Peveril du Pic/Chapitre 28

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 354-365).


CHAPITRE XXVIII.

LE DUC DE BUCKINGHAM.


C’était un homme si divers qu’il semblait être l’epitome de toute l’espèce humaine : entêté dans ses idées ; toujours dans le faux, ne faisant rien que par caprice, et promptement dégoûté de tout : pendant une seule révolution de la lune, on le voyait tour à tour chimiste, joueur de violon, homme d’état et bouffon ; tantôt s’adonnant aux femmes, tantôt à la peinture, à la musique, au plaisir de boire, et à mille autres fantaisies qui mouraient en naissant.
Dryden. Absalon et Architophel.


Il faut maintenant transporter le lecteur dans le magnifique hôtel où demeurait à cette époque le célèbre George Williers, duc de Buckingham, que Dryden a condamné à une immortalité assez fâcheuse par le peu de vers cités en tête de ce chapitre.

Parmi les courtisans dissipateurs et licencieux de la cour de Charles II, le duc se distinguait par ses folies et ses débauches. Cependant, tout en prodiguant une fortune de prince, une santé vigoureuse et des talents supérieurs pour se donner des plaisirs frivoles, il n’en nourrissait pas moins des desseins plus profonds et plus étendus ; et s’il échoua, c’est qu’il manquait de cette fermeté de résolution, de cette persévérance constante, si essentielles dans toutes les grandes entreprises, et particulièrement en politique.

Il était plus de midi, et l’heure habituelle du lever du duc, si l’on peut dire qu’il y eût quelque chose d’habituel dans une maison où régnait l’irrégularité, était passée depuis long-temps. Le vestibule était plein de laquais et de valets de pied, couverts de livrées brillantes ; les appartements intérieurs étaient encombrés des gentilshommes et des pages de sa maison, vêtus comme des gens de la plus haute distinction, et surpassant, plutôt qu’égalant, sous ce rapport, la splendeur personnelle du duc lui-même. Son antichambre surtout pouvait être comparée à un rassemblement nombreux d’aigles impatients de dévorer leur proie, si toutefois cette comparaison n’est pas trop noble pour cette race vile et rampante de gens qui, tous visant au même but par mille moyens différents, vivent des besoins d’une grandeur nécessiteuse, fournissent aux plaisirs d’un luxe effréné, ou stimulent les désirs insensés et bizarres d’une extravagante prodigalité, en imaginant de nouvelles modes et de nouveaux motifs de profusion. On voyait l’homme à projets, au regard mystérieux, promettant des richesses intarissables à quiconque voudrait lui fournir préalablement la petite somme nécessaire pour changer en or des coquilles d’œufs. Plus loin était le capitaine Seagull[1], entrepreneur d’une colonie étrangère, et tenant sous le bras la carte de l’Inde ou de l’Amérique, pays aussi beaux, aussi enchanteurs que l’Éden, et n’attendant que des colons intrépides, pour qui un généreux patron consentirait à équiper deux brigantins et une flûte. Là se tenaient également des joueurs de toute espèce : celui-ci, jeune, léger, gai en apparence, fils sans souci de l’esprit et de la folie, qu’on eût dit plutôt dupe que fripon, mais, au fond du cœur, aussi fin, aussi rusé, aussi froid dans ses calculs que ce vieux professeur de jeux son voisin sexagénaire, aux traits durs, aux yeux affaiblis par les veilles et par la continuelle occupation de suivre les dés, et dont les doigts agiles secondaient au besoin l’habileté avec laquelle il prévoyait les chances. Les beaux-arts, il faut bien le dire, avaient aussi quelques-uns de leurs représentants parmi ce groupe sordide. On voyait là le pauvre poète qui, malgré l’habitude, à demi honteux du rôle qu’il allait jouer, et doublement humilié tant par le motif qui l’amenait que par son vieil habit noir râpé, se tenait dans un coin, guettant le moment favorable pour présenter sa dédicace. L’architecte, mieux vêtu, rêvant frontispice et aile de bâtiment, préparait le plan d’un nouveau palais dont la dépense devait conduire à l’hôpital celui qui le ferait construire. Entre tous les autres se distinguait le musicien ou le chanteur qui attendait Sa Grâce pour recevoir en or bien réel le prix des accords harmonieux qui avaient charmé le banquet de la nuit précédente.

Tels étaient, avec beaucoup d’autres encore, les personnes qui attendaient le lever du duc de Buckingham, tous vrais descendants de ces filles de la sangsue, dont le cri continuel est « Donnez ! donnez[2] ! »

L’appartement du duc en contenait d’autres de caractères très-différents, et qui offraient autant de variétés que ses opinions et ses goûts. Outre un grand nombre de jeunes gens nobles ou riches, qui faisaient de Sa Grâce le miroir d’après lequel ils se paraient pour la journée, et qui apprenaient de lui à courir avec le plus d’élégance et de la manière la plus nouvelle dans le chemin de la ruine, on voyait des hommes plus sérieux, des diplomates disgraciés, des espions politiques, des orateurs de l’opposition, des instruments serviles du gouvernement, toutes gens qui ne se rencontraient jamais ailleurs, et qui regardaient l’hôtel du duc comme une espèce de terrain neutre, certains que, s’il n’était pas aujourd’hui de leur opinion, il penserait probablement comme eux le lendemain. Les puritains eux-mêmes ne se faisaient pas scrupule d’avoir des relations avec un homme que ses talents auraient rendu formidable, quand même il n’y eût pas joint un rang élevé et une fortune immense. Plusieurs graves personnages, en habit noir, en manteau court, et portant une fraise d’une coupe particulière, se mêlaient, comme le font encore leurs portraits dans une galerie de tableaux, à des élégants couverts de soie et de broderies. Il est vrai qu’ils évitaient le soupçon scandaleux d’être amis intimes du duc ; car on présumait qu’ils ne venaient là que pour des affaires d’argent. Ces personnages sévères et pieux mêlaient-ils la politique aux discussions d’intérêt ? c’est ce que personne ne savait ; mais on avait déjà remarqué que les juifs, qui, en général, se bornent au métier de prêteurs d’argent, étaient devenus depuis quelque temps fort assidus au lever.

Il y avait plus d’une heure que la foule s’amassait dans l’antichambre, lorsque le gentilhomme de service chez le duc entra dans la chambre à coucher, fermée de manière à y produire la nuit en plein midi, et se présenta pour prendre les ordres de Sa Grâce. À sa voix douce et flûtée une voix aigre répondit d’un ton bref : « Qui est là ? quelle heure est-il ? — C’est Jerningham, milord. Il est une heure, et Votre Grâce a désigné onze heures à plusieurs des gens qui attendent là-bas. — Qui sont-ils ? que veulent-ils ? — Il y un messager de White-Hall, Votre Grâce. — Au diable ! qu’il se morfonde ! Ceux qui font attendre les autres doivent savoir attendre à leur tour. Si j’étais coupable d’impolitesse, ce serait plutôt envers un roi qu’envers un mendiant. — Il y a aussi des gens de la Cité. — Ils m’ennuient ; je suis fatigué de leurs airs hypocrites sans religion, de leur protestantisme sans charité. Dites-leur d’aller trouver Shaftesbury. Qu’ils aillent dans Aldersgate-Street, c’est là le marché qui convient à leur trafic. — Il y a un jockey de Newmarket, milord. — Qu’il monte sur le diable ! Il a un cheval à moi, et des éperons à lui. Est-ce tout ? — L’antichambre est pleine de chevaliers, d’écuyers, de docteurs et de joueurs. — Les joueurs, avec les docteurs[3] dans leur poche sans doute ? — Il y a encore des comtes, des capitaines et des membres du clergé. — Vous aimez l’allitération[4], Jerningham, dit Sa Grâce ; c’est une preuve que vous avez l’esprit poétique. Donnez-moi ce qu’il faut pour écrire. »

Alors le duc sortit à moitié de son lit, passa un bras dans une robe de chambre de brocard, plaça un pied dans une pantoufle de velours, tandis que l’autre, dans sa nudité primitive, se posa sur un riche tapis ; et, sans s’occuper le moins du monde de la foule nombreuse qui l’attendait, il se mit à écrire quelques vers d’un poème satirique ; puis, s’arrêtant subitement, il jeta sa plume dans la cheminée, en s’écriant que le moment de verve était passé, et demanda s’il y avait des lettres. Jerningham lui en présenta un énorme paquet.

« Diable, dit Sa Grâce. Croyez-vous que je lirai tout cela ? Je suis comme Clarence[5], qui voulait boire un verre de vin, et qui se noya dans une tonne. Voyez s’il y a dans tout cela quelque chose qui presse. — Cette lettre, milord, est relative à l’hypothèque établie sur votre terre de Yorkshire. — Ne vous ai-je pas dit de la porter au vieux Gatheral, mon intendant. — Je l’ai fait, milord ; mais Gatheral dit qu’il y a des difficultés. — Eh bien, que les usuriers y mettent ordre, et alors il n’y en aura plus. Que me fait la perte d’un domaine sur cent que je possède ? Apportez-moi mon chocolat. — Mais Gatheral, milord, ne dit pas qu’il y ait impossibilité ; il parle seulement de difficultés. — Et qu’ai-je besoin de lui ; s’il ne peut les aplanir ! mais vous êtes tous nés pour me créer des difficultés. — Si Votre Grâce approuve les conditions contenues dans cet écrit, et qu’il lui plaise de le signer, Gatheral assure qu’il arrangera l’affaire. — Que ne disiez-vous cela plus tôt, imbécile ! » Et le duc signa le papier sans le lire. « Quoi ! encore d’autres lettres ? Souvenez-vous que je ne veux plus être ennuyé d’affaires. — Ce sont des billets doux, milord ; il n’y en a que cinq ou six. Celui-ci a été laissé chez le portier par une femme masquée. — Au diable ! » dit le duc en le jetant loin de lui ; tandis que Jerningham l’aidait à s’habiller. « Il y a déjà trois grands mois que cela dure. — Celui-ci a été donné à un des pages par la femme de chambre de milady… — Que la peste l’étouffe ! C’est une jérémiade sur le parjure et l’infidélité ; ce sont d’antiques paroles sur un vieil air, » dit le duc en jetant un coup d’œil sur le billet. « Voyons la complainte : « Homme cruel !… serment rompu !… juste vengeance du ciel ! » Cette femme pensait au meurtre et non à l’amour en m’écrivant ; on ne devrait pas songer à écrire sur un sujet aussi usé, sans avoir au moins quelques expressions nouvelles. « Signé la désespérée Araminte. » Adieu donc, belle désespérée. Et celui-ci d’où vient-il ? — Il est arrivé par la fenêtre du vestibule : un grand drôle, après l’avoir jeté, s’est sauvé à toutes jambes. — Le texte en est meilleur, dit le duc ; et cependant c’est encore une vieille affaire qui date au moins de trois semaines : c’est la petite comtesse au mari jaloux. Je ne donnerais pas un farthing d’elle, sans ce mari-là. Que le diable l’emporte aussi ! il est parti pour la campagne. « Ce soir en silence et en toute sûreté. Écrit avec une plume arrachée de l’aile de Cupidon. » Ma foi, comtesse, vous lui en avez laissé encore assez pour qu’il s’envole ; vous auriez mieux fait de les lui arracher toutes, pendant que vous le teniez, ma cher lady : continuons. « Pleine de confiance dans la fidélité de son Buckingham. » Je déteste la confiance dans une jeune personne ; il faut lui apprendre à vivre : je n’irai pas. — Votre Grâce ne sera pas si cruelle, dit Jerningham. — Tu as un cœur bien compatissant, Jerningham ; mais il faut punir la présomption. — Et si la fantaisie de Votre Grâce pour elle venait à renaître ? — Eh bien, dans ce cas, tu jureras que le billet doux ne m’a pas été remis. Écoute, il me vient une pensée : il faut que ce billet s’égare et avec éclat. Dis-moi quel est le nom de cette façon de poète qui est là-bas ? — J’en ai compté six, milord, qui, si j’en juge par les rames de papier dont leurs poches sont gonflées, et par les coudes usés de leurs habits, me paraissent porter la livrée des Muses. — Encore du langage poétique, Jerningham. Je veux parler de celui qui a fait la dernière satire. — Et auquel Votre Grâce a fait l’honneur de promettre cinq pièces d’or et des coups de bâton, reprit Jerningham. — Justement l’argent pour la satire, et la bastonnade pour les louanges : va le trouver, donne-lui les cinq pièces d’or, et jette-lui le billet doux de la comtesse. Tiens, prends aussi celui d’Araminte et les autres ; glisse-les tous dans son portefeuille : ils en sortiront au café des beaux-esprits ; et si celui qui les montrera ne prend pas sous les coups de bâton toutes les couleurs de l’arc en ciel, il ne faudra plus croire au dépit des femmes, à la dureté du pommier et à la vigueur du chêne : la colère d’Araminte seule serait un fardeau trop pesant pour une paire d’épaules ordinaires. — Mais, milord duc, ce Settle[6] est un coquin si stupide que rien de ce qu’il écrit ne peut prendre dans le monde. — Hé bien, comme nous lui avons donné de l’acier pour armer les flèches, dit le duc, nous lui donnerons des plumes pour les garnir ; quant au bois, il en a suffisamment sur la tête pour qu’elles soient bien montées. Donne-moi ma satire commencée, remets-la-lui avec les lettres, et qu’il fasse de tout cela ce qu’il pourra. — Je vous demande pardon, milord, mais le style de Votre Grâce sera reconnu ; et quoique toutes ces lettres soient sans signature, les belles dames seront faciles à reconnaître. — C’est précisément ce que je veux, idiot. As-tu vécu si long-temps avec moi pour ne pas savoir que l’éclat d’une intrigue vaut mieux pour moi que tout le reste ? — Mais le danger ? milord duc, reprit Jerningham ; il y a des maris, des frères, des amis dont la vengeance peut se réveiller… — Et se rendormir, lorsqu’ils auront été battus, » dit Buckingham avec hauteur : « j’ai Blackwill et son bâton à mon service pour ces grondeurs plébéiens. — Quant à ceux d’un rang supérieur, je m’en charge : depuis quelque temps j’ai besoin de prendre l’air et de faire de l’exercice. — Mais, milord… — Paix ! fou que vous êtes ! Je vous dis que votre esprit nain ne peut s’élever à la hauteur du mien. Je te dis que je voudrais que le cours de ma vie fût un torrent. Je suis las des succès faciles, et je demande des obstacles pour les renverser par mon pouvoir irrésistible. »

En ce moment, un autre gentilhomme du duc entra dans la chambre.

« Je demande humblement pardon à Votre Grâce, mais M. Christian demande avec tant d’importunité à être admis en votre présence, que je suis obligé de venir prendre les ordres de Votre Grâce. — Dites-lui de revenir dans trois heures. Le diable soit de cette caboche politique, qui voudrait faire danser tout le monde avec sa flûte ! — Je vous remercie du compliment, milord, » dit Christian, en entrant dans l’appartement, vêtu quelque peu en courtisan, mais conservant toujours le même air sans gêne et peu distingué, le même ton d’indifférence et de calme qu’il avait montré à Julien chaque fois qu’il l’avait rencontré. « Mon but, dans ce moment, est précisément de vous jouer de la flûte ; et si vous le voulez, la danse s’ensuivra, et pourra être profitable à Votre Grâce. — Sur ma parole, maître Christian, » dit le duc avec hauteur, « il faut que cette affaire soit d’une nature bien importante pour bannir ainsi tout cérémonial entre nous. Si elle est relative à notre dernier sujet de conversation, je dois vous prier de remettre notre entretien à une autre occasion. Je suis en ce moment occupé d’une affaire qui a une certaine importance. » Tournant alors le dos à Christian, il reprit sa conversation avec Jerningham.

« Va trouver la personne que tu sais, et donne-lui ces papiers ; attends, donne-lui cet or, pour payer le bois des flèches en question ; quant au fer et aux plumes, nous l’en avons déjà munie. — Tout cela est fort bien, milord, » dit Christian d’un air calme et en s’asseyant dans un fauteuil à quelque distance ; « mais la légèreté de Votre Grâce ne saurait l’emporter sur mon impassibilité. Il est nécessaire que je vous parle, et j’attendrai le loisir de Votre Grâce dans cet appartement. — Très-bien, monsieur, » dit le duc d’un ton de mauvaise humeur ; « lorsqu’un mal est inévitable, il faut tâcher de s’en débarrasser le plus vite possible. Je prendrai des mesures à l’avenir, pour empêcher qu’il ne se renouvelle. Voyons donc sans délai ce que vous avez à me dire. — J’attendrai que la toilette de Votre Grâce soit achevée, » dit Christian avec son imperturbable sang-froid ; ce que j’ai à vous dire ne doit être connu que de nous deux. — Sortez ! Jerningham, et attendez que je vous appelle. Laissez mon habit sur ce sopha… Quoi ! encore cet habit de drap d’argent ! je l’ai porté cent fois. — Deux fois seulement milord, répliqua Jerningham. — Deux fois, cent fois, qu’importe ? Gardez-le pour vous, ou donnez-le à mon valet de chambre, si votre gentilhommerie orgueilleuse se refuse à l’accepter. — Votre Grâce a fait porter ses habits de rebut à de plus grands personnages que moi, dit Jerningham, en acceptant l’habit d’un air reconnaissant.

« Voilà de la malice, Jerningham, dit le duc ; tu as raison dans un sens : cela est arrivé, et cela peut arriver encore. Cet habit couleur de perle t’ira fort bien avec la jarretière et le ruban de Saint-George. Allons, va-t-en maintenant. Eh bien ! monsieur Christian, le voilà parti : puis-je vous demander encore une fois ce qui vous amène ? — Milord duc, vous aimez les difficultés dans les affaires d’amour. — J’espère, monsieur Christian, que vous n’avez point écouté aux portes : cela prouverait peu de respect pour moi et pour ma maison. — J’ignore ce que vous voulez dire, milord. — Au surplus, que m’importe que le monde entier sache ce que j’ai dit à Jerningham ? Mais voyons votre affaire. — Votre Grâce est tellement préoccupée de ses victoires sur le beau sexe et sur les beaux esprits, qu’elle a peut-être oublié le faible intérêt qu’elle a dans la petite île de Man. — Nullement, monsieur Christian : je me souviens très-bien que mon tête-ronde de beau-père, Fairfax, avait la possession de cette île depuis le long parlement, et qu’il fut assez âne pour y renoncer à la restauration, tandis que, s’il y avait enfoncé la griffe et l’eût tenue ferme en véritable oiseau de proie, il l’aurait conservée pour lui et pour les siens. C’eût été une assez agréable chose que d’avoir à moi un petit royaume, d’y établir des lois émanées de moi, d’y avoir mon chancelier avec ses sceaux et sa masse. La moitié d’un jour m’eût suffi pour apprendre à Jerningham à paraître aussi grave, à marcher aussi lourdement et parler aussi sottement que Harry-Bennet. — Vous eussiez pu faire cela et plus encore si Votre Grâce l’eût voulu. — Oui, et si c’eût été le bon plaisir de Ma Grâce, toi, Ned-Christian, tu aurais été le Jack-Ketch[7] de mes états. — Moi, votre Jack-Ketch ! milord, » dit Christian d’un air qui marquait plus de surprise que de mécontentement. — Oui vraiment : n’as-tu pas continuellement intrigué contre la vie de cette pauvre vieille femme qui habite là-bas ? Ton bonheur, à toi, serait de pouvoir te venger de tes propres mains. — Je ne réclame que justice contre la comtesse, » dit Christian. — Et le but de la justice est toujours le gibet, dit le duc. — Soit ! répondit l’autre : eh bien ! la comtesse est dans le complot. — Que le diable confonde le complot, comme il l’a inventé, dit Buckingham, je n’entends parler d’autre chose depuis je ne sais combien de mois. Si l’on doit aller en enfer, je voudrais au moins que ce fût par un nouveau chemin, et en bonne compagnie. Je n’aimerais pas à faire ce voyage avec Oates, Bedloe, et toute cette nuée de vils témoins. » — Votre Grâce est donc déterminée à renoncer à tous les avantages qu’elle peut obtenir ? Si la maison de Derby perd ses biens par confiscation, la concession faite à Fairfax, si dignement représenté par la duchesse votre épouse, reprend toute sa validité, et vous devenez lord et souverain de l’île de Man. — Du chef d’une femme, dit le duc ; mais, en vérité, mon aimable lady me doit bien quelque indemnité pour avoir vécu pendant la première année de notre mariage avec le vieux Black-Tom, ce puritain guerroyeur et rechigné : autant eût valu épouser la fille du diable, et faire ménage avec son beau-père. — J’en conclus donc, milord duc, que vous êtes disposé à employer votre crédit contre la maison de Derby. — Puisqu’ils sont en possession illégale du royaume de ma femme, la comtesse de Derby ne doit assurément attendre de ma part aucune faveur, et tu sais qu’il y a à White-Hall une puissance bien supérieure à la mienne. — C’est parce que Votre Grâce le veut bien, dit Christian. — Non, non, cent fois non, » dit le duc dont la colère s’allumait à ce souvenir ; « Je te dis que cette vile courtisane, cette duchesse de Portsmouth s’est mis impudemment en tête de traverser mes projets et de me contrecarrer. Charles m’a regardé d’un air sombre, et m’a parlé durement en présence de toute la cour. Je voudrais qu’il soupçonnât seulement quel est le motif de division entre elle et moi, je le voudrais ! Mais patience ! Je lui arracherai ses plumes, ou je ne me nomme pas Villiers. Une misérable fille de joie française me braver ainsi ! Tu as raison, Christian, nulle passion n’excite mieux l’esprit que l’amour de la vengeance. J’accréditerai la conspiration, ne fût-ce que pour lui causer du dépit, et je rendrai impossible au roi de soutenir cette maîtresse sur le pied où il l’a mise. » En parlant ainsi, le duc s’était exaspéré peu à peu ; il traversait l’appartement à grands pas, gesticulant avec véhémence, comme s’il n’avait eu d’autre objet en vue que de dépouiller la duchesse de son crédit et de sa faveur auprès du roi. Christian sourit intérieurement, en le voyant approcher de la situation d’esprit où il était aise de le mettre ; et très prudemment il garda le silence.

« Eh bien ! sir Oracle, » dit le duc en s’approchant de lui, « vous qui avez dressé tant de plans pour supplanter cette louve gauloise, où sont maintenant toutes vos machinations et toutes vos intrigues ? Où est cette beauté ravissante qui doit fasciner les yeux du souverain au premier aspect ? Chiffinch l’a-t-il vue ? qu’en dit-il, lui qui est un si excellent connaisseur en beautés et en blanc-manger, en femmes et en vins. — Il l’a vue, milord, et il en est satisfait ; mais il ne l’a pas encore entendue parler, et son esprit répond à tout le reste de sa personne. Nous sommes arrivés depuis hier ; je compte lui présenter aujourd’hui Chiffinch dès qu’il sera revenu de la campagne, et je l’attends d’un moment à l’autre. La seule chose dont je suis effrayé, c’est la vertu un peu farouche de la péronnelle ; car elle a été élevée à la mode de nos grand’mères, et nos grand’mères avaient du bon sens. — Quoi ! si belle, si jeune, si spirituelle et si difficile ! s’écria le duc. Avec votre permission, vous me présenterez à elle aussi bien que Chiffinch. — Sans doute pour que Votre Grâce la guérisse de sa pudeur intraitable ? demanda Christian. — Je veux seulement lui apprendre à savoir ce qu’elle vaut, et à se montrer sous le véritable jour qui peut lui être favorable. Les rois n’aiment pas à jouer le rôle de poursuivants d’amour : ils aiment qu’on coure le gibier pour eux. — Avec la permission de Votre Grâce, cela ne se peut, dit Christian ; non omnibus dormio : Votre Grâce connaît cette allusion classique. Si cette jeune fille devient la favorite du prince, le rang dorera la honte et couvrira le péché ; mais elle ne baissera jamais pavillon que devant une majesté. — Tu es un fou bien soupçonneux ; je ne voulais que plaisanter ; crois-tu que je voudrais risquer de nuire à un plan tel que le tien, qui est tout à mon avantage ? »

Christian sourit et secoua la tête. « Milord, dit-il, je connais Votre Grâce aussi bien et peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même : déranger une intrigue bien concertée, par quelque ruse de votre invention, vous ferait plus de plaisir que de l’amener à un dénouement heureux en suivant les plans d’autrui. Mais Shaftesbury, et tous ceux qui y sont intéressés, sont résolus à protéger l’entreprise. Nous comptons donc sur votre secours ; et, pardon si je vous parle ainsi, nous ne souffrirons pas que votre légèreté et votre inconstance nous suscitent des obstacles. — Qui ? moi ! léger et inconstant ? dit le duc ; vous me voyez ici aussi résolu qu’aucun de vous à déposséder cette courtisane et à pousser l’intrigue jusqu’à sa fin ; ce sont là les deux choses qui me font maintenant désirer de vivre. Personne ne peut comme moi jouer le rôle d’homme d’affaires, lorsque cela me plaît ; je connais même l’art d’enfiler et d’étiqueter mes lettres ; je suis réglé comme un notaire. — Vous avez reçu une lettre de Chiffinch. Il m’a dit vous avoir écrit quelques pages au sujet de plusieurs choses qui se sont passées entre lui et lord Saville. — Oui, oui, » dit le duc en regardant parmi ses lettres ; « je ne la trouve pas dans ce moment, je me souviens à peine de son contenu ; j’étais occupé lorsque je l’ai reçue ; mais elle est en sûreté. — Vous auriez dû agir d’après ce qu’il vous mande. L’imbécile s’est laissé surprendre son secret, et vous a prié de faire en sorte que le messager de lord Saville ne puisse parvenir jusqu’à la duchesse avec les dépêches qui dévoileraient tout le mystère. »

Le duc alors parut alarmé, et sonna avec précipitation. Jerningham parut aussitôt. « Où est la lettre que j’ai reçue de M. Chiffinch il y a quelques heures ? lui demanda-t-il. — Si elle n’est pas parmi celles que Votre Grâce a devant elle, je n’en sais rien, répondit Jerningham : je n’en ai pas vu arriver d’autres. — Tu mens, drôle, dit Buckingham ; qui t’a permis d’avoir une mémoire meilleure que la mienne ? — Si Votre Grâce veut me permettre de le lui rappeler, elle se souviendra qu’elle a à peine ouvert une lettre cette semaine, dit Jerningham. — A-t-on jamais vu un maraud plus impatientant ? reprit le duc ; il pourrait jouer le rôle de témoin dans la conspiration. Le voilà qui a détruit entièrement ma réputation d’exactitude par sa diable de déposition. — Du moins les talents et la capacité de Votre Grâce resteront intacts, dit Christian, et vous pourrez les employer utilement pour vous-même et pour vos amis. Si j’ose vous donner mon avis, vous irez immédiatement à la cour, et vous y préparerez l’impression que nous désirons faire. Si Votre Grâce peut lancer quelques mots de manière à contrecarrer Saville, ce sera à merveille. Mais occupez surtout l’oreille du roi : personne ne peut le faire mieux que vous. Laissez Chiffinch remplir son cœur d’un objet convenable. Autre chose encore. Il y a un ancien lourdaud de cavalier qui infailliblement intriguerait pour la comtesse de Derby… On le suit de près, et toute la bande des témoins est sur sa piste. — Eh bien ! attrape-le, Topham. — Topham l’a déjà arrêté, milord, dit Christian ; mais il y a de plus un jeune galant, fils dudit cavalier, qui a été élevé dans la famille de la comtesse de Derby, et qui a été chargé par elle de lettres adressées au provincial des jésuites et à d’autres personnes de Londres. — Quels sont leurs noms ? » dit sèchement le duc.

« Sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, dans le Derbyshire, et son fils Julien. — Quoi ! Peveril du Pic ? s’écria le duc ; un vieux cavalier aussi intrépide que quiconque a jamais prononcé un juron, un homme de Worcester, un brave que l’on trouvait partout quand il y avait des coups à donner ou à recevoir ! Je ne consentirai pas à sa perte, Christian. Il faut détourner votre meute à coups de fouets de ces fausses pistes… À coups de fouet, je dis bien ; car c’est tout ce qu’ils méritent, et c’est ce qu’ils auront si jamais la nation vient à ouvrir les yeux. — En attendant, il est de la dernière importance pour la réussite de notre plan, que Votre Grâce s’interpose quelque temps entre eux et la faveur royale. Le fils a sur cette jeune personne une influence qui ne serait guère favorable à nos vues ; en outre, elle a un père qui estime ce Julien autant qu’il peut estimer quiconque n’est pas comme lui fou de puritanisme. — À merveille, très chrétien Christian, dit le duc, vous m’avez donné vos ordres tout au long. Je ferai mon possible pour garder les alentours du trône de manière que ni le lord, ni le chevalier, ni le squire en question ne puissent s’introduire dans la place par surprise. Quant à la belle, je dois laisser à Chiffinch et à vous le soin de l’initier à ses hautes destinées, puisqu’on ne peut s’en rapporter à moi. Adieu, très-chrétien Christian. » Il fixa les yeux sur lui, et s’écria en fermant la porte de l’appartement : « Vil et damné coquin ! Mais ce qui m’indigne le plus, c’est la froide insolence du drôle. Votre Grâce fera ceci. Votre Grâce aura l’extrême bonté de faire cela. En vérité, je serais une jolie marionnette si je consentais à jouer le second rôle, ou plutôt le troisième dans une telle entreprise ! Non, non, ils marcheront tous comme je l’entends, ou je traverserai leurs desseins. Je découvrirai cette jeune fille en dépit d’eux, et je jugerai si leur plan a quelque apparence de succès. Dans ce cas, il faut qu’elle soit à moi, à moi entièrement, avant d’appartenir au roi, et je veux disposer de celle qui dirigera Charles. Jerningham ! (À cet appel, le gentilhomme entra.) Fais suivre Christian partout où il ira pendant vingt-quatre heures, et découvre le lieu où il va visiter une femme nouvellement arrivée. Tu ris, fripon ? — Je ne faisais que soupçonner quelque nouvelle rivale pour Araminte et la petite comtesse, dit Jerningham. — À ton affaire, impertinent, dit le duc, et laisse-moi penser aux miennes… Subjuguer une belle puritaine, la future maîtresse du roi, la perle des beautés de l’Ouest : voilà le premier point. Punir l’insolente fatuité de ce métis de Man, rabaisser l’orgueil de madame la duchesse, favoriser ou déjouer une importante intrigue d’état, selon que les circonstances le requerront pour mon honneur et pour ma gloire : voilà le second… Il n’y a qu’un moment que je désirais de l’occupation, et je crois maintenant en avoir assez. Mais Buckingham tiendra lui-même le gouvernail pour résister aux vents et braver les écueils. »



  1. Seaest le nom de la mer, et gull veut dire tout à la fois mouette oiseau de mer et tromper. Ici le mot Seagull pourrait se rendre par Goéland. a. m.
  2. Allusion à ce passage de l’Écriture sainte : La sagesse a deux filles qui disent toujours : Apporte, apporte. Proverbes ch. 30, v. 15. a. m.
  3. En Angleterre, les joueurs de profession nomment docteurs (doctors) dans leur argot, les dés faux ou pipés. a. m.
  4. Les grammairiens nomment allitération la répétition des mêmes lettres : Buckingham feint, en plaisantant, de croire que son gentilhomme a réuni avec intention les mots comtes, capitaines et clergé qui commencent tous trois par un c. a. m.
  5. Personnage de Richard III de Shakespeare. a. m.
  6. Poète dramatique médiocre que l’envie opposait à Dryden. a. m.
  7. Sobriquet d’un bourreau en Angleterre. a. m.