Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXII

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CHAPITRE XXII

Croquis. — Nefftzer. — Musard fils. — Ponsard. — Un pastiche de Lucrèce.

Il allait par la ville rond et gros, la figure épanouie avec un air de jeunesse éternelle. Il portait crânement sur l’oreille un chapeau aux larges ailes. C’était Nefftzer.

Il sortait de son journal pour entrer dans une brasserie, ou sortait d’une brasserie pour entrer à son journal. Il était une des trois cents figures connues du boulevard. D’ailleurs, une nature complètement en dehors. Il vous disait bonjour avec éclat, parlait tout haut et riait à gorge déployée.

Sous ce masque d’un Rabelais d’Alsace, il y avait un homme d’étude et de réflexion. Nefftzer, de bonne heure, avait su faire deux parts de sa vie. Il avait commencé l’apprentissage du journalisme sous la rude direction de M. de Girardin, qui avait apprécié du premier coup d’œil ce caractère ouvert et loyal. Quoi qu’on ait pu dire de l’autocrate de la Presse, on ne lui enlèvera pas cette qualité : il se connaissait en hommes.

Nefftzer a été, pendant de longues années, le bras droit de M. de Girardin à la Presse. Un autre, à cette fonction, aurait perdu de sa joyeuse humeur ; mais Nefîtzer était richement organisé. Et puis, Gambrinus veillait sur lui.

Fût-ce Gambrinus qui lui inspira la création de la Revue germanique ? À ce moment, Nefftzer parut s’envelopper de nuages ; il piqua plusieurs têtes dans la métaphysique néo-hégélienne, plongea, reparut, disparut encore…

Son œuvre dominant reste le Temps. Ce fut le journal de son cœur, de son esprit, et surtout de son tempérament, — un journal sage, honnête, philosophique, mais manquant un peu de mousse, par exemple. Nefftzer y a consacré les meilleures années de sa maturité et de son expérience. Il l’a guidé à travers des périodes difficiles, lui a creusé son lit, a assuré son avenir, — autant que l’avenir d’un journal peut s’assurer.

Puis, sa tâche accomplie, Nefftzer a abdiqué tout à coup.

Ses dernières années ont été empoisonnées par l’asservissement de son pays et par la perte d’un fils bien-aimé. Il n’a su ni voulu résister à ces deux épreuves.


Un bon point d’outre-tombe à M. Musard, qui a légué une somme de cent mille francs à l’œuvre de Rossini pour les pauvres musiciens. On n’a peut-être pas assez parlé de ce trait de bienfaisance, qui rachète bien des choses.

Existence brillante à la surface, de combien d’amertumes secrètes M. Musard ne fut-il pas abreuvé ! Il avait l’argent, mais il n’avait que cela. Et quelle fin mélancolique, sombre, traînée de ville en ville, solitaire, pleine du souvenir de celle qui avait été la « belle madame Musard » et qui devait mourir dans un hôpital de folles !

M. Musard était un jeune homme svelte, cambré, fils d’un homme célèbre, grêlé, macabre, à moitié fou, chef d’orchestre de bals auxquels il avait donné son nom, fier d’une vague ressemblance avec Napoléon Ier, tirant des coups de pistolet et cassant des chaises au milieu de ses quadrilles, propriétaire à Auteuil, etc. etc.

Il semblait que Musard fils n’eût qu’à suivre les traces de Musard père. C’est ce qu’il fit dans les commencements. Il était musicien, lui aussi. Allant et venant par la province, par l’étranger, dirigeant des bals, il rencontra la femme à laquelle il devait offrir son nom.

On a peut-être trop surfait la beauté de madame Musard. Ce qu’on peut dire d’elle, c’est qu’elle était distinguée de manières. Elle apporta une fortune à son mari, qui, dès ce moment, ne s’occupa plus de musique. On sait la vie élégante du couple Musard, ses attelages hors ligne, ses salons (peu peuplés), ses collections d’objets d’art. On sait aussi le désordre mental qui s’empara tout à coup et sans motif de la pauvre madame Musard.

La douleur de son mari fut immense. Rendons-lui cette justice.

Il n’a pas tardé à aller la rejoindre. Mais au moins une bonne action aura marqué ses derniers jours. Il a pensé aux vieux musiciens, aux musiciens sans sou ni maille, qui arrivent au bout de leur carrière les mains vides, l’estomac creux, — absolument comme au jour du départ. Son or servira à adoucir quelques douleurs dans le monde artistique, et cela suffira à préserver son nom de l’insulte.


S’appelait-il Francis ou François ? Il a signé de ces deux noms.

Peu d’auteurs ont été plus discutés que lui. Il a été porté aux nues par ses partisans, il a été conspué par ses adversaires.

Au temps de son arrivée à Paris, alors qu’au bras du fanatique Ricourt il allait lire ses tragédies de salon en salon, les petits journaux s’égayaient quotidiennement sur son compte.

On le traitait de provincial ; on raillait son air gauche.

Dans son roman des Aventures de Mademoiselle Mariette, Champfleury a mis Ponsard en scène sous les traits et le nom d’un « notaire de Compiègne ». Il a placé une scène amusante chez un bas-bleu où le susdit notaire avait annoncé qu’il lirait un poème antique imité d’Homère. Un peintre du nom de Streich s’était promis de lui jouer un tour à cette occasion.

« Le jour de la lecture du poème antique, Streich se précipita dans la cuisine et s’écria :

» — Vite ! vite ! une omelette ! votre maîtresse m’a prié de vous dire de la faire à la minute… On craint que la lecture ne puisse pas continuer s’il ne sent pas l’omelette !

» — Que le diable emporte cet auteur avec son omelette ! dit le chef.

» Il ne les aime pas très cuites, dit Streich ; il ne veut pas de lard non plus… huit œufs seulement.

» — Comment ! huit œufs ! s’écria le chef.

» — Oui, huit œufs ; madame me l’a dit.

» — Huit œufs pour un homme seul ! murmura le chef, qui, en quelques minutes, eut confectionné une énorme omelette.

» Un valet alla porter l’omelette sur un plat et entra justement quand finissait le poème antique. Chacun se précipitait autour du notaire de Compiègne pour lui faire mille compliments exagérés… Le valet eut beaucoup de peine à percer la foule et présenta gravement l’omelette au poète, qui la regarda et faillit s’évanouir aux fumées d’un mets aussi prosaïque. »

Ici nous sommes en pleine farce.

Mais Méry avait fait mieux et d’une façon plus relevée.

Méry avait improvisé tout un acte en vers, peu de jours avant la représentation de la 'Lucrèce de Ponsard, et, un beau matin, le journal le Globe livrait en pâture à la curiosité de ses lecteurs un feuilleton intitulé :

LUCRÈCE
TRAGÉDIE
(Fragment inédit).

SCÈNE PREMIERE
La maison de l’aruspice Faustus
(Une vaste treille, à mi-côte du mont Quirinal. — À gauche, la façade d’une maison en briques rouges. — Devant la porte, un dieu pénate en argile. — Au bas du Quirinal, dans un fond lumineux, le Champ de Mars bordé par le Tibre)
FAUSTUS

Dieu pénate d’argile, ô mon dieu domestique !
Un jour tu seras d’or, sous un riche portique,

Tel que Rome en prépare à nos dieux immortels,
Et le sang des taureaux rougira tes autels.
Mais aujourd’hui reçois avec un œil propice
La prière et le don du pieux aruspice,
Ces fruits qu’une vestale a cueillis ce matin
Dans le verger du temple, au pied de l’Aventin,
Et ce lait pur, qui vient delà haute colline
Où, la nuit, on entend une voix sibylline.
Quand le berger craintif suspend aux verts rameaux
La flûte qu’un dieu fit avec sept chalumeaux. Etc.

Qui n’y aurait été trompé ?

N’était-ce pas cette fameuse couleur antique et locale dont on faisait tant de fracas par la ville ?

N’était-ce pas cette versification pure et classique qui devait nous ramener au culte des anciens maîtres ?

La scène deuxième n’est pas moins réussie.

Brutus parait, en tunique brune, « comme un laboureur suburbain. »


BRUTUS

Que les dieux te soient doux, vieillard ! et que Cybèle
Jamais dans tes jardins n’ait un sillon rebelle !
La fatigue m’oppresse ; à l’étoile du soir
Hier, je vins à la ville.

FAUSTUS

Ici, ici tu peux t’asseoir.Ici, tu peux t’asseoir.
Modeste est ma maison, étroite est son enceinte,
Mais j’y vénère encor l’hospitalité sainte,
Et j’apaise toujours la faim de l’indigent,
Comme si mon dieu lare était d’or ou d’argent.

BRUTUS

Je le sais.

FAUSTUS

Quelle rive, étrangerQuelle rive, étranger, t’a vu naître ?

BRUTUS

Quand les dieux parleront je me ferai connaître.
Ma mère est de Capène ; elle m’accoutuma.
Tout enfant, à servir les grands dieux de Numa.
Du haut du Quiriaal on voit ma bergerie,
Sous le bois saint aimé delà nymphe Egérie,
Et jamais le loup fauve autour de ma maison
Ne souilla de ses dents une molle toison.

FAUSTUS

Et quel secret dessein à la ville t’amène ?

BRUTUS

La liberté ! Jadis, Rome était son domaine,
Lorsque les rois pasteurs sur le coteau voisin,
Pauvres, se couronnaient de pampre et de raisin ;
Lorsque le vieux. Evaudre arrivait dans la plaine,
Pour présider aux jeux, sous un savon de laine,
Et que partout le Tibre admirait sur ses bords
Des vertus au dedans et du chaume au dehors.

Faustus applaudit à d’aussi belles paroles.

Bientôt Brutus se dévoile et lui fait part de ses projets :

BRUTUS

Il faut agir. Apprends que, dans Rome, j’épie
Les cyniques projets de cette race impie,
Et qu’elle nous prépare un crime de l’enfer
Rêvé par l’Euménide en sa couche de fer.
… Ce matin, éveillé, l’aube luisant à peine,
J’ai vu passer Sextus sous la porte Capène ;
Je ne puis en douter : un obscène souci,
Avant le grand soleil, doit le conduire ici.

Brutus s’alarme.

L’entretien est interrompu par un bruit de pas.

BRUTUS

Dieu jaloux amène … Quel dieu jaloux amène
Dans ce sentier désert une dame romaine ?

FAUSTUS

Elle vient chaque jour aux heures du matin.

BRUTUS

Quel est son nom ?

FAUSTUS

L’hymen l’unit à Collatin.L’hymen l’unit à Collatin.

BRUTUS

Lucrèce ? Dieux ! le lis de notre gynécée !
Sainte pudeur, défends ta fille menacée !

Je ne puis tout citer.

L’acte entier est charmant. Il eut un grand succès. Tout le monde s’accorda à y voir les prémisses d’un chef-d’œuvre.

Les protestations de la bande de Ponsard furent étouffées.

Cet acte était si bien resté dans la mémoire de quelques lettrés, que M. Villemain s’étonna de ne plus le retrouver à la première représentation.

— C’était ce qu’il y avait de mieux dans la pièce ! disait-il.