Persuasion/X

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 89-101).
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CHAPITRE X


Les occasions ne manquèrent pas pour faire de nouvelles remarques. Elle avait vu assez souvent les deux jeunes gens et les deux jeunes filles ensemble pour avoir une opinion, mais elle était trop sage pour la laisser voir à la maison. Elle n’aurait satisfait ni le mari ni la femme.

Elle supposait que Louisa était préférée à sa sœur, mais sa mémoire et son expérience lui disaient que le capitaine n’éprouvait d’amour ni pour l’une ni pour l’autre. Le sentiment qu’elles avaient pour lui était peut-être plus vif ; c’était de l’admiration qui pouvait devenir de l’amour. Cependant quelquefois Henriette semblait indécise entre Hayter et Wenvorth. Anna eût voulu les éclairer tous sur leur situation, et leur montrer les maux auxquels ils s’exposaient. Elle n’attribuait à aucun d’eux une mauvaise pensée, et se disait avec joie que le capitaine ne se doutait pas du mal qu’il causait ; il n’avait aucune fatuité et ne connaissait pas sans doute les projets de Hayter. Seulement il avait tort d’accepter les attentions des deux jeunes filles.

Bientôt cependant Hayter sembla abandonner la place. Trois jours se passèrent sans qu’on le vît ; il refusa même une invitation à dîner. M. Musgrove l’ayant trouvé chez lui entouré de gros livres en avait conclu qu’il usait sa santé au travail. Marie pensait qu’il était positivement refusé par Henriette, tandis que son mari, au contraire, l’attendait chaque jour. Enfin Anna l’approuvait de s’absenter.

Vers cette époque, par une belle matinée de novembre, Charles Musgrove et le capitaine étaient à la chasse. Anna et Marie, tranquillement assises, travaillaient au cottage, quand les misses Musgrove passèrent et, s’approchant de la fenêtre, dirent qu’elles allaient faire une promenade, trop longue pour Marie. Celle-ci, un peu choquée, répondit :

« Mais si ! j’irais volontiers, j’aime les longues promenades. »

Anna vit aux regards des jeunes filles que c’était là précisément ce qu’elles ne voulaient pas, et admira de nouveau cette habitude de famille qui mettait dans la nécessité de tout dire et de tout faire ensemble, sans le désirer. Elle tâcha de dissuader Marie d’y aller ; mais, n’y réussissant pas, elle pensa qu’il valait mieux accepter aussi, pour elle-même, l’invitation beaucoup plus cordiale des misses Musgrove, car sa présence pouvait être utile pour retourner avec sa sœur et ne pas entraver leurs plans.

« Qui leur fait supposer que je ne puis faire une longue promenade ? disait Marie en montant l’escalier. On semble croire que je ne suis pas bonne marcheuse, et cependant elles n’auraient pas été contentes si j’avais refusé. Quand on vient ainsi vous demander quelque chose, est-ce qu’on peut dire : Non ?… »

Au moment où elles se mettaient en route, les chasseurs revinrent. Ils avaient emmené un jeune chien qui avait gâté leur chasse et avancé leur retour. Ils étaient donc tout disposés à se promener.

Si Anna avait pu le prévoir, elle serait restée à la maison. Elle se dit qu’il était trop tard pour reculer, et ils partirent tous les six dans la direction choisie par les misses Musgrove, Quand le chemin devenait plus étroit, Anna s’arrangeait pour marcher avec son frère et sa sœur ; elle ne voulait pas gêner les autres. Son plaisir à elle était l’air et l’exercice, la vue des derniers rayons de soleil sur les feuilles jaunies ; et aussi de se répéter tout bas quelques-unes des poétiques descriptions de l’automne, saison qui a une si puissante influence sur les âmes délicates et tendres. Tout en occupant son esprit de ces rêveries, de ces citations, il lui fut impossible de ne pas entendre la conversation du capitaine avec les deux sœurs. C’était un simple bavardage animé, comme il convient à des jeunes gens sur un pied d’intimité. Il causait plus avec Louisa qu’avec Henriette. La première y mettait plus d’entrain que l’autre. Elle dit quelque chose qui frappa Anna. Après avoir admiré à plusieurs reprises cette splendide journée, le capitaine ajouta :

« Quel beau temps pour l’amiral et pour ma sœur ! Ils font ce matin une longue promenade en voiture : nous pourrons les voir en haut de ces collines. Ils ont dit qu’ils viendraient de ce côté. Je me demande où ils verseront aujourd’hui ? Ah ! cela leur arrive souvent ; mais ma sœur ne s’en préoccupe pas.

— Pour moi, dit Louisa, à sa place j’en ferais autant. Si j’aimais quelqu’un comme elle aime l’amiral, rien ne pourrait m’en séparer, et j’aimerais mieux être versée par lui que menée en sûreté par un autre. »

Cela fut dit avec enthousiasme.

« Vraiment, s’écria-t-il, du même ton. Je vous admire. » Puis il y eut un silence.

Anna oublia un instant les citations poétiques des douces scènes de l’automne ; il ne lui resta à la mémoire qu’un tendre sonnet rempli des descriptions de l’année expirante emportant avec elle le bonheur et les images de jeunesse, d’espoir et de printemps.

Voyant qu’on prenait un autre sentier : « N’est-ce pas le chemin de Wenthrop ? » dit-elle. Mais personne ne l’entendit.

On se dirigeait en effet vers Wenthrop, et après une montée douce à travers de grands enclos, où la charrue du laboureur, préparant un nouveau printemps, démentait les poésies mélancoliques, on gagna le sommet d’une haute colline qui séparait Uppercross de Wenthrop. Wenthrop, qu’on aperçut alors en bas, était une laide et vulgaire maison, à toit peu élevé, entourée de granges et de bâtiments de ferme.

« Est-ce là Wenthrop ? dit Marie, je n’en avais aucune idée. Je crois que nous ferons mieux de retourner. Je suis très fatiguée. »

Henriette, un peu mal à l’aise, et n’apercevant pas Charles Hayter aux environs, était prête à faire ce que Marie désirait, mais Charles Musgrove dit non, et Louisa dit non, avec plus d’énergie encore, et, prenant sa sœur à part, elle parut discuter vivement.

Charles déclara d’une façon très nette qu’il irait voir sa tante, puisqu’il en était si près, et il s’efforça de persuader sa femme ; mais c’était un des points sur lesquels elle montrait sa volonté : elle refusa absolument, et tout dans sa figure indiquait qu’elle n’irait pas.

Après un court débat, il fut convenu que Charles et Henriette descendraient la colline, et que les autres resteraient en haut. Marie saisit un moment pour dire au capitaine, en jetant autour d’elle un regard méprisant :

« C’est bien désagréable d’avoir des parents semblables ; je n’y suis pas allée deux fois dans ma vie. »

Il eut un sourire de commande, et se détourna avec un regard de mépris, qu’Anna vit parfaitement.

Louisa, qui avait fait quelques pas avec Henriette, les rejoignit, et Marie s’assit sur un tronc d’arbre. Tant qu’on fut autour d’elle, elle fut contente, mais quand Louisa se fut éloignée avec Wenvorth pour cueillir des noisettes, elle trouva son siège mauvais, et alla à sa recherche. Anna s’assit sur un talus, et entendit derrière elle Wenvorth et Louisa, qui se frayaient un passage dans une haie. Louisa semblait très animée et disait :

« Je l’ai fait partir ; je trouvais absurde qu’elle ne fit pas cette visite. Ce n’est pas moi qui me laisserais influencer pour faire ce que je ne veux pas. Quand j’ai décidé quelque chose, je le fais. Henriette allait renoncer à aller à Wenthrop par une complaisance ridicule.

— Alors, sans vous, elle n’y serait pas allée ?

— Mais oui, j’ai honte de le dire.

— Elle est bien heureuse d’avoir auprès d’elle un caractère tel que le vôtre. Ce que vous venez de dire confirme mes observations. Je ne veux pas feindre d’ignorer ce dont il s’agit : je vois que cette visite est autre chose qu’une simple visite de politesse. Si votre sœur ne sait pas résister à une demande quelconque dans une circonstance si peu importante, je les plains tous deux quand il s’agira de choses graves demandant force et fermeté. Votre sœur est une aimable personne, mais vous êtes ferme et décidée : si vous voulez la diriger pour son bonheur, donnez-lui autant de votre caractère que vous pourrez. Mais vous l’avez sans doute toujours fait. Le pire des maux est un caractère faible et indécis sur lequel on ne peut compter. On n’est jamais sûr qu’une bonne impression sera durable. Que ceux qui veulent être heureux soient fermes. »

Il cueillit une noisette. « Voici, dit-il, une noisette belle et saine qui a résisté aux tempêtes de l’automne. Pas une tache, pas une piqûre. Tandis que ses sœurs ont été foulées aux pieds, cette noisette, dit-il avec une solennité burlesque, est encore en possession de tout le bonheur auquel une noisette peut prétendre. » Puis, revenant au ton sérieux :

« Mon premier souhait pour ceux que j’aime est la fermeté. Si Louisa Musgrove veut être belle et heureuse à l’automne de sa vie, elle cultivera toutes les forces de son âme. »

Il ne reçut pas de réponse. Anna eût été surprise que Louisa pût répondre promptement à des paroles témoignant un si vif intérêt. Elle comprenait ce que Louisa ressentait. Quant à elle, elle n’osait bouger, de peur d’être vue. Un buisson de houx la protégeait. Ils s’éloignèrent : elle entendit Louisa, qui disait :

« Marie a un assez bon naturel, mais elle m’irrite quelquefois par sa déraison et son orgueil. Elle en a beaucoup trop, de l’orgueil des Elliot ! Nous aurions tant désiré que Charles épousât Anna au lieu de Marie. Vous savez qu’il a demandé Anna ? »

Le capitaine répondit après un silence :

« Voulez-vous dire qu’elle l’a refusé ?

— Oui, certainement.

— À quelle époque ?

— Je ne sais pas au juste, car nous étions en pension alors. Je crois que ce fut un an avant d’épouser Marie. Mes parents pensent que sa grande amie, lady Russel, empêcha ce mariage, elle ne trouva pas Charles assez lettré, et persuada à Anna de refuser. »

Les voix s’éloignèrent, et Anna n’entendit plus rien. D’abord immobile d’étonnement, elle eut beaucoup de peine à se lever. Elle n’avait point eu le sort de ceux qui écoutent : on n’avait dit d’elle aucun mal ; mais elle avait entendu des choses très pénibles. Elle vit comment elle était jugée par le capitaine ; et il avait eu, en parlant d’elle, un mélange de curiosité et d’intérêt qui l’agitait extrêmement.

Elle rejoignit Marie, et quand toute la compagnie fut réunie, elle éprouva quelque soulagement à s’isoler au milieu de tous.

Charles et Henriette ramenèrent Hayter avec eux. Anna ne chercha pas à comprendre ce qui s’était passé, mais il était certain qu’il y avait eu du froid entre eux, et que maintenant ils semblaient très heureux, quoique Henriette parût un peu confuse. Dès ce moment, ils s’occupèrent exclusivement l’un de l’autre.

Maintenant tout désignait Louisa pour le capitaine, et ils marchaient aussi côte à côte. Dans la vaste prairie que les promeneurs traversaient, ils formaient trois groupes. Anna appartenait au moins animé des trois. Elle rejoignit Charles et Marie et se trouva assez fatiguée pour accepter le bras de son beau-frère, qui était alors mécontent de sa femme. Marie s’était montrée peu aimable et en subissait en ce moment les conséquences. Son mari lui quittait le bras à chaque instant pour couper avec sa cravache des têtes d’orties le long de la haie : elle se plaignit selon son habitude, mais Charles les quittant toutes deux pour courir après une belette, elles purent à peine le suivre.

Au sortir de la prairie, ils furent rejoints par la voiture de l’amiral, qui s’avançait dans la même direction qu’eux. Apprenant la longue course qu’avaient entreprise les jeunes gens, il offrit obligeamment une place à celle des dames qui serait la plus fatiguée. Il pouvait lui éviter un mille, puisqu’ils passaient par Uppercross. L’invitation fut refusée par les misses Musgrove, qui n’étaient pas fatiguées, et par Marie, qui fut offensée de n’avoir pas été demandée avant toute autre, ou parce que l’orgueil des Elliot, comme disait Louisa, ne pouvait accepter d’être en tiers dans une voiture à un seul cheval.

On allait se séparer, quand le capitaine dit tout bas quelques mots à sa sœur.

« Miss Elliot, dit celle-ci, vous devez être fatiguée : laissez-nous le plaisir de vous reconduire. Il y a largement place pour trois ; si nous étions aussi minces que vous, on pourrait tenir quatre. Venez, je vous en prie. »

L’hésitation n’était pas permise à Anna. L’amiral insista aussi. Refuser était impossible. Le capitaine se tourna vers elle, et, sans dire un mot, l’aida tranquillement à monter en voiture.

Oui, il avait fait cela ! Elle était là, assise par la volonté et les mains de Frédéric ! Il avait vu sa fatigue, et avait voulu qu’elle se reposât. Elle fut touchée de cette manifestation de ses sentiments. Elle comprit sa pensée. Il ne pouvait pas lui pardonner, mais il ne voulait pas qu’elle souffrît. Il y était poussé par un sentiment d’affection qu’il ne s’avouait pas à lui-même. Elle ne pouvait y penser sans un mélange de joie et de chagrin.

Elle répondit d’abord distraitement aux bienveillantes remarques de ses compagnons. On était à moitié chemin, quand elle s’aperçut qu’on parlait de Frédéric !

« Il veut certainement épouser l’une des deux, dit l’amiral ; mais cela ne nous dit pas laquelle.

— Il y va depuis assez longtemps pour savoir ce qu’il veut. C’est la paix qui est cause de tout cela. Si la guerre éclatait, il serait bientôt décidé. Nous autres marins, miss Elliot, nous ne pouvons pas faire longtemps notre cour en temps de guerre. Combien s’écoula-t-il de temps, ma chère, entre notre première entrevue et notre installation à Yarmouth ?

— Nous ferons mieux de n’en rien dire, dit gaîment Mme Croft, car si miss Elliot savait combien ce fut vite fait, elle ne croirait jamais que nous ayons pu être heureux. Cependant je vous connaissais de réputation longtemps auparavant.

— Et moi j’avais entendu parler de vous comme d’une jolie fille. Fallait-il attendre davantage ? Je n’aime pas à avoir longtemps de pareils projets en tête. Je voudrais que Frédéric découvrît ses batteries, et amenât une de ces jeunes misses à Kellynch. Elles trouveraient de la compagnie. Elles sont charmantes toutes deux, je les distingue à peine l’une de l’autre.

— Elles sont très simples et très gracieuses vraiment, dit Mme Croft d’un ton moins enthousiaste, ce qui fit supposer à Anna qu’elle ne les trouvait pas tout à fait dignes de son frère. « C’est une famille très respectable, d’excellentes gens. Mon cher amiral, faites donc attention, nous allons verser. » Elle prit les rênes et évita l’obstacle, puis empêcha la voiture de tomber dans une ornière, ou d’accrocher une charrette. Anna s’amusa à penser que cette manière de conduire ressemblait peut-être à celle dont ils faisaient leurs affaires. Cette pensée la conduisit jusqu’au cottage.