 s’unir par des conventions et faire, par le moyen

1. Ce que l’on dit n’est pas juste, sur le pouvoir sans bornes des pères : il ne l’est pas, et il n’y en a pas de tel. Les pères ont la conservation pour objet, comme les autres puissances, et encore plus que les autres puissances.

2. L’autorité paternelle se borne toute seule, parce qu’à mesure que les enfants sortent de la jeunesse, les pères entrent dans la vieillesse, et que la force des enfants augmente à mesure que le père s’affoiblit.

3. La Nature elle-même a borné la puissance paternelle en augmentant, d’un côté, la raison des enfants et, de l’autre, la foiblesse des pères ; en diminuant, d’un côté, les besoins des enfants, et augmentant, de l’autre, les besoins des pères. des loix civiles, ce que le Droit naturel avoit fait d’abord.

Le hasard et le tour d’esprit de ceux qui ont convenu ont établi autant de différentes formes de 5 gouvernements qu’il y a eu de peuples : toutes bonnes, puisqu’elles étoient la volonté des parties contractantes.

Ce qui étoit arbitraire est devenu nécessité ; il n’a plus été permis qu’à la tyrannie et à la violence de 10 changer une forme de gouvernement, même pour une meilleure : car, comme tous les associés ne pouvoient point changer de manière de penser en même temps, il y auroit eu un temps, entre l’établissement des nouvelles loix et l’abolition des anciennes, fatal i5 à la cause commune.

Il a fallu que tous les changements arrivés dans les loix établies fussent un effet de ces loix établies : celui qui a aboli d’anciennes loix ne l’a pu faire que par la force des loix ; et le Peuple même n’a pu 20 reprendre son autorité que lorsque cela lui a été permis par la Loi civile ou naturelle.

Ce qui n’étoit que convention est devenu aussi fort que la Loi naturelle ; il a fallu aimer sa patrie comme on aimoit sa famille ; il a fallu chérir les -5 loix comme on chérissoit la volonté de ses pères.

Mais, comme l’amour de sa famille n’entraînoit pas la haine des autres, aussi l’amour de sa Patrie ne devoit point inspirer la haine des autres sociétés.

617* (1268. II, f° 123). — Les Espagnols oublièrent 3o les devoirs de l’Homme à chaque pas qu’ils firent dans leurs conquêtes des Indes, et le Pape, qui leur mit le fer à la main, qui leur donna le sang de tant de nations, les oublia encore davantage.

Je passerois volontiers l’éponge sur toute cette conquête ; je ne saurois soutenir la lecture de ces b histoires teintes de sang. Le récit des plus grandes merveilles y laisse toujours dans l’esprit quelque chose de noir et de triste.

J’aime bien à voir aux Thermopyles, à Platée, à Marathon, quelques Grecs détruire les armées in- 10 nombrables des Perses : ce sont des héros qui s’immolent pour leur patrie, la défendent contre des usurpateurs. Ici, ce sont des brigands, qui conduits par l’avarice, dont ils brûlent, exterminent, pour la satisfaire, un nombre prodigieux de nations pacifi- i5 ques. Les victoires des Espagnols n’élèvent point l’Homme, et ses (sic) défaites des Indiens l’abaissent à faire pitié.

Les Espagnols conquirent les deux empires du Mexique et du Pérou par la même perfidie : ils se 20 font conduire devant les roix comme ambassadeurs et les font prisonniers.

On est indigné de voir Cortez parler sans cesse de son équité et de la (sic) modération, à des peuples contre lesquels il exerce mille barbaries."

Par une extravagance jusqu’alors inouïe, il prend pour sujet de son ambassade de venir abolir la religion dominante. En disant sans cesse qu’il cherche la paix, que prétend-il, qu’une conquête sans résistance ? 3o

Le sort de Montézuma est déplorable : les Espagnols ne le conservent que pour leur servir à les rendre maîtres de son empire.

Ils brûlent son successeur Guatimozin pour l’obliger à découvrir ses trésors.

5 Mais que dirons-nous de l’inca Athualpa ? Il vient avec une nombreuse suite au devant des Espagnols. Un Dominicain lui fait une harangue qu’il trouve impertinente, parce que l’interprète ne peut pas bien la lui expliquer, et qu’il auroit trouvée encore plus

10 impertinente s’il la lui avoit bien expliquée. Ce moine irrité court, anime les Espagnols, qui prennent Athualpa, avec un carnage horrible des siens, qui ne se défendirent jamais. Cependant, ce moine crioit de toute sa force de percer ces Infidèles, au

i5 lieu de frapper du revers de leurs épées.

Le malheureux prince convient de sa rançon, qui étoit autant d’or qu’il en pourroit tenir dans une grande salle, à une hauteur qu’il marqua. Malgré cet accord, on le condamna à la mort.

a0 Ce jugement rendu avec réflexion, pour donner des formes à l’injustice, me paroît un noir assassinat.

Mais les chefs d’accusations sont singuliers : on lui dit qu’il est idolâtre, qu’il a fait des guerres injustes, qu’il entretient plusieurs concubines, qu’il

20 a détourné ses (sic) tributs de l’Empire depuis sa prison. On le menace de le faire brûler s’il ne se fait pas baptiser, et, pour le prix de son baptême, on l’étrangle. Mais ce qui révolte dans ces histoires, c’est le

3o contraste continuel de dévotions et de cruautés, de crimes et de miracles : on veut que le Ciel conduise par une faveur particulière ces scélérats, qui ne prèchoient l’Évangile qu’après l’avoir déshonoré.

Mais, s’il est vrai que l’amour de la Patrie ait été, de tout temps, la source des plus grands crimes, parce que l’on a sacrifié à cette vertu particulière 5 des vertus plus générales, il n’est pas moins vrai que, lorsqu’elle est une fois bien rectifiée, elle est, capable d’honorer toute une nation.

C’est cette vertu qui, lorsqu’elle est moins outrée, donne aux histoires grecques et romaines cette 10 noblesse que les nôtres n’ont pas : elle y est le ressort continuel de toutes les actions, et on sent du plaisir à la trouver partout, cette vertu chère à tous ceux qui ont un cœur.

Quand je pense à la petitesse de nos motifs, à la i5 bassesse de nos moyens, à l’avarice avec laquelle nous recherchons de viles récompenses, à cette ambition si différente de l’amour de la gloire, on est étonné de la différence des spectacles, et il semble que, depuis que ces deux grands peuples ne sont ao plus, les hommes se sont raccourcis d’une coudée.

618* (1269. II, f° 125). — L’esprit du citoyen n’est pas de voir sa patrie dévorer toutes les patries. Ce désir de voir sa ville engloutir toutes les richesses des nations, de nourrir sans cesse ses yeux des « triomphes des capitaines et des haines des roix, tout cela ne fait point l’esprit du citoyen. L’esprit du citoyen est le désir de voir l’ordre dans l’État, de sentir de la joye dans la tranquillité publique, dans l’exacte administration de la justice, dans la sûreté des magistrats, dans la prospérité de ceux qui gouvernent, dans le respect rendu aux loix, dans la stabilité de la Monarchie ou de la République. L’esprit du citoyen est d’aimer les loix, lors même b qu’elles ont des cas qui nous sont nuisibles, et de considérer plutôt le bien général qu’elles nous font toujours, que le mal particulier qu’elles nous font quelquefois.

L’esprit du citoyen est d’exercer avec zèle, avec 10 plaisir, avec satisfaction, cette espèce de magistrature qui, dans le corps politique, est confiée à chacun : car il n’y a personne qui ne participe au gouvernement, soit dans son emploi, soit dans sa famille, soit dans l’administration de ses biens. i5 Un bon citoyen ne songe jamais à faire sa fortune particulière que par les mêmes voyes qui font la fortune publique. Il regarde celui qui agit autrement comme un lâche fripon, qui, ayant une fausse clé d’un trésor commun, en escamote une partie et 20 renonce à partager légitimement ce qu’il aime mieux dérober tout entier.

619* (127o. II, f° 126). — Je traitois ensuite des devoirs fondés sur la bienséance, et qui servent à rendre la société plus agréable :

25 « On peut juger de ce que nos concitoyens doivent exiger de nous, par ce que nous exigeons nousmêmes de ceux avec qui nous voulons vivre dans une liaison un peu étroite, et que nous tirons, pour cet effet, du sein de la société générale. Nous ne

3o voulons pas seulement qu’ils soyent justes, ennemis de la fraude et de l’artifice, au moins, à notre égard : car, par malheur, nous nous soucions beaucoup moins qu’ils soyent tels à l’égard des autres. Mais nous voulons encore qu’ils soyent empressés, serviables, tendres, affectionnés, sensibles, et nous 5 regarderions comme un malhonnête homme un ami qui se contenteroit d’observer à notre égard les règles d’une justice exacte. Il y a donc de certains devoirs différents de ceux qui viennent directement de la justice, et ces devoirs sont fondés sur la bien- 10 séance et ne dérivent de la justice qu’en ce sens qu’il est juste, en général, que les hommes ayent des égards les uns pour les autres, non seulement dans les choses qui peuvent leur rendre la Société plus utile, mais aussi dans celles qui peuvent la leur i5 rendre plus agréable.

» Il faut, pour cela, chercher à prévenir par nos égards tous les hommes, tous les hommes avec lesquels nous vivons : car, ordinairement, comme nous n’avons pas plus de droit d’exiger de la com- 20 plaisance des autres, qu’eux de nous, si chacun s’attendoit mutuellement, aucune des deux parties n’auroit d’égards pour l’autre ; ce qui rendroit la Société dure et feroit un peuple barbare.

» De là naît dans une société cette douceur et cette facilité de mœurs qui la rend heureuse et fait que 25 tout le monde y vit content et de soi et des autres.

» La grande règle est de chercher à plaire autant qu’on le peut faire sans intéresser sa probité : car il est de l’utilité publique que les hommes ayent du crédit et de l’ascendant sur l’esprit les uns des 3o autres : chose à laquelle on ne parviendra jamais par une humeur austère et farouche. Et telle est la disposition des choses et des esprits dans une nation polie qu’un homme, quelque vertueux qu’il fût, s’il 5 n’avoit dans l’esprit que de la rudesse, seroit presque incapable de tout bien et ne pourroit qu’en très peu d’occasions mettre sa vertu en pratique. » arrivé dans la Nation françoise. — A mesure que la puissance royale se fortifia, la Noblesse quitta ses terres. Ce fut la principale cause du changement de mœurs qui arriva dans la Nation. On laissa les mœurs simples du premier temps, pour les vanités des 5 villes ; les femmes quittèrent la laine et méprisèrent tous les amusements qui n’étoient pas des plaisirs.

620* (i271. II, f° 127 v°). — De la Politesse. — Cette disposition intérieure a produit chez tous les peuples

10 un cérémonial extérieur qu’on appelle la politesse et la civilité ; qui est une espèce de code de loix non écrites que les hommes ont promis d’observer entre eux ; et ils sont convenus qu’ils prendroient pour une marque d’estime l’usage qu’on en feroit à leur

13 égard, et qu’ils s’offenseroient si on ne les observoit pas.

Les peuples barbares ont peu de ces loix ; mais il y a eu de certaines nations chez lesquelles elles sont en si grand nombre qu’elles deviennent tyranniques 20 et vont à ôter toute la liberté : comme chez les Chinois.

Nous avons, en France, fort diminué notre cérémonial, et, aujourd’hui, toute la politesse consiste, d’une part, à exiger peu des gens, et, de l’autre, à 25 ne donner point au-delà de ce que l’on exige.

Le changement est venu de la part des femmes, qui se regardoient comme les dupes d’un cérémonial qui les faisoit respecter.

621* (1272. II, f 128). — Du Changement des Mœurs arrivé dans la Nation françoise. — A mesure que la puissance royale se fortifia, la Noblesse quitta ses terres. Ce fut la principale cause du changement de mœurs qui arriva dans la Nation. On laissa les mœurs simples du premier temps, pour les vanités des 5 villes; les femmes quittèrent la laine et méprisèrent tous les amusements qui n’étoient pas des plaisirs.

Le désordre ne vint qu’insensiblement. Il commença sous François Ier ; il continua sous Henri II. Le luxe et la mollesse des Italiens l’augmenta sous i° les régences de la reine Catherine. Sous Henri III, un vice qui n’est malheureusement inconnu qu’aux nations barbares se montra à la Cour. Mais la corruption et l’indépendance continua dans un sexe qui, quelquefois, tire avantage des mépris 25 mêmes. Jamais le mariage ne fut plus insulté que sous Henri IV. La dévotion de Louis XIII fixa le mal où il étoit ; la galanterie grave d’Anne d’Autriche l’y laissa encore ; la jeunesse de Louis XIV l’accrut ; la sévérité de sa vieillesse le suspendit ; *° ses (sic) digues furent rompues à sa mort.

Les filles n’écoutèrent plus les traditions de leurs mères. Les femmes, qui ne venoient auparavant que par degrés à une certaine liberté, l’obtinrent tout entière dès les premiers jours du mariage. Les »5 femmes et la jeunesse oisive veillèrent toutes les nuits, et souvent le mari commençoit le jour où sa femme le finissoit. On ne connut plus les vices ; on ne sentit que les ridicules, et on mit au nombre de ces ridicules une modestie gênante ou une vertu 3o timide.

Chaque partie de souper cacha quelque convention nouvelle ; mais le secret ne duroit que le temps qu’il falloit pour la conclure. Avec les femmes de condition, on n’évitoit plus les dangers. Dans ce 5 changement continuel, le goût fut lassé, et on le perdit, enfin, à force de chercher les plaisirs.

L’éducation des enfants ne fut plus mise au rang des soucis des mères. La femme vécut dans une indifférence entière pour les affaires du mari. Toutes

10 les liaisons de parenté furent négligées ; tous les égards furent ôtés ; plus de visite de bienséance ; toutes les conversations devinrent hardies ; tout ce qu’on osa faire fut avoué, et l’unique impolitesse fut de n’oser, de ne vouloir ou de ne pouvoir pas.

i5 La vertu d’une femme fut en pure perte pour elle ; elle fut même quelquefois comme une espèce de religion persécutée.

Tout ceci n’étoit pas le dernier degré de dérèglement. Elles furent infidèles dans le jeu, comme

20 dans leurs amours, et joignirent à ce qui déshonore leur sexe, tout ce qui peut avilir le nôtre.

622* (1273. II, f° 129 v°). — Des Dignités. — Un autre changement arrivé de nos jours, c’est l’avilissement des dignités. Il y a un certain tour d’esprit

2b qui est le soutien de toutes les dignités et de toutes les puissances. Quand une place a eue de l’autorité, et qu’elle l’a perdue, on la révère encore depuis qu’elle l’a perdue, jusques à ce que quelque petite circonstance fasse apercevoir de l’erreur. Pour lors,

3o on s’indigne contre soi-même, et on veut abattre en un seul jour ce qu’on croit avoir respecté trop longtemps.

Dès que Louis XIV fut mort, la jalousie parut contre les rangs. Le Peuple ajouta à ce que l’autorité royale avoit déjà fait. On voulut bien s’avilir devant 5 le ministre du Prince ; mais on ne voulut rien céder à l’officier de la Couronne, et on regarda avec indignation toute subordination qui n’étoit pas une servitude.

Les Grands, étonnés, ne trouvèrent d’égards nulle 10 part ; toute dignité devint pesante, et, au lieu de l’honneur qui y étoit attaché, il n’y eut que du ridicule à prétendre.

La haute noblesse non titrée, qui contribua le plus à cet avilissement, crut y gagner beaucoup. Mais, t5 en faisant revenir les gens titrés jusques à elle, elle fit monter aussi au même niveau une foule de gens qui n’y auroient jamais pensé. Tout fut Montmorenci ! tout fut Châtillon !

623* (1274. II, f° i3o v°). — De la Raillerie. — Tout 20 homme qui raille veut avoir de l’esprit ; il veut même en avoir plus que celui qu’il plaisante. La preuve en est que, si ce dernier répond, il est déconcerté.

Sur ce pied-là, il n’y a rien de si mince que ce qui sépare un railleur de profession d’un sot ou 25 d’un impertinent.

Cependant, il y a de certaines règles que l’on peut observer dans la raillerie, qui, bien loin de rendre le personnage d’un railleur odieux, peuvent le rendre très aimable. 3o

Il ne faut toucher que certains défauts que l’on n’est pas fâché d’avoir, ou qui sont récompensés par de plus grandes vertus.

On doit répandre la raillerie également sur tout 5 le monde, pour faire sentir qu’elle n’est que l’effet de la gayeté où nous sommes, et non d’un dessein formé d’attaquer quelqu’un en particulier.

Il ne faut point faire de raillerie trop longue et qui revienne tous les jours : car on est censé mépri10 ser un homme, de cela seul qu’on lui a donné sur tous les autres la préférence continuelle de recevoir les saillies qui viennent.

Enfin, il faut avoir pour but de faire rire celui qu’on raille, et non pas un tiers. i5 Il ne faut pas se refuser à la plaisanterie : car souvent elle égaye la conversation ; mais aussi il ne faut pas avoir la bassesse de s’y livrer trop et être comme le but où tout le monde tire.

624* (1275. II, f° I3i v°). — La Galanterie. — La 20 bienséance manquée aux femmes a toujours été la marque la plus certaine de la corruption des mœurs.

Il faut avoir bien de l’esprit pour de la galanterie, et pour leur apprêter des conversations qu’elles 25 puissent soutenir.

Les nations qui ont Le plus abusé de ce sexe sont celles qui lui ont le plus épargné la peine de se défendre.

Elles sont exposées à des insultes dont elles ne 3o peuvent se garantir.

625* (1276. II, f° I3i v°). — A l’égard des Grands, autrefois, on n’avoit qu’à conserver la liberté. Aujourd’hui, il est difficile d’allier la familiarité où tout le monde vit, avec ses (sic) égards qu’il faut faire sortir de cette familiarité. 5

626* (1277. II, f° v°)- — Des Conversations. — Les inconvénients dans lesquels on a coutume de tomber dans les conversations sont sentis de presque tout le monde. Je dirai seulement que nous devons nous mettre dans l’esprit trois choses : 10

La première, que nous parlons devant des gens qui ont de la vanité, tout comme nous, et que la leur souffre à mesure que la nôtre se satisfait ;

La seconde, qu’il y a peu de vérités assez importantes pour qu’il vaille la peine de mortifier quel- i5 qu’un et le reprendre pour ne les avoir pas connues ;

Et enfin, que tout homme qui s’empare de toutes les conversations est un sot ou un homme qui seroit heureux de l’être.

627*(1278. II, f° i32).— Généreuse Action faite de îo nos Jours. — Un roi du Nord1 ayant donné un coup de canne à un officier de ses troupes, cet homme désespéré se retira sans rien dire. Une demi-heure après, il revint avec un pistolet, le présenta contre le prince, et soudain le tourna contre lui. Quelle 25 leçon !

628* (1279. n, f° i32 v°). — De la Fortune. — II ne

1. Le père du roi de Prusse. faut point décourager ce but ; il ne faut que décourager la plupart des moyens.

Je suppose qu’il y eût sur la Terre un pays si heureux que les charges, les emplois et les grâces ne 5 s’y donnassent qu’à la vertu, et que les brigues et les voyes sourdes y fussent inconnues, et qu’il y naquît un homme artificieux qui vînt mettre en usage, pour sa fortune, de ces manèges qui nous paroissent si innocents. Cet homme ne seroit-il pas regardé par 10 tous les gens sensés comme un perturbateur du bonheur public, et comme l’homme le plus dangereux que cette Terre eût pu produire ?

En effet, quelle.satisfaction pour les gens de bien que de n’avoir à songer qu’à mériter, et d’être 15 délivrés de l’embarras d’obtenir.

Ce qui fait que les gens de mérite font plus rarement fortune que ceux qui en ont peu, c’est qu’ils s’en soucient moins. Les gens de mérite vont à la considération indépendamment de la fortune ; ils 20 sont aimés et estimés. La fortune ne leur paroît donc pas une chose si considérable qu’à ceux qui ne peuvent obtenir l’estime que dans un certain poste et qu’à force d’honneurs et de biens.

629*(128o. II, f i33).— Des Affaires. — La véri25 table manière de réussir dans ses affaires, c’est de chercher à faire aussi celles de ceux avec qui l’on contracte, afin d’agir de concert au bien de la chose.

Enfin, il faut beaucoup de simplicité dans les conventions et y apporter beaucoup de facilité. Par 3o là, on engage les honnêtes gens à contracter avec nous ; ce qui est le plus grand avantage de la vie civile.

Nous devons à la mémoire de nos ayeux de conserver, autant que nous le pouvons, les maisons qu’ils ont possédées et chéries : car, par le soin qu’ils en 5 ont eu, par les dépenses qu’ils ont faites à les bâtir et à les embellir, on peut juger avec grande apparence que leur intention a été de les faire passer à leur postérité.

Or, il n’y a rien qui doive être plus sacré pour les 10 enfants que cet esprit des pères, et l’on peut croire, si ce n’est pas pour la vérité, au moins pour notre propre satisfaction, qu’ils prennent part là-haut aux affaires d’ici-bas1.

XXI. MAXIMES GÉNÉRALES DE POLITIQUE. ,5

630(1oo7. II, f° 35). — Maximes Générales De Politique.

I. Les Princes ne doivent jamais faire d’apologie : ils sont toujours forts quand ils décident, et foibles quand ils disputent. 20

II. Il faut qu’ils fassent toujours des choses raisonnables, et qu’ils raisonnent très peu.

III. Les préambules des édits de Louis XIV furent plus insupportables aux peuples que ses édits mêmes. a5

1. Fin des morceaux sur les Devoirs.

IV. Il ne faut point faire par les loix ce que l’on peut faire par les mœurs.

V. La crainte est un ressort qu’il faut ménager ; il ne faut jamais faire de loi sévère lorsqu’une plus

5 douce suffit.

VI. Les loix inutiles affoiblissent les nécessaires. VIL Celles qu’on peut éluder affoiblissent la législation.

VIII. Quand il suffit de corriger, il ne faut point 10 ôter.

IX. Le Prince doit avoir l’œil sur l’honnêteté publique ; jamais, sur la particulière.

X. Le Ciel seul peut faire les dévots ; les Princes font les hypocrites.

i5 XI. Une grande preuve que les loix humaines ne doivent point gêner (?) celles de la Religion, c’est que les maximes de religion sont très pernicieuses quand on les fait entrer dans la politique humaine. XII. Il y a une infinité de choses où le moins mal 20 est le meilleur.

  • XIII. Le mieux est le mortel ennemi du bien*.

XIV. Corriger suppose du temps.

XV. Le succès de la plupart des choses dépend de bien savoir combien il faut de temps pour réussir.

25 XVI. La plupart des princes et des ministres ont bonne volonté ; ils ne savent comment s’y prendre.

XVII. Haïr l’esprit et en faire trop de cas, deux choses qu’un prince doit éviter.

XVIII. Il faut bien connoître les préjugés de son 3o siècle, afin de ne les choquer pas trop, ni trop les suivre.

XIX. Il ne faut rien faire que de raisonnable ; mais il faut bien se garder de faire toutes les choses qui le sont.

XX. J’ai vu toute ma vie des gens qui perdoient leur fortune par ambition et se ruinoient par avarice. b

XXI. A voir la manière dont on élève les Princes, vous diriez qu’ils ont tous leur fortune à faire

XXII. DE LA LIBERTÉ POLITIQUE.

631* (884. II, f° 6). — De La Liberté Politique.

Ce mot de liberté dans la politique ne signifie pas, 10 à beaucoup près, ce que les orateurs et les poëtes lui font signifier. Ce mot n’exprime proprement qu’un rapport et ne peut servir à distinguer les différentes sortes de gouvernements : car l’état populaire est la liberté des personnes pauvres et i5 foibles et la servitude des personnes riches et puissantes ; et la monarchie est la liberté des grands et la servitude des petits.

Ainsi, à Rome, le gouvernement monarchique fut pleuré par les enfants du consul même qui avoit 20 établi le gouvernement de plusieurs ; et, lorsque les Romains donnèrent la liberté à la Macédoine, ils furent contraints d’en exiler les nobles avec autant de soin que le Roi même.

1. Voyez page 66, article 3e.— Voyez la même page v°, article dernier.— Voyez page 67, article dernier, lbid. v°, art. 2d. — Voyez page 68, art. l",—Voyez aussi page 86 v°, article dernier.

Et il ne faut pas croire que la noblesse de Suisse et de Hollande s’imagine être bien libre : car le mot de noblesse entraîne avec lui des distinctions, réelles dans la monarchie et chimériques dans l’état répu5 blicain.

Aussi la noblesse anglaise s’ensevelit-elle avec Charles I" sous les ruines du trône ; et, avant cela, lorsque Philippe II fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté, la couronne fut toujours 10 soutenue par cette noblesse 1 qui tient à honneur d’obéir à un roi ; mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le Peuple.

Ainsi, quand, dans une guerre civile, on dit qu’on i5 combat pour la liberté, ce n’est pas cela : le Peuple combat pour la domination sur les Grands, et les Grands combattent pour la domination sur le Peuple.

Un peuple libre n’est pas celui qui a une telle ou 20 une telle forme de gouvernement ; c’est celui qui jouit de la forme de gouvernement établie par la Loi, et il ne faut pas douter que les Turcs ne se crussent esclaves s’ils étoient soumis par la République de Venise, et que les peuples des Indes ne 25 regardent comme une cruelle servitude d’être gouvernés par la Compagnie de Hollande.

De là, il faut conclure que la liberté politique concerne les monarchies modérées comme les républiques, et n’est pas plus éloignée du trône que d’un

i. Mis dans les Loix. sénat ; et tout homme est libre qui a un juste sujet de croire que la fureur d’un seul ou de plusieurs ne lui ôteront pas la vie ou la propriété de ses biens.

Comme, dans une monarchie corrompue, les pas- 5 sions du Prince peuvent devenir funestes aux particuliers, dans une république corrompue, la faction qui domine peut être aussi furieuse qu’un prince en colère, et on peut voir là-dessus le beau passage de Thucydide sur l’état de diverses républiques de >o Grèce.

  • I1 est vrai que les maux de la république corrompue sont passagers, à moins qu’elle ne se change, comme elle fait souvent, en monarchie corrompue ; au lieu que les maux de la monarchie corrompue ne i5 finissent jamais*.

632 et 633. — Quelques Morceaux Qui N’ont Pu

ENTRER DANS LA « LIBERTÉ POLITIQUE >.

632* (934. II, f° 17). — Je ne pense nullement qu’un gouvernement doive dégoûter des autres. Le meilleur so de tous est ordinairement celui dans lequel on vit, et un homme sensé doit l’aimer : car, comme il est impossible d’en changer, sans changer de manières et de mœurs, je ne conçois pas, vu l’extrême brièveté de la vie, de quelle utilité il seroit pour les hommes î5 de quitter à tous les égards le pli qu’ils ont pris.

633* (935. II, f° 17). — Ce qui fait que la plupart des gouvernements de la Terre sont despotiques, c’est qu’un pareil gouvernement saute aux yeux ; qu’il est uniforme partout1. Comme il ne faut que des passions violentes pour l’établir, tout le monde est bon pour cela. Mais, pour établir un gouverne5 ment modéré, il faut combiner les puissances, les tempérer, les faire agir et les régler ; donner un lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre ; enfin, il faut faire un système2.

XXIII. LES PRINCES

10 634-636. — Quelques Morceaux Qui N’ont Pu Entrer, Dans L’article De La « Bibliothèque Espagnole > Sur Les Princes.

634(524. I, P- 423). — Un particulier qui craindra les loix qui le menacent peut, sans morale et comme i5 malgré lui, être un bon citoyen ; mais un prince sans morale est toujours un monstre.

635 (525. I, p. 423). — Un particulier criminel a cet avantage sur un prince qui a fait une mauvaise action, qu’il lui a fallu une sorte de courage pour 20 s’exposer à violer des loix qui le menaçoient.

636(526.1, p. 423). — « II faut bien, dit l’auteur, qu’un tel prince espère que ses sujets seront plus

1. Mis dans les Loix.

2. Voyez page 1o. honnêtes gens que lui : car, si cela n’étoit pas, son état seroit d’abord bouleversé.

637-646. Princes.

637 (534. I, p. 427). — Ordinairement, on élève 5 mal les Princes, parce que ceux à qui on confie leur éducation sont eux-mêmes enivrés de leur grandeur. Ils ne peuvent donc leur faire sentir ce qu’ils ne sentent pas eux-mêmes. Quand on dit à un prince qu’il doit être humain, on le lui prouve par la plus 10 mauvaise raison, qui est qu’il lui est utile de se faire aimer ; de façon que s’il arrive (ce qui n’est pas rare) qu’ils (sic) méprisent assez un homme pour ne pas se soucier de lui plaire, ils ne seront plus humains.

Il faut donc les ramener, en même temps, aux 0 grands principes de la Religion, de la Société, de l’égalité naturelle, de l’accident de la grandeur, et de l’engagement où ils sont de rendre les hommes heureux.

638 (535. I, p. 428). — Il est bon que vous sachiez, 20 ô Princes, que, dans les démêlés que ceux qui exercent votre autorité ont avec vos sujets, ils ont ordinairement tort. Le Peuple, naturellement craintif, et qui a raison de l’être, bien loin de songer à attaquer ceux qui ont votre puissance dans les mains, a »5 même de la peine à se déterminer à se plaindre.

639(536.1, p. 428). — Lorsqu’un prince élève quelque malhonnête homme, il semble qu’il le montre au Peuple pour l’encourager à lui ressembler.

640(537,1, p. 428).— La corruption des hommes est telle qu’elle est prodigieusement augmentée par s l’espérance ou la crainte que l’on peut concevoir de la part du Prince. Ainsi la condamnation du criminel n’est pas toujours une preuve du crime de l’accusé, et ils (sic) ne peuvent avoir à cet égard la conscience en repos, s’ils ne laissent agir la justice 10 des tribunaux déjà établis, sans en donner de particuliers.

641 (538.1, p. 429).— Le mot de justice est souvent très équivoque : on donna à Louis XIII le nom de Juste, parce qu’il vit exécuter de sang-froid les

i5 vengeances de son ministre ; il étoit sévère, non pas juste.

642 (539.1, p. 429). — Il y a tel prince qui se croiroit anéanti s’il n’avoit sans cesse autour de lui des conseillers qui délibèrent.

20 643 (54o. I, p. 43o).— M. Zamega 1 demande si un prince doit mettre les affaires de son état entre les mains de ceux qui gouvernent sa conscience. « Non ! Non ! dit-il : car ceux qui ont l’esprit du monde sont entièrement incapables de gouverner

25 sa conscience, et ceux qui n’ont pas cet esprit sont

1 Mis cela dans les Princes. incapables de gouverner son état. » Il dit même que c’est rendre son directeur inutile : car il est établi pour l’avertir des fautes qu’il fait. Mais comment l’avertira-t-il de celles qu’il lui fera faire ? Un prince n’est point quitte devant Dieu en se reposant sur son 5 directeur des charges que Dieu lui a imposées : car il ne s’acquitte point de ses devoirs, et il empêche l’autre de s’acquitter des siens. « Enfin, dit-il, de tous ceux qui approchent de sa personne, celui qui dirige sa conscience est celui qui doit avoir le plus de 10 crédit, et celui qui en doit avoir le moins. »

M. Zamega se demande encore si le Prince doit consulter son directeur sur le choix des personnes qu’il doit élever aux dignités. Il répond encore plus affirmativement que non. Cela peut être sujet à mille i5 inconvénients : car, comme le choix des uns entraîne nécessairement l’exclusion des autres, et qu’on n’exclut personne sans en donner la raison, il arriveroit que chacun seroit jugé dans un tribunal secret, sans qu’on pût avoir aucun moyen de se justifier. a«

Il ne croit pas même que le Prince doive mettre en crédit les gens qui sont attachés à un corps particulier monastique, et il en donne des raisons très sensées ; entre autres, celle-ci : c’est que cela met un esprit de servitude dans la Nation, [ou] 25 afflige une nation et y met un esprit de servitude entièrement contraire aux intérêts du Prince : car comme celui qu’il va chercher dans un corps pour lui donner sa confiance est respecté à la Cour, ceux qui sont du même corps sont respectés de même à la 3o Ville et dans les provinces, de façon que, le moindre suppôt de ce corps étant un personnage important, chacun trouve sur sa tête mille favoris, au lieu d’un, et l’on ne voit de tous côtés que des maîtres.

Il faut que l’exercice de la puissance souveraine 5 [ou] la confiance du souverain soit communiquée à autant de gens qu’il est nécessaire, mais à aussi peu qu’il est possible ; [ou] il faut que l’autorité du Prince soit communiquée à autant de gens qu’il est nécessaire, par les loix, mais à aussi peu qu’il est 10 possible ; [ou] le Prince en doit faire part à ses ministres ; mais il faut qu’elle reste là et ne passe pas en d’autres mains ; [ou] le Prince doit en faire part à ceux qu’il a choisis, mais de manière qu’elle ne passe pas en d’autres mains.

i5 644(541.1, f°432). — On me disoit que les princes despotiques devoient être meilleurs, parce que, les hommes étant à eux, ils doivent craindre de les perdre. Je réponds que la perte est peu de chose en comparaison de la satisfaction de suivre ses passions.

îo D’ailleurs, les commodités du despotisme fait (sic) que le Prince se jette dans les plaisirs, ne gouverne pas, et laisse tout le gouvernement à ses ministres. Or les hommes ne sont pas ceux du ministre.

645 (542.1, f° 432 v°). — Les États sont gouvernés 25 par cinq choses différentes : par la Religion, par les maximes générales du Gouvernement, par les loix particulières, par les mœurs et par les manières1.

1. Mis dans les Loix. Ces choses ont toutes un rapport mutuel les unes aux autres. Si vous en changez une, les autres ne suivent que lentement ; ce qui met partout une espèce de dissonance i.

646 (543.1, 432 v°). — La Religion chrétienne affoi- 5 blit l’Empire, d’abord, comme non tolérée, et, ensuite, comme non tolérante. Lorsqu’un état est tourmenté par des disputes sur la Religion, il arrive que la providence du Prince est toute occupée de ces disputes et néglige les autres points moins essentiels. 10 Il arrive2 qu’une infinité de gens sont dégoûtés du gouvernement. Quoique la mauvaise volonté d’une partie des citoyens paroisse impuissante, parce qu’elle ne fait pas des coups éclatants, elle ne laisse pas d’avoir des effets sourds, qui se produisent dans ô l’ombre et le temps ; d’où viennent les grandes révolutions. Il arrive que ce n’est ni le mérite personnel qui donne les places, ni l’incapacité qui en prive, mais des qualités étrangères : comme l’avantage d’être d’un certain parti ou le malheur d’être d’un 20 autre.

647 (61o.1, f°449 v°). — Dans Les Princes, je disois des Roix :

« L’amour pour le successeur n’est autre chose que la haine du prédécesseur. > 25

648-668. — Réflexions Sur Le Prince, Qui N’ont

1. Voyez page 543.

2. "Mis cela dans les Romains.* pu entrer dans mes « Romains », Mes « Loix » Et « Arsame ».

648 (1g83. III, f° 28o). — Il faut établir les principes de l’empire et de l’obéissance. Y a-t-il des cas où il

5 soit permis à un sujet de désobéir à son prince ? Il ne doit rien faire pour lui, et ce seroit penser d’une manière bien bizarre d’avoir tant de respect pour les ordres et d’en avoir si peu pour l’honneur de son prince. Il est très dangereux à un prince d’avoir

10 des sujets qui lui obéissent aveuglément. Si l’inca Athualpa n’avoit pas été obéi par ses peuples comme par des bêtes, ils auroient empêché cent soixante Espagnols de le prendre. S’il avoit été moins obéi depuis sa prison, les généraux péruviens auroient

i5 sauvé l’Empire. Si Manco-Inca, étant au pouvoir des Espagnols, n’avoit, par ses ordres, empêché le soulèvement de ses peuples, les Espagnols n’auroient pas eu le temps de se fortifier contre lui. Si Mo[n]tezuma, prisonnier, n’avoit été respecté que

20 comme un homme, les Mexicains auroient détruit les Espagnols. Et, si Guatimozin, pris, n’avoit pas d’un seul mot fait cesser la guerre, sa prise n’auroit pas été le moment de la chute de l’Empire, et les Espagnols auroient craint d’irriter ses sujets par

25 son supplice.

649* (1984. III, f° 281). — Un parfait monarque est celui qui, juste envers ses sujets, juste encore envers ses voisins, forcé quelquefois d’avoir des ennemis, cesse de leur être redoutable sitôt qu’il les a vaincus.

650* (1g85. III, f° 281). — Je ne puis me mettre dans l’esprit qu’il puisse jamais y avoir un prince françois qui n’aime pas sa nation. Il y a bien de certains états où les princes, ayant sans cesse à disputer avec leurs sujets sur leurs prérogatives, pourroient 5 être aigris par la contradiction. Mais je ne puis concevoir que la même chose puisse arriver ici, où les sujets, se fiant aveuglément à leur prince, se sont abandonnés à lui, presque sans restriction, et ont mis tout leur bonheur entre ses mains. 10

651* (1986. m, f° 281 v°). — S’il arrive quelque révolte, il faut que la sagesse et la prudence du Prince règle (sic) sa clémence et sa justice. On pourroit lui dire : « La place que vous occupez peut être remplie par un autre, sans que, pour vous la con- i5 server ou pour calmer vos craintes, il en doive coûter des ruisseaux de sang à la Nature humaine. Votre vie n’est plus précieuse que parce qu’elle est plus utile à ces hommes mêmes que vous voulez détruire. « Ce peuple (dites-vous) est rebelle, et il faut 10 » un grand exemple ? » Et moi, je vous dis que ce n’est point à une société à servir d’exemple, puisqu’au contraire ce seroit pour elle qu’on devroit le donner. Souvent, lorsque vous pardonnez, vous croyez faire un acte de clémence, et vous en faites un de justice. ab Souvent, lorsque vous punissez, vous croyez faire un acte de justice, et vous en faites un de cruauté. La puissance n’est point à vous : vous n’en avez que l’usage et ne l’avez que pour un moment. Si quelque être pouvoit [abuser] de son pouvoir, ce seroit le 3o Ciel, qui, étant éternel, voit toutes les créatures passer devant lui. Mais il se conduit avec autant d’ordre et de règle que si sa puissance étoit dépendante. »

5 652*(1987. III, f° 282). — Quant aux conquérants, je leur dirai que c’est une qualité commune d’aimer la guerre ; qu’il y a beaucoup de princes belliqueux, comme il y a beaucoup de particuliers qui ont une passion violente d’acquérir ; que ce seroit la modé

10 ration qui,comme la vertu la plus rare, devroit faire le héroïsme (sic) ; qu’il n’est pas étonnant que tant de princes ayent cherché à se rendre célèbres par leurs entreprises sur leurs voisins, n’y ayant rien de si aisé que de se laisser entraîner par ses passions, au

i5 lieu que le rôle d’un prince modéré et juste est d’autant plus laborieux qu’il n’est que raisonnable ; que ces sortes de vertus coûtent beaucoup aux princes, parce qu’elles sont réelles. Je pardonne à Pompée, à César et aux autres magistrats de Rome, d’avoir

20 aimé la guerre, parce que c’étoit le seul moyen qu’ils eussent pour sortir de leur médiocrité ; je pardonne à Alexandre et à Charlemagne d’avoir aimé la guerre ; mais je ne puis comprendre que des princes qui ne sortent pas de leur palais puissent l’aimer.

25 Un prince hasarde si fort son état par la guerre qu’il ne peut être dédommagé du péril qu’il court que par des lauriers cueillis de ses propres mains. Je puis citer l’exemple de Louis XIII, qui ne fit si longtemps la guerre que pour la gloire du cardinal de Richelieu,

3o et qui, dans le cours de tant de prospérités, vit toujours le ministère signalé, et jamais le règne. Un degré de moins de foiblesse auroit rendu ce prince le jouet de sa nation, parce qu’il auroit voulu gouverner par lui-même. Un degré de plus de foiblesse le rendit plus puissant que tous ses prédécesseurs, parce qu’il resta sous la main d’un ministre dont le génie dévora l’Europe, mais qui ne lui laissa d’autre gloire que celle de cet empereur tartare qui conquit la Chine à six ans.

653* (1988. III, f° 283 v°).— Par une fatalité cruelle, les plus grands princes sont ceux qui sont les plus mécontents de leur fortune.

Comme elle a fait beaucoup pour eux, ils s’accoutument à penser qu’elle devoit faire tout. Celui qui a de vastes possessions ne peut plus avoir que de vastes désirs. Alexandre, en qualité de roi de Macédoine, désiroit le royaume de Perse ; en qualité de roi de Perse, il désiroit tout ce qu’il connoissoit de la Terre ; quand il vit qu’il en alloit être le maître, il envoya des flottes pour lui chercher de nouveaux peuples : maladie étrange, qui augmente par les remèdes mêmes.

654* (1989. III, f° 284). — Un roi de France qui fait réflexion sur sa grandeur doit dire aux Dieux ce que Sénèque disoit à un empereur : « Vous m’avez comblé de tant de biens et de tant d’honneurs que rien ne peut manquer à ma félicité que la modération. — Tantum honorum in me cumulasti, ut nihil felicitati meœ desit nisi moderatio ejus. >

655* (199o. III, f° 284). — Il y a eu des princes qui, manquant de force ou de courage pour se signaler contre leurs voisins, tournent toute leur ambition contre leurs sujets. Ils ont une grande idée d’eux5 mêmes, parce qu’ils ont su porter plus loin leur autorité que leurs prédécesseurs. En vérité, ils ont bien raison de se féliciter d’avoir été les premiers qui ayent eu le courage de violer leur serment, qui se soyent servi, contre leurs sujets, des forces qui

io leur avoient été données pour les défendre, et qui ayent, avec de bonnes armées, intimidé les laboureurs et les artisans ! Et, comme cela ne peut se faire sans que la corruption ne se mette dans l’État, il arrive que les ordres d’un prince si habile sont

i5 mieux éludés, et ses loix, plus violées ; de façon qu’un tel prince, qui sait si bien se faire obéir, est celui à qui réellement on obéit le moins.

656* (1991. III, f° 284 v°). — Je dirai aux Princes : t Pourquoi vous fatiguez-vous tant à étendre votre

20 autorité ? Est-ce pour augmenter votre puissance ? Mais l’expérience de tous les pays et de tous les temps fait voir que vous l’affoiblissez. Est-ce pour faire du bien ? Mais quels sont les peuples et les loix si stupides, qui vous gênent lorsque vous voulez

25 faire le bien ? C’est donc pour pouvoir faire du mal. » Quand vous seriez bons et justes, d’ailleurs, vous ne devez point désirer une autorité sans bornes : car, si vous êtes un prince bon, vous aimez votre patrie ; si vous l’aimez, vous devez craindre pour

3o elle. Mais quel sujet n’avez-vous pas de croire que tous vos successeurs ne seront pas aussi justes que vous ?

» Si vous aimez même votre successeur, vous ne travaillerez point à lui laisser une autorité illimitée, comme un père, qui aime son fils, ne cherche pas à 5 lui ôter la gêne de la présence d’un homme sage qui l’avertit. >

657*(1992. III, f° 285 v°). — Dans les cours des princes, on a ordinairement une très fausse idée du pouvoir. Le roi d’Angleterre est réellement plus 10 absolu que le Grand-Seigneur. Il s’en faut bien que le Parlement y soit aussi incommode aux roix et aux ministres, que la milice ou le peuple de Constantinople ne le sont au Sérail et au Divan. Il s’en faut bien que ceux qui gouvernent l’Irlande et l’Écosse i5 y donnent la millième partie des chagrins que donnent au Grand-Seigneur les bachas d’Anatolie et du Ker. Enfin, c’est en Turquie que les loix de l’État, c’est-à-dire les coutumes, peuvent être violées moins impunément que dans aucun lieu du Monde1. ao

658* (1993. III, f° 286). — Comme la condition des Princes les affranchit de la crainte des loix, il est presque impossible qu’ils ne soyent totalement méchants, sans quelque système de croyance. Cela se prouve par cette suite de roix successeurs 2b d’Alexandre, en Égypte, en Asie, en Macédoine. Cela se prouve par ces empereurs romains qui,

1. Je crois que cela est mis dans les Romains. vivant dans une religion qui n’avoit point de système, furent tous des monstres, à cinq ou six près, qui, presque tous, durent leur vertu à la philosophie stoïque.

5 Je ne puis souffrir qu’un auteur fameux ait soutenu qu’une religion ne peut être un motif réprimant. Je sais bien qu’elle n’arrête pas toujours un homme dans la fougue des passions. Mais y sommes-nous toujours ? Si elle ne réprime pas toujours des

10 moments, elle réprime, au moins, une vie.

A l’égard de la dévotion des Princes, je les avertis qu’ils doivent s’en méfier extrêmement : car il leur est très aisé de se croire meilleurs qu’ils ne sont en effet. Comme, par un malentendu, la dévotion leur

i5 permet la politique, et la politique, presque tous les vices qu’ils veulent, comme l’avarice, l’orgueil, la soif du bien d’autrui, l’ambition, la vengeance : il ne leur en coûte presque rien pour être dévôts. Au lieu que nous, qui n’avons pas des raisons d’État

20 pour satisfaire nos passions, sommes obligés de le sacrifier presque toutes. D’ailleurs, leur état, l’habitude et les regards de tout le monde demandent qu’ils se composent dans la plupart de leurs actions. Or se tenir dans un temple avec gravité et décence

25 s’appelle, chez la plupart des gens, êlre dévôt.

On demande si un prince doit mettre les affaires de son état entre les mains de son confesseur. Il n’y a rien de si dangereux : car ceux qui ont l’esprit du monde sont entièrement incapables de gouverner

3o sa conscience, et ceux qui n’ont pas cet esprit sont incapables de gouverner son état. Un directeur est établi pour l’avertir des fautes qu’il fait. Mais comment l’avertira-t-il de celles qu’il lui fera faire ? Le Prince ne s’acquitte pas de ses devoirs, et il empêche l’autre de s’acquitter des siens.

La crainte et la timidité ont toujours des ruses. 5 Les princes superstitieux veulent capituler avec Dieu, pour qu’il damne leur confesseur à leur place. «Je mets cela, disent-ils, sur votre conscience. > Mais Dieu n’a point mis cela sur cette conscience et n’approuve point ces sortes de conventions. 10

Un prince ne doit pas surtout consulter son directeur sur le choix des personnes qu’il doit élever aux dignités ; cela seroit sujet à mille inconvénients : car, comme le choix des uns entraîne nécessairement l’exclusion des autres, et qu’on n’exclut personne 25 sans en donner la raison : il arriverait que chacun seroit jugé dans un tribunal secret, sans avoir un seul moyen de se justifier.

En un mot, de tous ceux qui approchent de la personne du Prince, le confesseur est celui qui doit a0 avoir le plus de crédit, et celui qui en doit avoir le moins.

Je ne crois pas même que le prince doive prendre pour cet emploi une personne attachée à un corps particulier monastique. De cela, il y a de très bonnes a5 raisons ; entre autres, celle-ci : c’est que cela afflige une nation et y met, à certains égards, un esprit de servitude : car, comme celui que le Prince va chercher dans un corps, pour lui donner sa confiance, est respecté à la Cour, ceux qui sont du même corps 3o sont respectés de même à la Ville et dans les pro vinces, et, le moindre d’entre eux étant un personnage important, on trouve sur sa tête mille favoris, au lieu d’un, et l’on ne voit de tous côtés que des maîtres.

5 659* (1994. III, f° 289). — Il faut que l’autorité du Souverain soit communiquée à autant de gens qu’il est nécessaire, et à aussi peu qu’il est possible. Le Prince en doit faire part à ses ministres ; mais il faut qu’elle reste dans leurs mains et ne passe pas

10 dans d’autres.

Il faut surtout que le Prince se garde des affections particulières : un certain corps, de certains hommes, de certains habits, de certaines opinions. Sans cela, il se rétrécit à faire pitié. La Providence

i5 l’avoit fait pour avoir une affection générale ; elle lui avoit donné de grands objets. On ne dit pas qu’il renonce à son cœur — il ne le doit, ni ne le peut—, mais à ses fantaisies. Le premier talent d’un grand prince est celui de

20 savoir bien choisir les hommes : car, comme, de quelque façon qu’il s’y prenne, ses ministres ou ses officiers auront plus de part dans les affaires que lui, il ne sauroit les avoir trop habiles, ni trop gens de bien. Il faut donc qu’il se mette dans l’esprit que ce

î5 choix n’est pas une affaire de goût, mais de raison ; qu’un homme qui lui plaît n’est pas ordinairement un plus habile homme qu’un homme qui ne lui plaît pas ; et que, quelque temps qu’on perde à lui faire sa cour, on n’en vaut pas mieux, et que très souvent

3o on en vaut moins.

Il doit être d’autant plus jaloux du choix de ses ministres que c’est presque la seule action de la royauté qui lui soit propre : les ministres qu’il a une fois choisis prenant part à toutes les autres.

Il ne doit point tellement priver ses ministres de 5 sa confiance qu’il leur fasse juger qu’ils sont en péril : car, pour lors, ils ne songent plus qu’à se maintenir et à combattre, par leurs finesses, ses inquiétudes.

Il ne doit pas les soumettre à un conseil intérieur de quelque favori ou de quelques domestiques : 10 le peuple [ai]me une autorité visible ; il ne peut souffrir un gouvernement secret, ni à (sic) être conduit comme par des intelligences.

Il ne faut pas qu’il les change avec légèreté : car il est sûr qu’un nouveau ministre formera de nou- i5 veaux projets, et le plan le plus opposé à ce qu’il trouvera établi sera sûrement celui qui lui plaira le mieux. Chaque homme est aussi ennemi des idées des autres qu’il est amoureux des siennes. On voit cela dans les bâtiments, qu’un successeur n’acheva 20 presque jamais.

Du reste, je ne saurois envier la condition de ce troisième genre d’hommes qui est entre le Souverain et les sujets ; qui n’ont (sic) que les malheurs de la condition des Princes et ne jouissent ni de la réalité a5 de la souveraineté, ni des avantages de la vie privée. Je leur conseille : de ne point faire de mauvaises actions pour se maintenir dans un poste malheureux ; d’y entrer avec honneur ; de s’y conserver avec innocence ; d’en sortir avec dignité ; et, quand on en est 3o sorti, de n’y rentrer jamais.

Si l’on savoit bien sentir l’honneur et la gloire qui attendent ceux qui souffrent pour avoir fait leur devoir, il n’y a pas d’âme bien faite qui ne préférât une grande chute à la jouissance certaine des em5 plois les plus éclatants.

660* (1995. LU, f° 291 v°). — A l’égard de la flatterie, on peut avertir tous les princes : il y a une conjuration universelle formée contre eux pour leur cacher la vérité. On peut avertir les courtisans que,

10 lorsqu’ils y pensent le moins, ils commettent de grands crimes, c’est-à-dire de ces crimes sourds, qui extorquent le pardon parce qu’ils frappent tout bas.

Que si les courtisans sont coupables lorsque, par de basses flatteries, ils endorment la conscience des

i5 princes, les magistrats, plus obligés par leur état à leur dire la vérité, le sont encore davantage. Caracalla, ayant fait tuer son frère Géta, ordonna à Papinien de chercher des excuses pour ce crime : « Un parricide, répondit-il, n’est pas si aisé à excuser

îo qu’à commettre. » On ne peut s’empêcher de s’indigner contre le premier président de Thou, qui, lorsque Charles IX alla faire part au Parlement de ce qui s’étoit passé à la Saint-Barthélemy, voulut justifier cette action, en disant que qui ne savoit pas

25 dissimuler ne savoit pas régner. Ce fut un plus grand crime à un magistrat de sang-froid, d’avoir justifié cette action, qu’à un conseil violent de l’avoir résolue, et à des soldats furieux de l’avoir exécutée. Les crimes des sujets sont punis par des supplices,

  • o et on les y condamne ; les Princes ne peuvent être punis que par les remords, et on les en soulage. Je conjure ceux qui approchent des Princes de comparer le mal qu’ils font, lorsqu’ils violent leurs devoirs à l’égard de quelqu’un de leurs concitoyens, avec celui qu’ils font, lorsqu’ils les violent à l’égard de 5 leur patrie. Les citoyens sont tous mortels, et la Patrie est éternelle. Encore un peu de temps, et l’on verra finir le mal qui leur a été fait, leurs reproches et leurs larmes : celui qui, aujourd’hui, est opprimé disparaîtra bientôt, peut-être avant le coupable. 10 Mais le crime qui change en pis la constitution d’un état survit à son auteur, à son repentir et à ses remords.

Après quoi, il (sic) ajoute :

« Tout courtisan, tout ministre qui, pour une ù malheureuse pension, pour une petite augmentation de fortune, sacrifie le bien public, est un lâche fripon, qui, ayant une fausse clé d’un trésor commun, en escamote une partie et renonce à partager légitimement ce qu’il aime mieux dérober tout entier. » 20

Mais pourquoi, dans tous les temps et dans tous les pays, les favoris ont-ils été si odieux ? C’est que, les Princes étant établis pour nous gouverner, nous souffrons le mal qu’ils nous font quelquefois, par la considération du bien qu’ils nous font toujours. 25 Mais les favoris se trouvent au-dessus des autres pour leur utilité seule et particulière.

061* (1996. III, fo 294). — Il faut parler de la magnificence des Princes. Ils doivent paroître avec un certain éclat extérieur : car, comme notre devoir 3o est de les respecter, ils doivent, de leur côté, chercher à se rendre respectables. Mais il est moins nécessaire de les avertir de cela que de la modération qu’ils doivent avoir. 5 Si je voulois connoître la puissance d’un prince, je n’aurois que faire d’entrer dans son palais, de voir la beauté de ses jardins, la richesse de ses équipages, les bassesses de ses courtisans. Il n’y a rien de si équivoque. Le moindre village m’apprendroit

10 mieux quelles sont ses véritables forces.

Le faste royal commence toujours par ces deux points : des citoyens riches et des soldats bien payés.

Un palais délabré doit moins faire rougir un prince, que quatre lieues de pays abandonné et

i5 inculte.

Un roi superbe d’un peuple pauvre ressemble à un homme habillé de pourpre qui se promèneroit fièrement dans les rues, avec sa femme et ses enfants couverts de haillons.

ao 662* (1997. III, f° 295). — Le point fondamental de la bonne administration est facile : il ne consiste qu’à ajuster la dépense avec la recette. Si celle-ci ne peut augmenter, celle-là doit descendre, et, jusqu’à ce que cela soit fait, aucun projet ne peut être

25 utile, parce qu’il n’y en a aucun qui ne demande de la dépense encore.

663* (1998. III, f° 295).— Il peut arriver que le bien que l’on fait et les arrangements que l’on prend, en respectant les loix de l’État, paroisse (sic) moins considérable et se fasse moins sentir que de certains arrangements qui les choquent sous prétexte de certains besoins, de certain ordre, d’une certaine règle ; parce que, dans le premier cas, ce bien n’est guère différent de celui que font ces roix (sic) 5 mêmes ; qu’il peut arriver que le bien que l’on fait en choquant les loix de l’État paroisse plus grand que le premier, mais que l’effet en est comme d’une liqueur donnée à un hydropique, qui est, sans doute, un bien pour le présent et un mal incurable pour m l’avenir.

En un mot, le bien fondé sur le renversement des loix de l’État ne peut être comparé au mal qui suit de ce renversement même.

664* (1999- III, f° 295 v°). — Les princes qui prodi- i5 guent les honneurs ne gagnent rien par là. Ils ne font qu’encourager et même justifier l’importunité. Plus on récompense de personnes, plus d’autres méritent d’être récompensées : cinq ou six hommes sont dignes d’un honneur que vous avez accordé à 20 deux ou trois ; cinq ou six cents sont dignes d’un honneur que vous avez accordé à cent.

665* (2ooo. III, f° 296).— Les libéralités des Princes doivent être faites en grande partie aux gens de guerre, qui se louent, pour ainsi dire, aux autres *5 citoyens. Mais il ne conseille pas les libéralités générales : elles se feroient bientôt exiger par un corps qui sentiroit sa force et demanderoit à mesure de son avarice et de la crainte publique.

De pareilles libéralités, chez les Romains, ont presque toujours affaibli la discipline militaire et renversé la puissance civile.

666* (2oo1. III, f* 296V°).— Je ferai ici une exhor5 tation à tous les hommes en général, de réfléchir sur leur condition et d’en prendre des idées saines. Il n’est pas impossible qu’ils vivent dans un gouvernement heureux sans le sentir : le bonheur politique étant tel que l’on ne le connoît qu’après l’avoir perdu.

10 667* (2oo3. III, f° 297). — Le Prince doit se communiquer aux gens de sa cour, non pas assez pour avilir sa dignité, mais assez pour faire sentir qu’il vit avec des hommes. Que si la grandeur souveraine a des douceurs, elle a aussi des inconvénients, n’y

i5 ayant rien de si triste que d’être toujours dans la foule et de vivre toujours seul. Cet état ne se peut soutenir sans ennui que dans la force et la vivacité des passions. Aussi la plupart des princes deviennent-ils malheureux dans leur vieillesse : le vide de

20 leur âme est inconcevable, et il ne peut être rempli par un cérémonial extérieur, auquel on s’accoutume d’abord. Leur vie semble être toute faite pour la jeunesse, rien ne les préparant à cet âge accablant qui doit la suivre. Tout le monde sait quelle peine il falloit

a5 pour amuser un grand monarque, trois ou quatre heures du jour, sur la fin de sa vie. Pour prévenir cet ennui, les Princes ne doivent pas toujours se faire des courtisans, mais quelquefois des amis. Les bons empereurs romains ne croyoient pas que les droits de l’amitié fussent incompatibles avec ceux de la puissance souveraine. Ils doivent se donner de bonne heure du goût pour la lecture : les livres sont une grande ressource après la perte des passions, et, d’ailleurs, les voix des morts sont les seules fidèles. 5

668* (2oo2. III, t°2g6v°). — J’avoismis cet ouvrage sous le nom de M. Zamega, et je l’avois mis sous la forme d’un extrait d’un livre de M. Zamega, et je le finissois ainsi :

« C’est l’ouvrage que je m’imagine qu’auroit fait M. Zamega, s’il étoit jamais venu au Monde, et dont 10 je donne ici l’extrait. 1 »

669* (1565. II, f°452). — J’avois mis dans mon ouvrage (Le Prince) :

« M. Zamega, parlant des princes politiques, dit qu’ils ont toujours eu un caractère odieux dans i5 l’histoire, témoin Tibère, Louis XI, Philippe IId. La raison en est que rien n’est si opposé à la grandeur d’âme que la finesse, et c’est la grandeur d’âme qui nous plaît.

« C’est pour cela, dit-il, que, sur nos théâtres, un 20

» prince conquérant est souvent un personnage favo

» rable ; au lieu que l’on n’y fait jamais paroître un

» prince politique que pour y attacher la haine. »

» La plupart des actions politiques n’excitent point notre surprise, ne peuvent servir de spectacle, a5

1. Voit s’il n’y auroit pas là quelque chose que j’ai mis dans l’Esprit des Loix ; j’ai retranché de l’original tout ce que j’ai cru y avoir mis. , Quant un sultan manque de parole, nous sentons que c’est une action que nous pourrions faire aussi facilement que lui.

» La finesse est une arme défensive ; c’est la res5 source des gens foibles, et on ne peut pas souffrir qu’un prince employe cette ressource dans le même temps qu’il use de sa puissance : ce sont trop d’avantages dans une main.

» La force peut être utile aux hommes mêmes qu’elle

10 soumet : elle peut être utile au vaincu comme au vainqueur. Il s’est évertué par la résistance même et s’est rendu par là semblable au conquérant ou digne de lui. Mais la ruse n’est point utile aux hommes : il ne leur est point utile d’être trompés, ni de tromper ;

i5 mais la ruse avilit la Nature humaine : elle fait le vainqueur le sujet du mépris, et le vaincu l’objet de la pitié ». >

670* (163i. II, f°496).— Le Prince ». — Il doit penser que des villages entiers ne peuvent suffire à payer

ao une pension qu’ils (sic) donnent à des grands seigneurs tout prêts à devenir misérables ou à des misérables tout prêts à devenir grands seigneurs, et qui souvent n’ont d’autre mérite pour l’obtenir que la hardiesse de la demander.

25 On avoit mis dans l’esprit d’un grand monarque

1. Voyez (je vous prie), combien on est attristé de voir un Mogol qui vous donne un burleik ou petit sachet, qui est une marque de sa faveur, qu’on est obligé, par devoir et par reconnoissance, de porter au nez, et qui souvent est empoisonné. Quelle facilité pour faire des crimes et des grands crimes !

2. Je l’ai copié pour le roman à’Arsace. que, pourvu que l’argent ne sortît point de son royaume, le royaume (quelques subsides qu’il levât, quelque profusion qu’il fît, quelques pensions qu’il payât), le royaume ne pouvoit jamais s’appauvrir. Mais ôter l’argent nécessaire pour la culture des 5 terres, pour le donner à ceux qui ne l’employeront que dans l’encouragement aux arts du luxe, par leur luxe, n’est-ce pas appauvrir l’État ? C’est comme si l’on disoit que vingt chevaux, qui portent chacun cent livres, ne seront pas plus incommodés lorsque 10 dix porteront le tout, et que cinq porteront dans une charrette les cinq autres.

Faites des bienfaits immenses à quelques particuliers, vous accablez en privant les autres, et eux mêmes accablent encore les derniers par leur luxe, ,5 qu’ils leur communiquent, et qu’ils les contraignent d’accepter.

671* (1692. III, f° 37).— Souvent un prince 1 qui punit croit faire un acte de justice, et il en fait un de cruauté. :o

M. Zamega ne dit pas pour cela qu’un prince ne doive être quelquefois sévère. Sa bonté habituelle dépend tellement de sa fermeté dans de certains occasions que, sans cela, elle n’est qu’une foiblesse d’âme capable d’affoiblir l’État ou d’en 25 précipiter la chute. Il ne peut être rétabli que par la fermeté du Prince. Que si la licence a pris entièrement le dessus, et que l’autorité soit méprisée,

1. Ceci est un fragment d’un ouvrage que j’avois commencé, intitulé : Journaux de Livres peu connus. pour lors le Prince n’a de vertus que le courage et l’opiniâtreté même ; il faut que quelque action grande et inattendue rétablisse les. loix mourantes ; il faut, par quelque coup de désespoir, relever le trône ou 5 s’ensevelir sous lui. Il n’est point nécessaire de vivre, mais de faire, de périr, de régner ; l’audace et la hardiesse peuvent seules réussir contre la timide insolence.

XXIV. RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES.

I0 672 (1o96. II, f° 69). — Objections Que Peuvent Faire Les Athées, Et Auxquelles Je Répondrai.

Comme nous avons toujours vu, lorsque nous voyons quelque montre ou quelque autre machine, que c’est quelque artisan qui l’a faite, de même,

i5 lorsque nous voyons le Monde, nous jugeons que c’est quelque être supérieur qui l’a fait.

Comme nous voyons que tout ce qui se fait dans le Monde a une cause, et que nous voyons la matière exister, nous jugeons qu’il y a quelque autre être

20 qui est la cause de l’existence de la matière.

Comme cette matière, à la réserve de quelques portions que nous voyons organisées, nous paroît dans l’inertie, nous jugeons qu’il faut qu’un autre être lui ait donné le mouvement.

25 Comme nous avons vu que des corps qui nous paroissent en repos ne changeoient de détermination que lorsque nous y mettions la main pour les mouvoir, nous avons jugé que le mouvement en général étoit étranger à la matière et devoit lui avoir été imprimé par un autre être.

Comme, lorsque nous ne voyons pas de cause d’une chose, nous disons que c’est le hasard qui l’a produite, ainsi nous disons que, si un être n’avoit 5 pas créé la matière, ce seroit le hasard qui l’auroit créée, et que, s’il ne lui avoit pas imprimé le mouvement, ce seroit le hasard qui l’auroit fait.

Comme, lorsque nous trouvons des loix dans nos sociétés, nous avons toujours l’idée d’un législateur, 10 voyant des loix constantes dans la Nature, nous ne manquons pas de dire que c’est un autre être que la Nature qui les a établies.

Enfin, nous jugeons toujours de cet immense Univers sur les idées que nous avons prises de nos i5 opérations humaines, et, comme nous ne voyons partout que des effets particuliers, nous jugeons que l’Univers est lui-même un effet particulier.

Comme nous distinguons deux choses dans chaque corps, son essence et son existence, nous faisons 20 la même distinction à l’égard de l’universalité des choses, sans songer qu’à une étendue éternelle, infinie, nécessaire, sans bornes, son essence est d’exister, et réciproquement son existence suppose nécessairement son essence. Elle n’existeroit point, 25 si elle n’étoit pas éternelle ; elle ne seroit pas éternelle, si elle n’étoit pas nécessaire ; elle ne seroit pas nécessaire, si elle n’étoit pas infinie ; elle ne seroit pas infinie, si quelque chose pouvoit la borner ; et, si quelque chose pouvoit la borner, ce quelque chose 3o ne seroit pas infini non plus.

Cette universalité des choses, dira un athée, ne doit point avoir de cause : car, s’il falloit en supposer une, les mêmes raisonnements supposeroient une cause à cette cause ; ainsi à l’infini. 5 Cette matière existante aura des propriétés, et ces propriétés seront ses loix, que nous connoissons par le résultat des propriétés et des effets généraux nécessaires.

Comme ’notre vue est très bornée, et que nous 10 ne voyons que des parties, nous n’avons de façon de juger des propriétés de la matière, et conséquemment des loix de la nature, que par les effets qu’elles produisent : car, pour juger autrement, il faudroit connoître le tout ensemble ; moyennant quoi nous i5 tirerions, de la connoissance de la cause, la connoissance des effets ; au lieu que nous sommes obligés de tirer, de quelques effets, la connoissance de la cause.

Les propriétés de la matière ou loix de la nature 20 sont, dira l’athée : i° l’étendue ; 2° la force, qui est le mouvement ; 3° les facultés qu’ont les corps de s’attirer ou de se repousser ; 40 la gravitation ; 5° la faculté qu’a la matière de végéter ; 6° celle qu’elle a de s’organiser ; 70 celle qu’elle a de sentir ; 8° celle 25 qu’elle a de penser.

Celle de ces propriétés qui est cette force qu’ont tous les corps pour se mettre en action, se trouve et dans les corps que nous appelons en mouvement, et dans ceux que nous appelons en repos. Le mouve3o ment et le repos sont différents, mais non pas contradictoires. Les corps, dans ces deux états, ont de la force. Toute la différence consiste dans les rapports qu’ils ont entre eux et entre les autres corps.

La faculté de végéter est jointe à la puissance de se reproduire, qui se trouve dans tous les végétaux, b La plupart des plantes produisent de bouture. Elles produiroient toutes ainsi, s’il n’y en avoit plusieurs dont la contexture se dessèche aussitôt dans la terre ; ce qui fait qu’elles pourrissent avant d’avoir pu recevoir le suc qui leur convient. Telles sont les 10 herbes et les fleurs. Dans ce cas, la graine est nécessaire. Dans une plante de bouture, il n’y a point de partie qui ne soit graine. Ainsi c’est une grande erreur de dire que la plante est contenue dans la graine, et une plus grande encore, que la i5 première plante a contenu toutes celles qui devoient naître. Sitôt qu’un tuyau quelconque peut recevoir le suc de la terre, soudain on voit une feuille pousser et se reproduire, et les racines sortent de leur côté.

Les microscopes nous ont fait voir une telle 20 facilité dans la matière à s’organiser que l’on ne sauroit dire quelle partie de la matière n’est point organisée.

On a trouvé, par les observations, une telle disposition de la matière à s’attirer ou se repousser, 2$ que l’on ne sauroit pas dire qu’il y ait un seul corps qui, à quelque égard, ne soit point électrique.

Or, dira un athée, c’est beaucoup voir dans la matière, avec des yeux tels que les nôtres et avec de tels organes, que d’avoir tant découvert de 3o choses. Mais, combien ne nous faudroit-il pas de lumières nouvelles, pour que nous pussions concevoir comment la matière est capable de sentir et de penser ?

Mais, de même que nous jugeons que les corps 5 sont organisés, parce que nous voyons leurs organes ; qu’ils ont de l’électricité, parce que nous en voyons les effets : nous devons dire de même que la matière est capable de sentiment (dira un athée), parce que nous sentons, et de pensée, parce que nous pensons.

10 673* (1946. III, f° 25o). — Quelques Réflexions Qui Peuvent Servir Contre Le Paradoxe De

M. BAYLE, QU’IL VAUT MIEUX ÊTRE ATHÉE Qu’ido

Latre, Avec Quelques Autres Fragments De Quelques Écrits Faits Dans Ma Jeunesse, Que

l5 J’AI DÉCHIRÉS.

On ne peut juger des choses que par les idées qu’on en a. Or, la première idée qui se présente à notre esprit, c’est celle de la matière. Tout ce que nous voyons, tout ce qui nous entoure est matériel.

îo Il n’y a pas jusqu’aux sensations qui ne nous paroissent être un attribut de la matière. Ce n’est que par l’étude de la philosophie qu’on peut se détromper. (Je parle de la nouvelle : car l’ancienne ne serviroit qu’à fortifier les préjugés.) Il est même certain

25 qu’avant M. Descartes la philosophie n’avoit point de preuves de l’immatérialité de l’âme : car l’âme ne se peut connoître que de deux manières, par l’idée ou par sentiment. Tout le monde convient que nous n’en avons point d’idée ; il est donc clair

3o que nous ne la connoissons que par sentiment. Or, la philosophie et les préjugés enseignoient aux Payens que les sensations étoient des attributs de la matière. Il falloit donc qu’ils tirassent nécessairement une de ces deux conséquences : ou que l’âme étoit matérielle ; ou, tout au moins, que le 5 corps étoit capable de sentiment. Or, si le corps est capable ’ de sentiment, pourquoi lui refuser la pensée ? Certainement l’un ne répugne pas plus que l’autre.

Quoique la ph[ilosoph]ie payenne, telle qu’elle i« étoit, ne pût pas démontrer qu’il y eût des esprits, je ne dis pas, pour cela, qu’elle n’en admît. Ce que je dis, c’est que la première idée qui se présentoit à l’esprit des Payens, comme au nôtre, étoit celle de la matière. »s

Et, quand la connoissance des choses sensibles les élevoit jusqu’à leur auteur, elle ne pouvoit leur donner que l’idée d’un ouvrier, qui avoit fabriqué le Monde, à peu près comme un artisan compose une machine, et les Cieux, qui annoncent la gloire du 2° Créateur, ne leur pouvoient point faire connoître sa nature. C’étoit par le ministère des sens que l’Homme s’étoit persuadé de l’existence de Dieu ; c’étoit aussi par eux qu’il croyoit devoir juger de son essence. 25

Quand l’Homme eut une fois reçu ce principe que Dieu étoit matériel, il n’en resta pas là, et l’imagination se porta naturellement à déterminer sa figure. Il jugea que la beauté devoit être un de ses principaux attributs, et, comme l’Homme ne trouve rien 3o de plus beau que lui-même, il eût cru faire tort à la Divinité, s’il lui avoit donné une autre figure que la sienne. Car, comme dit l’épicurien Velleius dans Cicéron (livre Ier, De Natura Deorum) : « Quœ compositio membrorum, quœ conformatio lineamen5 torum, quœ figura, quœ species humana potest esse pulchrior ?Quod si omnium animantium formam vincit Hominis figura, Deus autem animans est : ea profecto figura est quœ pulcherrima sit omnium. >

10 D’ailleurs, comme la raison doit être un des principaux attributs de Dieu, et que les sens semblent nous dire qu’il n’y a que les substances qui ont une figure humaine qui soient raisonnables, ils lui donnèrent facilement une manière d’être de laquelle ils

i5 croyoient que la raison étoit inséparable. « Quoniam..., dit Velleius, Deos beatissimos esse constat, beatus autem esse sine virtute nemo potest, nec virtus sine ratione consistere, nec ratio usquam inesse, nisi in Hominis figura : Hominis esse specie Deos confi

20 tendum est. » Ce ne sont point des raisonnements de la philosophie, mais de la nature ; des raisonnements qui se forment dans les sens et l’imagination, dont tous les hommes sont la dupe, et qu’on peut appeler les véritables fruits de Venfance.

îb Les hommes, accoutumés à juger par jce qu’ils voyoient, de ce qu’ils ne voyoient pas, n’eurent pas plus de peine à se mettre dans l’esprit qu’il y avoit dans les Dieux une différence de sexe. Tous ces raisonnements se faisoient sans attention : l’esprit

3o s’y accoutumoit à mesure que le corps s’avançoit en âge. Ainsi il ne faut pas s’étonner si la Religion payenne, telle qu’elle étoit, se répandoit par tout . l’Univers, et ne laissa aux adorateurs du vrai Dieu qu’un petit coin de terre. Chaque homme, qui étoit idolâtre avant d’être raisonnable, y apportoit en naissant une meilleure disposition ; ce qui la faisoit 5 regarder comme une religion naturelle, que la naissance même avoit produite dans l’Homme, avant l’éducation.

Mais, pour mieux reconnoître ceci, jugeons des idées des Payens par nos idées, et de leur situation 10 par la nôtre. Quelle peine n’avons-nous pas, avec les secours de la foi et de la philosophie, de nous faire à l’idée d’un Esprit infini, qui gouverne l’Univers ? Il est vrai que, par une sérieuse attention, nous pouvons vaincre la résistance de nos sens. Mais, si i5 nous [n’]y prenons garde, ils se révoltent aussitôt et rentrent dans leurs premiers droits. Tantôt ils nous peignent un vénérable vieillard ; tantôt une colombe. Étrange foiblesse de l’Homme, que la force même de la foi ne sauroit vaincre1 ! ao

Quand les Payens furent tombés dans cette opinion que Dieu avoit un corps comme les hommes, ils ne purent en rester là. La multiplicité des Dieux étoit une suite trop naturelle de leurs principes. Il leur étoit impossible d’imaginer un Dieu simple, unique, 25 spirituel, qui est partout, qui voit tout, qui remplit tout. Ils ne pouvoient, cependant, refuser à l’instinct de la nature de reconnoître un Dieu, bien que matériel, qui régît et gouvernât l’Univers, et cette con

1. M. Arnauld. noissance les jetoit infailliblement dans l’opinion de la multiplicité des Dieux. Car, comment ce Dieu massif auroit-il pu se transporter dans toutes les parties du Monde à la fois ? Il falloit bien qu’il eût

5 sous lui des intelligences qui fussent les ministres de ses volontés, et que ces intelligences eussent sous elles des Divinités inférieures. Ils pensoient que Jupiter gouvernoit le Monde comme un monarque gouverne un état. Ces raisonnements (comme je l’ai

10 déjà dit) sont des raisonnements d’instinct, et on peut dire que la foi n’en a pas détruit toutes les impressions. Il s’est trouvé dans ce siècle-ci des philosophes qui, ne pouvant comprendre que Dieu pût suffire à gouverner tout l’Univers, ont imaginé

i5 des natures plastiques, qui gouvernent sous lui, et ont mieux aimé recevoir un être dont ils avouent eux-mêmes qu’ils n’ont point d’idée que de reconnoître qu’un être simple puisse gouverner tout l’Univers immédiatement.

20 On voit donc que les Payens ne tombèrent dans l’erreur que pour avoir tiré de justes conséquences d’un faux principe, qui est que Dieu a un corps. Mais, comme ils ne pouvoient en découvrir la fausseté que par des raisonnements de philoso

2b phie, etc.

On ne manquera pas de me dire qu’il s’ensuit de mon raisonnement que Dieu est trompeur, et qu’il jette les hommes dans l’erreur, sans toujours voir la vérité. Je réponds qu’il n’est point (sic) nécessaire 3o que Dieu nous donne assez de lumières pour conserver notre être. Cela doit nous suffire. Il nous a faits aussi parfaits et aussi imparfaits qu’il a voulu ; il a pu nous rendre plus ou moins intelligents. Quand il nous découvre quelque chose, il nous fait une grâce ; mais il pouvoit nous la cacher sans injustice. Dieu nous trompe-t-il parce que les sens, 5 ces infidèles témoins, nous déçoivent à chaque instant ? Non, sans doute ! Peut-être que Dieu n’a pas voulu que nous eussions plus de certitude des choses, afin que nous connoissions mieux notre foiblesse. 10

Quant aux athées de M. Bayle, la moindre réflexion suffit à l’Homme pour se guérir de l’athéisme. Il n’a qu’à considérer les Cieux, et il y trouvera une preuve invincible de l’existence de Dieu. Il n’est point excusable lorsqu’il ne voit point la Divinité peinte dans i5 tout ce qui l’entoure : car, dès qu’il voit des effets, il faut bien qu’il admette une cause. Il n’en est pas de même de l’idolâtre : car l’Homme peut bien voir et considérer l’ordre des Cieux et rester opiniâtrement dans l’idolâtrie. Cette disposition ne répugne 20 point à la multiplicité des Dieux, ou, si elle y est contraire, ce ne peut être que par une suite de raisonnements métaphysiques, souvent trop foibles sans le secours de la foi, qu’ils le peuvent découvrir. Je dis plus : peut-être que la seule chose que la a5 raison nous apprenne de Dieu, c’est qu’il y a un être intelligent qui produit cet ordre que nous voyons dans le Monde. Mais, si l’on demande quelle est la nature de cet être, on demande une chose qui passe la raison humaine. Tout ce qu’on sait de certain, 3o c’est que l’hypothèse d’Épicure est insoutenable, parce qu’elle attaque l’existence d’un être dont le nom est écrit partout

Mais, quant aux autres hypothèses, qui regardent les attributs particuliers de cet être, on peut pren5 dre celle qu’on voudra, et même, si l’on veut, on peut, comme Cicéron, les embrasser et les combattre tour à tour : car la raison ne nous dit point si cet être a un corps, ou s’il n’en a pas ; s’il a toutes les perfections ; s’il est infini. Tout ce que nous

io savons, c’est qu’il nous a créés. Le roi Hiéron ayant demandé à Simonide ce que c’étoit que Dieu, ce philosophe le pria de lui donner un jour pour y penser. Le jour passé, le Roi lui ayant fait une pareille question, le philosophe lui en demanda

i5 deux. Cette idée même, si chère au père Malebranche, l’idée de l’Infini, nous ne l’avons point, quoique ce philosophe en ait fait le fondement de son système. Mais on peut dire qu’il a bâti en l’air un palais magnifique, qui se dérobe aux yeux, et qui

20 se perd dans les nues.

L’Infini est ce à quoi on ne peut rien ajouter, à la différence de l’Indéfini, auquel on ajoute toujours. Cela supposé, je prends les choses par énumération, et je dis : « On ne peut avoir d’idée d’une durée infi

2.s nie : car la durée qui (sic) n’est autre chose que le temps, soit qu’on le compte par jours, par heures ou par siècles. Il est clair que l’idée d’une chose qui peut

i. Les Payens auroient cru commettre un crime s’ils avoient changé de religion, et plus leurs dispositions étoient chrétiennes, et plus ils devoient rester dans l’idolâtrie. — Voyez Discours sur l’Idolâtrie en général. se compter et celle d’une chose à laquelle l’esprit ne peut rien ajouter sont deux idées contradictoires : d’autant qu’il n’est pas possible d’imaginer un nombre si grand qu’on n’y en puisse pas ajouter un autre. Je raisonne de la même manière sur l’éten- i due. L’idée d’une chose qui peut se mesurer et celle d’une chose à laquelle l’esprit ne peut rien ajouter sont contradictoires : car on ne peut jamais concevoir une mesure si grande qu’on ne puisse y en ajouter une autre. 10

L’idée de l’Indéfini est l’idée d’une chose dont on ne voit point les bornes ; l’idée de l’Infini est l’idée d’une chose qu’on voit n’avoir point de bornes. On voit que cette dernière idée ne sauroit convenir à ce qui se compte, et à ce qui se mesure. Reste donc i5 à savoir si on peut l’appliquer à un esprit, et je dis que nous n’avons point d’idée des esprits, comme tout le monde en convient. Si nous n’avons pas d’idée d’un genre, nous ne saurions en avoir des espèces et, par conséquent, de l’esprit fini ni de l’esprit infini. 20

Il faut donc admirer la conduite admirable de celui qui se nomme, dans l’Écriture, « le Dieu caché ; Deus absconditus >. Il s’est contenté, pendant tant de siècles, de persuader les hommes de son existence ; il les a, ensuite, instruits par la foi, »5 qui est un de ses dons, mais dont la lumière échauffe le cœur, sans éclairer l’esprit ; qui fait ignorer tout ce qu’elle apprend, et semble nous avoir été donnée pour admirer, non pas pour connoître, pour soumettre, et non pas pour instruire. 3o

Dieu, qui est un pur esprit, ne pouvoit se faire connoître aux hommes par idée ou par une image représentative de lui-même. Il ne pouvoit non plus se faire connoître que par sentiment, que de la même manière qu’il se fait sentir aux Anges et aux Bien5 heureux dans le Ciel. Mais, comme un si grand bonheur, qui est la félicité suprême, étoit une grâce que l’Homme devoit mériter avant que de l’obtenir, et qu’il ne pouvoit même acquérir que par la voye des peines et des souffrances, Dieu choisit un troii° sième moyen pour se faire connoître, qui est celui de la foi ; et, par là, s’il ne lui donna pas des connoissances claires, il l’empêcha, du moins, de tomber dans l’erreur.

XXV. DOUTES.

i5 674* (1945. III, f° 247). — Doutesi.

S’il arrive quelquefois que Dieu prédestine (ce qui ne peut arriver que rarement : car il n’arrive que rarement que Dieu nous ôte la liberté), il ne peut jamais nous prédestiner qu’au salut. Ceux qui sont

a0 prédestinés sont sauvés. Mais il ne s’en suit pas que tous ceux qui ne sont pas prédestinés soyent damnés. Saint Paul, qui a porté le plus loin la prédestination, est pour ce que je dis : « Scimus autem quoniam diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum, iis

2b qui, secundum propositum, vocati sunt sancti. > Remarquez bien les paroles qui suivent : « Nam quos

1. Jusqu’à la page 2 56. prœscivit, et prœdestinavit Quos autem prœdestinavit, hos et vocavit ; et quos vocavit, hos justificavit ; quos autem justificavit, illos et glorificavit. » Ce n’est que pour dire : * Quos prœdestinavit, hos glorificavit. » La prédestination est un signe du 5 salut. Ce que je pourrois dire là-dessus ne vaut pas ce qu’un des meilleurs interprêtes de saint Paul a dit. C’est Sedulius, qui a fait un commentaire sur les Épîtres de saint Paul, presque tout tiré d’Origène, de saint Jérôme et de saint Ambroise. Cet auteur 10 dit : « Quos prœscivit, et prœdestinavit, de bonis tantum dicitur ; cœteros vero non prœscire, sed nescire dicitur Deus. » Il en ajoute, ensuite, la raison. « C’est, dit-il, que tout ce qui est mal est indigne de la science ou de la prescience de Dieu. > i5

L’Apôtre continue ensuite, dans le chapitre ix : car, quoiqu’on lui ait donné les sens du monde les plus durs, on peut dire, cependant, que ce n’est que la continuation des mêmes vérités. Il nous donne une image de la prédestination dans l’exemple 20 d’Isaac, dans celui de Jacob, tous deux choisis de Dieu parmi leurs frères : « Cum enim nondum nati essent, autaliquid boni egissent, aut mali (ut secundum electionem propositum Dei maneret), non ex operibus, sed ex vocatione dictum est ei : « Quia major zb » serviel minori ». Et ce « Jacob dilexi, Esaù autem odio habui », que l’Apôtre cite ensuite, ne veut pas dire que Dieu a (sic) réprouvé Ésau, ni être un symbole de la réprobation des hommes qui ne sont pas prédestinés, figurés par Ésau. 3o

Car il n’y a personne, point de Thomiste si outré, qui veuille donner à ces paroles un sens étroit, ni dire que Dieu ait véritablement haï Ésaii, ni endurci personne. Et certainement le raisonnement que saint Paul fait ensuite prouve bien clairement qu’il n’a 5 point voulu dire que Dieu ait jamais pu faire un décret de réprobation, ou (si vous voulez) fait que tous ceux qu’il n’a pas prédestinés au salut fussent destinés à la colère, parce qu’on feroit faire un faux raisonnement à l’Apôtre. « O Homo, tu quis es qui

:o respondeas Deo ? Numquid dicit figmentum ei qui se finxit : « Quid me fecisti sic ? » Annon habet potestatem figulus luti ex eadem massa facere aliud quidem vas in honorem, aliud vero in contumeliam ? » Si saint Paul parloit d’une prédestination sans laquelle

i5 on ne peut être sauvé, il raisonneroit mal : car l’Homme ne se plaindroit pas de ce que Dieu l’auroit fait d’une certaine manière, mais de ce qu’il le puniroit parce qu’il seroit ainsi sorti de sa main : injustice criante ! Il faut donc que saint Paul ne parle

20 ici de la prédestination que de la manière que je l’entends, c’est-à-dire d’une prédestination que Dieu accorde quelquefois à l’Homme : avec laquelle, il est infailliblement sauvé ; mais, sans laquelle, il ne laisse pas de pouvoir être sauvé. Aussi n’y a-t-il qu’à

ii voir sur quoi saint Paul raisonne dans ce chapitre, les précédents et les suivants : ce n’est que sur la vocation des Gentils, qu’il a prédestinés, et qu’il a appelés gratuitement : vocation qu’il (sic) n’a pourtant pas exclu les Juifs du salut ; c’est pour faire

30 taire les murmures des Juifs, qui se plaignoient de ce qu’on ne les distinguoit pas des Gentils. Les raisons que rend l’Apôtre se rapportent à peu près à la parabole de Jésus-Christ sur les ouvriers. Voyez dans le chapitre n de la même Épître, où il dit aux Gentils que, comme Dieu les a choisis après que les Juifs sont rejetés, ils doivent craindre que Dieu ne 5 choisisse les Juifs à leur tour. « Sicut enim aliquando vos non credidistis Deo, nunc enim misericordiam consecuti estis propter incredulitatem illorum ; ita et isti nunc non crediderunt in vestram misericordiam, ut et ipsi misericordiam consequantur. » Après 10 quoi, il s’écrie : « Altitudo divitiarum ! » afin qu’on ne demandât pas raison à Dieu des grâces qu’il fait. Mais il n’est pas question des peines.

Quand saint Paul dit que Dieu a prédestiné l’un pour être le fils de la colère, l’autre pour être le fils ô de la miséricorde, il veut dire que Dieu a vu généralement qu’il y auroit des damnés et des sauvés, sans sacrifier tel ou tel : car il voyoit bien, par l’arrangement des causes secondes, qu’il y en avoit qui seroient bien plus susceptibles des objets (sic) 50 que les autres.

Du reste, ce sont des idées jetées, et comme elles me sont venues dans l’esprit, sans examen, et je ne me pique pas d’être théologien.

Je proposerai encore ici un doute. Il ne faut pas ^ trop presser l’idée que l’offense d’un être fini envers un être infini est toujours infinie : car, toutes les infinités étant égales, il s’en suivroit que toutes les offenses seroient égales. Il faut avoir égard à la capacité de l’être qui offense, qui n’a rien d’infini en lui. 3o

Ce sont des doutes.