Pensées et Impressions/Le Psychologue
Un être humain ne me parait jamais
que le résultat de ce que les lois ont mis
dans sa tête, et le climat dans son cœur.
Un homme âgé et sans gloire est trop
heureux de pouvoir faire du mal à un
jeune homme qui a fait plus que lui.
Les convenances sont comme des lois
destinées pour les gens médiocres et
par des gens médiocres.
La convenance exacte, c’est la pensée
continue du convenable, l’absence complète
de l’individualité.
Plus un homme est sot, plus il est de
niveau avec le monde.
Quand tu verras un homme qui ne
désire plus rien vivement, sois sûr que
la fortune ou la gloire de cet homme ne
croîtra plus.
Le grand homme est comme l’aigle,
plus il s’élève, moins il est visible, et il
est puni de sa grandeur par la solitude
de l’âme.
La plupart des hommes ont un moment
dans leur vie où ils peuvent faire
de grandes choses, c’est celui où rien
ne leur semble impossible
Pour un homme bien né, être grossier
c’est comme parler une langue étrangère qu’il a fallu apprendre et
qu’on ne parle jamais avec aisance.
Que de gens haut placés parlent cette
langue aujourd’hui avec une rare facilité !
En général, l’homme bon, c’est l’homme
heureux, et le bonheur n’est pas de
posséder, mais de réussir.
On admire la supériorité d’autrui
dans un genre dont on conteste la
supériorité ; mais vouloir faire sincèrement
reconnaître à un être humain la
supériorité d’un autre dans un genre
dont il ne puisse contester la suprême
utilité, c’est lui demander de cesser
d’être soi-même, ce que personne ne
peut demander à personne.
On rit, par une jouissance d’amour-propre,
à la vue subite de quelque
perfection que la faiblesse d’autrui nous
fait voir en nous.
La politesse et la civilisation élèvent
tous les hommes à la médiocrité, mais
gâtent et ravalent ceux qui seraient
excellents.
Il faut une certaine force d’âme dans
un homme pour qu’il puisse considérer
ce qui nuit ou sert à son bonheur sans
que l’extrême intérêt qu’il prend au
sujet dont on discute ne lui fasse venir
les larmes aux yeux et ne trouble ainsi
sa vue.
Un homme, dans les transports de la
passion, ne distingue pas les nuances et
n’arrive jamais aux conséquences immédiates.
Vouloir, c’est avoir le courage de
s’exposer à un inconvénient.
Dans nos mœurs, c’est l’esprit accompagné
d’un degré de force très ordinaire
qui est la force. Encore même notre force, grâce à la nature de nos armes,
n’est plus une qualité physique, c’est du
courage.
Les conseils de la vieillesse éclairent
sans réchauffer, comme le soleil d’hiver.
On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on
ne connaît pas le prix du temps.
Rien n’annonce le génie, peut-être
l’opiniâtreté serait-elle un signe.
On cherche à adoucir ce qu’on dit à
l’homme qu’on n’aime pas et à aggraver
ce qu’on dit à l’homme qu’on aime.
C’est qu’on sent qu’on a de quoi le
dédommager.
Les caractères qui ont le malheur
d’être au-dessus des misères qui font
l’occupation de la plupart des hommes
n’en sont que plus disposés à s’occuper
uniquement des choses qui, une fois,
ont pu parvenir à les toucher.
On n’a point généralement une idée
juste des sacrifices que font faire les
grandes passions. S’il en est des autres
comme de l’amour, ceux qui les font ne
les sentent pas.
La tristesse lorsqu’on connaît le
monde, prouve qu’on a des passions
que l’impossibilité de les satisfaire n’a
pas encore pu guérir. La tristesse de qui
ne connaît pas le monde prouve la
lâcheté qui désespère de réussir.
On acquiert un grand esprit, non pas
en apprenant beaucoup par cœur, mais
en comparant beaucoup les choses qu’on
voit ; il faut beaucoup méditer, et,
quoiqu’on voie, tâcher d’en savoir la
cause.
La marche ordinaire du xixe siècle
est que, quand un être puissant et noble
rencontre un homme de cœur, il le tue,
l’exile, l’emprisonne ou l’humilie tellement
que l’autre a la sottise d’en mourir
de douleur.
Malheur à l’homme d’étude qui n’est
d’aucune coterie, on lui reprochera
jusqu’à de petits succès fort incertains,
et la haute vertu triomphera en le
volant.
Les gens un peu délicats ont ce malheur
bien grand au xixe siècle : quand
ils aperçoivent de l’exagération, leur
âme n’est plus disposée qu’à inventer
de l’ironie.
L’amour exclusif de l’argent est, selon
moi, ce qui gâte le plus la figure humaine.
La bouche surtout, exempte de
toute sympathie chez les gens à argent,
est souvent d’une atroce laideur.
Hélas ! toute science ressemble en un
point de la vieillesse dont le pire symptôme
est la science de la vie qui empêche
de se passionner et de faire des folies
pour rien.
Une collection de baïonnettes ou de
guillotines ne peut pas plus arrêter une
opinion qu’une collection de louis ne
peut arrêter la goutte.
Les gens riches sont bien injustes et
bien comiques lorsqu’ils se font juges
dédaigneux de tous les péchés et crimes
commis pour de l’argent.
Plus on plaît généralement, moins on
plaît profondément.
Avoir le caractère solide, c’est avoir
une longue et ferme expérience des
mécomptes et des malheurs de la vie.
Alors l’on désire constamment ou l’on
ne désire pas du tout.
Une résolution forte change sur le
champ le plus extrême malheur en un
état supportable.
C’est l’école du malheur qui manque
souvent au mérite des jeunes gens faits
pour être les plus aimables.
Le degré de bonheur dont on est
susceptible se mesure sur le degré de
force des passions.
Le seul danger des âmes grandes est
de prendre des secs pour leurs égales,
et de se mettre à les aimer comme elles
savent aimer ; alors que de douleurs !
Ce qui fait les âmes élevées, c’est leur
propre sensibilité, c’est l’ennui intérieur,
allié naturel de tous les sots qui l’attaquent ;
c’est cet allié qui leur donne
trop souvent la victoire.
Une âme élevée se met bien au-dessus
de certaines choses que le monde dispense ;
mais elle a souvent la faiblesse de laisser apercevoir qu’elle prise certaines
choses desquelles, sans cela, le
monde n’eût pas songé à la priver.
Ce qui lie les amitiés dans le monde, c’est la possibilité de se séparer à chaque instant ; un ami sent la possibilité de ne plus voir son ami.