Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXIII

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CHAPITRE XXIII

Les trois Thiers. — M. Thiers à l’Académie.
— La redingote grise.

M. Thiers a déjà lassé plusieurs générations de biographes. La première moitié de sa vie est toute plongée dans la légende…

Un de mes amis, de mon âge à peu près, me disait l’autre jour :

— Il y a trois Thiers à mes yeux, très distincts tous les trois : le Thiers de mon grand-père, le Thiers de mon père, et mon Thiers à moi.

— Bon ! dis-je en souriant, cela me rappelle la pièce de vers de Voltaire qui commence ainsi :

Dans ce pays trois Bernard sont connus.

— Ne croyez pas que je plaisante, reprit mon ami ; soyez persuadé que mon cas, comme on dit aujourd’hui, est celui de bien des gens.

— Vovons donc vos trois Thiers.

— Le premier, celui de mon grand-père, m’apparaît, à travers des récits coupés, comme un jeune Provençal enjoué, figure ronde, lauréat d’Académie, agile, actif, à court d’argent, mais non à court de ressources, allant du premier jour aux relations utiles, à Manuel, à Laffite, au Constitutionnel, même à quelques salons aristocratiques ; journaliste le matin, historien le soir, — historien de valeur, — étant arrivé juste à temps pour recueillir la tradition révolutionnaire sur les lèvres mêmes d’un grand nombre des acteurs de la grande époque ; voyant finir M. de Talleyrand et commencer Armand Carrel ; empruntant quelque chose de leurs allures à tous les deux. Viennent les événements, ils ne laisseront pas le jeune Thiers en route. Louis-Philippe lui doit un rude coup de main pour l’édification de son trône ; le roi ne se montrera pas ingrat. Voilà M. Thiers conseiller d’État, secrétaire au ministère des finances, député. Il monte à la tribune ; on sourit ; on s’étonne de sa voix aigrelette, mais on l’écoute ; et comment ne l’écouterait-on pas ? Il parle sinon d’or, du moins d’argent, couramment, sans s’arrêter, imperturbable devant l’interruption, empruntant des forces nouvelles à la riposte, prêt à tous les sujets, jonglant avec des chiffres comme un jongleur avec des poignards et arrivant aux mêmes effets d’éblouissement. On sent déjà en lui un dominateur, car le succès est toujours à celui qui parle le plus longtemps, et le Thiers d’alors était l’homme à pérorer pendant vingt-quatre heures de suite.

Il est ministre ! J’entends encore mon grand-père taper sur sa tabatière en disant : « Eh ! eh ! ce petit Thiers : je l’avais prévu… il fera son chemin… il a des capacités ! » Pourtant, de temps à autre, ce petit Thiers l’agace, l’irrite ; — mais il ne l’ennuie pas, c’est le principal. Et puis, s’il faut tout avouer, s’il faut révéler le secret de la faiblesse de mon grand-père, le bon vieillard sent en M. Thiers un disciple de Voltaire, c’est-à-dire un coreligionnaire en philosophie. Cela lui fait passer par-dessus bien des choses et bien des compromis politiques. — Cependant, à côté du pétulant Thiers se dresse le froid Guizot, et déjà commence un antagonisme qui ne cessera pas. Tout enfant que je suis, j’ai la tête cassée par ces deux noms : Thiers et Guizot ! Le gouvernement de Louis-Philippe ne sort pas de là. Et mon grand-père de froisser son Journal chaque matin pour apprendre qui de l’un ou l’autre occupe le ministère. Voilà la vision qui me reste de ce temps.

— Passons au second Thiers.

— Volontiers : Ce second Thiers, qui est celui de mon père, se montre aux environs de 1848, d’abord inquiet, déconcerté, et comme effarouché de la révolution qu’il a préparée. Il emploie quelques jours à reconnaître de quel côté souffle le vent, et, lorsqu’il croit s’être orienté, il travaille à la réaction avec l’activité qui lui est propre, mais qui n’est pas cependant de la fièvre. Il organise, rue de Poitiers, un comité resté célèbre dans les annales de la contre-révolution, et dont mon père ne parle qu’avec un accent de mauvaise humeur, comme s’il prévoyait les nouveaux conflits où la propagande imprudente de ce comité devait nous engager. « Je crains bien, dit-il en hochant la tête, que M. Thiers ne nous conduise à quelque casse-cou. — Oh ! il est si habile ! » répète-t-on en chœur autour de lui. Cette fois, l’habileté de M. Thiers s’est exercée au profit de ses adversaires ; son flair accoutumé l’a trompé. Son étoile, à laquelle il doit croire, pour avoir une ressemblance de plus avec Napoléon, se voile soudainement. Le Thiers de mon père, aux prises avec le coup d’État de décembre, manque de présence d’esprit, de prestige, de tout enfin. Il a sa minute de pâleur sous le bras levé d’un autre Aréna. Il ne tombe pas, il s’affaisse. On l’engage à aller se promener de l’autre côté du Rhin ; il obéit en serrant ses petits poings, et profite de ces vacances forcées pour visiter les principaux champs de bataille de l’Europe. Lorsqu’on le croit devenu plus sage, on lui permet de rentrer chez lui sans tambour ni trompette, à la condition de se faire oublier. Tel est le Thiers de mon père.

— Et de deux !

Maintenant, le troisième Thiers, mon Thiers à moi, vous le connaissez comme tout le monde. C’est celui qui surgit derechef vers les derniers jours du second empire, pour en annoncer la chute. Au début de la guerre, il joue le rôle de Cassandre, et quitte Paris pour s’instituer commis voyageur de la paix auprès des cours étrangères. Il tient l’article arrangements, concessions, transactions ; il en a des échantillons de toutes nuances. Il va de la Russie à l’Angleterre, ne se rebutant point des refus, disant qu’il repassera. Ce Thiers-là a un côté qui me touche ; je me sens près de m’attendrir en le voyant ainsi traverser et courir le monde, à plus de soixante-dix ans, avec un plant d’olivier au fond de son chapeau, comme le cèdre de M. de Jussieu. Pourtant quelque chose m’arrête sur la pente de la sensibilité ; la légende est là qui me dit l’amour immense de M. Thiers pour le pouvoir ou pour ce qui y ressemble ; le passé rallume ses torches pour m’éclairer sur l’avenir. — Ai-je besoin de rappeler les événements récents et prodigieux auxquels il s’est trouvé mêlé et qu’il a le plus souvent dirigés ? L’heure n’est pas encore venue de les écrire ; le portrait définitif de ce Thiers-là se trouve donc ajourné ; mais on peut dès aujourd’hui affirmer que souvent le peintre se sentira terriblement embarrassé en présence d’un modèle à la fois aussi prompt à se dérober qu’à se découvrir.

Mes trois Thiers, ou si vous l’aimez mieux, mon Thiers en trois personnes, vous rappelaient tout à l’heure des vers de Voltaire ; ils me remettent également en mémoire des vers de Jean-Baptiste Rousseau, ceux par lesquels débute son ode la plus fameuse :

Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune,
Protée, à qui le ciel, père de la fortune.
Ne cache aucuns secrets,
Sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine.
S’efforce d’échapper à la vue incertaine
Des mortels indiscrets……

Protée, en effet ; un Protée politique, telle est encore la meilleure définition qu’on puisse donner de M. Thiers.

Ainsi parla mon ami.

II

M. Thiers fut reçu à bras ouverts à l’Académie française le 13 décembre 1834 ; il y était entré tout naturellement, poussé par sa fortune. Il avait alors trente-sept ans et il était ministre. Son discours composé d’éléments nombreux et divers, véritable discours à facettes, commence par un éloge de l’Académie « qui contribue glorieusement à la conservation de cette belle unité française, caractère essentiel et gloire principale de notre nation ». Viennent ensuite les remerciements d’usage et les touches indispnsables de modestie : « Je vous remercie, vous, hommes paisibles, heureusement étrangers pour la plupart aux troubles qui nous agitent, d’avoir discerné, au milieu du tumulte des partis, un disciple des lettres, passagèrement enlevé à leur culte, de lui avoir tenu compte d’une jeunesse laborieuse, consacrée à l’étude, et peut-être aussi quelques luttes soutenues pour la cause de la raison et de la vraie liberté. Je vous remercie de m’avoir introduit dans cet asile de la pensée libre et calme. Lorsque de pénibles devoirs me permettront d’y être, ou que la destinée aura reporté sur d’autres têtes le joug qui pèse sur la mienne, je serai heureux de me réunir souvent à des confrères justes, bienveillants, pleins de lumières. »

On sait ce que valent ces affectations de lassitude et ces aspirations vers une condition médiocre et tranquille. M. Thiers y trouve surtout une transition pour retracer l’existence de son prédécesseur, le bonhomme Andrieux. Il vante les charmes de la poésie légère, ce qui n’a rien de choquant ; mais il part de là pour égratigner la littérature romantique, et, sous le couvert de l’auteur des Étourdis, il hasarde quelques allusions, d’ailleurs fort innocentes. « M. Andrieux, dit-il, pardonnait au génie d’être quelquefois barbare, mais non pas de chercher à l’être. Le vrai génie consiste à être tel que la nature vous a fait, c’est-à-dire hardi, incorrect, dans le siècle et la patrie de Shakspeare ; pur, régulier et poli dans le siècle et la patrie de Racine. »

Mais comme s’il craignait d’avoir été trop loin ou de répudier quelques-unes de ses attaches à un parti littéraire déjà installé, il se hâte d’ajouter : « Je ne reproduis qu’en hésilanl ces maximes d’une orthodoxie fort contestée aujourd’hui ; car, Messieurs, je l’avouerai, la destinée m’a réservé assez d’agitation, assez de combats d’un autre genre, pour ne pas rechercher volontiers de nouveaux adversaires. »

C’était esquiver la difficulté. En ce temps-là, il fallait, avant tout, déclarer si l’on était pour ou contre le romantisme. — Continuant son discours, une fois débarrassé d’Andrieux et des lettres, M. Thiers se plonge dans un bain de politique et se met à célébrer à outrance ce « génie extraordinaire » qui s’appelait Napoléon Ier. J’imagine qu’il y avait là-dessous quelque malice à l’adresse du Château, selon l’expression d’alors. Plus tard, nous le verrons en rabattre sur ce génie extraordinaire.

Par ci par là, un trait heureux et naturel se détache sur la solennité convenue de ce morceau, celui-ci par exemple : « Quand on à été élevé, abaissé par les révolutions, quand on a vu tomber ou s’élever des rois, l’histoire prend une tout autre signification. Oserai-je avouer. Messieurs, un souvenir tout personnel ? Dans cette vie agitée qui nous a été faite à tous depuis quatre ans, j’ai trouvé une seule fois quelques jours de repos dans une retraite profonde. Je me hâtai de saisir Thucydide, Tacite, Guicciardin, et, en relisant ces grands historiens, je fus surpris d’un spectacle tout nouveau : leurs personnages avaient à mes yeux une vie que je ne leur avais jamais connue ; ils marchaient, parlaient, agissaient devant moi ; je croyais les voir vivre sous mes yeux, je croyais les reconnaître, je leur aurais donné des noms contemporains. Leurs actions, obscures auparavant, prenaient un sens clair et profond. C’est que je venais d’assister à une révolution et de traverser les orages des assemblées délibérantes. »

Il est inulile de rappeler ce que put lui répondre Jean-Pons Viennet, qui était, comme nul n’en ignore, une des médiocrités de l’Académie.

Chaque fois que M. Thiers est rentré dans la vie privée, soit de bonne grâce, soit autrement, il s’est rappelé ses promesses envers l’Académie. De ces haltes Miheureuses est née l’Histoire du Consulat et de l’Empire, — une épopée selon ceux-ci, un procès-verbal selon ceux-là ; ni l’un ni l’autre, à mon humble avis ; mais de l’histoire comme beaucoup l’aiment, rapide et limpide, débarrassée de notes et de documents, usuelle, (mot horrible !) écrite dans la manière parlée de l’auteur. Les larges traits à la Tacite en sont absents, mais par intervalles une bataille s’enlève avec prestesse. Dans le premier volume un épisode charmant est celui du passage du Saint-Bernard entrepris par Bonaparte, qui était simplement escorté de Duroc et de Bourrienne. On me saura gré de le citer entièrement :

« Il gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe[1] grise qu’il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d’un esprit occupé ailleurs, entretenant les officiers répandus sur la route ; et puis, par intervalles, interrogeant le conducteur qui l’accompagnait, se faisant conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageur oisif qui n’a pas mieux à faire. Ce conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu’il éprouvait de ne pouvoir, faute d’un peu d’aisance, épouser l’une des filles de cette vallée. Le Premier Consul, tantôt l’écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l’hospice, où les bons religieux le reçurent avec empressement. À peine descendu de sa monture, il écrivit un billet qu’il confia à son guide en lui recommandant de le remettre exactement à l’administrateur de l’armée, resté de l’autre côté du Saint-Bernard.

» Le soir, le jeune homme, retourné à Saint-Pierre, apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin, et sut que le général Bonaparte lui faisait donner sur-le-champ une maison, les moyens de se marier et enfin de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition. Ce montagnard vient de mourir de nos jours, dans son pays, propriétaire du champ que le dominateur du monde lui avait donné. Cet acte singulier de bienfaisance, dans un moment de si grande préoccupation, est digne d’attention. Si ce n’est là qu’un pur caprice de conquérant, jetant au hasard le bien ou le mal, tour à tour renversant des empires ou édifiant une chaumière, de tels caprices sont bons à citer, ne serait-ce que pour tenter les maîtres de la terre ; mais un pareil acte révèle autre chose. L’âme humaine, dans ces moments où elle éprouve des désirs ardents, est portée à la bonté ; elle fait le bien comme une manière de mériter celui qu’elle sollicite de la Providence. »

Il faudrait beaucoup de pages semblables dans l’Histoire du Consulat ; c’est aimable, simple et terminé par une observation vraie.

  1. Redingote ne paraît pas sans doute assez noble à l’historien, qui se souvient toujours de Clio.