Peveril du Pic/Chapitre 24

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 306-316).


CHAPITRE XXIV.

L’EXPLICATION.


Nous nous rencontrâmes comme ces fantômes des songes, qui glissent, soupirent et remuent les lèvres sans faire entendre le moindre son, si ce n’est un murmure confus qui ne forme ni paroles ni sens.
Le Capitaine.


Nous avons dit, à la fin du chapitre précédent, qu’une femme parut à la porte de Moultrassie-House, et que la voix d’Alice Bridgenorth salua le retour de son père, pour lequel elle avait redouté des dangers pendant la visite au château de Martindale.

Julien, dont le cœur palpitait, suivit son conducteur dans un vestibule très-éclairé, et ne dut pas être surpris de voir celle qu’il aimait se précipiter dans les bras de son père. Lorsqu’elle l’eut embrassé, elle aperçut l’hôte inattendu qu’il ramenait avec lui. La vive rougeur qui passa rapidement sur son visage fut remplacée à l’instant par une pâleur mortelle, puis un coloris brillant reparut de nouveau sur ses joues, et son amant dut se convaincre, à de tels signes, que sa présence imprévue était loin de lui être indifférente. Il s’inclina profondément, politesse qu’elle lui rendit avec la même cérémonie ; mais il ne se hasarda point à s’approcher d’elle, reconnaissant la délicatesse extrême de leur situation respective.

Le major les regarda tour à tour d’un air froid et mélancolique. « Plusieurs à ma place, » dit-il gravement, « auraient évité une pareille entrevue ; mais j’ai confiance en l’un et en l’autre, quoique vous soyez jeunes et entourés de tous les pièges auxquels votre âge vous expose. Il se trouve ici des personnes qui doivent ignorer que vous vous connaissez : soyez donc prudents, et paraissez étrangers l’un à l’autre. »

Julien et Alice échangèrent furtivement un coup d’œil, tandis que le major se détournait pour prendre une lampe qui était à l’entrée du vestibule, et se dirigeait vers un appartement intérieur. Ces regards échangés étaient assez peu consolants. Celui d’Alice marquait la tristesse et la crainte, celui de Julien une incertitude pleine d’anxiété : d’ailleurs ils furent si rapides ! Alice, courant vers son père, prit la lampe qu’il tenait, et les précéda tous deux dans un vaste salon boisé en chêne, le même où Bridgenorth avait passé les longues heures d’abattement qui suivirent la perte de ses premiers enfants et de sa femme. Il était éclairé comme pour y recevoir de la compagnie, et cinq ou six personnes y étaient assises, vêtues du costume noir, simple et sévère, qu’affectaient les puritains de cette époque, témoignant de la sorte leur mépris pour le luxe de la cour de Charles II, où l’extravagance dans la parure n’était pas moins à la mode que les autres genres d’excès.

Julien ne jeta d’abord qu’un coup d’œil rapide sur les figures graves et austères qui composaient ce cercle. C’étaient peut-être des gens sincères dans leurs prétentions à une pureté supérieure de conduite et de morale ; mais cette pureté était ternie par une affectation d’austérité dans leur costume et dans leurs manières qui les faisait ressembler aux pharisiens de l’Écriture, lesquels mettaient en évidence leurs phylactères[1] et voulaient qu’on les vît jeûner et s’acquitter avec la ponctualité la plus rigoureuse de toutes les observances de la loi. Leur costume était presque uniforme : il se composait d’un manteau noir et d’un pourpoint de même couleur, coupé droit et étroitement fermé, sans galons ni broderies d’aucune espèce ; d’une culotte ou d’un pantalon noir en drap de Flandre, et de souliers carrés et noués avec de larges rubans de serge. Deux ou trois d’entre eux portaient de larges bottes de cuir de veau ; et presque tous avaient une longue rapière suspendue à un ceinturon uni, de peau de buffle ou de cuir noir. Quelques-uns des plus âgés, dont le temps avait éclairci la chevelure, avaient la tête couverte d’une calotte de soie ou de velours noir, qui, enveloppant le crâne, renfermait exactement tous les cheveux et faisait ressortir les oreilles de cette manière si disgracieuse qu’on remarque dans les vieux portraits du temps, et qui fit donner aux puritains le sobriquet injurieux de têtes-rondes à oreilles dressées.

Ces graves personnages étaient rangés contre la boiserie, assis chacun sur une antique chaise à dos élevé et à longs pieds, sans se regarder entre eux, sans paraître même causer ensemble, et semblaient tous plongés dans leurs propres réflexions, ou attendre, comme une assemblée de quakers, le stimulant de quelque inspiration divine.

Le major Bridgenorth, avec un maintien non moins grave, non moins sévère, pénétra sans bruit au milieu de cette société dont le silence avait quelque chose de sinistre. Il s’arrêta successivement devant chacune des personnes qui la composaient, sans doute pour leur apprendre ce qui avait eu lieu le soir même au château de Martindale, et le motif qui faisait que l’héritier, de cette maison était l’hôte de Moultrassie-House. Elles parurent s’émouvoir à ces courts détails : on eût dit une rangée de statues placées dans un palais enchanté, et recevant, chacune à son tour, une sorte de vie, à mesure que le talisman les touchait. La plupart, en écoutant le récit du major, jetaient sur Julien un regard de curiosité mêlé d’un mépris hautain qui indiquait à la fois le sentiment intérieur de leur supériorité spirituelle. Cependant on pouvait remarquer sur le visage de quelques-uns l’expression de sentiments plus doux et plus compatissants. Peveril aurait subi cette espèce d’examen importun avec moins de patience, si ses yeux n’avaient été occupés à suivre tous les mouvements d’Alice : elle traversa l’appartement en répondant quelques mots à voix basse à une ou deux personnes qui lui firent quelques questions, et alla s’asseoir près d’une vieille dame coiffée d’un chaperon : c’était la seule femme de la société ; elle s’entretint avec elle d’une manière si animée qu’elle put se dispenser de lever la tête, ou de regarder qui que ce fût de ceux qui étaient présents.

Son père lui fit une question, à laquelle elle fut pourtant obligée de répondre : « Où est mistress Debbitch ? demanda-t-il. — Elle est sortie immédiatement après le coucher du soleil, pour aller rendre visite à quelques anciennes connaissances du voisinage. Elle n’est pas encore revenue. »

Le major fit un geste de surprise et de mécontentement, et il annonça la détermination où il était que dame Deborah cessât d’appartenir à sa maison. « Je ne veux chez moi, » dit-il à haute voix, et sans paraître s’inquiéter de la présence de ses hôtes, « que des gens qui sachent se tenir dans les bornes décentes et modestes convenables à une famille chrétienne. Quiconque prétend à plus de liberté doit s’éloigner de nous, car il ne fait pas partie des nôtres. »

Une espèce de murmure sourd et emphatique était alors le moyen dont les puritains se servaient pour témoigner leur approbation, et pour applaudir aux doctrines débitées dans la chaire par quelque prédicateur favori. Ils l’employaient également dans l’intimité de la société pour approuver les discours qui leur plaisaient. Ce fut ainsi que les assistants accueillirent les paroles du major, et semblèrent confirmer le renvoi de la pauvre gouvernante, convaincue de s’être écartée de ce que les puritains appelaient les bornes de la décence et de la modestie. Bien que, dans les premiers temps de sa connaissance avec Alice, Peveril eût tiré de grands avantages du caractère mercenaire de la gouvernante, et de son amour pour le bavardage, il ne put s’empêcher intérieurement d’approuver ce congé : tant il désirait, dans les circonstances difficiles qui pouvaient survenir, qu’Alice pût être guidée et conseillée par une personne de son sexe, dont les manières fussent plus distinguées et la probité moins suspecte que celles de mistress Debbitch.

À peine cette décision venait-elle d’être prononcée qu’un domestique en deuil ouvrit la porte du salon, et, allongeant son visage maigre et ridé, annonça d’une voix qui ressemblait plutôt à un glas funèbre qu’à celle du héraut d’un banquet, « que la table était servie dans l’appartement voisin. »

Ouvrant la marche avec gravité, le major, placé entre sa fille et la dame puritaine, guida lui-même la compagnie. On le suivit, sans trop de cérémonial, dans la salle à manger, où un souper très-substantiel était servi.

De cette manière, Peveril, quoique ayant droit, d’après l’étiquette ordinaire, à quelque préséance, chose aussi importante alors qu’elle est insignifiante aujourd’hui, fut du nombre des derniers qui sortirent du salon. Il aurait même été le dernier tout à fait, si un homme de la compagnie, qui se trouvait également à l’arrière-garde, ne l’eût salué en lui cédant le rang que les autres avaient usurpé.

Cette politesse porta naturellement Julien à examiner les traits de celui qui la lui faisait, et il tressaillit en reconnaissant, entre la calotte de velours et la fraise plissée, la figure de Ganlesse, son compagnon de voyage. Il l’envisagea plusieurs fois, surtout lorsque tous les convives eurent pris place autour de la table, et qu’il put sans inconvenance le considérer avec attention. D’abord il douta, croyant que sa mémoire le trompait ; car la différence de costume était telle, qu’elle devait produire un changement considérable dans la physionomie et dans la tournure. D’ailleurs, le visage de cet homme n’avait rien de remarquable ; c’était une de ces figures dont on garde à peine le souvenir : cependant les circonstances de sa rencontre avec lui avaient été assez singulières pour produire une forte impression sur l’esprit de Julien. Les traits de l’inconnu lui revinrent donc à la mémoire : il l’examina de manière à s’assurer qu’il ne s’était point mépris.

Pendant toute la durée d’un très-long bénédicité, prononcé par une personne qu’à son rabat de Genève et à son pourpoint de serge, Julien prit pour le président de quelque congrégation de non-conformistes, il remarqua que Ganlesse observait le même air de réserve et de gravité qu’affectaient les puritains, mais qu’en tout il n’était qu’une caricature complète, et qu’il semblait contrefaire leur pieuse attitude. Ses yeux étaient levés vers le ciel, et son chapeau à bords rabattus et à haute forme, qu’il tenait entre ses mains, s’élevait et s’abaissait, comme pour marquer les cadences de la voix de l’orateur. Cependant, lorsque le bruit ordinaire de gens qui se placent à table eut cessé, et que chacun fut assis à son aise, les yeux de Julien rencontrèrent ceux de l’étranger, et il lui fut aisé d’y lire une expression satirique de mépris, qui laissait voir combien cet étalage de gravité lui semblait ridicule.

Julien chercha de nouveau ses regards, afin de s’assurer qu’il ne s’était point mépris sur leur expression passagère ; mais l’étranger ne lui en offrit pas la possibilité. Il aurait pu encore le reconnaître au son de voix ; mais il parla peu, et ce ne fut qu’à voix basse, imitant en cela tous les autres convives, qui avaient réellement l’air d’assister à des funérailles plutôt qu’à un banquet.

Les mets étaient simples, quoique abondants ; et par conséquent ils devaient, d’après l’opinion de Julien, avoir peu d’attrait pour un homme si recherché dans son goût pour la bonne chère, et si capable de jouir scientifiquement des talents de son ami Smith. Aussi remarqua-t-il que tout ce qu’on servit à Ganlesse resta sur son assiette sans qu’il y eût touché, et que tout son souper se composa d’une croûte de pain et d’un verre de vin.

Le repas se fit avec toute la célérité de gens qui regardent comme une honte, sinon comme un péché, de changer une jouissance purement matérielle en un moyen de consumer le temps ou de se procurer du plaisir ; et quand chacun s’essuya la bouche et les moustaches, Julien remarqua que l’étranger, objet de toute son attention, se servait d’un mouchoir de la plus fine batiste, ce qui était tout à fait incompatible avec la simplicité presque grossière de son extérieur. Il le vit de même, pendant le repas, affecter des manières recherchées qui n’étaient en usage qu’aux tables du plus haut rang, et il crut reconnaître dans chacun de ses mouvements un certain air de cour qui perçait sous l’extérieur simple et rustique dont il cherchait à s’envelopper.

Mais si c’était bien là réellement le même étranger qu’il avait rencontré la veille, et qui s’était vanté de jouer facilement tel ou tel rôle qu’il lui convenait, quel était le motif de ce dernier déguisement ? Il était, d’après ses propres paroles, un personnage de quelque importance, qui osait braver les dangers que l’on pouvait craindre de ces espions et de ces délateurs devant lesquels les hommes de tout rang tremblaient à cette époque ; on ne pouvait donc supposer que, sans une raison très-puissante, il se fût assujetti à une mascarade de ce genre ; car elle devait être fort désagréable à un homme qui, s’il fallait en juger par sa conversation, se montrait aussi léger et aussi indépendant dans ses actions que dans ses opinions. Était-il là pour quelque bon ou quelque mauvais motif ? sa présence avait-elle quelque rapport à son père, à lui-même ou à la famille de Bridgenorth ? le véritable caractère de Ganlesse était-il connu du maître de la maison, si rigoureux sur tout ce qui concernait la morale et la religion ? s’il ne le connaissait pas, les machinations d’un esprit aussi subtil ne pourraient-elles pas compromettre la paix et le bonheur d’Alice Bridgenorth ?

Telles étaient les questions que se faisait Peveril et auxquelles il était incapable de répondre. Ses regards erraient tour à tour d’Alice à l’étranger, et de nouvelles craintes, des soupçons confus qui avaient pour objet la sûreté de cette fille aimable et bien-aimée, se mêlaient aux inquiétudes qui agitaient déjà son esprit relativement à la destinée de son père et de sa famille.

Il était tout entier au trouble de son âme, lorsqu’après des grâces qui durèrent presque aussi long-temps que le bénédicité, les convives se levèrent de table, et le signal de la prière de famille fut donné. Une foule nombreuse de domestiques aussi graves, aussi sombres que leurs maîtres, vinrent silencieusement assister à cet acte de dévotion, et se rangèrent à l’extrémité inférieure de la salle. La plupart d’entre eux étaient armés du sabre droit que portaient les soldats de Cromwell. Plusieurs avaient des pistolets, d’autres des corselets et des cuirasses qui retentirent lorsqu’ils s’agenouillèrent pour participer à cet acte de dévotion. L’homme que Julien avait pris pour un prédicateur ne jouait aucun rôle dans cette circonstance. Le major Bridgenorth lut un chapitre de la Bible, qu’il accompagna de commentaires pleins d’une vigueur mâle, mais empreints quelque peu de fanatisme. Le XIXe chapitre de Jérémie fut le texte qu’il choisit : c’est celui où, sous l’emblème d’un vase brisé, le prophète présage la désolation de Jérusalem. Bridgenorth n’était pas naturellement fort éloquent ; mais une profonde conviction de la vérité de ce qu’il disait lui prêta tout à coup un feu et une énergie remarquables lorsqu’il compara l’abomination du culte de Baal à la corruption de l’Église de Rome, sujet favori des puritains de cette époque, et qu’il annonça aux catholiques et à ceux qui les favorisaient la destruction de la ville sainte. Ces auditeurs en firent une application beaucoup plus directe que lui-même, en jetant sur Julien un regard sombre et orgueilleux, qui lui fit comprendre qu’ils considéraient ces malédictions comme accomplies déjà par la ruine de sa maison.

Cette lecture terminée, ainsi que les commentaires, Bridgenorth invita les auditeurs à se réunir à lui dans la prière ; et le changement qui s’opéra entre eux lorsqu’ils s’agenouillèrent plaça Julien à côté du seul objet de son affection, qui en ce moment s’humiliait également pour adorer son Créateur. Cette prière mentale dura un moment, pendant lequel Peveril put entendre Alice demander au ciel les bienfaits de la paix pour la terre, et l’union entre les enfants des hommes.

La prière qui suivit fut dans un style différent. Elle fut faite par le même personnage qui avait rempli à table les fonctions de chapelain ; il parla du ton d’un Boanergès ou fils du tonnerre, d’un révélateur de forfaits, d’un homme invoquant la justice du ciel, enfin d’un prophète de malheur et de destruction. Il n’oublia point les événements du jour, le meurtre mystérieux de sir Edmondsbury-Godfrey, sur lequel il s’appesantit particulièrement, et rendit au ciel des actions de grâces de ce que cette même nuit n’avait pas été marquée par le nouveau sacrifice d’un magistrat protestant, offert à la fureur sanguinaire et à la vengeance des catholiques.

Jamais Julien n’avait trouvé plus difficile, pendant un acte de dévotion, de maintenir son esprit dans l’état de calme et d’humilité convenable en pareille occasion ; et lorsqu’il entendit le prédicateur remercier le ciel de la chute et du malheur de sa famille, il fut violemment tenté de se lever pour l’accuser d’offrir devant le trône de la vérité un tribut souillé de mensonge et de sang. Il résista cependant à cette impulsion, à laquelle il eût été insensé de céder, et sa modération ne resta pas sans récompense ; car, lorsque sa belle voisine se leva, il vit ses yeux mouillés de pleurs, et le regard qu’elle attacha sur lui en ce moment prouva qu’il lui inspirait dans son infortune encore plus d’intérêt et d’affection que lorsque la position de Julien dans le monde semblait si fort au-dessus de la sienne.

Consolé et fortifié par la conviction intime qu’il existait au moins dans cette compagnie un cœur qui sympathisait avec le sien, et que ce cœur était celui dans lequel depuis si long-temps il désirait exciter une telle sympathie, il se sentit le courage de supporter tout ce que le sort lui réservait encore, et il soutint, sans se laisser abattre, le sourire dédaigneux et tranquille avec lequel les membres de l’assemblée, en se retirant, laissèrent éclater dans leurs yeux la joie qu’ils éprouvaient à la vue d’un ennemi captif.

Alice passa aussi devant son amant, les yeux baissés, et lui rendit son salut sans le regarder. Il ne resta plus dans l’appartement que Bridgenorth et son hôte ou son prisonnier ; car il serait difficile de dire lequel de ces deux caractères Peveril devait s’attribuer. Le major prit sur la table une vieille lampe de bronze ; et dit à Julien, en passant devant lui : « Je serai le chambellan peu courtois chargé de vous conduire dans un lieu de repos moins doux et moins recherché que celui auquel vous avez été probablement accoutumé. »

Julien le suivit en silence, et ils se dirigèrent vers une tourelle. Ils montèrent un escalier tournant, au sommet duquel était un petit appartement, dont un lit modeste, deux chaises et une table de pierre formaient tout l’ameublement.

« Votre lit, » dit Bridgenorth, comme s’il eût désiré prolonger l’entretien, « n’est pas des plus doux, mais l’innocence dort aussi bien sur la paille que sur le duvet. — Le chagrin, major, ne dort ni sur l’un ni sur l’autre. Dites-moi, car vous semblez attendre de moi quelque question, quel doit être le sort de mes parents, et pourquoi vous m’avez séparé d’eux. »

Bridgenorth, pour toute réponse, lui montra du doigt la marque que son visage portait encore du coup de pistolet tiré par Julien.

« Ce n’est point là, reprit Julien, la véritable cause de votre conduite envers moi. Il est impossible que vous, qui avez été soldat et qui êtes véritablement homme, vous soyez surpris et offensé de ce que j’ai fait pour défendre mon père ; vous ne pouvez croire surtout, et j’ose dire que vous ne croyez pas, que j’eusse jamais levé la main contre vous personnellement si j’avais eu le temps de vous reconnaître. — Je puis vous accorder tout cela, répondit Bridgenorth ; mais de quel avantage peuvent être pour vous ma bonne opinion sur votre compte et le pardon que je vous accorde d’avoir attenté à ma vie ? Je réponds de vous comme magistrat ; et vous êtes accusé de tremper dans le complot infâme, impie et sanguinaire tramé pour le rétablissement du papisme, le meurtre du roi et le massacre général de tous les vrais protestants. — Et sur quels motifs ose-t-on m’accuser, me soupçonner même d’un tel crime ? À peine ai-je entendu parler de ce complot : je ne le connais que par les bruits vagues qui courent ; et, quoique chacun en parle, personne ne peut rien dire de positif à ce sujet. — Il me suffira de vous répondre, dit Bridgenorth, et peut-être même est-ce trop vous en dire, que vos intrigues sont dévoilées. Vous êtes un espion espionné vous-même, un porteur de messages entre la comtesse papiste de Derby et le parti catholique de Londres. Vous n’avez pas conduit vos affaires avec assez de discrétion pour qu’on ne devinât pas votre secret. On a des preuves, et votre complicité sera mise au grand jour. À cette accusation, dont vous ne pouvez contester la vérité, Everett et Dangerfield sont disposés, d’après le souvenir qu’ils ont de vos traits, à en ajouter d’autres qui vous coûteront certainement la vie, lorsque vous serez traduit devant un jury protestant. — Ils mentent comme des infâmes, s’écria Peveril, ceux qui m’accusent d’avoir pris part à quelque complot contre le roi, la nation ou la religion ! Et quant à la comtesse, elle a donné pendant long-temps de trop fortes preuves de sa loyauté pour qu’elle puisse être atteinte de soupçons aussi injurieux. — Ce qu’elle a déjà fait contre les fidèles champions de la pure religion, » interrompit le major, dont les traits devinrent plus sombres, « a suffisamment prouvé ce dont elle est capable : Elle s’est réfugiée sur son rocher, et elle s’y croit en sûreté comme l’aigle dans son aire après sa curée sanglante ; mais la flèche de l’oiseleur peut encore l’atteindre : l’arc est bandé, le trait est prêt, et l’on verra bientôt lequel l’emportera d’Amalek ou d’Israël. Quant à toi, Julien Peveril, pourquoi te le cacherais-je ? tu es cher à mon cœur comme le premier-né au cœur d’une mère : je te donnerai donc, aux dépens de ma réputation, peut-être même au risque d’attirer sur moi le soupçon (car qui peut se flatter d’y échapper dans un temps de troubles ?), je te donnerai, dis-je, des moyens de t’évader, ce qui, sans mon secours, te serait impossible. L’escalier de cette tourelle conduit dans les jardins. La poterne est ouverte ; sur la droite sont les écuries, où tu trouveras ton cheval. Prends-le sans perdre de temps, et rends-toi à Liverpool. Je te remettrai une lettre pour un de mes amis, auquel je te recommanderai sous le nom de Simon Simonson ; tu passeras pour un homme persécuté par les prélats, et il facilitera ta sortie hors du royaume. — Major Bridgenorth, je ne veux pas vous tromper, répondit Julien ; si j’acceptais l’offre que vous me faites de la liberté, ce serait pour la faire servir à un objet plus important qu’à celui de ma conservation personnelle. Mon père est en danger, ma mère plongée dans la douleur ; la nature et la religion m’ordonnent de rester à leurs côtés. Je suis leur unique enfant, leur seule espérance : je les défendrai, ou je périrai avec eux. — Tu es fou ! reprit le major ; tu ne peux les sauver : quant à périr avec eux, tu le peux ; tu peux même accélérer leur ruine, car les accusations dont ton malheureux père est déjà chargé ne seront pas peu aggravées quand on saura que, tandis qu’il projetait d’appeler aux armes les catholiques et le haut clergé du Derbyshire et du Cheshire, son fils était l’agent secret de la comtesse de Derby ; qu’il l’aidait à maintenir sa forteresse contre les commissaires protestants, et qu’il était envoyé par elle pour établir des relations secrètes avec les papistes de Londres. — Voilà deux fois que vous m’accusez d’être l’agent de la comtesse, » dit Peveril qui voulait éviter que son silence pût être interprété comme un aveu, quoiqu’il sentît fort bien que l’accusation n’était pas sans quelque fondement. « Quelle preuve avez-vous de ce fait ? — Afin de vous montrer que je connais tout le mystère, reprit Bridgenorth, je vous répéterai les derniers mots que vous adressa la comtesse, lors de votre départ du château de cette femme amalécite. « Je suis une pauvre veuve délaissée, vous dit-elle, et le malheur m’a rendue égoïste. »

Peveril tressaillit, car c’étaient là en effet les propres paroles de la comtesse ; mais il se remit à l’instant : « De quelque nature que soient les rapports qui vous ont été faits, dit-il, je soutiens qu’il ne peut en résulter contre moi aucune inculpation que l’on puisse prouver. Il n’existe pas sur la terre un homme plus éloigné que moi d’une pensée déloyale et plus étranger à tout projet de trahison ; et ce que je dis pour moi, je le dirai et le soutiendrai de tout mon pouvoir pour la noble comtesse à qui je dois mon éducation. — Péris donc dans ton opiniâtreté ! » s’écria Bridgenorth, et se détournant brusquement, il sortit de la chambre. Julien l’entendit descendre précipitamment l’escalier tournant, comme s’il se fût méfié de ses propres résolutions.

Le cœur oppressé d’inquiétude, mais plein de confiance dans la Providence qui gouverne tout et qui n’abandonne jamais celui qui est irréprochable et pur, Peveril s’étendit sur l’humble couche qui lui était destinée.



  1. Espèce de préservatifs contre les tentations de l’esprit malin. Ce mot vient de φύλαξ, qui signifie gardien. a. m.