Persuasion/IX

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 81-88).
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CHAPITRE IX


Le capitaine Wenvorth était venu à Kellynch comme chez lui, pour y rester autant qu’il lui plairait ; car il était aimé par l’amiral comme un frère. Il avait fait le projet d’aller voir son frère, dans le comté de Shrop, mais l’attrait d’Uppercross l’y fit renoncer. Il y avait tant d’amitié, de flatterie, quelque chose de si séduisant dans la réception qu’on lui faisait ; les parents étaient si hospitaliers, les enfants si aimables, qu’il ne put s’arracher de là.

Bientôt on le vit chaque jour à Uppercross. Les Musgrove n’étaient pas plus empressés à l’inviter que lui à venir, surtout le matin, car l’amiral et sa femme sortaient toujours ensemble quand il n’y avait personne au château. Ils s’intéressaient à leur nouvelle propriété et visitaient leurs prairies, leurs bestiaux, ou faisaient volontiers un tour en voiture.

L’intimité du capitaine était à peine établie à Uppercross, quand Charles Hayter y revint, et en prit ombrage.

Charles Hayter était l’aîné des cousins. C’était un très aimable et agréable jeune homme, et jusqu’à l’arrivée de Wenvorth, un grand attachement semblait exister entre lui et Henriette. Il était dans les ordres, mais sa présence n’étant pas exigée à la cure, il vivait chez son père à une demi-lieue d’Uppercross.

Une courte absence avait privé Henriette de ses attentions, et en revenant il vit avec chagrin qu’on avait pris sa place.

Mme Musgrove et Mme Hayter étaient sœurs, mais leur mariage leur avait fait une position très différente. Tandis que les Musgrove étaient les premiers de la contrée, la vie mesquine et retirée des Hayter, l’éducation peu soignée des enfants, les auraient placés en dehors de la société sans leurs relations avec Uppercross.

Le fils aîné était seul excepté ; il était très supérieur à sa famille comme manières et culture d’esprit.

Les deux familles avaient toujours été dans des termes excellents, car d’un côté il n’y avait pas d’orgueil ; de l’autre, pas d’envie. Les misses Musgrove avaient seulement une conscience de leur supériorité qui leur faisait patronner leurs cousines avec plaisir.

Henriette semblait avoir oublié son cousin ; on se demandait si elle était aimée du capitaine. Laquelle des deux sœurs préférait-il ? Henriette était peut-être plus jolie, Louise plus intelligente. Les parents, soit ignorance du monde, soit confiance dans la prudence de leurs filles, semblaient laisser tout au hasard et ne se préoccuper de rien.

Au cottage, c’était différent. Le jeune ménage semblait plus disposé à faire des conjectures, et Anna eut bientôt à écouter leurs opinions sur la préférence de Wenvorth. Charles penchait pour Louise, Marie pour Henriette, et tous les deux s’accordaient à dire qu’un mariage avec l’une ou avec l’autre serait extrêmement désirable. Wenvorth avait dû, d’après ses propres paroles, gagner 50 000 livres pendant la guerre ; c’était une fortune, et s’il survenait une autre guerre, il était homme à se distinguer.

« Dieu ! s’écriait Marie, s’il allait s’élever aux plus grands honneurs ! S’il était créé baronnet ! Lady Wenvorth ! cela sonne très bien. Quelle chance pour Henriette. C’est elle qui prendrait ma place en ce cas, et cela ne lui déplairait pas. Mais après tout, ce ne serait qu’une nouvelle noblesse, et je n’en fais pas grand cas. »

Marie aurait voulu qu’Henriette fût préférée pour mettre fin aux prétentions de Hayter. Elle regardait comme une véritable infortune pour elle et pour ses enfants que de nouveaux liens de parenté s’établissent avec cette famille.

« Si l’on considère, disait-elle, les alliances que les Musgrove ont faites, Henriette n’a pas le droit de déchoir, et de faire un choix désagréable aux personnes principales de sa famille, en leur donnant des alliés d’une condition inférieure. Qui est Charles Hayter, je vous prie ? Rien qu’un ministre de campagne. C’est un mariage très inférieur pour miss Musgrove d’Uppercross. » Son mari ne partageait pas son avis, car son cousin, qu’il aimait beaucoup, était un fils aîné, et avait ainsi droit à sa considération.

« Vous êtes absurde, Marie, disait-il. Charles Hayter a beaucoup de chance d’obtenir quelque chose de l’évêque ; et puis, il est fils aîné, et il héritera d’une jolie propriété. L’état de Winthrop n’a pas moins de deux cent cinquante acres, outre la ferme de Tauton, une des meilleures de la contrée. Charles est un bon garçon, et quand il aura Winthrop, il vivra autrement qu’aujourd’hui. Un homme qui a une telle propriété n’est pas à dédaigner. Non, Henriette pourrait trouver plus mal. Si elle épouse Hayter, et que Louisa puisse avoir Wenvorth, je serai très satisfait. »

Cette conversation avait lieu le lendemain d’un dîner à Uppercross : Anna était restée à la maison sous le prétexte d’une migraine, et avait eu le double avantage d’éviter Wenvorth et de ne pas être prise pour arbitre. Elle aurait voulu que le capitaine se décidât vite, car elle sympathisait avec les souffrances de Hayter, pour qui tout était préférable à cette incertitude. Il avait été très froissé et très inquiet des façons de sa cousine. Pouvait-il si vite être devenu pour elle un étranger ? Il n’avait été absent que deux dimanches. Quand il était parti, elle s’intéressait à son changement de cure, pour obtenir celle d’Uppercross du Dr  Shirley, malade et infirme. Quand il revint, hélas ! tout intérêt avait disparu. Il raconta ses démarches, et Henriette ne lui prêta qu’une oreille distraite. Elle semblait avoir oublié toute cette affaire.

Un matin, le capitaine entra dans le salon du cottage, où Anna était seule avec le petit malade couché sur le divan.

La surprise de la trouver seule le priva de sa présence d’esprit habituelle, il tressaillit.

« Je croyais les misses Musgrove ici ; » puis il alla vers la fenêtre pour se remettre et décider quelle attitude il prendrait.

« Elles sont en haut avec ma sœur, et vont bientôt descendre, » répondit Anna toute confuse.

Si l’enfant ne l’avait pas appelée, elle serait sortie pour délivrer le capitaine aussi bien qu’elle-même. Il resta à la fenêtre, et après avoir poliment demandé des nouvelles du petit garçon, il garda le silence. Anna s’agenouilla devant l’enfant, qui lui demandait quelque chose, et ils restèrent ainsi quelques instants, quand, à sa grande satisfaction, elle vit entrer quelqu’un. C’était Charles Hayter, qui ne fut guère plus content de trouver là le capitaine, que celui-ci ne l’avait été d’y trouver Anna.

Tout ce qu’elle put dire fut :

« Comment vous portez-vous ? Veuillez vous asseoir. Mon frère et ma sœur vont descendre. »

Wenvorth quitta la fenêtre et parut disposé à causer avec Hayter, mais, voyant celui-ci prendre un journal, il retourna à la fenêtre. Bientôt la porte restée entr’ouverte fut poussée par l’autre petit garçon, enfant de deux ans, décidé et hardi. Il alla au divan et réclama une friandise ; comme il ne s’en trouvait pas là, il demanda un jouet ; il s’accrocha à la robe de sa tante, et elle ne put s’en débarrasser. Elle pria, ordonna, voulut le repousser, mais l’enfant trouvait grand plaisir à grimper sur son dos :

« Walter, ôtez-vous, méchant enfant, je suis très mécontente de vous.

— Walter, cria Charles Hayter, pourquoi n’obéissez-vous pas ? Entendez-vous votre tante ? Venez près de moi, Walter, venez près du cousin Charles. »

Walter ne bougea pas. Tout à coup, elle se trouva débarrassée. Quelqu’un enlevait l’enfant, détachait les petites mains qui entouraient le cou d’Anna, et emportait le petit garçon avant qu’elle sût que c’était le capitaine.

Elle ne put dire un mot pour le remercier, tant ses sensations étaient tumultueuses. L’action du capitaine, la manière silencieuse dont il l’avait accomplie, le bruit qu’il fit ensuite en jouant avec l’enfant pour éviter les remerciements et toute conversation avec elle, tout cela donna à Anna une telle confusion de pensées qu’elle ne put se remettre, et, voyant entrer Marie et les misses Musgrove, elle se hâta de quitter la chambre. Si elle était restée, c’était là l’occasion d’étudier les quatre personnes qui s’y trouvaient.

Il était évident que Charles Hayter n’avait aucune sympathie pour Wenvorth. Elle se souvint qu’il avait dit au petit Walter, d’un ton vexé, après l’intervention du capitaine :

« Il fallait m’obéir, Walter ; je vous avais dit de ne pas tourmenter votre tante. »

Il était donc mécontent que Wenvorth eût fait ce qu’il aurait dû faire lui-même ? Mais elle ne pouvait guère s’intéresser aux sentiments des autres, avant d’avoir mis un peu d’ordre dans les siens.

Elle était honteuse d’elle-même, humiliée d’être si agitée, si abattue pour une bagatelle ; mais cela était, et il lui fallut beaucoup de solitude et de réflexion pour se remettre.