Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XI

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CHAPITRE XI

Un grand exemple de travail. — George Sand. — Trop de comédiens.

Dès qu’elle ne put plus écrire, elle mourut.

Ces mots devraient être inscrits sur la pierre de son tombeau.

Ils résument toute une existence presque absolument vouée au travail, ils évoquent un ensemble prodigieux de compositions, dont quelques-unes portent le sceau du génie.

Après grand’peine et grand couraige,
George Sand, voicy la mort !

Ce qui m’attire, lorsque j’examine l’œuvre et la vie de George Sand, ce qui m’arrête, ce qui me charme par-dessus tout et ce qui me paraît en dehors de tout, c’est la première période de son existence, — période éclatante, où le fantastique se mêle au réel. Cette période comprend son arrivée à Paris, ses années d’apprentissage, ses premiers succès, rapides et retentissants, et son apparition dans le monde littéraire sous ce mystérieux demi-masque d’hermaphrodite qui devait tant ajouter à sa renommée. Je vais de prime abord, avec une curiosité d’adolescent, à cette date lumineuse, à ces débuts qui ne ressemblent à aucun autre, à cette explosion de jeunesse, de passion et de style. Cette figure énigmatique a un attrait singulier pour moi ; je me sens si loin de la femme de lettres convenue, de la pédante ou de la minaudière !

Il y a plusieurs portraits de George Sand à cette époque. Un d’entre eux, le plus populaire, la représente en costume d’homme, une cravate de foulard lâche autour du cou. La figure est pleine, les yeux sont grands et dilatés, le menton est charnu ; ce pli auquel on a donné le nom de collier de Venus, coupe un cou puissant. La gravité et la sérénité dominent dans cette physionomie toute d’exception, où la grâce féminine n’apparaît qu’au second examen. C’est une tête qui pense, et surtout une tête qui voit.

Ajoutez au bas de ce portrait un nom d’assassin : Sand.

Je ne m’étonne pas que les bourgeois du règne de Louis-Philippe en aient été effarouchés, et que les mères de famille se soient serrées d’effroi les unes contre les autres. Tel de ses chefs-d’œuvre a été fatalement obscurci par la fumée de sa cigarette légendaire. Au dire des bonnes gens, la queue du diable devait frétiller sous son pantalon. Et puis, il faut dire tout : la cravate de George Sand était rouge.

George Sand était républicaine.

Il y a des génies de formation successive et progressive. On doit reconnaître que George Sand n’a pas été de ceux-là. Victor Hugo a passé par les balbutiements des premières Odes et de Han d’Islande ; Lamartine a roucoulé le Sacre de Reims ; Balzac a eu quinze romans d’essai tués sous lui. George Sand a donné sa note du premier coup. Indiana et Valentine l’ont montrée telle qu’elle devait être.

Elle a eu plusieurs manières : la manière passionnée, d’où procèdent Lélia, Jacques, Léone-Léoni, le Secrétaire intime, la Dernière Aldini ; — la manière rustique, qui a donné naissance à la Mare au diable, à François le Champi, à Jeanne, à la Petite Fadette ; — la manière artistique, philosophique, politique et même géologique, comme dans Jean de la Roche.

Une chose devenue banale à force d’avoir été répétée, c’est que George Sand a subi en partie les influences très diverses de ses affections ou simplement de ses relations. Heureusement ou mallieurcusement ? — la question est à réserver. On ne peut nier que de ses entretiens suivis avec Lamennais, avec Pierre Leroux, avec Pascal Duprat, ne soient sorties ces œuvres absolument mystiques ou franchement socialistes qui s’appellent Spiridion, les Sept Cordes de la Lyre, le Compagnon du Tour de France. Faut-il s’en étonner ? Je ne le crois pas. Il vaut mieux, en adoptant les principes de critique générale de M. Taine}, se rappeler que George Sand était femme, et qu’en sa qualité de femme un peu d’incertitude et même de faiblesse lui était permise. Ce qu’on ne saurait nier davantage, c’est qu’elle n’ait tiré un parti surprenant de ses relations. Celui qui écrira une étude complète sur son œuvre, et qui se fera un devoir de plonger dans ces livres à part, en rapportera des pages splendides et des aperçus éblouissants, — quelque chose de plus que ce que je n’en pourrais dire, car je n’en ai que la vision incertaine d’un souvenir déjà lointain.

Si des sommets nuageux de l’illuminisme (qui ne les gravissait alors, témoin Balzac avec Seraphita ?) nous redescendons dans le milieu complètement mondain de la plupart des romans de George Sand, de combien d’autres influences n’y trouvons-nous pas la trace ? Une des plus accusées peut-être, sans être la plus importante, est celle qu’y ont laissée les comédiens et les comédiennes. Avec un enthousiasme souvent puéril, elle a subi leur fascination. Trente-sept ans après la première représentation de Lucrèce Borgia, elle écrivait les lignes suivantes :

« Je me souviens que j’étais au balcon, et le hasard m’avait placée à côté de Bocage, que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l’un pour l’autre ; l’enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble ; nous disions ensemble : Est-ce beau ! Dans les entr’actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou tel scène. Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l’art. À la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique : Je suis ta mère ! nos mains furent vite Tune dans l’autre. »

Elle était allée aussi du premier jour à Madame Dorval ; c’était immanquable.

« J’avais publié seulement Indiana, quand, poussée vers Madame Dorval par une sympathie profonde, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Je n’étais nullement célèbre, et je ne sais même pas si elle avait entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par sa sincérité. Le jour même où elle l’avait reçue, comme je parlais de cette lettre à Jules Sandeau, la porte de ma mansarde s’ouvre brusquement, et une femme vient me sauter au cou avec effusion en criant tout essoufflée : Me voilà, moi ! »

Plus tard, ce fut Rouvière qui l’occupa, Rouvière pour qui elle écrivit son joli drame de Maître Favilla. Il était rare que la maison de Nohant, en ses beaux jours, n’abritât pas un ou une artiste quelconque : tantôt Mademoiselle Fernande, qui devait mourir avant l’heure ; tantôt Mademoiselle Thuillier, que la religion devait enlever au théâtre.

Afin de se mettre en garde contre les biographes, qu’elle a toujours vus d’un fort mauvais œil, et aussi peut-être pour suivre l’exemple de son maître Jean-Jacques Rousseau, George Sand a écrit l’Histoire de ma vie, — en dix volumes. C’est un peu plus long que les Confessions, et c’est surtout moins audacieux, cela va sans dire. La vérité y est arrangée et présentée d’une certaine façon, comme dans les Mémoires de Chateaubriand et les Confidences de Lamartine, avec une large part affectée aux paysages. Ces paysages sont traités de main de maître ; — ils ont été étudiés, dans un grand journal, par M. Anatole France, un critique des plus déliés doublé d’un excellent poète.

George Sand est assez prodigue de détails sur son enfance sauvage, — cela est sans conséquence, — sur sa famille, sur ses voisins de campagne. Ce n’est pas là qu’on l’attendait. Mais le lecteur est averti : elle ne dit que ce qu’elle veut dire. Tant pis pour le titre de l’ouvrage ! Aussi se heurte-t-on à bien des déceptions, c’est-à-diie à bien des portes closes, dans l’Histoire de ma vie. En revanche, des portraits en foule, d’un intérêt relatif, comme ceux de Delatouche et de M. Buloz, par exemple. Quant au roman de sa vie, — ou plutôt aux romans, — adressez-vous ailleurs. Mais ailleurs vous ne trouverez que des volumes entrebâillés, comme Marianna de Jules Sandeau, ou des vers éplorés, comme la Nuit d’octobre d’Alfred de Musset.

J’aime mieux chercher George Sand dans ses Lettres d’un Voyageur, le plus jeune, le plus gai, le plus inattendu, le plus varié, le plus brillant de ses livres, le plus révélateur, et celui qui lui survivra entre tous. Ah ! les livres qu’on écrit en se jouant, presque pour soi, au milieu de ses amis, dans l’âge rayonnant, par les grands soleils et par les belles campagnes, en touchant à tous les sujets, loin des bureaux de revues et d’imprimeries, sans contrôle d’aucune sorte, sous une treille embaumée, ou, la croisée ouverte, dans une chambre d’hôtellerie, au bruit d’une chanson sur l’eau, — comme ces livres-là ont chance de durer !

Telles sont les Lettres d’un Voyageur, où se rencontre, entre autres morceaux admirables, l’éloquent et terrible chapitre sur M. de Talleyrand intitulé : le Prince.

Aux Lettres d’un Voyageur joignez un petit roman : André, qui suffirait à lui seul pour rendre immortel le nom de George Sand.

Je vous défie de lire André sans être remué jusqu’au fond du cœur. C’est un chef-d’œuvre d’honnêteté, de simplicité, de poésie, — et qui n’est dans aucune manière…

Hélas ! je n’ai pas dit la centième partie de ce que je voulais dire sur George Sand. J’ai été à droite, à gauche. J’ai oublié Consuelo, j’ai oublié Mauprat, j’ai oublié bien d’autres romans et bien d’autres comédies. J’aurais voulu aussi dire quelques mots de ses dernières campagnes à la Revue des Deux-Mondes et au Temps.

Ce sera pour une autre fois et dans un autre livre.