Pensées et Impressions/L’Amant
Aimer, c’est avoir du plaisir à voir,
toucher, sentir par tous les sens, et
d’aussi près que possible, un objet aimable
et qui nous aime.
Dans l’amour-goût et peut-être dans
les cinq premières minutes de l’amour-passion,
une femme, en prenant un
amant, tient plus de compte de la manière
dont les autres femmes voient cet
homme que de la manière dont elle le
voit elle-même.
L’amour-sensation est comme la gloire
à l’armée : il n’y a qu’un moment pour
le saisir.
Qu’est-ce que la beauté ? C’est une
nouvelle aptitude à vous donner du
plaisir.
Du moment qu’il aime, l’homme le
plus sage ne voit aucun objet tel qu’il
est.
La vue de tout ce qui est extrêmement
beau, dans la nature et dans les
arts, rappelle le souvenir de ce qu’on
aime avec la rapidité de l’éclair. C’est
ainsi que l’amour du beau et l’amour se
donnent mutuellement la vie.
Rappelons-nous que la beauté est l’expression
du caractère, ou, autrement
dit, des habitudes morales, et qu’elle
est par conséquent exempte de toute
passion. Or c’est de la passion qu’il
nous faut.
L’air brillant de la beauté déplaît
presque dans ce qu’on aime ; on n’a
que faire de la voir belle, on la voudrait
tendre et languissante.
Peut-être que les hommes qui ne sont
pas susceptibles d’éprouver l’amour-passion
sont ceux qui sentent le plus
vivement l’effet de la beauté ; c’est du
moins l’impression la plus forte qu’ils
puissent recevoir des femmes.
Si l’on est sûr de l’amour d’une
femme, on examine si elle est plus ou
moins belle ; si l’on doute de son cœur,
on n’a pas le temps de songer à sa
figure.
Ce que j’appelle cristallisation, c’est
l’opération de l’esprit qui tire de tout
ce qui se présente la découverte que
l’objet aimé a de nouvelles perfections.
Un homme passionné voit toutes les
perfections dans ce qu’il aime ; cependant
l’attention peut encore être distraite, car l’âme se rassasie de tout ce
qui est uniforme, même du bonheur
parfait.
Les âmes très tendres ont besoin de
la facilité chez une femme pour encourager
la cristallisation.
Le moment le plus déchirant de
l’amour jeune encore est celui où il
s’aperçoit qu’il a fait un faux raisonnement
et qu’il faut détruire tout un pan
de cristallisation. On entre en doute de
la cristallisation elle-même.
Dans le cas d’amour empêché par
victoire trop prompte, j’ai vu la cristallisation
chez les caractères tendres chercher
à se former après. Elle dit en riant :
« Non, je ne t’aime pas. »
L’amour est comme la fièvre, il naît
et s’éteint sans que la volonté y ait la
moindre part.
Une marque que l’amour vient de
naître, c’est que tous les plaisirs et
toutes les peines que peuvent donner
toutes les autres passions et tous les
autres besoins de l’homme cessent à
l’instant de l’affecter.
Les femmes extrêmement belles étonnent
moins le second jour. C’est un
grand malheur, cela décourage la cristallisation.
Leur mérite étant visible à
tous et formant décoration, elles doivent
compter plus de sots dans la liste
de leurs amants, des princes, des millionnaires,
etc.
L’amour aime, à la première vue,
une physionomie qui indique à la fois
dans un homme quelque chose à respecter
et à plaindre.
Rien ne facilite les coups de foudre
comme les louanges données d’avance
et par des femmes à la personne qui
doit en être l’objet.
L’amour est le miracle de la civilisation.
Et la pudeur prête à l’amour le
secours de l’imagination, c’est lui donner
la vie.
Le plus grand bonheur que puisse
donner l’amour, c’est le premier serrement
de main d’une femme qu’on aime.
Ne pas aimer, quand on a reçu du
ciel une âme faite pour l’amour, c’est
se priver soi et autrui d’un grand
bonheur.
Le véritable amour rend la pensée de
la mort fréquente, aisée, sans terreurs,
un simple objet de comparaison, le prix
qu’on donnerait pour bien des choses.
Les gens heureux en amour ont l’air
profondément attentif, ce qui, pour un
Français, veut dire profondément triste.
Les plaisirs de l’amour sont toujours
en proportion de la crainte.
Rien n’ennuie l’amour-goût comme
l’amour-passion dans son partner.
L’amour-goût s’enflamme et l’amour-passion
se refroidit par les confidences.
Rien d’intéressant comme la passion,
c’est que tout y est imprévu et que
l’argent y est victime. Rien de plat
comme l’amour-goût, où tout est calcul
comme dans toutes les prosaïques affaires
de la vie.
L’amour de tête a plus d’esprit sans
doute que l’amour vrai, mais il n’a
que des instants d’enthousiasme ; il se
connaît trop, il se juge sans cesse ; loin
d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à
force de pensées.
A l’égard d’un rival, il n’y a pas de
milieu : il faut ou plaisanter avec lui de
la manière la plus dégagée qu’il se
pourra, ou lui faire peur.
Plus il entre de plaisir physique dans
la base d’un amour, dans ce qui autrefois
détermina l’intimité, plus il est
sujet à l’inconstance et surtout à l’infidélité.
L’amour de deux personnes qui s’aiment
n’est presque jamais le même.
Se réconcilier avec une maîtresse
adorée qui vous a fait une infidélité,
c’est se donner à défaire à coups de
poignard une cristallisation sans cesse
renaissante.
Chez les femmes, la jalousie doit être
un mal encore plus abominable, s’il se
peut, que chez les hommes. C’est tout
ce que le cœur humain peut supporter
de rage impuissante et de mépris de
soi-même sans se briser.
La différence de l’infidélité dans les
deux sexes est si réelle qu’une femme passionnée peut pardonner une infidélité,
ce qui est impossible à un homme.
La cristallisation ne peut pas être
excitée par des hommes-copies, et les
rivaux les plus dangereux sont les plus
différents.
J’ai vu un homme découvrir que son
rival était aimé, et celui-ci ne pas le
voir à cause de sa passion.
Souvent nous applaudissons de nous
voir sacrifier un rival, et nous ne sommes
que les instruments d’un effet qu’on
veut produire dans le cœur de ce même
rival.
Le naturel parfait et l’intimité ne
peuvent avoir lieu que dans l’amour-passion,
car dans tous les autres l’on
sent la possibilité d’un rival favorisé.
Il ne peut pas y avoir d’ingratitude
en amour ; le plaisir actuel paye toujours
et au-delà les sacrifices les plus
grands en apparence.
Il y a un plaisir délicieux à serrer
dans ses bras une femme qui vous a
fait beaucoup de mal, qui a été votre
cruelle ennemie pendant longtemps et
qui est prête à l’être encore. Bonheur
des officiers français en Espagne, 1812.
Plus un homme est éperdument amoureux,
plus grande est la violence qu’il
est obligé de se faire pour oser risquer
de fâcher la femme qu’il aime et lui
pendre la main.
A Paris, le véritable amour ne descend
guère plus bas que le cinquième
étage, d’où quelquefois il se jette par la
fenêtre.
Il y avait trop peu de sûreté dans
l’antiquité pour qu’on eût le loisir
d’avoir un amour-passion.
Le mari d’une jeune femme qui est
adorée par son amant qu’elle traite mal
et auquel elle permet à peine de lui
baiser la main, n’a tout au plus que le
plaisir physique le plus grossier, là où
le premier trouverait les délices et les
transports du bonheur le plus vif qui
existe sur cette terre.
Le premier amour d’un jeune homme
qui entre dans le monde est ordinairement
un amour ambitieux… C’est au
déclin de la vie qu’on en revient tristement
à aimer le simple et l’innocent,
désespérant du sublime. Entre les deux
se place l’amour véritable qui ne pense
à rien qu’à soi-même.
En amour, quand on divise de l’argent,
on augmente l’amour ; quand on en
donne, on tue l’amour.
Les femmes françaises n’ayant jamais
vu le bonheur des passions vraies sont peu difficiles sur le bonheur intérieur
de leur ménage et le tous les jours de
la vie.
L’image du premier amour est la plus
généralement touchante ; pourquoi ?
C’est qu’il est presque le même dans
tous les pays, dans tous les caractères.
Donc ce premier amour n’est pas le
plus passionné.
L’amour est la seule passion qui se
paye d’une monnaie qu’elle fabrique
elle-même.
Qu’est-ce que la galanterie ? C’est le
mensonge perpétuel de ce qu’on ne peut
faire que rarement.
Opinion publique en 1822. Un homme
de trente ans séduit une jeune personne
de quinze ans, c’est la jeune personne
qui est déshonorée.
Quand on vient de voir la femme
qu’on aime, la vue de toute autre femme
gâte la vue, fait physiquement mal aux
yeux ; j’en vois le pourquoi.
Etrange effet du mariage tel que Ta
fait le xixe siècle ! L’ennui de la vie matrimoniale
fait périr l’amour sûrement,
quand l’amour a précédé le mariage.
Et cependant, disait un philosophe, il
amène bientôt chez les jeunes gens
assez riches pour ne pas travailler,
l’ennui profond de toutes les jouissances
tranquilles. Et ce n’est que les
âmes sèches, parmi les femmes, qu’il ne
prédispose pas à l’amour.
Quand l’amour existe vraiment dans
le mariage, c’est un incendie qui
s’éteint, et qui s’éteint d’autant plus
lentement qu’il était plus allumé.
La beauté est une promesse de bonheur.