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Petite Nell/Malentendu

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 83-90).

CHAPITRE XVI.

Malentendu.

Quelques secondes plus tard, Petite Nell, la main sur ses yeux, montait rapidement l’escalier.

— Est-ce vous, Petite Nell ?

— Oui, c’est moi, mais vous êtes sans lumière, sœur Hélène ? êtes-vous déjà couchée ?

— J’ai eu ma migraine, chérie ; à peine étiez-vous partie que j’ai dû me mettre au lit. Mais, venez me donner un baiser. Oh ! comme vos joues sont brûlantes ! J’espère que vous vous êtes amusée, puisque vous rentrez si tard, vous me raconterez tout cela demain, car, pour le moment, je n’ai plus même la force de penser.

— Oui, sœur Hélène …

Elle hésita.

— Mais je n’ai pas encore dit adieu au docteur, il part de grand matin, n’est-ce pas ?

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais de vous le dire, il vous a attendue très longtemps, il est même allé à votre rencontre, mais il est monté tout à l’heure me dire que je devais vous faire ses adieux, qu’il n’en pouvait plus de fatigue.

Petite Nell n’ajouta rien ; demain, quand sœur Hélène serait mieux, elle pourrait tout lui dire ; pour le moment, elle devait le porter seule. Elle se glissa donc dans sa petite chambre et commença à se déshabiller.

Était-ce pour la punir que Dieu la séparait encore de son frère ? Avait-elle trop pensé au chagrin de quitter ses amis ? Avait-elle oublié le bienfait pour ne voir que le sacrifice ? Mais Il savait pourtant qu’elle était prête à tout quitter pour le retenir ; oui, en cet instant, elle pourrait tout abandonner sans se plaindre, pourvu qu’il renonçât à partir.

Mais il n’y renoncerait pas. Oh ! qu’allait-elle faire pendant ces deux années d’absence ! Retourner vivre chez tante Olympe ? Jamais. Rester chez sœur Hélène ? Cela n’avait plus de raison d’être. S’en aller au loin, gagner son pain ? Elle n’en avait plus envie, l’inconnu lui faisait peur ; et pourtant c’était la seule chose qu’elle eût à faire.

Oh ! que c’était peu ce qu’elle avait rêvé ! si peu, qu’elle mit sa tête sous ses couvertures pour étouffer le bruit de ses pleurs. Si du moins elle était sûre qu’au bout de ces deux ans… mais elle n’osait plus y croire, elle avait trop attendu ; et, pendant ce temps, que de choses pouvaient arriver… qui sait même s’il réussirait, qui sait si le climat lui conviendrait. Oh ! quelle horrible chose que la vie, comme elle en était fatiguée ! si fatiguée que tout doucement, sans qu’elle s’en aperçût, le sommeil vint clore ses paupières, et elle s’endormit sans se douter que, sous le toit qui l’abritait, elle seule avait ce privilège.

Sœur Hélène n’avait encore pu trouver aucun repos ; le départ si prochain de son frère commençait à lui faire peur ; et puis, à son retour, ce serait Petite Nell qui la quitterait, encore une peine en perspective !

Mais, heureusement que lui partait le cœur léger, joyeux, sans se douter des tristes pensées qui la tenaient éveillée.

Comme elle était contente d’avoir pu répondre gaiement à son bonsoir ; ainsi, aucune inquiétude ne troublerait son sommeil ; il aurait encore une bonne nuit avant de partir, une nuit qui le reposerait du surcroît de travail des derniers jours, car il devait être terriblement fatigué, pour n’avoir pas eu le courage d’attendre le retour de Petite Nell.

C’était vrai, il n’avait pas eu ce courage, et pourtant il l’avait entendue rentrer, peu d’instants après lui, et, pendant quelques secondes, il avait tenu la poignée de sa porte, puis il l’avait abandonnée et était revenu à son fauteuil.

Oui, sa sœur avait raison, il était si fatigué qu’il n’avait plus même le courage ni le désir de partir.

Et pourtant, non, il n’aurait pas voulu revenir de sa décision, il aurait même voulu être déjà loin et regrettait de n’être pas parti avant… avant quoi ? En quoi cela le touchait-il ? En rien assurément. N’était-elle pas libre d’aimer qui elle voulait ? Oui, libre comme l’air ; ce n’est pas lui qui lui contesterait ce droit ; non, il ne lui faisait qu’un reproche : pourquoi se cacher de sa sœur, de cette amie si sûre, qui l’aurait aidée, guidée, soutenue ?

Oh ! si Hélène pouvait savoir que, ce soir même… Mais non, elle ne le saurait pas, il ne le lui dirait pas. Oh ! comme son cœur saignerait si elle pouvait se douter que ces yeux bleus ne disaient pas toute la vérité, que cette bouche mignonne, qui l’embrassait passionnément, à chaque instant du jour, s’était laissée… ce soir même !…

Eh bien, oui, cela lui faisait de la peine, quoi d’étonnant ? C’est toujours triste de s’être trompé, d’être déçu dans son attente. Comme Hélène, il avait cru à la naïveté de cette fillette, à l’innocence de ce gai sourire, à la candeur de ses yeux bleus ; et, sans le vouloir, à son insu, il lui avait fait une place dans sa vie, bien petite d’abord, par reconnaissance, en voyant sa sœur si heureuse. Et puis, de la gratitude, il avait passé à l’amitié, oui, à l’amitié, quoi d’étonnant encore ?

Mais, comme celui qui a longtemps pris plaisir à voir scintiller une pierre précieuse, et qui, soudain, découvre qu’elle est imitée, il n’en avait plus de joie.

Il tira sa montre.

— Déjà minuit.

Il se leva, jeta un coup d’œil autour de lui, s’assura qu’il laissait tout en ordre et quitta son cabinet.

Quelques heures plus tard, il ouvrit doucement la porte de sa chambre à coucher et monta l’escalier.

Sa sœur était éveillée.

— Chut, fit-elle à voix basse, elle dort.

Il ne répondit pas, l’embrassa à plusieurs reprises et sortit sur la pointe des pieds.

Le sommeil de Petite Nell n’avait été troublé ni par le bruit de ses pas ni par le filet de lumière qui, par l’ouverture de la porte, était venu caresser son oreiller.

Quelques jours avaient passé. Petite Nell avait raconté son chagrin à son amie, et, comme toujours, celle-ci l’avait encouragée, et il avait été convenu qu’on ne parlerait pas de départ jusqu’au retour du docteur.

Et les jours défilaient les uns après les autres, sans apporter à Petite Nell l’épître promise par son frère sur la seule carte postale qu’il lui eût adressée.

Ce ne fut qu’au bout de quelques semaines que la vieille Gritli arriva enfin, triomphante, deux lettres à la main.

— Ah ! cette fois, je ne suis pas seule privilégiée, dit sœur Hélène, il y en a une pour vous, Petite Nell.

— Enfin !

Elle la prit et, d’une main fébrile, déchira l’enveloppe ; puis il y eut un profond silence, et ce fut sœur Hélène qui, la première, releva la tête.

Petite Nell était encore assise à la même place, mais elle ne lisait plus ; sa lettre reposait sur ses genoux, autour desquels elle avait joint ses mains. La tête baissée, le regard fixe, elle ne semblait ni voir ni entendre ce qui se passait autour d’elle.

— Petite Nell, n’êtes-vous pas contente ? que vous dit-il, chérie ?

Elle tourna lentement la tête, ses lèvres décolorées remuèrent.

— Il est malade, le climat ne lui convient pas, il tousse davantage et… et il a une douleur, un point au côté, qui l’empêche de respirer, de parler ; malgré cela, il doit travailler, il ne peut faire autrement, et personne… personne ne le soigne.

Sa voix mourut dans un sanglot.

Oh ! les terribles jours qui suivirent ! C’en était fini de toute joie, de tout repos ; l’angoisse qui étreignait le cœur de Petite Nell envahissait peu à peu celui de sœur Hélène. Elle ne pouvait faire qu’une chose, prier avec et pour la pauvre enfant, mais cela elle faisait de toute son âme, comme seuls peuvent le faire ceux qui connaissent la souffrance.

Oh ! comme Petite Nell les écoutait les prières de son amie, et comme elle comprit, un jour, d’où lui était venue la force, alors qu’elle traversait la fournaise !

En attendant, les heures se traînaient démesurément, les jours ne voulaient pas finir et encore moins paraître.

Avec quelle agitation elle s’habillait chaque matin, puis elle suivait l’aiguille de la pendule et, l’heure venue, allait attendre le facteur, à la porte du jardin, pour remonter bientôt, les mains vides, dans sa petite chambre.

— Sœur Hélène.

— Mon enfant.

— Je voudrais beaucoup partir. J’ai peur qu’il ne soit plus malade.

— Mais, chérie, il n’y a pas encore une semaine qu’il vous a écrit.

Petite Nell ne répondit pas, la porte venait de s’ouvrir et la vieille bonne lui tendait ce qu’elle avait tant désiré et ce qu’elle avait tout à coup si peur de recevoir.

Très lentement, cette fois, elle tira de son enveloppe un mince carré de carton, s’approcha de la fenêtre et se retourna presque aussitôt.

— Il est plus mal, il est obligé de revenir.

Sœur Hélène pâlit.

— Est-ce tout ce qu’il dit ?

— Oui, tout.

Elle lui tendit la carte et quitta la chambre.

La minute d’après, sans pleurer, sans gémir, Petite Nell faisait ses préparatifs de départ, aidée de son amie, qui la suivait d’un regard inquiet, et qui aurait préféré à ce calme étrange, les larmes dont elle était d’habitude si peu avare.

— Qu’allez-vous faire, chérie ? demanda tout à coup sœur Hélène, en la voyant s’asseoir à sa table et ouvrir son buvard.

— J’ai promis au docteur de lui écrire si je devais vous quitter avant son retour, répondit Petite Nell.

— Non, non, vous ne le ferez pas, il ne faut pas troubler ses derniers jours de vacances ; s’il savait nos inquiétudes, il n’aurait plus aucun plaisir.

— Mais, je lui ai promis…

— Cela ne fait rien, il saura que c’est moi qui vous ai empêchée de tenir votre promesse ; d’ailleurs, vous ne me quittez pas, nous partons ensemble.

— Non, non, cela ne se peut pas, s’écria Petite Nell, je vous assure, il vaut mieux que je parte seule ; vous savez, ajouta-t-elle, très agitée, je crois que Louis, oui, j’en suis sûre, préférera que je sois seule pour le soigner.

— Oui, chérie, je comprends… mais il faut que vous me promettiez de m’appeler de suite en cas de besoin, même si Louis…

— Je vous le promets, sœur Hélène.

Elle s’habilla à la hâte, se dirigea vers la porte, puis, tout à coup revint sur ses pas.

— Oh ! sœur Hélène ! sœur Hélène…

— Ma pauvre, pauvre petite…