Peveril du Pic/Chapitre 23

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 286-306).


CHAPITRE XXIII.

LE FANAL.


Alors Gordon sonna de son cor et s’écria : Fuyez, fuyez, la maison de Rhodes est toute en feu ; il est temps de partir.
Ancienne Ballade.

Quand Julien s’éveilla le lendemain matin, la salle était vide et tout était tranquille. Le soleil levant, qui brillait à travers les volets fermés, éclairait les débris du souper de la veille, souper qui, dans la confusion où étaient encore ses esprits, lui semblait avoir été une orgie.

Sans être ce qu’on appelle communément un bon vivant, Julien, comme les autres jeunes gens de cette époque, n’était point ennemi du vin, dont alors on usait généralement d’une manière immodérée ; mais il ne put s’empêcher d’être surpris que ce qu’il en avait bu la veille eût produit sur lui le même effet que s’il en eût pris avec excès. Il se leva, répara le désordre de ses vêtements et chercha de l’eau pour faire sa toilette ; mais ce fut inutilement. Il y avait du vin sur la table, près de laquelle était un siège debout et un autre renversé comme s’il eût été jeté à bas dans la chaleur de la débauche. Il fallait, pensa-t-il, que le vin eût été bien capiteux pour l’avoir rendu sourd au bruit que ses compagnons avaient dû faire avant de se séparer.

Un soupçon frappa momentanément son esprit ; il examina ses armes, et chercha le paquet qu’il avait reçu de la comtesse et qu’il avait serré soigneusement dans une poche secrète de son justaucorps. Tout était où il l’avait placé ; et ce premier soin lui rappela ceux qui lui restaient à remplir. Il sortit de la salle du souper et entra dans une chambre d’un aspect assez misérable, où, sur une espèce de grabat, étaient étendus deux corps enveloppés d’une couverture de laine grossière, et dont les deux têtes reposaient amicalement sur la même botte de foin. L’une était celle du groom à la chevelure noire, l’autre, coiffée d’un vaste bonnet tricoté, sous lequel on apercevait quelques cheveux gris, une face de caricature, un nez en bec de faucon, et une mâchoire maigre et allongée, appartenait, selon toutes les apparences, au ministre de la gastronomie dont la veille il avait entendu chanter les louanges. Ces deux honorables personnages paraissaient s’être endormis dans les bras de Bacchus comme dans ceux de Morphée, car on voyait sur le plancher des flacons brisés ; et sans leurs ronflements sonores, à peine aurait-on cru qu’ils étaient encore au nombre des vivants.

Disposé à reprendre son voyage, comme le devoir et la nécessité le lui imposaient, Julien descendit un petit escalier, puis essaya d’ouvrir une porte qui se trouva au bas. Elle était fermée. Il appela, personne ne lui répondit. C’était probablement là, pensa-t-il, la chambre de ses deux convives, aussi profondément endormis sans doute que leurs valets, et que lui-même l’était quelques instants auparavant. Les éveillerait-il ? à quoi bon ? c’étaient des gens auxquels le hasard seul et non sa volonté l’avait réuni, et, dans la situation où il se trouvait, il jugeait beaucoup plus prudent de saisir la première occasion de quitter une société fort suspecte et peut-être dangereuse.

Tout en faisant ces réflexions, il vit une autre porte qu’il ouvrit, et qui l’introduisit dans une chambre à coucher où reposait un autre dormeur, ronflant harmonieusement. Les ustensiles de cabaret, les pintes, les brocs, etc., dont elle était encombrée, indiquaient que c’était celle de l’hôte, qui dormait entouré de tous les attributs de sa profession hospitalière.

Cette découverte tira Peveril d’un embarras qui résultait de sa délicatesse. Il mit sur la table une pièce d’argent suffisante, à ce qu’il crut, pour payer sa part du souper de la veille, ne se souciant pas de devoir quelque chose à des étrangers qu’il allait quitter sans même leur dire adieu.

Débarrassé de ce scrupule de conscience, Peveril, le cœur plus léger, quoique la tête encore un peu lourde, se rendit à l’écurie, qu’il reconnut aisément parmi les masures dont la cour était entourée.

Son cheval, bien reposé, et reconnaissant peut-être des soins qu’il lui avait rendus la veille, hennit en l’apercevant, ce que Peveril regarda comme un heureux augure pour son voyage. Il le paya par un picotin d’avoine ; et, tandis que son coursier s’empressait d’y faire honneur, il se promena au grand air pour se rafraîchir le sang et la tête encore échauffée par le souper de la veille et réfléchir au chemin qu’il prendrait afin d’arriver au château de Martindale avant le coucher du soleil. D’après la connaissance générale qu’il avait du pays, il se flattait qu’il ne s’était pas beaucoup écarté de la véritable route, et, comme les forces de son cheval étaient réparées, il espérait terminer son voyage avant la fin du jour.

Sa résolution arrêtée, il revint à l’écurie, sella et brida son cheval, et le conduisit dans la cour de l’auberge. Déjà il avait la main sur la crinière et le pied gauche dans l’étrier, quand la voix de Ganlesse se fit entendre. « Quoi ! maître Peveril, est-ce là la politesse que vous avez rapportée de vos voyages dans les pays étrangers ? Est-ce en France que vous avez appris à prendre ainsi congé de vos amis ? «

Julien tressaillit comme un coupable ; mais un moment de réflexion lui suffit pour reconnaître qu’il n’avait aucun tort et qu’il ne courait aucun danger. « Je craignais de vous déranger, dit-il. Cependant j’ai été jusqu’à la porte de votre chambre ; mais j’ai supposé qu’après notre débauche d’hier soir, vous et votre ami aviez plus besoin de repos que de politesses cérémonieuses ; moi-même j’ai quitté mon lit avec plus de peine qu’à l’ordinaire quoiqu’il fût passablement dur, et comme mes affaires m’obligent à me remettre en chemin de bonne heure, j’ai cru qu’il valait mieux partir sans prendre congé de vous. J’ai laissé un souvenir à mon hôte sur la table de sa chambre. — C’était tout à fait inutile, répondit Ganlesse ; le coquin est déjà plus que payé. Mais votre projet de partir n’est-il pas un peu prématuré ? J’ai dans l’idée que maître Julien Peveril ferait mieux de me suivre à Londres que de se diriger d’un autre côté, quel que soit son motif. Vous avez déjà pu vous apercevoir que je ne suis pas un homme ordinaire, et que je sais me rendre maître des circonstances. Quant à l’extravagant avec qui je voyage, et auquel je tolère ces prodigalités, il a aussi son mérite. Mais vous êtes d’une trempe différente, et je voudrais non seulement vous servir, mais même vous attacher à moi. »

Julien contemplait avec étonnement le singulier personnage qui lui parlait ainsi. Nous avons déjà dit que tout était mesquin dans sa figure et sa tournure, et qu’il n’avait rien de remarquable dans la physionomie, si ce n’est la vivacité et le feu de deux petits yeux gris très-perçants, dont le regard s’accordait parfaitement avec la supériorité hautaine que l’étranger prenait dans la conversation. Ce ne fut qu’après un moment d’intervalle que Julien répondit :

« Pouvez-vous vous étonner, monsieur, que, dans les circonstances où je me trouve, si toutefois elles vous sont connues, j’évite de faire des confidences inutiles sur les affaires importantes qui m’ont conduit ici, et que je m’éloigne de la compagnie d’un étranger qui persiste à ne pas m’expliquer pour quel motif il désire la mienne ? — Faites ce qu’il vous plaira, jeune homme, répliqua Ganlesse ; souvenez-vous seulement à l’avenir que je vous ai fait une belle offre, une offre que je ne ferais pas à tout le monde. Si nous nous rencontrons plus tard, dans des circonstances moins heureuses peut-être, n’en imputez la faute qu’à vous seul, et non à moi. — Je ne comprends pas votre menace, répondit Peveril, si réellement vous voulez m’en faire une. Je n’ai fait aucun mal, je n’éprouve aucune crainte, et je ne puis avec raison concevoir pourquoi j’aurais lieu de me repentir d’avoir refusé ma confiance à un étranger qui semble exiger que je me soumette aveuglément à ses conseils. — Adieu donc, sir Peveril du Pic, car c’est là peut-être ce que vous serez bientôt, » dit l’étranger en lâchant la bride de son cheval sur laquelle il avait nonchalamment posé la main.

« Que voulez-vous dire ? s’écria Julien : et pourquoi me donnez-vous ce titre ? »

L’étranger sourit et lui répondit seulement : « Ici doit se terminer notre conférence. Voici votre route : vous la trouverez plus longue et plus difficile que celle par laquelle je vous aurais conduit. »

À ces mots, Ganlesse regagna la maison. Arrivé sur le seuil, il se retourna encore une fois, et voyant que Julien était resté immobile à la même place, il lui sourit de nouveau et lui fit un signe de tête. Julien, rappelé à lui-même par ce signe, piqua son cheval et partit.

La connaissance qu’il avait du pays lui suffit pour regagner la route de Martindale, dont il ne s’était guère écarté que de deux milles. Mais les chemins ou plutôt les sentiers de ce pays presque sauvage, dont le poète Cotton a parlé d’une manière si satirique, étaient si compliqués en certains endroits, si difficiles à reconnaître en quelques autres, et si propres en un mot à retarder le voyageur, qu’en dépit de tous les efforts de Julien, et quoiqu’il ne se fût arrêté que le temps nécessaire pour faire rafraîchir son cheval à un petit hameau, il était nuit lorsqu’il atteignit une petite éminence d’où les créneaux de Martindale auraient été visibles une heure plus tôt. Mais on pouvait au moins, dans l’obscurité reconnaître où était situé le château, par le moyen d’une lumière entretenue constamment sur une tour fort élevée, qu’on nommait la Tour d’Observation ; et cette espèce de fanal domestique était connu dans tous les environs sous le nom de l’Étoile polaire de Peveril.

On l’allumait régulièrement chaque soir à l’heure du couvre-feu, en y mettant assez de bois et de charbon pour qu’il durât jusqu’au lever du soleil ; et jamais cette précaution n’était négligée, si ce n’est pendant l’intervalle qui s’écoulait entre la mort d’un seigneur du château et son enterrement. Quand cette dernière cérémonie était terminée, on rallumait le fanal avec une certaine solennité, et il continuait à luire sans interruption jusqu’à ce que le destin eût appelé le nouveau seigneur dans le tombeau de ses ancêtres. On ignore à quelle circonstance ce fanal dut son origine ; la tradition n’en parle que d’une manière fort douteuse. Selon les uns, c’était un signal hospitalier qui jadis servait à guider vers un lieu de repos le chevalier errant ou le pèlerin fatigué ; selon d’autres, une dame de Martindale avait autrefois allumé ce feu conducteur pour un époux tendrement aimé, qui s’était égaré pendant une nuit orageuse. Les gens moins disposés pour les seigneurs du Pic, et surtout les non-conformistes, attribuaient l’origine et la continuation de cette coutume à l’orgueil présomptueux des Peveril, qui avaient voulu rappeler de cette manière leur ancienne suzeraineté sur le pays environnant, à l’exemple de l’amiral qui attache une lanterne à la poupe de son vaisseau pour guider la flotte. Aussi notre vieil ami, le docteur Solsgrace, avait-il autrefois tonné du haut de la chaire contre sir Geoffrey, qu’il accusait d’avoir placé sa trompette de gloire et son chandelier sur les hauts lieux. Une chose certaine, c’est que tous les Peveril, de père en fils, avaient conservé scrupuleusement cette coutume, comme liée essentiellement à la dignité de leur famille ; et sir Geoffrey n’était pas homme à la laisser tomber en désuétude.

En conséquence, l’étoile de Peveril avait continué à briller avec plus ou moins d’éclat pendant les vicissitudes de la guerre civile, et jamais elle ne s’était éclipsée, même pendant les revers que sir Geoffrey avait éprouvés. Souvent on lui avait entendu dire et jurer que, tant qu’il lui resterait un arpent de bois, le vieux fanal ne manquerait jamais d’être alimenté. Son fils Julien n’ignorait rien de tout cela : ce fut donc avec autant de surprise que d’inquiétude qu’en portant ses regards dans la direction du château il n’aperçut pas la lumière de la tour. Il s’arrêta, se frotta les yeux, changea de position, et s’efforça vainement de se persuader qu’il s’était mépris sur le point d’où l’étoile polaire de sa maison était visible, ou que quelque obstacle nouvellement survenu, tel que la croissance de plusieurs arbres, ou la construction de quelque édifice, en interceptait la lumière. Mais un moment de réflexion le convainquit que la situation élevée du château de Martindale, qui dominait tous les environs, rendait cette supposition invraisemblable ; et la conséquence qu’il en tira fut que son père était mort, ou que quelque malheur étrange était tombé sur la famille, et avait fait oublier l’antique et solennelle coutume.

En proie à des craintes indéfinissables, le jeune Peveril enfonça l’éperon dans les flancs de son cheval, et le força, malgré la fatigue et l’épuisement, à descendre presque au galop le sentier escarpé qui conduisait au village de Martindale-Moultrassie. Il y arriva bientôt, impatient d’apprendre la cause de cette éclipse de mauvais augure. La rue que son cheval parcourait était alors déserte, et à peine apercevait-on la clarté d’une chandelle briller de temps en temps à travers la fenêtre d’une maison ; il n’y avait que celles de la petite auberge Aux Armes de Peveril dont l’éclat fût remarquable ; et le bruit de plusieurs voix annonçait la joie grossière de quelques rustres en débauche.

Le coursier harassé s’arrêta subitement devant la porte de cette maison, guidé par l’instinct ou par l’expérience, qui fait reconnaître à tout cheval l’extérieur d’une auberge. Quoique Julien fût pressé, il se détermina à mettre pied à terre, jugeant qu’il valait mieux demander un cheval frais à Roger Raine, le maître de l’auberge, qui était un ancien partisan de sa famille. Il lui tardait d’ailleurs de se tirer d’inquiétude en faisant quelques questions sur l’état actuel du château et de ses habitants. Mais, au moment d’entrer, il fut surpris d’entendre dans la salle destinée au public des voix qui entonnaient une chanson bien connue, composée sous la république par quelque bel esprit puritain contre les cavaliers, et dans laquelle son père n’était pas épargné.


Vous pensiez que dans le monde
Rien ne pourrait vous dompter ;
On vous vit boire et chanter,
Pleins d’une ardeur sans seconde.
Mais les saints vous ont vaincus :
Ils ont réduit au silence
Le blasphème et l’insolence :
Amis, vous êtes battus.

Sir Geoffrey, que l’eau-de-vie
A si souvent enivré,
Long-temps avait figuré
Dans la bruyante frairie.
Cromwell et Fairfax venus,
Ce chef valeureux s’esquive,
Même avant qu’on le poursuive
Amis, vous êtes battus.


Il fallait, pensa Julien, qu’il fût arrivé une étrange révolution dans le village et dans le château, pour que des chants d’une aussi insultante grossièreté se fissent entendre dans l’auberge même qui avait pour enseigne les armes de sa famille ; et ne sachant pas jusqu’à quel point il serait prudent de se présenter devant ces buveurs mal disposés, sans aucun pouvoir de repousser ou de châtier leur insolence, il conduisit son cheval à une porte de derrière qui communiquait comme il s’en souvint, avec la chambre de l’aubergiste, pour interroger d’abord ce dernier sur les affaires relatives au château. Il frappa à plusieurs reprises, en appelant à demi-voix Roger Raine. Enfin une voix de femme répondit par la question : « Qui est là ? — C’est moi, dame Raine, c’est Julien Peveril ; dites à votre mari qu’il vienne me parler sur-le-champ. — Hélas ! monsieur Julien, si c’est vous réellement, il faut que vous sachiez que mon pauvre homme est dans un lieu d’où il ne peut venir parler à personne, et où nous irons le rejoindre un jour, comme dit Matthieu Chamberlain. — Comment, il est mort ! j’en suis vraiment affligé. — Mort depuis plus de six mois, monsieur Julien ; et permettez-moi d’ajouter que c’est là un temps bien long pour une pauvre femme seule, comme le dit Matthieu Chamberlain. — Eh bien, vous ou votre Chamberlain[1], ouvrez-moi la porte, j’ai besoin d’un cheval frais et je désire avoir des nouvelles du château. — Du château ! hélas !… Chamberlain ! Matthieu Chamberlain ! » Matthieu Chamberlain n’était probablement pas très-loin, car il répondit sur-le-champ, et Peveril, qui était près de la porte, les entendit parler à voix basse. Il est bon de faire remarquer que dame Raine, accoutumée à fléchir sous l’autorité du vieux Roger, qui était aussi jaloux d’exercer les prérogatives domestiques d’un mari qu’un monarque peut l’être d’exercer celles de la couronne, s’était trouvée si embarrassée de son état de veuvage et de sa nouvelle indépendance, qu’elle avait pris le parti de recourir dans toutes les occasions à l’avis de Matthieu Chamberlain ; et comme Matthieu Chamberlain, au lieu de marcher les pieds nus et d’avoir la tête couverte d’un bonnet de laine rouge, commençait à porter des souliers de cuir d’Espagne et un chapeau à haute forme, au moins le dimanche ; que de plus il se faisait appeler maître Matthieu par ses camarades, les voisins en concluaient que l’enseigne de l’auberge éprouverait bientôt quelque changement ; car Matthieu était une espèce de puritain, et n’était nullement ami des Peveril du Pic.

« Eh bien ! conseillez-moi donc si vous êtes un homme, Matthieu Chamberlain, dit la veuve Raine ; car je veux mourir si ce n’est pas monsieur Julien lui-même qui est ici. Il demande un cheval, et puis je ne sais quoi, comme si tout allait de même qu’à l’ordinaire. — Eh bien ! dame Raine, si vous suivez mon conseil, vous le ferez déguerpir ; qu’il secoue ses bottes pendant qu’elles sont neuves : il ne faut pas s’échauder les doigts dans le bouillon des autres. — Vraiment, c’est bien parler, dit dame Raine ; mais voyez-vous, Matthieu, nous avons mangé le pain de ces gens-là, et comme mon pauvre homme avait coutume de dire… — Eh bien ! dame Raine, ceux qui veulent les avis des morts n’ont pas besoin d’en demander aux vivants : faites ce qu’il vous conviendra ; mais si vous voulez suivre mes conseils, fermez la porte, tirez le verrou, et ordonnez-lui d’aller chercher un gîte ailleurs. — Je ne demande rien, drôle, dit Peveril ; je veux savoir seulement comment se porte sir Geoffrey et son épouse. — Hélas ! hélas ! » fut la seule réponse qu’il reçut de l’hôtesse, et la conversation entre elle et son Chamberlain recommença, mais sur un ton trop bas pour que Julien l’entendît.

« Monsieur, » dit enfin Chamberlain à haute voix et d’un ton d’autorité, « nous n’ouvrons point les portes à une heure aussi indue ; cela serait contraire au bon ordre : il pourrait nous en coûter cher. Quant au château, la route est devant vous, et je pense que vous la connaissez aussi bien que nous. — Et je vous connais aussi, » dit Peveril en remontant sur son cheval harassé ; « je vous connais pour un vaurien, pour un ingrat auquel je donnerai la bastonnade dès que j’en trouverai l’occasion. »

Matthieu ne répondit rien à cette menace, et Peveril l’entendit s’éloigner après quelques chuchotements avec la veuve.

Contrarié de ce délai et plus inquiet que jamais d’après tous ces propos de mauvais augure, Peveril mit tout en usage pour faire avancer son cheval qui refusa d’une manière positive d’aller plus loin. Il fut donc obligé de redescendre, et il allait poursuivre son voyage à pied, malgré l’inconvénient des hautes bottes qu’il portait selon l’usage du temps, lorsqu’il entendit une voix douce l’appeler d’une fenêtre.

Le conseiller de la veuve ne fut pas plus tôt parti que son bon cœur, le respect dont elle avait l’habitude envers la maison Peveril, et peut-être aussi quelque crainte pour les os de Matthieu, la déterminèrent à ouvrir une croisée et à appeler Julien à demi-voix.

« St ! st ! monsieur Julien, êtes-vous parti ? demanda-t-elle. — Pas encore, dame Raine, quoique je ne sois pas le bienvenu ici, à ce qu’il paraît. — Mon bon jeune maître, reprit l’hôtesse, c’est que, voyez-vous, les hommes ont des idées si différentes les uns des autres ! Si mon pauvre vieux Roger était là, il trouverait que le coin du feu est encore trop froid pour vous, et voici maintenant Matthieu Chamberlain qui trouve que la cour est assez chaude. — Ne parlons point de cela, dame Raine, mais dites-moi seulement ce qui est arrivé au château de Martindale : le fanal est éteint. — Est-il bien vrai ? oh ! cela n’est malheureusement que trop probable ! Ainsi donc le bon sir Geoffrey serait allé au ciel rejoindre mon vieux Roger ! — Grand Dieu, s’écria Julien, depuis quand mon père est-il tombé malade ? — Il ne l’a jamais été que je sache, répondit la dame Raine : mais, il y a trois heures, il y a trois heures environ, il est arrivé au château des gens avec des jaquettes de buffle et des bandoulières, et un membre du parlement, comme au temps de Cromwell. Mon vieux Roger leur aurait certainement fermé la porte de l’auberge ; mais Matthieu a prétendu que ce serait agir contre la loi, de sorte qu’ils sont venus s’y rafraîchir, hommes et chevaux, et ils ont envoyé chercher M. Bridgenorth, qui est à Moultrassie-House ; puis ils se sont rendus au château, où il est probable qu’il y aura eu une querelle, car le vieux chevalier n’est pas homme à se laisser prendre à l’improviste, comme disait mon vieux Roger. Mais les officiers de la justice seront restés les plus forts, comme de raison, puisqu’ils ont la loi pour eux, comme dit Matthieu Chamberlain. Mais, hélas ! si vraiment l’étoile polaire du château a cessé de luire, ce que Votre Honneur assure, il n’y a guère de doute que le vieux chevalier ne soit mort. — Pour l’amour du ciel, pour l’amour de l’or, si ce ne peut être par amitié ! dame Raine, procurez-moi un cheval pour me rendre au château. — Au château ! s’écria-t-elle, les têtes rondes, comme les nommait mon pauvre Roger, vous tueront comme ils ont tué votre père ! Il vaut mieux vous cacher dans le bûcher, et je vous enverrai par Betty une couverture et quelque chose pour souper ; ou, si cela ne vous convient pas, mon vieux Dobbin est dans la petite écurie à côté du poulailler : prenez-le, et hâtez-vous de sortir du pays, car vous n’y êtes pas en sûreté. Entendez-vous quelles chansons ils chantent en bas ? Croyez-moi, prenez Dobbin, et n’oubliez pas de laisser votre cheval à la place. »

Peveril n’en demanda pas davantage, et comme il se détournait pour se rendre à l’écurie, il entendit la bonne femme s’écrier d’une voix lamentable : « Ah, seigneur ! que dira Matthieu Chamberlain ? Mais qu’il dise ce qu’il voudra, je puis bien disposer de ce qui m’appartient. »

Julien, avec tout l’empressement d’un valet d’auberge qui a reçu un double pour-boire, mit les harnais de son coursier épuisé sur le dos du pauvre Dobbin, qui mangeait tranquillement sa ration de foin sans songer à la besogne que cette nuit lui réservait. Malgré l’obscurité de l’écurie, Julien réussit promptement dans ses préparatifs de voyage ; puis laissant à son cheval le soin de trouver le râtelier de Dobbin, il s’élança sur sa nouvelle monture, et, à l’aide des éperons, il lui fit gravir le chemin escarpé qui conduit du village au château. Dobbin, peu habitué à un tel exercice, soufflait, reniflait, et trottait de toutes ses forces. Enfin il conduisit son cavalier devant la grande porte de l’antique séjour de ses pères.

La lune se levait alors ; mais la porte, située dans un renfoncement entre deux tours qui la flanquaient, n’était point éclairée par ses rayons. Peveril mit pied à terre, laissant son cheval en liberté, et s’avança vers la porte, que, contre son attente, il trouva ouverte. En entrant dans la cour, il aperçut de la lumière dans la partie inférieure du château. Depuis les revers qu’avait éprouvés la famille, la grande porte du vestibule ne s’ouvrait que dans les occasions solennelles : on passait ordinairement par une petite poterne. Cependant Julien la trouva également ouverte ; circonstance qui seule eût suffi pour l’alarmer, s’il n’eût été déjà prévenu. Son cœur battit violemment en entrant dans le vestibule qui conduisait au grand salon, où se tenait habituellement la famille ; et ses craintes augmentèrent, lorsqu’en s’approchant il entendit le murmure de plusieurs voix. D’un mouvement impétueux il ouvrit la porte, et le spectacle qui s’offrit à sa vue ne justifia que trop ses pressentiments funestes.

Vis-à-vis de lui était le vieux chevalier, les bras fortement attachés par une ceinture de cuir ; deux coquins de fort mauvaise mine, qui paraissaient le garder, le tenaient par l’habit. Le sabre nu qui était sur le parquet, et le fourreau vide, suspendu encore au côté de sir Geoffrey, annonçaient que le vieux chevalier ne s’était pas soumis sans résistance. Deux ou trois personnes, le dos tourné du côté de Julien, étaient assises devant une table et occupées à écrire : c’était leurs voix qu’il avait entendues. Lady Peveril, pâle comme la mort, se tenait à quelques pas de son mari, sur lequel ses regards étaient fixés avec l’expression de la douleur. La première, elle aperçut Julien.

« Ciel miséricordieux ! s’écria-t-elle, mon fils ! Le malheur de notre maison est au comble. — Mon fils, » répéta sir Geoffrey, sortant tout-à-coup de l’abattement où il était plongé, et faisant retentir un de ses jurements ordinaires. « Tu arrives à propos, mon Julien, frappe un grand coup ; fends-moi la tête de ce traître, de ce bandit, depuis le crâne jusqu’à l’estomac ; et cela fait, nous verrons après. »

À l’aspect de la situation indigne où était son père, Julien oublia l’inégalité du nombre. « Misérables ! » s’écria-t-il en tirant son épée et en se précipitant sur les deux gardes qui tenaient sir Geoffrey, « cessez de le retenir ; » et, pour se défendre, ils furent forcés de le lâcher.

Sir Geoffrey, délivré en partie, cria à sa femme de déboucler le ceinturon : « Dame Marguerite, il faudra qu’ils combattent bien pour vaincre le père et le fils. »

Mais l’un des hommes occupés à écrire s’était levé aux premières paroles de Julien, et il empêcha lady Peveril de rendre à son mari le service qu’il demandait, tandis qu’un autre se rendit maître de la personne du vieux chevalier qui, bien que garrotté, ne lui en donna pas moins de grands coups de bottes dans les jambes, seul moyen de défense qui fût en son pouvoir. Le troisième, qui vit Julien, jeune, actif, animé de la colère d’un fils qui combat pour son père, forcer les deux gardes à lâcher pied, le saisit au collet, et chercha à s’emparer de son épée. Julien, abandonnant cette arme, prit un de ses pistolets, et fit feu sur l’homme qui l’attaquait ainsi. Celui-ci n’en fut point renversé ; mais, chancelant comme un homme étourdi, il tomba sur une chaise, et découvrit aux regards effrayés de Peveril les traits du major Bridgenorth, noircis par l’explosion de la poudre, qui avait brûlé une partie de ses cheveux gris. Un cri de surprise échappa à Julien, et, dans le trouble et l’horreur de son émotion, il fut aisé à ceux qu’il avait d’abord attaqués de l’arrêter et de le désarmer.

« Ne vous effrayez pas, Julien, dit sir Geoffrey ; ne prenez pas garde à cela, mon brave fils ; ce coup de pistolet fait la balance de nos comptes. Mais que le diable soit de lui, je crois qu’il vit encore ! Votre pistolet était-il chargé de son ? ou bien le malin esprit l’a-t-il mis à l’abri du plomb ? »

L’étonnement de sir Geoffrey n’était pas sans motif, car, tandis qu’il parlait, le major Bridgenorth, revenant à lui, se releva, puis, essuyant avec son mouchoir les marques que l’explosion avait laissées sur son visage, il s’approcha de Julien, et lui dit avec le sang-froid inaltérable qui le caractérisait : « Jeune homme, vous devez rendre grâces à Dieu, qui vous a épargné aujourd’hui le remords d’un grand crime. — Rends grâce au diable, fripon à grandes oreilles ! reprit sir Geoffrey ; car il n’y a que le père de tous les fanatiques, le diable lui-même, qui ait pu empêcher ta cervelle d’être brûlée comme si elle eût été dans la poêle à frire de Lucifer. — Sir Geoffrey, répondit le major Bridgenorth, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas raisonner avec vous, et je ne vous dois compte d’aucune de mes actions. — Monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril, faisant un effort pour parler, et pour parler avec calme, « quelle que soit la vengeance que votre conscience et votre caractère de chrétien vous permettent d’exercer contre mon mari, moi qui ai droit à quelque compassion de votre part, puisque j’en ai eu pour vous lorsque la main du ciel s’est appesantie sur votre tête, je vous supplie de ne pas envelopper mon fils dans notre ruine. Que la perte du père et de la mère, ainsi que celle de notre antique maison, satisfasse le ressentiment des torts que mon mari a pu avoir à votre égard. — Silence, femme, dit le chevalier ; vous parlez comme une folle, et vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Moi, des torts envers lui ! Le lâche coquin n’a eu de moi que ce qu’il méritait. Si j’avais bâtonné convenablement le vilain chien la première fois qu’il a aboyé après moi, il ramperait maintenant à mes pieds, au lieu de me sauter à la gorge. Mais si je puis me tirer de cette affaire, comme je me suis tiré de beaucoup d’autres plus difficiles, je veux lui solder tous mes vieux comptes, autant que me le permettra le bois de pommier le plus dur et le mieux ferré. — Sir Geoffrey, répliqua Bridgenorth, si la naissance, dont vous êtes si orgueilleux, vous ferme les yeux sur les meilleurs principes, elle devrait au moins vous apprendre à être plus poli. De quoi vous plaignez-vous ? Je suis magistrat, et comme tel je fais exécuter le mandat qui m’est adressé par la première autorité de l’État. Je suis de plus votre créancier, et la loi me donne le droit de retirer ma propriété des mains d’un débiteur imprévoyant. — Vous, magistrat ! s’écria le chevalier ; magistrat comme Noll était monarque. Vous êtes tout fier, je le parie, parce que vous avez obtenu votre pardon du roi, et parce que vous avez été replacé parmi ceux qui sont chargés de persécuter les pauvres papistes. Jamais il n’y a de troubles dans un État sans que les fripons y trouvent leur avantage ; jamais la marmite ne bout sans que l’écume surnage. — Pour l’amour de Dieu, mon cher mari, dit lady Peveril, cessez de parler ainsi ! Vous ne faites qu’irriter le major Bridgenorth, qui sans cela considérerait peut-être l’esprit de charité… — L’irriter ! » reprit sir Geoffrey avec impatience ; « par la mort dieu, madame, vous me rendrez fou ! Avez-vous vécu si long-temps dans ce monde pour attendre des égards et de la charité d’un vieux loup affamé comme celui-ci ? Et quand même il en aurait, croyez-vous que moi, et vous, la femme de sir Peveril, nous devions recourir à sa charité ? Julien, mon pauvre garçon, je suis fâché que tu sois venu si mal à propos, et que ton pistolet n’ait pas été mieux chargé : voilà ta réputation de bon tireur perdue à jamais. »

Ce colloque, auquel présidait la colère, se passa si rapidement de part et d’autre, que Julien, à peine revenu de sa surprise, n’eut pas le temps de considérer de quelle manière il devait se conduire pour servir utilement ses parents. Parler avec calme et avec raison à Bridgenorth lui parut le parti le plus sage ; mais son orgueil ne pouvait que difficilement s’y soumettre. Il s’y détermina pourtant. « Major, » lui dit-il avec le plus de sang-froid qu’il put en montrer, « puisque vous agissez comme magistrat, je désire être traité conformément aux lois de l’Angleterre, et je demande à connaître de quoi nous sommes accusés et par quelle autorité nous sommes arrêtés. — Autre sottise ! » s’écria l’impétueux chevalier. « La mère parle de charité à un puritain, et le fils parle de lois à un rebelle, à une tête-ronde ! De qui crois-tu donc qu’il ait reçu un mandat ? Ce ne peut être que du parlement ou du diable. — Qui parle de parlement ? » s’écria quelqu’un qui entrait ; et Peveril reconnut le personnage officiel qu’il avait vu chez le marchand de chevaux, et qui se présenta alors avec toute l’importance d’une autorité supérieure. « Qui parle de parlement ? demanda-t-il encore. Je vous promets qu’on a trouvé dans cette maison de quoi convaincre trente conspirateurs. Voici des armes, et une ample provision : montrez-les, capitaine. — Ce sont précisément les mêmes, » dit le capitaine en s’approchant, « dont j’ai parlé dans ma narration imprimée, qui a été mise sous les yeux de l’honorable chambre des communes. La demande en a été faite par le vieux Vander Huys de Rotterdam, par ordre de don Juan d’Autriche, pour le service des jésuites. — Par le jour qui nous éclaire, dit sir Geoffrey, ce sont les piques, les mousquets, et les pistolets qui ont été relégués au grenier après la bataille de Naseby ! — Et voici, dit le camarade du capitaine, Everett, des ornements de prêtre, des chasubles, des missels, des images auxquelles les papistes adressent leurs prières et devant lesquelles ils s’inclinent. — La peste soit de ton glapissement nasillard ? dit sir Geoffrey. Le coquin prend les vieux vêtements de ma grand’mère pour des ornements de prêtre, et le volume des histoires d’Owlenspiegel[2] pour un missel papiste ! — Mais que veut dire ceci, maître Bridgenorth ? » dit Topham en s’adressant au magistrat ; « Votre Honneur a donc eu de la besogne ainsi que nous ; et tandis que nous dénichions ces babioles, vous avez donc attrapé un autre coquin ? — Je pense, Monsieur, dit Julien, que si vous voulez consulter le mandat dont vous êtes porteur, lequel, si je ne me trompe, doit contenir les noms des personnes que vous êtes chargé d’arrêter, vous n’avez aucun droit de m’arrêter. — Monsieur, » dit l’officier en prenant un air d’importance, « je ne sais pas qui vous êtes, mais je voudrais que vous fussiez le premier homme de l’Angleterre, afin que je pusse vous apprendre le respect dû à un mandat de la chambre. Il n’y a pas un seul homme dans l’enceinte des îles Britanniques que je ne puisse arrêter en vertu de ce morceau de parchemin ; et en conséquence je vous arrête. De quoi l’accusez-vous, messieurs ? »

Dangerfield s’approcha de Julien, et le regardant sous le nez : « Par l’air qui me fait vivre, s’écria-t-il, je vous ai déjà vu, mon ami, mais je ne puis me rappeler où. Ma mémoire maintenant ne vaut pas une fève, depuis que je l’ai tant usée au service de l’État. Mais je connais ce drôle. Si je mens, je veux être damné. — Comment, capitaine Dangerfield, » dit son camarade, plus doux de manières, mais plus dangereux, « c’est le même jeune homme que nous avons vu hier chez le marchand de chevaux. Nous avions même quelques griefs à alléguer contre lui ; mais maître Topham ne nous l’a pas permis. — Vous pouvez maintenant parler contre lui, dit Topham, car il a blasphémé contre un mandat de la chambre. N’avez-vous pas dit que vous l’aviez déjà vu quelque part ? — Oui, vraiment, répondit Everett, je l’ai vu parmi les séminaristes de Saint-Omer. Il était toujours avec les régents. — Recueillez vos souvenirs, maître Everett, reprit Topham : vous m’avez dit, je crois, que vous l’aviez vu dans un conciliabule de jésuites à Londres ? — C’est moi qui ai dit cela, maître Topham, » répondit audacieusement Dangerfield ; « et ma langue en ferait le serment. — Mon cher monsieur Topham, dit Bridgenorth, vous pouvez suspendre cette enquête pour le moment, car elle ne sert qu’à fatiguer et embarrasser la mémoire des témoins du roi. — C’est là ce qu’on veut trouver, maître Bridgenorth, dit Topham ; je ne fais que les tenir en haleine comme des lévriers qui sont sur le point de courir le gibier. — Soit, » répondit Bridgenorth avec le ton de froideur et d’indifférence qui lui était ordinaire ; « mais, en ce moment, ce jeune homme doit être arrêté en vertu d’un mandat que je vais signer, pour m’avoir attaqué dans l’exercice de mes fonctions comme magistrat, et dans l’intention de délivrer une personne déjà légalement arrêtée. N’avez-vous pas entendu le bruit d’un coup de pistolet ? — Je suis prêt à le jurer, dit Everett. — Et moi aussi, dit Dangerfield. Tandis que nous faisions une perquisition dans la cave, j’ai entendu quelque chose de semblable à un coup de pistolet ; mais j’ai cru que c’était le bruit occasionné par un long bouchon que je venais de tirer pour voir si la bouteille ne renfermait pas quelques reliques papistes. — Un coup de pistolet ! s’écria Topham ; on pourrait faire ici une affaire semblable à celle de sir Edmondsbury Godfrey. Oh ! tu es la véritable semence du vieux dragon rouge ; car lui aussi aurait résisté au mandat de la chambre des communes si nous ne l’avions pris au dépourvu. Maître Bridgenorth, vous êtes un magistrat judicieux et un digne serviteur de l’État : je voudrais que nous eussions partout d’aussi bons magistrats protestants. Eh bien ! emmènerai-je ce jeune drôle avec ses parents, qu’en pensez-vous ? ou le garderez-vous pour l’interroger de nouveau ? — Monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril en dépit des efforts de son mari pour l’interrompre, « au nom du ciel ! si vous avez jamais su ce que c’était que d’aimer un seul de tous les enfants que vous avez perdus, si vous aimez la fille unique qui vous reste, ne poursuivez pas de votre vengeance mon pauvre fils. Je puis vous pardonner et oublier tous les maux que vous nous avez faits, même les malheurs encore plus grands dont vous nous menacez ; mais, je vous en supplie, n’usez pas de la dernière rigueur envers celui qui ne vous a jamais offensé. Croyez que, si vous fermez l’oreille aux cris d’une mère au désespoir, celui dont l’oreille est toujours ouverte aux plaintes des malheureux entendra ma demande et votre réponse. »

L’expression énergique et douloureuse avec laquelle lady Peveril prononça ces paroles sembla pénétrer le cœur de tous ceux qui étaient présents, bien que la plupart d’entre eux ne fussent que trop habitués à de semblables scènes. Chacun gardait le silence, lorsque lady Peveril, levant sur Bridgenorth ses yeux baignés de larmes, lui adressa un regard qui, par son éloquente anxiété, révélait une femme dont la vie ou la mort dépend de la réponse qu’elle va recevoir. L’inflexibilité de Bridgenorth lui-même parut en être ébranlée, et ce fut d’une voix tremblante qu’il lui répondit : « Plût à Dieu, madame, que j’eusse entre les mains les moyens de soulager votre détresse actuelle autrement qu’en vous recommandant de mettre votre confiance dans la Providence, et de vous efforcer de ne pas murmurer de l’épreuve cruelle qu’elle vous envoie ! Quant à moi, je ne suis qu’une verge de châtiment entre les mains du fort, une verge qui ne frappe pas d’elle-même, mais qui obéit à l’impulsion donnée par le bras tout-puissant qui commande. — De même que moi et ma verge nous sommes mis en mouvement par les communes d’Angleterre, » dit maître Topham, qui parut content de la comparaison.

Julien crut devoir dire alors quelque chose en sa faveur, et il s’efforça de parler avec tout le calme possible. « Monsieur Bridgenorth, dit-il, je ne conteste ni votre autorité, ni le mandat de monsieur… — Vraiment ? interrompit Topham ; oh ! oh ! jeune homme, je pensais bien que nous vous ramènerions à la raison. — Ainsi donc, si vous le jugez à propos, monsieur Topham, voici ce que nous ferons, dit le major. Vous partirez pour Londres dès le point du jour, emmenant avec vous sir Geoffrey et lady Peveril : et, pour qu’ils puissent voyager d’une manière conforme à leur rang, vous les ferez escorter dans leur propre voiture. — Je voyagerai moi-même avec eux, dit Topham, car les routes du Derbyshire sont trop rudes et trop difficiles pour qu’on les parcoure à cheval, et j’ai les yeux fatigués de la vue de ces montagnes arides. Dans la voiture, du moins, je dormirai aussi bien que si j’étais à la chambre des communes, ou aussi profondément que maître Bodderbrains quand il est sur ses jambes. — Vous ferez fort bien de prendre vos aises, maître Topham, répondit Bridgenorth. Quant à ce jeune homme, je m’en charge, je l’emmènerai avec moi. — Je ne sais trop si cela est faisable, digne monsieur Bridgenorth, car il se trouve dans un des cas prévus par le warrant de la chambre. — Remarquez, reprit Bridgenorth, qu’il n’est arrêté que pour une attaque faite en faveur d’un prisonnier : je vous conseille donc de ne point vous charger de lui, à moins que vous n’ayez une escorte plus nombreuse. Sir Geoffrey est vieux et cassé, mais ce garçon est dans la fleur de la jeunesse, et il aura pour lui tous les jeunes cavaliers débauchés du voisinage. Il vous serait difficile de traverser le comté sans avoir à vous défendre contre quelque tentative d’enlèvement. »

Topham fixa sur Julien le regard que l’araignée fixe probablement sur la guêpe tombée dans sa toile, lorsqu’il lui tarde de s’en emparer, et qu’elle n’ose pourtant l’attaquer.

« J’ignore, dit Julien, si, en cherchant à nous séparer, vous avez de bonnes ou de mauvaises intentions, monsieur Bridgenorth. Quant à moi, tout ce que je désire, c’est de partager le sort de mes parents : je vous donne donc ma parole d’honneur de ne faire aucune tentative pour vous échapper, si vous me promettez de ne pas me séparer d’eux. — Ne parlez pas ainsi, Julien, dit sa mère ; restez avec M. Bridgenorth. Mon cœur me dit qu’il ne nous veut pas autant de mal que la dureté de sa conduite pourrait vous le faire croire. — Et moi, dit sir Geoffrey, ce que je sais bien, c’est que, depuis les portes du château de mon père jusqu’à celles de l’enfer, il n’existe pas dans tout l’univers un tel misérable ; et, si je désire que mes bras redeviennent libres, c’est dans l’espérance d’asséner un coup vigoureux sur cette tête grise, qui a tramé plus de complots à elle seule que tout le long parlement. — Tais-toi, dit le zélé Topham, le parlement n’est pas un mot fait pour une bouche comme la tienne. Messieurs, » ajouta-t-il en se tournant vers Everett et Dangerfield, vous rendrez témoignage de ceci. — De ce qu’il a insulté la chambre des communes ? répondit Dangerfield ; oui, de par Dieu, je le ferai, j’en jure par le salut de mon âme. — Et de plus, dit Everett, comme il parlait du parlement en général, il a également insulté la chambre des pairs. — Pauvres et misérables créatures, dit sir Geoffrey, vous dont la vie est un mensonge perpétuel, dont l’aliment est le parjure, voulez-vous donc dénaturer mes paroles les plus innocentes, lorsqu’à peine elles sont sorties de ma bouche ? Je vous le dis, le pays est las de vous ; et si les Anglais retrouvaient leur bon sens, la prison, le pilori, le fouet et le gibet seraient la juste récompense de vos actions viles et odieuses. Et maintenant, maître Bridgenorth, vous et les vôtres, vous pouvez faire tout le mal que vous pourrez imaginer, car je n’ouvrirai plus la bouche pour proférer un seul mot tant que je serai dans la compagnie de brigands tels que vous. — Peut-être, sir Geoffrey, répondit Bridgenorth, auriez-vous mieux entendu vos intérêts, si vous eussiez adopté cette résolution un peu plus tôt. La langue n’est qu’un membre bien petit, mais elle peut causer de grands maux. Vous, monsieur Julien, vous aurez la complaisance de me suivre, sans représentations, sans résistance, car vous devez savoir que j’aurais les moyens de vous y contraindre. »

Julien ne sentait que trop qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de se soumettre à une force supérieure ; mais avant de quitter l’appartement, il s’agenouilla devant son père pour lui demander sa bénédiction. Le vieillard la lui donna, les yeux remplis de larmes, et en prononçant ces mots avec emphase : « Que Dieu te bénisse, mon fils, et qu’il te maintienne fidèle à l’Église et au roi, quel que soit le mauvais vent qui puisse souffler ! »

Sa mère ne put que lui poser la main sur la tête, et le conjurer à voix basse de ne faire aucune tentative téméraire et violente pour les secourir. « Nous sommes innocents, lui dit-elle, et nous sommes entre les mains de Dieu : que cette seule pensée nous console et nous protège ! »

Bridgenorth fit alors signe à Julien de le suivre, ce qu’il fit, accompagné ou plutôt conduit par les deux gardes qui l’avaient d’abord désarmé. Quand ils eurent atteint le vestibule, Bridgenorth demanda à Julien s’il voulait se considérer comme prisonnier sur parole, « Dans ce cas, lui dit-il, je me contenterai de votre simple promesse pour toute garantie. »

Peveril, qui ne pouvait s’empêcher de concevoir quelques espérances, d’après la manière favorable et étrangère à tout ressentiment dont il était traité par un homme à la vie duquel il venait d’attenter, répondit sans balancer qu’il lui donnait sa parole, pour vingt-quatre heures, qu’il ne ferait aucune tentative d’évasion.

« C’est parler sagement, répliqua Bridgenorth ; car, bien qu’il pût résulter quelque effusion de sang de vos efforts pour recouvrer la liberté, soyez assuré qu’une telle conduite ne serait d’aucune utilité pour vos parents. Holà ! des chevaux ! des chevaux dans la cour ! »

Le piétinement des chevaux se fit bientôt entendre ; Julien, obéissant au signal de Bridgenorth, et fidèle à sa parole, monta sur celui qui lui fut présenté, se préparant à quitter la maison de ses ancêtres, dans laquelle son père était prisonnier, pour aller il ignorait où, sous la garde d’un homme qu’il savait être l’ancien ennemi de sa famille. Il fut surpris de voir que Bridgenorth se disposait à partir avec lui sans aucune suite.

En traversant la cour, Bridgenorth lui dit ; « Tout le monde ne compromettrait pas sa sûreté en voyageant ainsi, pendant la nuit et sans escorte, avec un jeune homme à cervelle bouillante qui cherchait, il n’y a qu’un moment, à m’ôter la vie. — Monsieur Bridgenorth, répondit Julien, je pourrais vous dire avec vérité que je ne vous avais pas reconnu lorsque je dirigeai mon arme contre vous ; mais je dois ajouter que, quand même je vous eusse reconnu, la cause qui me portait à cette violence m’eût peut-être empêché de respecter davantage votre personne. À présent, je vous connais : je n’ai, vous le savez bien, aucune mauvaise intention à votre égard ; je n’ai pas non plus à défendre ici la liberté d’un père. D’ailleurs vous avez ma parole ; quand un Peveril y a-t-il jamais manqué ? — Oui, répliqua Bridgenorth, un Peveril, un Peveril du Pic ! nom qui a long-temps résonné dans le pays comme une trompette de guerre, mais qui vient peut-être de se faire entendre pour la dernière fois. Retournez-vous, jeune homme, et regardez les tours obscures de la maison de votre père, qui s’élèvent aussi orgueilleusement sur le sommet de la montagne que leurs superbes possesseurs s’élevaient au-dessus des enfants du peuple. Pensez à votre père qui est captif, à vous-même qui êtes en quelque sorte fugitif. Votre lumière est éteinte, votre gloire s’est éclipsée, votre fortune a fait naufrage, et à peine vous en reste-t-il quelques misérables débris. Songez que la Providence a soumis la destinée des Peveril à un homme que, dans leur orgueil aristocratique, ils regardaient comme un plébéien parvenu. Réfléchissez à tout cela ; et quand vous serez tenté de vous glorifier de vos ancêtres, souvenez-vous que celui qui a pu élever le plus humble peut abattre le cœur le plus présomptueux. «

Julien, la douleur dans l’âme, leva un instant les yeux vers les murs de la maison paternelle, qu’on entrevoyait à peine, et sur lesquels se répandait la faible clarté de la lune mêlée aux noires ombres des tours et des grands arbres. Mais tout en reconnaissant avec tristesse la vérité de l’observation de Bridgenorth, il se sentit indigné. « Si la fortune eût été juste, dit-il, le château de Martindale et le nom de Peveril ne seraient pas pour leur ennemi un sujet d’insultant triomphe. Mais ceux que la fortune avait élevés sur le haut de son char doivent se résigner à subir ses caprices. Tout ce que je puis dire, c’est que du moins la maison de mon père ne s’est pas élevée sans honneur, et qu’elle ne s’écroulera pas, si elle doit tomber, sans que sa chute soit déplorée. Gardez-vous donc, si vous êtes chrétien comme vous le prétendez, de triompher du malheur des autres et de vous fier à votre prospérité. Si l’étoile de notre maison s’est éclipsée, si la lumière s’est éteinte, Dieu peut la rallumer quand il lui plaira. »

Peveril s’interrompit, frappé de surprise ; car, à peine avait-il proféré ces dernières paroles, que les rayons brillants de l’étoile polaire de sa maison vinrent tout à coup frapper ses regards. Le fanal protecteur reparut au sommet de la tour d’observation, éclipsant de sa lumière la pâle clarté de la lune. Ce fut avec le même étonnement, et non sans marquer un peu d’inquiétude, que Bridgenorth remarqua cette lueur subite. « Jeune homme, dit-il, on ne peut douter que le ciel n’ait de grandes vues sur vous, car il est singulier que vos paroles aient été suivies aussi promptement d’un tel présage. »

En achevant ces mots, il fit repartir son cheval ; et, se retournant de temps en temps, comme pour s’assurer que le fanal de la tour était réellement allumé, il parcourut des sentiers et des avenues qu’il connaissait parfaitement, et se dirigea vers sa demeure de Moultrassie-House, suivi de Julien, qui, sans attribuer une cause surnaturelle à l’apparition du flambeau des Peveril, ne pouvait néanmoins s’empêcher d’accueillir, comme étant d’un heureux augure, un événement lié d’une manière si intime aux traditions et aux usages de sa famille.

Ils mirent pied à terre à la porte du vestibule, qui leur fut ouverte par une femme ; et, tandis que la voix forte de Bridgenorth appelait un laquais pour lui confier les chevaux, Julien entendit la voix si bien connue d’Alice adresser des remercîments au ciel qui lui rendait son père.



  1. L’auteur joue ici sur le mot Chamberlain, qui signifie, comme nom appellatif, chambellan, et quelquefois valet d’auberge. On comprend l’impossibilité où se trouve le traducteur de rendre ces sortes de plaisanteries. a. m.
  2. Nom forgé à ce qu’il paraît. Si l’on en faisait la décomposition, on y trouverait owl, mot anglais qui signifie hibou, et spiegel, mot allemand qui veut dire miroir ; et en liant ce mot le génitif allemand, on aurait miroir au hibou. a. m.